France et l’Algérie 1830 - 1954 De la conquête à la rébellion
1830 : l’expression "Algérie" n’existe pas encore : elle est sur le point de prendre naissance avec la fin du pouvoir turc installé à Alger et le début d’une nouvelle page de l’histoire du pays, celle de ses rapports avec le nouveau conquérant, la France. Cette histoire est destinée à durer un peu plus de 130 ans qui, pour l’essentiel, se sont déroulés en trois grandes phases. De 1830 à 1870 sous la direction de l’Armée le pays est l’objet d’une conquête systématique accompagnée d’un début de colonisation. 1870 à 1930, le décor change ; au temps du "Sabre" succède celui des colons qui impriment leurs marques à la direction des affaires du pays. Dans le même temps que s’affirme ce pouvoir, que le pays se transforme, le problème de la place de la communauté musulmane dans sa direction se pose avec une acuité croissante. Faute d’une réponse satisfaisante une dynamique de division se développe à partir des années 30. Tout oppose l’évolution des sociétés et des économies européennes et musulmanes ; la reconnaissance de son droit de gestion devient pour les élites indigènes une obsession. Devant le refus des milieux dirigeants européens d’accepter toute évolution sérieuse du partage du pouvoir, des revendications nouvelles font leur apparition au sein des formations politiques musulmanes, l’autonomie, l’indépendance avec puis sans la France. En 1954 ce qui est à l’ordre du jour c’est, en effet, l’insurrection.
1830 - 1870 : les temps de la conquête et du pouvoir militaire
le pays en 1830. En 1830, on ne parle pas d’Algérie mais de "Maghreb central" ou de Régence d’Alger depuis l’installation du pouvoir turc au XVIe siècle. Ce pouvoir représenté à Alger par un Dey s’exerce sur un territoire qui s’étend d’Ouest en Est du massif des Traras, au nord de Tlemcen à la limite de l’Empire chérifien du Maroc, à la Calle, en bordure du territoire du Bey de Tunis et du nord au sud d’Alger à Biskra aux confins du monde saharien. En gros le cadre Territorial de la future Algérie. Les Turcs sont peu nombreux et leur emprise est faible sur une population estimée à trois millions d’habitants organisés en tribus sédentaires ou nomades. La majeure partie de cette population vit dispersée dans les campagnes ; les villes n’en regroupent que 5% au sein desquels il faut compter une communauté juive active. C’est elle qui anime l’essentiel des activités de l’artisanat et du commerce, notamment du commerce extérieur.
A la veille de l’intervention française le pouvoir turc est affaibli. La situation économique du pays s’est détériorée ; la piraterie source de revenus s’essouffle ; les exportations de céréales reculent. Les révoltes se multiplient au sein des tribus arabes et berbères ; la kabylie est particulièrement remuante. Les rapports avec le monde extérieur sont tendus, c’est le cas avec la France depuis l’incident de 1827. Pour une dette datant de 1798 et portant sur une vente de blé, le Dey d’Alger s’est emporté contre notre représentant, le menaçant d’un coup d’éventail.
Il faudra trois ans au gouvernement de Charles X pour répondre à ce geste de manière militaire. En réalité c’est plus pour des raisons de politique intérieure et sur pressions des milieux économiques de Marseille que la décision est prise de s’emparer d’Alger. La préparation et la réalisation de l’expédition ne posent pas de problème majeur, il suffit de sortir des archives du ministère de la Guerre un plan élaboré en 1810 à la demande de Napoléon par le commandant du Génie Boutin et de le mettre à exécution.
Le 14 Juin 1830, l’armada française (plus de 300 navires) débarque dans la baie de Sidi Ferruch à l’ouest d’Alger 37 000 hommes placés sous le commandement du Général Bourmont ; le 19, les forces du Dey d’Alger sont écrasées ; le 29, le fort l’Empereur qui domine Alger est investi : le 5 juillet le Dey d’Alger signe la reddition de la ville. Dans les semaines qui suivent Bourmont transforme l’expédition d’Alger en début de conquête du pays.
- il conforte son installation à Alger dont Paris, où la Restauration a fait place à la Monarchie de Juillet, ne sait que faire.
il procède à la conquête de Bône où Paris était décidée à consolider notre influence qui était déjà ancienne. - il s’empare d’Oran de sa propre initiative.
La conquête de l’Algérie, qui n’était pas prévue au départ de l’expédition, est ainsi amorcée et pour 40 ans le pays devient "le champ de manoeuvre et le domaine réservés à l’Armée" selon la formule de Charles-Robert AGERON.
Une conquête lente, difficile menée en deux temps 1830-1840, 1841-1857. De 1830 à 1840, la politique menée par la Monarchie de juillet reste celle d’une occupation restreinte, limitée à des portions de littoral. A l’ouest, notre emprise s’étend d’Oran à Mostaganem ; à Alger elle s’élargit à son Sahel et à la plaine de la Mitidja. La consolidation autour de Bône nécessite la prise d’assaut en 1837 du dernier bastion turc : Constantine. Peu d’engouement donc pour une conquête en profondeur du pays ; même Bugeaud, à ce moment-là, y est hostile considérant l’Algérie comme "une possession onéreuse". D’autre part, Paris est obligée de tenir compte des ambitions et du dynamisme du jeune Emir Abd EI-Kader qui rêve de fonder un état arabe. Après un premier conflit et de longues négociations menées par Bugeaud la France signe avec l’Emir en 1837 le traité de la Tafna et lui abandonne les deux tiers de l’Algérie. Mais à la suite d’une poussée française au sud-est d’Alger la guerre reprend. Nommé Gouverneur-Général Bugeaud est chargé de la conduite des opérations. La France entre alors dans une nouvelle phase de son implantation en Algérie, celle d’une conquête totale. Commencée en 1840, elle s’achèvera en 1857.
Doté de moyens accrus (100 000 hommes) et notamment d’unités indigènes qu’il crée en 1841 (trois bataillons qui donneront naissance aux trois premiers régiments de Tirailleurs Algériens en 1856), Bugeaud est maintenant décidé à mener contre Abd EI-Kader une guerre sans merci, une guerre de mouvement. Il divise ses forces en colonnes légères et mobiles qui ont pour mission de parcourir le pays à la poursuite d’Abd EI-Kader. Traqué, privé de ses moyens l’Emir se réfugie au Maroc dont il obtient un appui militaire sans lendemain ; Bugeaud écrase les Marocains à la bataille de l’Isly en août 1844. En 1845, le conflit reprend avec une insurrection qui se généralise de l’Oranie au Hodna ; il ne prend fin, en décembre 1847, qu’avec la soumission d’Abd EI-Kader après la capture de sa capitale mobile (sa smala) par la cavalerie du duc d’Aumale. La lutte a été âpre, marquée de faits d’armes (la défense du marabout de Sidi Brahim par les chasseurs) mais aussi accompagnée d’une politique de répression sévère à rencontre des tribus en révolte. Lorsque Bugeaud quitte l’Algérie en 1847, le bilan de sa conquête est lourd ; le pays a été ravagé par la pratique systématique de la razzia : la population a subi un recul sensible par suite des massacres et de la famine. A Paris, des voix s’élèvent contre cette politique, notamment celle de Tocqueville qui affirme qu’il ne suffit pas d’exiger des indigènes soumission et impôts mais qu’il faut songer à leurs droits et à leurs besoins. Le départ de Bugeaud ne met pas un terme à la conquête du pays ; elle est poursuivie sous la Seconde République et le Second Empire : - vers le sud où Touggourt est prise en 1854, - vers l’est où le bastion Kabyle finit par être soumis en 1857.
Au fur et à mesure de sa réalisation, cette politique de conquête s’est accompagnée d’une volonté d’extension et de consolidation de l’influence française par la mise en oeuvre d’une politique de colonisation.
la colonisation, une volonté mêlée d’hésitations La colonisation du pays, c’est-à-dire l’installation d’un peuplement européen, la mise en place d’une administration, la définition nécessaire de rapports avec la population indigène n’est pas le fruit d’une politique suivie, uniforme. Elle varie sensiblement d’une période à l’autre. La période 1830 - 1847 est marquée par l’arrivée des premiers colons et la prééminence de l’administration militaire, l’influence de Bugeaud est déterminante. De 1848 à 1870, l’esprit de colonisation fluctue entre des tentatives d’assimilation et la conviction de Louis Napoléon Bonaparte, celle de la nécessité de pratiquer une politique d’association.
Dès 1830 la colonisation est amorcée avec l’arrivée des premiers immigrants ; venant de France et de régions méditerranéennes, ils s’installent dans le Sahel d’Alger et la Mitidja. Mais c’est avec Bugeaud que la colonisation acquiert un caractère officiel et prend son essor définitif. A son départ, on compte déjà 110 000 Européens dont 50% de Français. Malgré les difficultés initiales et de nombreux échecs 15 000 d’entre eux sont installés dans des centres de colonisation créés sur des terres abandonnées par les Turcs ou récupérées aux dépens des populations indigènes. L’armée participe à cette colonisation en ouvrant des routes, assurant des défrichements, construisant des villages. C’est aussi à l’armée qu’incombe l’administration du pays au fil de sa conquête. Dès 1834, Paris est représentée à Alger par un officier général nommé Gouverneur-Général et doté de pouvoirs très larges. Sur ce plan également c’est à Bugeaud que l’on doit la mise en place d’un cadre territorial et administratif à trois niveaux : - le niveau indigène où la tribu reste la structure de base avec sa hiérarchie de notables et ses règles traditionnelles de fonctionnement. - le niveau de l’autorité colonisatrice qui repose avec un découpage du territoire en unités dont l’administration est confié à des militaires. Au sommet de cette hiérarchie, les trois provinces d’Oran Alger et Constantine placées chacune sous la direction d’un général de division. - le niveau intermédiaire des Bureaux des Affaires arabes. Créés en 1844, ils sont chargés de faciliter les relations entre les autorités militaires et les notables indigènes locaux. Ces bureaux sont confiés à des officiers parlant l’arabe.
Avec la Révolution de 1848 et l’instauration de la lle République l’esprit de la colonisation change. Paris donne satisfaction aux colons fatigués du régime militaire et pressés de s’administrer eux-mêmes. Trois décisions majeures sont prises qui inaugurent une politique d’assimilation exigée par les députés élus des colons. - la Constitution de 1848 proclame l’Algérie partie intégrante du territoire français. - la direction des affaires algériennes est déplacée à Paris et confiée au ministère de la Guerre. - trois départements sont créés pour faciliter l’administration des territoires qui regroupent la majorité de la population d’origine européenne. Les autres territoires restent sous la direction militaire. Ces nouvelles directives ont pour effet une accentuation de l’immigration européenne dont les effectifs grimpent. En 1851, on compte 131 000 européens dont 33 000 colons ruraux.
S’étendant sur près de 20 ans, la période de Napoléon III ne manque pas d’être intéressante dans l’histoire des rapports entre la France et ses terres d’Algérie. Sauf un court laps de temps entre 1858 et 1860, le pouvoir retourne aux militaires et notamment aux bureaux arabes ( ils sont au nombre de 50 en 1870 ) véritables gouvernants des tribus. Le développement du pays s’accélère ; la population européenne s’accroît de façon sensible, elle atteint 240 000 habitants dont la moitié de colons ruraux pour lesquels près de 500 000 hectares de terres sont récupérés et de nouveaux villages créés ( près de 80 ). A la petite colonisation s’ajoute celle de grandes sociétés elles aussi intéressées par l’activité agricole. L’économie se modernise dans ses infrastructures avec la création de la banque d’Algérie (1851), la construction des premiers grands barrages, le développement des moyens de transports routiers puis ferroviaires. L’administration du territoire elle aussi se peaufine avec la création des Conseils Généraux. La période du Second Empire est par conséquent une période de prospérité générale dont profite la colonisation. Pour la population indigène le bilan est plus mitigé ; à deux reprises (1848/1851 ; 1866/1868) elle subit les effets catastrophiques de la sécheresse, de la famine, des épidémies qui font près d’un million de victimes.
Mais la politique à l’égard de cette population musulmane ne manque pas d’être originale. Sous l’influence de nombreux militaires, Napoléon III est convaincu de la nécessité de mettre en oeuvre une politique non d’assimilation mais d’association avec la société indigène. Cette conviction, il l’exprime une première fois en 1863 lorsqu’il déclare "l’Algérie n’est pas une colonie proprement dite mais un royaume arabe". En 1865, il confirme son sentiment et annonce ses intentions : "la France n’est pas venue détruire la nationalité d’un peuple... je veux augmenter votre bien-être, vous faire participer de plus en plus à l’administration de votre pays comme aux bienfaits de la civilisation...". Il résulte de cette volonté une série de décisions en faveur des populations arabes et kabyles. Les Conseils Généraux leur sont ouverts, la création des communes mixtes les associe à la gestion des affaires locales, l’enseignement traditionnel est encouragé. Cette politique arabophile subit un coup d’arrêt en 1870 avec l’effondrement de l’Empire salué avec joie par les milieux européens d’Algérie.
1870 - 1930 : l’Algérie coloniale
Le passage du Second Empire à la Ille République ne s’effectue pas en Algérie dans le calme. Profitant de la crise née de la défaite, les Pieds-Noirs s’insurgent et menacent de faire sécession. L’ordre revient grâce à la décision du gouvernement de Gambetta de rétablir le régime civil et l’envoi de troupes par Thiers. Plus grave, une insurrection des populations indigènes de Kabylie et du Hodna suscitée avant tout par le retour du régime civil qui fait craindre une domination sans partage des Colons. L’ordre n’est restauré qu’en 1872 suivi d’une très sévère répression marquée notamment par la confiscation de 500 000 hectares. Ces incidents maîtrisés, l’évolution ultérieure des affaires algériennes est surtout caractérisée par l’affirmation des pouvoirs de la société colonisatrice et la permanence des ambiguïtés, des fluctuations de la politique menée à l’égard de la société musulmane.
L’affirmation des pouvoirs du monde des colons
L’usage de la pression politique et la poursuite de la colonisation donnent à la société non musulmane (les colons européens et la communauté juive française depuis l’entrée en vigueur, depuis 1870 du décret Cremieux) la capacité d’accéder à la direction effective du pays.
Pour les colons, les responsables de la crise traversée par l’Algérie au début des années 70, ce sont les militaires dont il convient de réduire les pouvoirs. Pour ce faire, ils obtiennent, grâce à une représentation parlementaire très active à Paris, que le territoire algérien soit assimilé à celui de la métropole de façon à y mener une politique d’assimilation administrative. Ainsi à partir de 1871, les Territoires d’administration civile sont progressivement étendus pour atteindre à la fin du siècle une superficie de 105 000 km² et divisés en 261 communes de plein exercice et 75 communes mixtes. Les premières sont dirigées par des maires européens, les secondes par des administrateurs le plus souvent civils. En 1900, le pouvoir des militaires est réduit à la direction d’une douzaine de communes dites indigènes et six communes mixtes. La quasi totalité de la population en Algérie est ainsi passée sous administration civile. Dans le même temps, c’est un autre aspect de la politique d’assimilation administrative qui est mise en oeuvre, celle du système des rattachements qui veut que désormais les problèmes de l’Algérie ne soient plus traités par les services du gouvernement général mais par les ministères parisiens soumis à l’influence du lobby tout puissant des parlementaires algériens. Conscient du danger que ce système représente pour une direction équilibrée des affaires algériennes, Jules Ferry déclare : "... il est difficile de faire entendre au colon européen qu’il existe d’autres droits que les siens au pays arabe et que l’indigène n’est pas une race taillable et corvéable à merci..."
Même si à la veille du XXe siècle les gouverneurs généraux sont rétablis dans leurs pouvoirs, la mise en garde de J. Ferry ne sera pas entendue d’autant que la colonisation a pris du poids tant sur le plan démographique qu’économique.
Avec la Ille République et jusqu’à la veille de 1914, la colonisation vit son Age d’or. Elle reprend vigueur grâce à la relance de la colonisation officielle qui fait appel à l’immigration française (celle des Alsaciens-Lorrains et celle des viticulteurs du Midi touchés par le phylloxéra), grâce au développement de la colonisation libre et l’afflux d’ouvriers agricoles espagnols pour la plupart. II résulte de cette politique de peuplement une croissance régulière de la population d’origine européenne ; elle passe de 240 000 individus en 1870 à 880 000 en 1930. Dans le même temps, sa répartition géographique évolue dans le sens d’une urbanisation croissante ; en 1930, les villes regroupent près dès trois quarts de la population non musulmane. Oran et Alger sont devenues de véritables métropoles. Au sein de cette population s’élabore progressivement une société animée d’un état d’esprit spécifique et agitée d’ambitions politique. Face à la Métropole, cette société se sent de plus en plus algérienne ce qui signifie qu’elle se considère chez elle sur une terre qu’elle baptise de noms à consonance française et qu’elle jalonne de cimetières. Cette algérianisation est si forte qu’en 1898, Alger s’offre une émeute qui revendique l’indépendance. Revendication entendue à Paris qui accorde au peuple des colons une Assemblée élue (des délégations financières), au territoire de l’Algérie la personnalité civile dotée d’un budget spécial.
Parallèlement à cet effort de peuplement, la politique de récupération et d’acquisition de terres indigènes se poursuit. Vers 1930 ce sont ainsi 2,5 millions d’hectares qui sont aux mains de la population européenne. Sur ces terres c’est une agriculture dynamique qui se développe. Elle gagne vers le Sud où la région du Sersou ( autour du Tiaret ) est mise en valeur. Elle se modernise dans ses structures ; vers 1930, on compte quelques 26 000 propriétaires dont 20 disposent de 75% du domaine européen. Couvrant 1,7 millions d’hectares, la grande propriété devient une donnée essentielle de l’agriculture en Algérie. Enfin, les productions évoluent, aux céréales s’ajoutent à partir des années 80 un vignoble destiné à compenser les dégâts opérés par le phylloxéra dans les exploitations viticoles du midi de la France. Agrumes et productions maraîchères complètent ce tableau qui fait de l’agriculture européenne en Algérie une agriculture spéculative tournée vers le marché métropolitain.
Dans le même temps que s’affirment les pouvoirs de la présence européenne, la société musulmane subit les effets de manière croissante.
Une société musulmane marquée par la colonisation
La société musulmane est frappée de plein fouet par les effets de la colonisation ; elle se transforme, elle est soumise à des politiques fluctuantes, elle se réveille politiquement.
La société musulmane se transforme dans son nombre, ses structures, ses conditions de vie. La population croit de façon sensible mais irrégulière ; elle est forte de 2,7 millions en d’individus en 1861, ce chiffre s’abaisse à 2,1 millions en 1872, mais il atteint 5,5 millions en 1930. Sur le plan social, deux données s’imposent. Les élites traditionnelles de l’aristocratie et de la bourgeoisie disparaissent ; la grande majorité de la population reste d’implantation et d’activités rurales, mais ses modes de vie se modifient. Le nomadisme et le semi-nomadisme reculent avec la politique de cantonnement des tribus et de resserrement de leur territoire. Les conditions de vie ont tendance à s’altérer. Tout y contribue, le rapport population-terroir disponible s’est dégradé. Alors que la population s’accroît, l’enquête de 1917 montre que les superficies dont dispose le monde rural se sont amenuisées, elles sont réduites à 6,4 millions d’hectares de terres privées auxquelles il faut ajouter 2,7 millions d’hectares de terres collectives. Ces terres sont cultivées par une majorité de petits propriétaires dont les exploitations n’atteignent pas en moyenne 4 hectares. A cela s’ajoutent des récoltes toujours aléatoires par suite des conditions climatiques marquées par la répétition des sécheresses. La misère dans les campagnes est une réalité qui explique l’apparition et le développement de phénomènes sociaux nouveaux tels que la prolétarisation d’une partie de la main d’oeuvre agricole et de l’exode vers les villes et aussi la France.
La politique menée à l’égard de cette société musulmane manque de continuité mais non d’hésitations voire de contradictions. De 1870 à 1898, la politique qui est mise en oeuvre est celle de l’assimilation, mais il s’agit d’une assimilation limitée. Sans entrer dans tous les détails, on peut donner deux exemples de ce refus de considérer les musulmans comme des Français. Un premier exemple pris dans le domaine judiciaire où les membres de la communauté musulmane sont assujettis à un statut particulier dit de l’indigénat qui implique notamment un régime spécifique de sanctions. Autre exemple, celui de l’éducation, d’une part, les dispositions éducatives destinées à favoriser l’enseignement indigène et héritées du Second Empire sont progressivement rapportées mais d’autre part la politique scolaire voulue par J. Ferry est mise en oeuvre de façon timide. En 1890, seuls 10 000 enfants musulmans sont scolarisés soit 1,9% de la population scolaire. Par la suite si des progrès sont réalisés ils restent limités. En 1930, 900 000 enfants sont en âge d’être scolarisés, mais 60 000 le sont effectivement. Dans les domaines de l’enseignement secondaire et supérieur la présence musulmane est plus que réduite. En 1914 on compte pour l’ensemble de la population musulmane 34 bacheliers et 12 licenciés, la médiocrité de ces chiffres est également à mettre au compte de la méfiance de la société musulmane à l’égard de l’éducation européenne et de ses conséquences sur la sauvegarde de la tradition.
A partir de 1901, changement de cap, ce qui est à l’ordre du jour, c’est la politique dite d’association. L’objectif est de "faciliter l’évolution des musulmans à l’intérieur de leur propre civilisation". Mais les fruits de cette politique nouvelle sont maigres notamment dans le domaine de la pratique politique. Seuls 5 000 électeurs musulmans peuvent participer à l’élection des 6 conseillers généraux musulmans. Ces hésitations et ces contradictions permettent de comprendre les réactions que l’on perçoit au sein d’une fraction de la société musulmane, celles d’un réveil politique.
Ce réveil politique prend forme dès le début du XXe siècle, il est le fait d’une élite de citadins musulmans laïcisés et francisés qui fondent le mouvement des "Jeunes Algériens" et revendiquent l’égalité politique avec les Français d’Algérie. Revendication modérée qui n’implique aucun rejet de la présence française. Ce loyalisme se retrouve à l’occasion de la première. Guerre Mondiale, la communauté musulmane répond doublement à l’effort de participation qui lui est demandé. Le recrutement militaire fournit 173 000 hommes dont 25 000 seront tués (22 000 Européens resteront sur les champs de bataille) ; à cette contribution militaire, il faut ajouter celle de 110 000 travailleurs venus apporter leur soutien à l’effort économique de la France. Au lendemain de la guerre, Paris estime donc nécessaire d’introduire en Algérie des réformes en faveur de la société musulmane. L’égalité fiscale lui est accordée et surtout sa situation politique est sensiblement améliorée. Ainsi le nombre des électeurs musulmans aux Conseils Généraux passe à 100 000 et la représentation musulmane est accrue dans l’ensemble des assemblées du pays. Mais dans le même temps, un refus formel est opposé au monde politique musulman à sa demande d’une représentation spécifique au sein du Parlement français et, pire, les lois sur l’indigénat sont rétablies. La déception est vive dans les milieux musulmans ; elle donne naissance en 1924 au sein de la mouvance émigrée en France, avec le soutien du Parti Communiste, à un mouvement maintenant d’esprit radical "l’Etoile Nord-Africaine" rapidement pris en main par Messali Hadj. Des réactions se font également jour parmi les métropolitains conscients des problèmes ; ainsi le Gouverneur-Général Violette affirme en 1931, après son rappel à Paris, que si le pays doit rester le fief des colons il serait perdu pour la France dans les 20 ans.
1930 - 1954 : la montée des tensions
Accentuation des inégalités sociales et économiques
Sur les deux plans des réalités sociales et des faits économiques, l’évolution des deux communautés est plus que jamais divergente.
L’écart de population se creuse ; au ralentissement de la croissance démographique des populations non musulmanes s’oppose l’exhubérance arabe et kabyle. De 1926 à 1954, l’immigration se tarit et le chiffre de la population européenne et juive ne progresse que très lentement ; il passe de 833 000 à 984 000. Dans le même temps, celui de la population musulmane connaît une véritable explosion passant de 5,1 millions à 8,7 millions grâce à un taux d’accroissement annuel proche de 30‰. Ce taux donne à la population algérienne musulmane un caractère d’extrême jeunesse ; 50% de cette population ont moins de vingt ans. L’évolution de la répartition et des structures de ces populations se fait également en sens opposé. 80% des européens et des juifs sont rassemblés dans les villes notamment Alger et Oran qui en absorbent 50%. Au contraire, l’essentiel de la société musulmane, malgré un exode vers les villes, est toujours d’implantation rurale ; les campagnes, en effet, continuent à accueillir plus de 80% de ses membres. Les structures de la population active sont le reflet de cette situation. 85% de la population active européenne sont occupés par les secteurs d’activité du secondaire et surtout du tertiaire. Ce pourcentage tombe à environ 20% pour la population active musulmane. Enfin, les niveaux de responsabilité complètent ce tableau des disparités ; 93% des cadres supérieurs sont recrutés au sein de la population européenne mais la communauté musulmane fournit 95% des manoeuvres employés par l’économie algérienne.
Dans le domaine économique, c’est à la même divergence d’évolution que sont soumises les deux communautés. Pour l’une comme pour l’autre, le secteur de production qui prédomine est celui de l’agriculture. Mais l’agriculture européenne et l’agriculture arabe ou kabyle sont sans commune mesure. Sur sa lancée, l’agriculture européenne poursuit la modernisation de ses structures, de ses méthodes et accroît ses capacités de production. La grande propriété l’emporte définitivement, elle contrôle 87% des terres exploitées par la paysannerie européenne et assure à elle seule 70% des revenus agricoles du pays. L’agriculture de la communauté musulmane fait pâle figure à côté. Faute de moyens, notamment financiers, elle continue à souffrir de ses archaïsmes. La petite exploitation reste de rigueur : les méthodes ne changent pas, la médiocrité des sols empire avec le développement de l’érosion. Il résulte, de ces conditions, une stagnation voire une régression des volumes de production. A la veille des événements de 1954, l’écart des revenus moyens agricoles s’est considérablement creusé ; pour l’agriculteur musulman il atteint péniblement 22 000 F (3 300 €), tandis qu’il s’élève à 780 000 F (117 000 €). pour l’agriculteur européen. Un mal social empire dans les campagnes arabes ou kabyles : le chômage ; il frappe en permanence un million de ruraux. Le mal est d’autant plus irrémédiable qu’il concerne une population touchée par un analphabétisme qui ne recule que très lentement. Malgré les progrès de l’enseignement primaire, le taux de scolarisation des enfants est passé à 15%, la plaie de l’analphabétisme touche encore 90% de la population musulmane.
On ne peut que souscrire à l’analyse de Charles-Robert Ageron qui insiste sur la coexistence de deux Algérie économiques et sociales, l’une moderne en voie de développement et d’enrichissement, l’autre traditionnelle, archaïque en voie de paupérisation. La perception de ce dualisme par la communauté musulmane s’ajoute aux effets de l’émigration en France ( deux millions d’hommes entre 1914 et 1954 ) et de ceux de la cohabitation dans les centres urbains avec la société européenne. L’état d’esprit de cette communauté se transforme progressivement sous l’emprise d’une montée de plus en plus perceptible des convictions et des aspirations d’essence nationaliste.
Vers le divorce politique L’esprit nationaliste au sein de la société musulmane est une réalité dès la fin du XIXe siècle ; c’est en 1895 que parait à Alger un ouvrage intitulé "l’Algérie libre’". Mais c’est entre les deux guerres que cet esprit prend son essor. L’émigration en France y participe avec la création en 1926, à Paris, de "l’Etoile Nord-Africaine" et en 1937 du "Parti Populaire Algérien". Bien entendu, l’Algérie n’échappe pas à cette dynamique. 1931 voit la naissance d’un mouvement d’inspiration religieuse et nationaliste, "l’Association des Oulémas" : sa devise est sans équivoque quant à ses convictions : "l’Islam est notre religion, l’Algérie est notre patrie, l’arabe est notre langue." Ce sont ces oulémas qui, un peu plus tard, répondent à Ferhat Abbas favorable à une politique d’assimilation : "cette population musulmane n’est pas de la France, elle ne peut pas être de la France, elle ne veut pas être de la France".
1936 est l’occasion du regroupement des forces de revendication en Algérie ; "les Oulémas", "les Jeunes Algériens", "le P.C" organisent la réunion du Premier Congrès Musulman qui revendique le maintien du statut personnel musulman. Dans le même temps, le rejet du projet Violette est, pour l’élite musulmane algérienne, la source d’une profonde déception que Ben Djelloud, des "Jeunes Algériens", exprime d’une manière lourde de menace : "les musulmans algériens se réserveront le droit de revendiquer autre chose".
La deuxième guerre mondiale imprime une impulsion nouvelle à l’esprit de revendication des milieux musulmans. Tout y contribue :
- la défaite qui entame le prestige de la France,
- l’effondrement de la Ille République remplacée par Vichy qui prend la décision, appréciée, d’abroger le décret Crémieux,
- une grave crise économique liée au déficit d’industrialisation du pays,
- le débarquement des Américains et leurs propos anticolonialistes,
- la demande faite aux deux communautés de participer au redressement des armes de la Métropole.
C’est dans cette atmosphère que Ferhat Abbas rédige en 1943 "le Manifeste du Peuple Algérien" dans lequel il réclame, pour l’Algérie, la fin du régime colonial. Il est soutenu par les élus musulmans aux Délégations Financières qui exigent "la formation d’un Etat algérien démocratique et libéral, l’autonomie politique de l’Algérie en tant que nation souveraine avec droit de regard de la France..." La réponse de De Gaulle et du Comité Français de libération est un élargissement des droits politiques de la Communauté musulmane avec l’accès pour 65 000 électeurs musulmans au collège électoral français. Mais ce progrès est jugé insuffisant par les nationalistes qui fondent en mars 1944 "l’Association des Amis du Manifeste et de la Liberté" dont l’objectif est "de rendre familière l’idée d’une nation algérienne et désirable la constitution en Algérie d’une République autonome fédérée à une République française rénovée..." Au Congrès de mars 1945, Messali Hadj est salué comme "le leader incontestable du peuple algérien". Peu après, le climat dans le pays se détériore brusquement. Les ferments sont nombreux ; l’effervescence au sein du Monde arabe, la montée de l’esprit de la décolonisation, la déportation de Messali Hadj, le bruit d’un soutien de Roosevelt à l’indépendance de l’Algérie.
Du 8 au 15 mai 1945 la région de Sétif et de Guelma est secouée par une violente émeute armée au cours de laquelle une centaine d’Européens sont massacrés. L’ordre est rétabli au prix d’une sévère répression qui fait officiellement 1 500 morts ; mais, selon toute vraisemblance, le bilan est plus lourd sans pour autant atteindre 45 000 victimes, chiffre retenu par les autorités officielles de l’Algérie indépendante !
Soucieux de calme, les milieux politiques parisiens accordent aux Musulmans du deuxième Collège le droit d’envoyer au Parlement un nombre de députés égal à celui des Français du 1er Collège mais repoussent toute discussion concernant le sort de l’Algérie. Pour les milieux politiques musulmans qui ne peuvent se satisfaire de la persistance du statu-quo, c’est une déception supplémentaire qui renforce leur volonté d’action. 1946 est par conséquent riche de créations de formations politiques musulmanes nouvelles. Ferhat Abbas fonde "l’Union Démocratique du Manifeste Algérien" et Messaii Hadj "le Mouvement pour le triomphe des Libertés démocratiques". Face à cette dynamique politique, le Parlement français élabore pour l’Algérie le statut du 20 septembre 1947 qui rejette tout à la fois l’assimilation et l’indépendance.
L’Algérie est définie comme un ensemble de départements auquel sont reconnus la personnalité civile et l’autonomie financière ; elle est dotée d’un pouvoir exécutif confié à un Gouverneur Général assisté d’un Conseil de Gouvernement et surtout d’une Assemblée où la représentation est dite "paritaire" ; le 1er collège fort de 464 000 électeurs européens et de 58 000 électeurs musulmans y envoie 60 délégués ; le 2e collège constitué de 1 300 000 électeurs musulmans y désigne un nombre égal de délégués. Le statut ne satisfait aucune des deux communautés ; les Européens le considèrent comme "déshonorant" et les musulmans comme un "statut octroyé" sans pouvoirs réels autres que financiers. Plus grave, dès la première installation de cette instance représentative, l’administration en place s’emploie à faire élire ses candidats. Ce comportement exacerbe les sentiments nationalistes et renforce la position du M.T.L.D. qui se dote dès 1948 d’une "organisation secrète" (O.S.) chargée de préparer l’insurrection sous la direction d’Aït Ahmed et de Ben Bella. Démantelée par la police en 1950, l’O.S. est remplacée en 1954 par un "Comité révolutionnaire d’Unité et d’Action" animé par l’aile radicale du M.T.L.D. A l’annonce de la défaite de Dien Bien Phu, la décision est prise d’accélérer la préparation de l’insurrection. En octobre 1954, les dirigeants du C.R.U.A. mettent en place le dispositif de l’insurrection. Le C.R.U.A. est dissout, remplacé par un mouvement politique, le F.L.N. et son armée l’A.L.N. La date de l’insurrection est fixée au 1er novembre.
Conclusion
Pour conclure, deux textes cités par Jacques Duquesne dans son ouvrage "Pour comprendre la guerre d’Algérie", qui montrent que les responsables politiques tant en Métropole qu’en Algérie n’auraient pas dû être surpris par l’explosion du drame de novembre 1954. " Il est à prévoir, et je le crois comme une vérité historique, que dans un temps plus ou moins lointain, l’Afrique du Nord, évoluée, civilisée, vivant de sa vie autonome, se détachera de la métropole. Il faut qu’à ce moment-là - et ce doit être le suprême but de notre politique - cette séparation se fasse sans douleur et que les regards des indigènes continuent toujours à se tourner avec affection vers la France. Il ne faut pas que les peuples africains se retournent contre elle. A ces fins, il faut dès aujourd’hui, notre point de départ, nous faire aimer d’eux". Ces lignes ont été écrites le 14 avril 1925 à Rabat par le Maréchal Lyautey nommé Résident Général de France au Maroc.
"Je vous ai donné la paix pour dix ans, mais il ne faut pas se leurrer. Tout doit changer en Algérie. Sinon cela recommencera". Ainsi s’exprimait au lendemain des émeutes de Sétif, le général Duval, commandant la division de Constantine. 1945 - 1954, dix ans ne s’étaient pas écoulés !
Serge CATTET.