Rendu à la vie civile, il voulut dans « Terre d’Islam, essai et relation de voyage », concilier les dogmes essentiels du Coran avec les acquis du monde moderne, et notamment ceux de la société française. Ceci justifiait son attachement à la République et son souhait d’associer le destin de son pays natal à sa patrie d’adoption.
Dans cet essai biographique, Jean-Yves BERTRAND-CADI, l’un de ses descendants, décrit sous forme de fresque les premiers soubresauts de l’Algérie en marche vers son indépendance et analyse les difficultés d’insertion des très rares officiers algériens dans la société militaire du début du vingtième siècle. C’est une manière de répondre à la question que ces hommes se posaient : pouvaient-ils échapper à leur origine, et donc à leur destin ?
Ancien magistrat, Jean-Yves BERTRAND-CADI est né en Algérie. Il fut notamment maître de conférence à l’école nationale de la Magistrature et premier président de cour d’appel. Au cours de plusieurs séjours au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en République de Djibouti, où il fut détaché durant quatre années, il s’intéressa au monde musulman. Il dispensa à Beyrouth, Abu Dhabi, Dubaï et Alger des conférences sur les principes d’organisation judiciaire. Ses recherches actuelles concernent surtout l’itinéraire politique des militaires algériens engagés au service de la France.
Aux Editions Maisonneuve, & Larose ISBN 2-7068-1851-4
Prix -25€
Voir extrait Le Colonel Cherif Cadi, l’homme de guerre
PRÉFACE
Préfacer un livre consiste, non pas à en faire une critique favorable, mais à faire partager au lecteur les impressions qu’a pu éprouver, avant lui, celui à qui l’auteur a fait l’amitié et la confiance de laisser en parler le premier. Je dirai donc, pour commencer, que ce livre a deux raisons de me toucher. La première est qu’il remédie à un manque. Tout historien qui s’intéresse à l’Algérie du XXeme siècle a eu l’occasion de croiser, ça et là, une référence au lieutenant-colonel Cadi. Cet officier français, né en 1867 et mort en 1939, fut le premier Algérien musulman - et longtemps le seul - à entrer à l’Ecole polytechnique. Il fit partie de cette génération dite des « Jeunes Algériens », qui, avant 1914, s’efforça de définir une voie nouvelle pour son pays. Soldat de l’armée française, il combattit pour la France. Il chercha, par ailleurs, à faire connaître ses idées en publiant en 1926 un livre intitulé Terre d’Islam et en collaborant à divers journaux. Son itinéraire méritait donc d’être mieux connu. C’est chose faite dans cette ouvrage, dont la documentation fait largement appel aux sources d’archives.
La deuxième raison est plus sentimentale. Tout Français qui a eu la chance de naître en Algérie et de sentir avec ce pays des liens autres que de pur hasard ne peut qu’être plein de regrets pour la manière dont, dès les origines, l’occupation française de l’Algérie a négligé ou méprisé les efforts des hommes de bonne volonté. Et il apparaît bien que, à sa manière, qui ne peut plus être comprise des intégristes du nationalisme algérien qu’elle ne le fut jadis des intransigeants du colonialisme, il fut essentiellement un de ces hommes de bonne volonté, sur l’exemple duquel il convient toujours de méditer.
Le début de l’histoire aurait sans doute séduit Jules Ferry. Comment ne pas admirer l’itinéraire de méritocratie républicaine qui amena le petit écolier de Souk-Arhas, qui n’avait connu jusqu’à l’âge de onze ans que l’école coranique, à fréquenter l’école primaire, puis le lycée d’Alger, et à réussir le concours d’entrée à Polytechnique, préparé grâce à une bourse du gouvernement général ? Ce succès, nul doute qu’il ne l’ait du avant tout à son intelligence et à son travail. Ce fut le début d’une carrière qui paraît avoir été également exemplaire. Il remplit toujours avec conscience ses devoirs d’officier d’artillerie, tant dans les garnisons que sur les champs de bataille de Verdun et de la Somme en 1916. Il figura en 1917 au nombre des officiers envoyés au Hedjaz auprès de Hussein, chérif de la Mecque, pour appuyer la « Révolte Arabe » contre les Turcs. Sa santé fut alors gravement compromise. Il ne serait pas faux de le qualifier de serviteur distingué de la France et de la République, selon un idéal qui paraît avoir été toujours le sien.
Suffisait-il, pour un Algérien musulman, d’adopter ce comportement, qui aurait été jugé pleinement satisfaisant de la part d’un paysan français ? Non sans doute, car il demeurait un musulman algérien, frappé d’infériorité selon le droit, qui lui refusait la citoyenneté, autant que les préjugés des Européens. Il était pourtant prêt à donner des gages de sa sincérité. Dès 1889, il accepta de se soumettre à cette procédure dite improprement de « naturalisation », et de solliciter la citoyenneté en échange de sa renonciation au statut personnel musulman. C’était là un très lourd sacrifice, que la plupart des Algériens musulmans de sa génération, y compris les mieux disposés envers la France, se refusaient à faire. Ils n’ignoraient pas en effet que la démarche leur vaudrait d’être traités de renégats par les autres musulmans. Il n’est pas impossible que les deux unions successives qu’il contracta avec deux femmes européennes, d’abord la fille d’un officier, puis au décès de celle-ci, la veuve d’un officier de tirailleurs, soient, en dehors des sentiments personnels, la conséquence de sa marginalisation par rapport à sa communauté d’origine.
Mais en agissant ainsi, Cadi donnait d’autres preuves de son engagement. Jamais il ne remit en question l’idée que toute évolution ne pouvait s’effectuer que dans le cadre français. Son attitude apparaît à l’opposé de celle d’un autre officier célèbre, le capitaine Khaled, qui, bien qu’entré à Saint-Cyr, avait refusé la « naturalisation » et put, à juste titre, apparaître après la guerre comme le premier nationaliste algérien. Dans ses écrits il plaida sans cesse en faveur d’une politique généreuse de la France envers ses sujets musulmans. Proche de l’instituteur Zenati, l’animateur du journal La Voix indigène, il chercha à attirer l’attention sur la nécessité de remédier à la misère des populations algériennes, de faire un gros effort en faveur de l’école. Il souhaitait aussi faire mieux connaître et mieux comprendre aux Français, un islam qu’il décrivait comme tolérant, généreux et ami du progrès. Demeuré sincèrement musulman (il signait Hilal, c’est-à-dire le croissant, certains de ses articles, en référence à sa foi religieuse et à son ascendance arabe), il respecta toujours la religion chrétienne de ses épouses. Il adopta les deux fils que la deuxième avait eus de son premier mariage.
Quel que puisse être le bien-fondé de ces choix, ils ne pouvaient être représentatifs, semble-t-il, que d’une petite minorité. La majorité n’était pas prête à suivre des hommes comme Chérif Yves Cadi, dont le seul prénom double, adopté lors de sa « naturalisation », paraissait constituer un défi à la tradition religieuse. Entre les deux guerres, l’idée de séparation avec la France, au profit d’une patrie algérienne, exclusivement arabe et musulmane, fit son chemin, et achèvera de reléguer l’attitude de Cadi dans l’isolement d’un choix individuel. Un des personnages de Nedjma, publié en 1956 par Kateb Yacine, qui fut son cousin éloigné, qualifiera celui-ci de « traître ». Cette façon de voir est naturellement compréhensible sous la plume d’un Algérien né en 1929, traumatisé au surplus par les massacres qui ont suivi la répression des émeutes de mai 1945, puis par le début de la guerre d’indépendance. Le nationalisme ne pouvait que rejeter les hommes dont la vision revenait à nier leur programme. On peut se demander d’ailleurs si Cadi n’avait pas cherché à avertir les Français plus qu’à convaincre les Algériens musulmans.
Mais ne peut-on, du moins, estimer que Cadi aurait pu recevoir des autorités militaires et des élus français un peu plus d’encouragements ? Au lieu de cela, le commandement ne lui fit qu’une carrière médiocre. Pendant la guerre, il est vrai, il avait été distingué pour être envoyé en Arabie. Mais cette façon d’envoyer un officier, parce que « Arabe », auprès d’autres « Arabes », alors qu’il n’avait pas de formation politique et qu’il ne connaissait que le dialecte algérien traduit la méconnaissance des réalités, voire le mépris pour les « indigènes », plutôt que le souci du « right man in die right place », comme aurait dit Lyautey. N’aurait-il pas été plus politique d’en faire un général ? Mais, comme cela se passe encore aujourd’hui, le refus de la « discrimination positive » servait à cacher le souci des castes au pouvoir de faire place à de nouveaux venus aux origines suspectes. L’incapable général Nivelle, « le boucher du Chemin des Dames » lui refusa l’accession au grade de colonel. Des journalistes de la presse française d’Algérie l’accusèrent de n’être qu’un faux évolué, et tinrent sur lui des propos odieux et racistes, auxquels il dut répondre personnellement.
Certes, l’histoire, bien aidée par les efforts conjoints des fanatiques et des chauvins de tout bord, fit litière des rêves de Cadi, et de son attitude parfois maladroite. La piété d’un de ses petits fils nous fournit cependant, à défaut d’un modèle, les éléments d’une réflexion sur un personnage qui s’efforça de son mieux de jeter un pont entre deux peuples que l’histoire a rapprochés sans qu’ils le souhaitent, puis séparés alors qu’ils avaient tant à gagner à demeurer proches.
Jacques Frémeaux,
Professeur à la Sorbonne (Université de Paris - IV)