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Algérie-France : comprendre le passé pour mieux construire l’avenir 1

jeudi 26 février 2015, par Collectif.

Ce colloque a été organisé par le Sénat à l’initiative du groupe interparlementaire d’amitié France-Algérie, dans le cadre des commémorations du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie. Le groupe d’amitié France-Algérie du Sénat a souhaité, par ce travail de mémoire, contribuer à mieux faire la lumière sur le passé afin d’ouvrir une nouvelle page des relations franco-algériennes, délestée des "non-dits" de l’histoire.


Source : http://www.senat.fr/ga/ga105/ga1051...

Actes du Colloque du 30 juin 2012 A l’initiative du groupe interparlementaire d’amitié France-Algérie Claude DOMEIZEL, Président Sous le haut patronage de Jean-Pierre BEL, Président du Sénat Palais du Luxembourg - Salle Clemenceau


N° GA 105 - Décembre 2012

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Algérie-France Comprendre le passé pour mieux construire l’avenir
Groupe interparlementaire d’amitié France – Algérie Actes du Colloque du 30 juin 2012 A l’initiative du groupe interparlementaire d’amitié France-Algérie Claude DOMEIZEL, Président Sous le haut patronage de Jean-Pierre BEL, Président du Sénat Palais du Luxembourg - Salle Clemenceau

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Biographie des intercvenants
Algérie-France : comprendre le passé pour mieux construire l’avenir

OUVERTURE Marie-Annick DUCHÊNE, Sénateur, membre du Bureau du groupe d’amitié France-Algérie

Permettez-moi de vous souhaiter la bienvenue à ce colloque organisé dans le cadre des commémorations du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie.

Nous avons souhaité, au sein du groupe d’amitié France-Algérie du Sénat, saisir cette occasion pour faire un retour sur ces 132 ans d’histoire partagée entre la France et l’Algérie. Ce travail de mémoire nous semble indispensable et urgent pour bâtir sur des bases solides, confiantes et sereines, le partenariat d’exception que nous souhaitons tous entre la France et l’Algérie.

Vous êtes venus très nombreux ce matin pour participer à nos débats et je vous en remercie. Les générations que vous représentez, héritières de cette histoire, n’ont évidemment aucune responsabilité dans les affrontements du passé. Cela ne doit pas conduire pour autant à l’oubli ou à la négation de l’histoire. Mieux vaut se charger lucidement du poids des bruits et des fureurs, des violences des événements et des acteurs de cette histoire, en évitant, si possible, les certitudes mal étayées, voire les jugements réciproques. Si nous avons principalement invité des historiens au cours de cette journée, c’est que nous pensons que l’histoire tient plus de l’Université et du savoir scientifique que du tribunal ou même du Parlement. Elle ne juge pas, elle permet de comprendre et, peut-être, de ne pas reproduire.

Nos travaux vont se dérouler en quatre étapes, qui suivent un cheminement chronologique.

Ce matin, nous nous pencherons sur la période 1830-1962 à travers deux tables rondes. La première est intitulée « 1830-1945 : l’Algérie entre colonisation et assimilation ». Ce sera l’occasion de faire la lumière sur les racines de la violence en se penchant sur le système colonial qui l’a produite. Nous avons intitulé la seconde « 1945-1962 : l’inéluctable indépendance ? » avec un point d’interrogation parce qu’il nous semblait intéressant de nous interroger sur les alternatives possibles : était-il encore temps, en 1945, de rectifier les erreurs commises pour mettre fin aux inégalités et aux injustices et tenter de poser les conditions de viabilité d’une Algérie française ? L’histoire a répondu par la négative, avec, hélas, son engrenage de violences et de drames.

Cet après-midi sera tourné vers l’avenir avec deux tables rondes à nouveau. Par optimisme, nous avons intitulé la première : « Comment réconcilier les mémoires ? » plutôt que « Peut-on réconcilier les mémoires ? » même si nous savons bien que les blessures et les rancoeurs sont exacerbées de part et d’autre, tant les souffrances ont été profondes, aggravées, pour certains, par le déchirement de l’exil. Seul le temps permettra de cautériser ces cicatrices encore à vif. Mais il est un exercice salutaire qu’il nous est donné de pouvoir faire : se mettre à la place de l’autre pour tenter de comprendre son point de vue. C’est à cet exercice de décentrement que nous vous convierons cet après-midi pour sortir de l’affrontement des mémoires et les assumer toutes, sans revanche ni repentance.

Enfin, la dernière table ronde se penchera sur les leçons que nous pouvons tirer de cette histoire pour bâtir l’avenir des relations franco-algériennes sur des fondations stables, pérennes et confiantes. En effet, nous ne pouvions terminer cette journée de réflexion sans nous tourner vers le futur, car nous savons que c’est la meilleure dimension de notre action et, je l’espère, de notre réussite commune.

Je vous souhaite à tous de fructueux travaux.


PREMIÈRE TABLE RONDE : 1830 - 1945, L’ALGÉRIE ENTRE COLONISATION ET ASSIMILATION Animateur : Slimane ZEGHIDOUR, écrivain, journaliste à TV5 Monde.

Intervenants : · Olivier LE COUR GRANDMAISON, historien ; · Guy PERVILLÉ, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Toulouse - Le Mirail ; · Todd SHEPARD, professeur associé au département d’histoire de la John’s Hopkins University ; · Christelle TARAUD, professeure à NYU Paris et membre du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle ; · Sylvie THÉNAULT, chargée de recherche au CNRS.


OUVERTURE

Slimane ZEGHIDOUR, écrivain, journaliste à TV5 Monde

J’ai le redoutable et très gratifiant privilège de modérer cette première table ronde au milieu de très brillants historiens dont je connais les travaux, que j’ai lus, dont j’ai fait mon miel et à qui je dois beaucoup.

Cette première table ronde dont l’énoncé est : « colonisation ou assimilation » est déjà tout un programme, d’autant plus que ces mots n’avaient pas le même sens il y a un siècle qu’aujourd’hui. « Coloniser » voulait dire à l’époque « mettre en valeur », « développer », voire « civiliser », alors qu’aujourd’hui, le terme est devenu péjoratif. C’est encore plus vrai pour le concept d’assimilation qui est toujours actuel, avec un contenu différent. Aujourd’hui, le processus d’assimilation signifie que quelqu’un d’une culture différente ou étrangère qui arrive dans un autre pays se dilue dans le pays d’accueil, alors qu’à l’époque - et je parle sous le contrôle de nos historiens -, le processus ne devait pas conduire les Algériens à devenir français, mais visait plutôt à l’assimilation de l’Algérie, comme territoire, à celui de la France. Il y a une véritable différence. Je donnerai la parole à chacun des intervenants pour dix minutes, sur le thème qu’il a choisi, après quoi s’instaurera entre nos intervenants un échange que j’essaierai de modérer ; puis, dans un troisième temps, je donnerai la parole à la salle pour que le débat soit un peu plus interactif.

INTERVENANTS

Guy PERVILLÉ, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Toulouse - Le Mirail

La France avait-elle une politique algérienne entre 1830 et 1954 ?

Il y a plusieurs questions fondamentales en liaison avec ce thème général. Pourquoi la France a-t-elle décidé de conquérir l’Algérie ? Est-ce bien en 1830 qu’elle l’a décidé ? Le premier constat que l’on doit faire, c’est qu’en réalité, on ne peut pas dire que les responsables de l’État français aient décidé en 1830 de conquérir l’Algérie. Ils ont décidé tout au plus de prendre Alger pour un certain nombre de raisons, mais ils n’avaient pas décidé avec certitude de garder Alger après l’avoir prise.

Donc, nous sommes confrontés à un premier sujet d’étonnement : la France a commencé à agir sans réfléchir aux buts et aux conséquences de ce qu’elle allait faire. C’est seulement au bout d’une dizaine d’années, au moment où l’Émir Abdelkader avait décidé de chasser les Français de ce pays qui n’était pas le leur, à la fin de l’année 1840, que la décision a été prise, irrévocablement ou presque, de conquérir toute l’Algérie, pour que l’argent dépensé et le sang versé depuis dix ans servent à quelque chose. Ainsi, dans le cas de la conquête de l’Algérie, la définition du but a suivi très largement le fait.

Quel était ce but ? Il a été défini notamment par le général Bugeaud, principal auteur de la conquête militaire de l’Algérie dans les années 1840 : « Il faut conquérir l’Algérie pour que toutes les dépenses qui ont été consenties depuis dix ans n’aient pas été consenties pour rien, mais il ne servira à rien de conquérir l’Algérie, si la France ne se donne pas les moyens de la garder ».

Conquérir l’Algérie entraînait d’abord l’acceptation d’un effort militaire considérable : plus du tiers de l’armée française a été envoyé en Algérie. Et cela impliquait également, dans l’esprit des responsables de la politique française à l’époque, la nécessité d’employer tous les moyens de la façon la plus efficace et la plus expéditive, pour parvenir à une victoire militaire la plus rapide possible. Cet effort militaire a été fait, impliquant notamment des méthodes extrêmement brutales, et il a réussi à venir à bout de l’Émir Abdelkader. Ainsi la conquête a été réalisée.

Mais, le général Bugeaud l’avait bien dit, il ne servait à rien de conquérir l’Algérie si c’était pour la perdre plus ou moins vite. Si on voulait garder l’Algérie, il fallait consentir un effort militaire très important pendant très longtemps, à moins de vouloir remplacer les soldats par des colons. Donc, dans l’esprit du général, la colonisation de l’Algérie était la solution au problème. Colonisation non pas au sens que le mot a pris aujourd’hui, c’est-à-dire une colonisation d’exploitation, mais une colonisation de peuplement visant à implanter en Algérie une population française la plus nombreuse possible. Cela impliquait de procurer à cette population française le plus possible des ressources du pays : propriété de la terre, établissement de nouveaux villages, etc. Dans l’esprit du député Bugeaud, la colonisation était le moyen de pérenniser la conquête. Et, pour l’essentiel, il a réalisé le programme qu’il avait défini.

Après la victoire militaire sur l’Émir Abdelkader, la France a connu la Révolution de février 1848, qui a renversé la monarchie de Juillet et établi la République. La République, contrairement à ce que l’on pourrait supposer aujourd’hui, n’avait pas une politique moins favorable à la colonisation de l’Algérie que les régimes situés plus à droite. On pourrait même dire, au contraire, que les Républicains de cette époque, dans leur grande majorité, étaient d’aussi fermes partisans de la conquête et de la colonisation que les autres mouvances politiques françaises. C’est donc la IIe République qui a commencé à réaliser ce programme en faisant de l’Algérie trois départements français et en y envoyant, notamment, une grande partie des ouvriers parisiens qui s’étaient révoltés en juin 1848 parce qu’ils n’avaient pas de travail ou qu’on leur retirait le travail qui leur avait été donné par l’État.

Donc, il y a eu un effort de colonisation de peuplement sans précédent, mais qui est resté très inférieur à ce qui aurait été nécessaire pour changer le peuplement de l’Algérie. Parce que l’autre réalité majeure, c’est que la population de l’Algérie est restée, malgré tous ces rêves de colonisation de peuplement, majoritairement musulmane. C’est la population qui était là avant les Français et qui est restée. Dans ces conditions, la formule de colonisation de peuplement était une fausse solution. Et cela a été révélé par les résultats du recensement de 1856 : en effet, la comparaison des résultats de ce recensement avec ceux de celui de 1846, dix ans plus tôt, a montré que la population de la France n’avait absolument pas augmenté, à cause, d’une part, de la chute de la natalité et, d’autre part, des épidémies de choléra qui ont stoppé net, à plusieurs reprises, ce qui restait d’accroissement. Et dans ces conditions, l’idée de faire de l’Algérie une province française par son peuplement, ou par la majorité de son peuplement, est apparue très vite aux yeux des plus lucides comme une illusion.

Cela a été exprimé très clairement, dès le début des années 1860, par Ismaïl Urbain qui, dans plusieurs brochures ayant retenu l’attention de Napoléon III, a expliqué que l’Algérie ne pouvait pas être une colonie de peuplement et que la seule politique réaliste et digne de la France était une politique menée au profit de la population musulmane largement majoritaire. Et c’est cette idée qui a été reprise par l’Empereur Napoléon III sous le nom de politique du « Royaume arabe », selon laquelle la France devrait se donner pour but « une politique de civilisation pour les indigènes » et non plus de colonisation de peuplement. Mais cette politique réaliste fut contestée par tous les opposants au régime impérial, notamment par les Républicains. Lorsque ces derniers sont arrivés au pouvoir en 1870, ils se sont d’ailleurs empressés de retourner à la politique de 1848, c’est-à-dire l’Algérie divisée en départements et considérée comme un nécessaire prolongement de la France. De 1870 à 1940, la politique dite d’assimilation échoua à transformer les musulmans algériens en Français, même si elle réussit l’assimilation des étrangers européens (loi de 1889) et celle des juifs algériens (décret Crémieux de 1870).

On peut dire que cette option des Républicains n’a jamais été sérieusement remise en cause, même s’il y a eu quelques tentatives de réformes visant à changer le cours de la politique française en Algérie. Notamment en 1919, à l’issue de la Première Guerre mondiale, les réformes décidées par Clemenceau. Mais aussi et surtout, un fait beaucoup moins connu, les réformes décidées par le Comité français de Libération Nationale (CFLN), présidé par le général de Gaulle à Alger en 1944. On a retenu l’Ordonnance du 7 mars 1944, qui visait à donner des droits politiques dans la cité française aux membres des élites musulmanes, quelques dizaines de milliers de personnes justifiant de certains diplômes et titres. Mais on a oublié qu’il y a eu aussi, en 1944, l’élaboration d’un plan de réformes politiques, économiques et sociales, qui avait pour but d’élever le plus rapidement possible le niveau de vie de la population indigène, pour qu’il rejoigne celui de la population française d’Algérie et celui de la population française de France. Cependant, cette relance de la politique d’assimilation ou « d’intégration » vint trop tard pour éviter le conflit avec le nationalisme algérien.

Slimane ZEGHIDOUR

Merci de cet éclairage qui montre que la conquête de l’Algérie s’est faite de façon un peu empirique au début. Maintenant qu’on a campé le décor, je donne la parole à Olivier Le Cour Grandmaison pour traiter de cette question de l’assimilation qui continue de faire débat aujourd’hui en France.

Olivier LE COUR GRANDMAISON, historien

L’assimilation : un mythe républicain ?

Je ne sais si le choix de la salle dans laquelle est organisé ce colloque - Clemenceau - est le fruit du hasard ou d’une volonté soucieuse des symboles mais au fond, peu importe. Relativement au sujet qui nous réunit aujourd’hui, le nom de Clemenceau nous rappelle opportunément que des voix fortes se sont très tôt élevées contre la politique de conquête et de guerre coloniale défendue par nombre de Républicains, au nombre desquels Jules Ferry a joué un rôle majeur.

Je voudrais, en guise d’introduction, citer quelques passages du discours de Clemenceau prononcé à la tribune de la Chambre des députés, le 30 juillet 1885, à l’occasion d’un débat extrêmement important dont le motif initial est le sort réservé à Madagascar. Après s’être opposé aux thèses de Jules Ferry sur les devoirs prétendus des races supérieures envers les races inférieures, Clemenceau déclare : « Je ne comprends pas que nous n’ayons pas été unanimes à nous lever d’un bond pour protester violemment contre vos paroles. Non, il n’y a pas de droits des nations dites supérieures sur les nations dites inférieures. N’essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation. La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force, ce n’est pas le droit, c’en est la négation. »

Fortes paroles assurément qui, contrairement à des discours convenus souvent entendus de nos jours, prouvent que certains contemporains, et non des moindres, ont protesté au nom des valeurs mêmes de la République contre la course à l’Empire et ses conséquences désastreuses pour les populations conquises. Populations dont les membres ne furent jamais traités comme des égaux mais comme des sujets français, selon les catégories juridiques employées à l’époque pour les désigner, et ce jusqu’en 1945, notamment en Algérie mais pas exclusivement. Sujet français s’opposant ici à la condition de citoyen, puisque les « indigènes », comme on les désigne avec mépris pour signifier leur infériorité et leur statut d’assujettis, sont, dans leur écrasante majorité, privés des droits et libertés démocratiques élémentaires. L’assujettissement contre l’assimilation, nous y sommes, et c’est bien le premier qui a triomphé.

A cette privation des droits démocratiques élémentaires, s’ajoutent, en effet, des dispositions répressives exorbitantes du droit commun, réunies dans un code, le « code de l’indigénat » dont la première élaboration et application a eu lieu en Algérie en février 1875. Nommé « code matraque » par ses détracteurs, tenu pour un « monstre juridique », l’expression est employée par un des plus grands spécialistes du droit colonial à l’époque, Arthur Girault, et plusieurs autres juristes de renom, ceux-là même qui, tout en défendant ce code et quelques autres dispositions d’exception, comme la responsabilité collective, l’internement administratif, savent que ces mesures violent des principes démocratiques élémentaires. Sous des formes variées mais proches en fait, ce code fut étendu à l’ensemble des territoires conquis au fur et à mesure de l’expansion impériale de la IIIe République. En droit comme en pratique, les mesures contenues dans ces textes, qui sont complétées par des pouvoirs extrêmement étendus des gouverneurs généraux, témoignent de l’abandon de la politique d’assimilation depuis longtemps combattue par les plus hautes autorités de la République.

Le prouve, entre autres, une déclaration très claire du ministre des colonies, Georges Clémentel, en 1905 qui affirmait : « Notre politique coloniale a définitivement brisé avec ses erreurs l’assimilation qui nous a été si funeste. La mentalité française ne peut pas plus s’acclimater aux tropiques que ne le peuvent notre faune et notre flore ». Au moment où ce ministre des colonies use de cette métaphore pour récuser l’application des principes démocratiques et républicains dans les possessions françaises, la thèse selon laquelle l’assimilation est une orientation coloniale dangereuse et erronée - et erronée parce que dangereuse pour la stabilité de l’ordre colonial imposé par la France - est déjà au coeur des orientations impériales de la IIIe République. En cette matière, Georges Clémentel ne fait que prendre acte des orientations nouvelles appliquées par les autorités françaises.

Là encore, Jules Ferry a joué un rôle majeur, puisque c’est lui qui, avec d’autres, a combattu avec vigueur l’assimilation, au motif, comme il le soutient dans un texte consacré à la Tunisie passée sous domination française, que « le régime représentatif, la séparation des pouvoirs et, ajoute-t-il - la précision est évidemment fondamentale et aura des conséquences extrêmement importantes d’un point de vue politique et juridique - la déclaration des Droits de l’homme et les Constitutions sont des formules vides de sens dans les colonies », en raison - c’est l’implicite de son discours - de la présence de populations « indigènes arriérées ». D’autres lieux, d’autres races surtout, impliquent l’instauration d’un autre type de régime politique que celui qui est établi en métropole. Ainsi fut fait, car, au delà du cas tunisien, un enseignement général et valable pour l’ensemble de l’Empire peut être tiré : plus grandes sont les différences qui séparent les Français et les « indigènes », plus il est nécessaire d’élaborer des systèmes politico-juridiques ad hoc, distincts de ceux dont jouissent les citoyens français. A l’unité de la législation doivent succéder la diversité des modes d’organisation coloniale et, sur le plan juridique, le principe dit « de spécialité », que les juristes de l’époque - ceux de la IIIe République - définissent ainsi : « Les lois métropolitaines ne s’étendent pas de plein droit aux colonies qui sont régies par une législation propre », comme l’écrit, en 1931, Pierre Dareste, un excellent connaisseur du droit colonial - auquel il a consacré un traité qui a longtemps été une référence majeure.

C’est clair, précis et concis : sous les auspices de la République, deux ordres politiques et juridiques, radicalement différents, peuvent désormais s’épanouir, puisque la règle est : les lois et règlements de la métropole ne s’appliquent pas dans les possessions françaises sauf cas exceptionnel. Cela permet d’atteindre aux fondements du droit colonial et de la politique mise en oeuvre, qui ne sont pas dérogatoires aux principes républicains et à la législation nationale de façon marginale ou superficielle, mais par essence. Et c’est ainsi qu’en lieu et place des principes universalistes, triomphe un relativisme politique, juridique et moral qui a longtemps permis de justifier le statut imposé aux « indigènes ».

De cela, et pour cause, les contemporains étaient parfaitement conscients. De même ceux qui, après 1945, ont cherché à établir le bilan de la politique conduite par la IIIe République. Comme l’écrivait le professeur de droit, Pierre-François Godinec, en 1959, cette politique s’est caractérisée par : « beaucoup d’assujettissement, très peu d’autonomie et un soupçon d’assimilation ». On ne saurait mieux dire relativement à la pondération de ces différentes orientations.

D’où il ressort qu’avant la Seconde Guerre mondiale, l’assimilation fut avant tout un mythe politique destiné à faire croire en la compatibilité de la colonisation et des principes républicains et à établir la soi-disant originalité de l’Empire français comparé à celle des autres puissances européennes. Cette prétendue exception française, qui faisait écrire à un ancien ministre des colonies, Albert Sarraut, que « l’honneur de la France était d’avoir compris la première, la valeur d’humanité des races attardées et l’obligation de les respecter ».

Enfin, et pour conclure, en tant qu’universitaire mais également en tant que citoyen, je voudrais en ce lieu, au Sénat qui, pour la première fois depuis le début de la Ve République, a connu le changement que nous savons, rappeler cette incongruité, pour ne pas dire ce scandale, l’existence de la loi du 23 février 2005 toujours en vigueur qui sanctionne une interprétation officielle et apologétique de la colonisation française. Scandale au regard des principes démocratiques, car si la puissance publique peut et doit, dans certains cas et en certaines circonstances, faire beaucoup de choses, en aucun cas, elle ne saurait légiférer pour consacrer quelque interprétation du passé que ce soit. Sur ce point, il faut rappeler que la France est la seule ancienne puissance coloniale et le seul État démocratique où pareille loi existe. J’ai la faiblesse de croire que cela ne doit plus être. Ce qui signifie que les sénateurs et députés nouvellement élus s’honoreraient en l’abrogeant.

Slimane ZEGHIDOUR

Merci pour ce rappel historique très documenté. Nous allons rester sur cette question du statut de ceux qu’on appelait les « indigènes » ou les « sujets français musulmans non naturalisés » ou « Français musulmans de souche nord africaine » avec Sylvie Thénault, qui va traiter du régime pénal de l’indigénat.

Sylvie THÉNAULT, chargée de recherche au CNRS

Le régime pénal de l’indigénat algérien, au coeur de la discrimination coloniale

Je voudrais revenir sur ce sujet, non pas pour l’aborder par les textes et le droit, mais dans sa pratique effective. C’est une question sur laquelle j’ai travaillé comme historienne, non pas à partir des textes des juristes, mais en étudiant la naissance d’une légalisation qui est fragile et incomplète dans les conditions concrètes de la conquête en Algérie, ce qui ne signifie pas que ces mesures n’existent pas, qu’elles ne sont pas très largement pratiquées et qu’elles ne sont pas discriminatoires.

Le régime pénal de l’indigénat se composait de quatre mesures : le séquestre des biens qui pouvait être collectif, les amendes collectives, l’internement administratif et ce qu’on appelait l’internement disciplinaire. On sait relativement peu de choses sur l’étendue de leur application sauf de façon ponctuelle, parce qu’aucun historien n’a pris le temps et son courage à deux mains pour le mesurer. Toutes ces mesures sont nées des pratiques des militaires qui ont été les premiers administrateurs de l’Algérie avec les « bureaux arabes ». Elles ont ensuite été transmises aux autorités civiles, lorsque dans la deuxième moitié du XIXe siècle, on a substitué l’administration civile à l’administration militaire.

Pour prendre l’exemple des pouvoirs disciplinaires qui sont la partie la plus rationnellement organisée d’un point de vue légal de ce régime pénal de l’indigénat, cela consistait en la possibilité d’infliger des jours d’amende et de prison pour punir une liste d’infractions spéciales. Le premier texte relatif aux pouvoirs disciplinaires est une circulaire du général Bugeaud datant de 1844. Toutes les mesures citées n’ont jamais été rassemblées dans un volume dans lequel on pourrait consulter tous les textes qui s’y rapportent. L’internement administratif auquel j’ai consacré tout un ouvrage n’a jamais fait l’objet de textes bien réglementés, au point qu’on est arrivé à une contradiction assez paradoxale. En 1909, à un député réformateur - il se situait dans l’idéal républicain qui pouvait inciter à la contestation de ces mesures discriminatoires - qui voulait supprimer l’internement administratif, on a répondu : « on ne peut pas, Monsieur, déposer de projet de loi qui prévoirait l’abrogation d’un texte qui n’existe pas ». Les juristes se sont empoignés pour savoir si l’internement administratif était légal ou non. Ce qui est important, c’est de voir la réalité de l’application concrète. Or, on sait en réalité assez peu de choses. Visiblement, sur les quatre mesures citées, les pouvoirs disciplinaires ont été à la fois les mieux légalisés et les plus employés. Et d’ailleurs, quand on parle de code de l’indigénat, on parle véritablement des seuls pouvoirs disciplinaires, dans la mesure où la liste d’infractions spéciales qui est dressée fait penser à un code.

Les pouvoirs disciplinaires étaient exercés, du temps des bureaux arabes, par les militaires gérant ces bureaux. Puis, quand on a mis en place une administration civile, ils ont été confiés à deux types d’agents de l’État colonial : dans les communes, qu’on appelait les « communes mixtes » et qui n’avaient pas de maire ou de conseil municipal mais qui étaient gérées par un administrateur, possédant les pouvoirs disciplinaires. Une loi de 1881 a légalisé la pratique qui était bien antérieure. Les administrateurs des communes mixtes prononçaient des peines d’amendes et de prison en dehors de tout texte depuis le début des années 1870. Jusqu’en 1914, une vingtaine de milliers de peines sont prononcées par les administrateurs des communes mixtes. J’insiste sur un point important et relativement méconnu : à partir de 1897, les peines d’amende et de prison pouvaient être converties en journées de travail. D’après des statistiques rassemblées à l’époque, entre 1890 et 1914, 600 000 journées de travail ont été infligées à des Algériens par des administrateurs usant de leur pouvoir disciplinaire : c’est dire l’ampleur de l’application de ce type de peines. Il ne faut pas imaginer des travaux de force, mais plutôt des travaux à réaliser sur les communes, travaux d’irrigation, débroussaillage, etc. Donc des pouvoirs très amplement pratiqués qui pèsent comme une épée de Damoclès sur la tête des sujets algériens administrés par ces administrateurs des communes mixtes.

Il y avait, par ailleurs, des communes appelées de « plein exercice », dotées d’un maire et d’un Conseil municipal où les juges de paix exerçaient les pouvoirs disciplinaires depuis un décret de 1874. Et on ne sait strictement rien de l’usage de ces pouvoirs, faute de statistiques sur leur application.

S’agissant des internements administratifs, il y en avait plusieurs centaines par an avant 1914. Ils pouvaient prendre trois formes : les internés étaient soit assignés à résidence, c’est-à-dire déplacés d’une commune à une autre, soit envoyés dans un pénitencier agricole réservé aux internés du gouverneur général, soit, jusqu’en 1903, envoyés dans un dépôt des internés arabes à Calvi. Ce dépôt a été fermé en 1903. C’était un héritage d’une pratique de la guerre de conquête au cours de laquelle on a envoyé des captifs algériens dans plusieurs endroits du sud de la France, notamment dans l’île Sainte-Marguerite, qui a été le plus grand lieu de l’internement des Algériens entre 1840 et 1884.

Le régime pénal de l’indigénat tend à s’éteindre après la Première Guerre mondiale pour plusieurs raisons. Dans une logique de récompense des Algériens pour leur participation à l’effort de guerre français, la loi de 1919 a exonéré une grande partie de la population algérienne - 400 000 personnes, tous des hommes - d’une grande partie du régime pénal de l’indigénat, ce qui a entravé son application. Dès lors qu’une partie des administrés était exonérée, par exemple des mesures disciplinaires ou des amendes collectives, les administrateurs se trouvaient pris dans une contradiction flagrante. Cela a eu pour conséquence que ces pratiques sont tombées en désuétude après la Première Guerre mondiale. Les pouvoirs disciplinaires des administrateurs de communes mixtes disparaissent en 1927. Globalement, l’ensemble des mesures n’est cependant aboli qu’en 1944 avec l’ordonnance du Comité français de la Libération nationale du 7 mars 1944.

Que dire du régime pénal de l’indigénat ? En guise de conclusion, je voudrais souligner trois aspects : premièrement, quand on parle d’assimilation, il faut bien préciser de quoi l’on parle, parce que le terme a plusieurs acceptions. Charles-Robert Ageron, qui a été un très grand historien de l’Algérie à l’époque coloniale, explique que le terme avait deux acceptions : il y avait une acception métropolitaine, celle que nous avons toujours en tête, qui consiste à penser que l’assimilation aurait pu constituer une sorte d’idéal républicain. Mais il ajoute qu’il y avait une conception coloniale de l’assimilation - celle qui avait cours en Algérie dans la population européenne - qui consistait à penser que l’assimilation ne concernait pas les sujets coloniaux mais le territoire de l’Algérie et ses habitants français. Un seul exemple : la création des départements en 1848. Il faut regarder une carte pour voir que ces départements ne concernent, au tout début, que les poches de peuplement européen, parce qu’on a en tête que les premiers migrants européens ne peuvent pas vivre sous administration militaire alors que l’Algérie l’est majoritairement. Et donc l’assimilation consiste, dans une logique coloniale, à faire échapper les migrants au régime militaire et à les soumettre à un régime administratif assimilé à celui de la métropole, mais pas du tout pensé au profit des indigènes. Le régime pénal de l’indigénat est né dans ce contexte. Quand on met en place les premiers tribunaux - juges de paix et cours d’assises - qui fonctionnent comme en métropole, ces tribunaux ne fonctionnent que sur le territoire civil où vit la majorité de la population européenne, alors que la majorité de la population indigène vit en territoire militaire.

Deuxième trait de conclusion : l’assimilation, quelle qu’elle soit, est de toute façon une violence. Il faut se sortir de la tête l’idée que s’il y avait eu assimilation, l’Algérie coloniale aurait pu constituer une société coloniale vivable pour les sujets coloniaux. Elle est une violence parce que si elle est incomplète, elle est une discrimination. Ainsi que l’illustre l’existence parallèle des tribunaux qui fonctionnent comme en France et du régime pénal de l’indigénat pour les Algériens. Mais si l’assimilation est complète, elle vaut dépersonnalisation. Elle a finalement été une illusion coloniale. Mais la vraie question qu’il faut se poser est : est-ce que les Algériens en voulaient ? Prenons l’exemple de l’école : si la quasi absence de scolarisation des enfants algériens est le résultat de la politique coloniale, il y avait aussi des réticences, notamment dans les élites algériennes avant 1914, à l’idée d’envoyer les enfants à l’école française, parce que l’éducation française était synonyme d’une dépersonnalisation. L’assimilation n’était donc pas un idéal généreux qui aurait pu permettre à l’Algérie française de survivre, mais l’expression d’une violence.

On en a pas mal de signes qui sont ignorés en France. Qu’est-ce qui nous montre qu’ils n’en voulaient pas ? Un seul exemple. Dès 1887, des parlementaires français se sont inquiétés du statut discriminatoire des Algériens notamment avec le discours de Clemenceau qui fait beaucoup débat en métropole - et ont déposé un projet de loi visant à faire des Algériens des sujets de plein droit. Répond immédiatement une pétition des notables de Constantine signée par plus de mille d’entre eux qui disent qu’ils ne veulent pas de la citoyenneté française.

L’ordonnance de 1944, qui se place aussi dans l’illusion de l’assimilation, prévoyait que toute une série d’Algériens suivant un certain nombre de titres ou de diplômes accèdent à la citoyenneté française. On estimait que 65 000 Algériens auraient pu en bénéficier. En pratique, seule la moitié de ceux qui y avaient droit sont allés s’inscrire sur les listes électorales du premier collège. Et les slogans nationalistes après 1945 scandaient que celui qui vote est un apostat et qu’il tourne le dos aux siens et à sa société.

Il faut en finir avec cette idée de l’assimilation comme une éventuelle solution à la colonisation. Personnellement, je crois que cela n’apportait aucune solution à l’occupation d’une société et à la domination d’une société par une autre.

Slimane ZEGHIDOUR

On le voit bien, le confinement des Algériens dans un statut juridique différent et donc forcément inégal et inférieur, a conduit de proche en proche, de protestations en révoltes, jusqu’à la guerre d’indépendance. Jusqu’en 1962, période que Todd Shepard a très bien étudiée.

Todd SHEPARD, professeur associé au département d’histoire de la John’s Hopkins University

1962 et l’effacement de l’histoire algérienne de la France

Dans un article paru dans Les lieux de mémoire sous la direction de Pierre Nora, Eugen Weber, historien d’origine autrichienne et américaine, a publié un article sur l’idée d’hexagone. Il explique que l’hexagone comme métaphore de la France apparaît au début des années soixante, et plus précisément, en 1962. Eugen Weber ne fait aucun lien avec l’indépendance algérienne. Mais je crois qu’on peut le faire. L’article suggère deux ironies. Comme l’historien Marielle l’avait déjà souligné, Les lieux de mémoire ne comportait aucun article sur l’Empire français d’outre mer. Par ailleurs, Eugen Weber est très connu comme l’auteur de la fin des terroirs. Il dit combien l’assimilation a été déterminante, en prenant l’exemple des territoires coloniaux, notamment algérien, pour « franciser » les terroirs de France, gommer les spécificités des campagnes du sud-ouest et du nord, éliminer les patois et dialectes et forcer les gens à être français. Pendant les années 90 et au début des années 2000, ces pages d’Eugen Weber étaient la grande référence pour les historiens qui voulaient démontrer combien l’Empire français, et surtout l’Algérie, ont joué un rôle fondamental dans l’histoire républicaine de la France. Paradoxalement, l’attention nouvelle qui a été portée sur l’histoire impériale et algérienne de la France depuis vingt ans a eu tendance à laisser de côté l’impact fondamental de l’Empire et de l’Algérie sur la France contemporaine.

Deux raisons font qu’on a tendance à mettre de côté la façon dont les institutions françaises et la société française d’aujourd’hui ont été façonnées par l’Empire, et par l’Algérie en particulier. La première, c’est la fixation sur la violence employée en Algérie et les conditions d’exception faites à la population autochtone. C’est une réalité. Mais cela a contribué à occulter l’impact du mode de gouvernance et de la façon de légiférer que la France de l’époque avait mis en place dans son Empire sur la France d’aujourd’hui. Notre attention est tellement fixée sur les violences, le côté anormal et exorbitant de la situation en Algérie qu’on oublie à quel point les choses étaient semblables de chaque côté de la Méditerranée.

Et cela renforce une deuxième tendance plutôt rassurante : l’idée que l’histoire coloniale de la France, notamment algérienne, était une déviation dans l’histoire républicaine. Qu’il était donc inévitable que l’Empire colonial prenne fin et que l’Algérie devienne indépendante. C’est arrivé, certes, grâce à l’action des hommes et des femmes qui ont lutté pour cette indépendance ; mais en réalité, ça n’était pas inévitable. La vérité, c’est que l’histoire républicaine a été fondée sur l’Empire colonial. Toutes les Républiques avaient des empires coloniaux. La plupart des Républicains étaient soit pour l’Empire, soit n’ont rien dit contre. Les plus critiques contre la pratique impériale étaient les anti-Républicains ou des gens qui ne faisaient aucune référence aux valeurs de la République. Il faut prendre cela en compte et voir à quel point cet Empire a façonné la gouvernance de la Ve République.

On peut le voir de façon assez claire dans l’après Deuxième Guerre mondiale. Des hommes politiques et des fonctionnaires français vont faire un effort d’imagination en termes institutionnels pour essayer de garder ces territoires face aux exigences anti-coloniales très pressantes de l’époque, tout en prenant en compte les valeurs républicaines. La constitution de 1946 en est un exemple. Comme toute une série de lois de l’époque, elle va prendre des concepts fondateurs de la République et de l’histoire française et les refaçonner. Le périmètre de la République française est redéfini pour inclure les départements métropolitains et les territoires nouvellement intitulés « d’outre-mer », c’est-à-dire les anciennes colonies, presque toute l’Afrique française, les départements d’Algérie et les départements d’outre-mer (Réunion, Martinique, Guadeloupe). On va redéfinir les citoyens français pour inclure tous les habitants des territoires et départements d’outre-mer et ceux des départements de la métropole. On fabrique aussi un statut de « citoyen de l’Union française » qui inclut les protectorats : la Tunisie, le Maroc, l’Indochine. On ne précise pas quels droits ou quels devoirs sont associés à ce statut de citoyen. Mais on affirme que cela existe.

Les incohérences multiples de ces nouvelles définitions sont les plus évidentes en Algérie. Pour les juristes, le fait de savoir si les départements d’Algérie font partie de la métropole ou pas, continue de faire débat jusqu’en 1954. Cela n’est pas clair juridiquement. Pourquoi, s’ils font partie de la métropole, ces départements - qui passent de trois à quinze entre 1945 et 1962 - ont-ils une assemblée propre, comme les territoires d’outre-mer ? Sur la question de la citoyenneté, théoriquement, selon le statut de 1947, les citoyens français algériens et de statut coranique ont les mêmes droits que les citoyens français métropolitains s’ils sont au nord de la Méditerranée mais moins s’ils sont au sud (deuxième collège). Donc toute une série d’incohérences.

Pourtant, face à l’insurrection algérienne, la pensée germe dans les institutions françaises et chez les fonctionnaires que la volonté assimilatrice a été une illusion. En dépit de ses prétentions universelles, la République n’a pas su intégrer la plupart des Algériens. Il fallait essayer autre chose : maintenir la promesse universelle, mais prévoir des mesures spécifiques pour essayer de ramener les Algériens dans le giron de la France. Aussi, en 1958, parallèlement à la déclaration de l’assimilation complète du territoire de l’Algérie dans la République française et à l’élimination de toutes les lois spécifiques, affirme-t-on qu’il faut maintenir une spécificité algérienne et garder le statut civil coranique, mais avec les pleines lois politiques. Ainsi, en 1958, si 10 % des parlementaires français sont musulmans et considérés comme des citoyens de plein droit, est en même temps votée toute une série de lois exceptionnelles qui prétendaient éliminer le nationalisme par la force, mais aussi des lois qui instauraient une forme de discrimination positive en faveur des musulmans pour qu’ils deviennent de pleins citoyens français.

Ces mesures révèlent à quel point les textes de la IVe mais surtout de la Ve République étaient sous-tendus par la volonté de garder l’Algérie française et de faire entrer les Algériens dans la République. Lorsque l’Algérie sort définitivement de la République française en 1962, ces institutions et ces mesures discriminatoires demeurent et sont renforcées. Mais on a tendance aujourd’hui à occulter la parenthèse algérienne de l’histoire de France. Cette fixation sur les valeurs de la République est symptomatique à la fin de la guerre, lorsqu’enfin une défense républicaine se lève pour défendre la République, non pas contre la torture ou contre les violences massives subies par les Algériens, mais contre le terrorisme de l’Organisation armée secrète vu comme la menace la plus grave de déstabilisation de la République. Dans un front de défense républicaine, la gauche et la droite gaulliste vont se retrouver pour cibler le véritable ennemi de la République : ces Européens qui refusent la fin de l’Algérie française. Le gouvernement du général de Gaulle va pouvoir imposer tout une série de réformes pour sortir la France de l’Algérie, mais aussi une série de réformes institutionnelles comme l’élection au suffrage universel direct du Président de la République et beaucoup d’autres.

Au total, si on regarde de prêt des choses qui apparaissent incohérentes aujourd’hui et qui ont eu très peu d’effets sur la vie des Algériens eux-mêmes, il apparaît que, si la France a déployé autant d’énergie, de créativité institutionnelle et de violence pour garder l’Algérie française, c’est notamment parce que le gouvernement de l’Algérie française et l’Empire en général influençaient de façon déterminante les institutions, les lois et la gouvernance de la France d’aujourd’hui.

Slimane ZEGHIDOUR

Merci pour ces éclairages roboratifs qui vont nourrir le débat que l’on va ouvrir tout à l’heure. Mais pour conclure, je donne tout de suite la parole à Christelle Taraud qui a beaucoup travaillé sur la prostitution dans cette Algérie coloniale où les mariages mixtes étaient très rares et où les rapports dans la prostitution étaient presque les seuls rapports sexuels. Elle va traiter de la question du genre et surtout de la femme dans l’Algérie coloniale.

Christelle TARAUD, professeure à NYU Paris, membre du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle

La guerre d’Algérie au miroir des femmes et du genre

Je suis extrêmement heureuse de pouvoir participer à cette journée d’étude sur l’amitié franco-algérienne.

Je voudrais commencer, dans ce lieu très symbolique, par une citation d’une grande femme politique française, Olympe de Gouge qui, en 1791, rappelait que « si la femme avait le droit de monter à l’échafaud, elle devait avoir le droit de monter à la tribune » et je suis bien aise de pouvoir m’exprimer ici en leur nom collectif. Je suis extrêmement émue aussi de parler de l’engagement des femmes algériennes dans la guerre, car je trouve que les femmes en général, et les femmes algériennes en particulier, sont toujours le parent pauvre d’une historiographie qui est pourtant de plus en plus prolixe.

Je voudrais commencer mon intervention en parlant du double confinement, voire du triple confinement, auquel sont confrontées les femmes algériennes pendant la colonisation française. Ce triple confinement est lié au fait qu’elles sont femmes dans un monde doublement dominé par les hommes, par les hommes de leur propre société et bien évidemment par ceux issus de la colonisation. L’entreprise coloniale étant, par ailleurs, une très importante entreprise virile.

Des femmes qui sont d’abord dominées en tant que femmes et en tant que femmes pauvres, puisque la majorité des femmes algériennes, pendant la colonisation française, est issue des classes populaires et particulièrement de la paysannerie. L’essentiel de la population algérienne vit dans les campagnes où les femmes ont des conditions d’existence très difficiles. Et, par ailleurs, elles sont soumises, comme les hommes de leur société, au statut de l’indigénat promulgué dès 1881.

Dès le début de l’Algérie coloniale, la question des femmes est centrale. Il ne peut pas y avoir de colonisation sans femmes. Sans les femmes, les hommes ne restent pas. Ce qui enracine les hommes dans la terre, c’est le fait qu’ils construisent des familles, se reproduisent, etc. Or les femmes françaises et européennes sont peu nombreuses au début de l’Algérie coloniale, ce qui pose immédiatement le problème du « partage des femmes ». Comment gérer le fait, pour un certain nombre d’hommes français et européens, d’accéder aux femmes algériennes ? Quelles modalités doivent prendre ces relations ? Doit-on passer par le mariage légal ou pas ? Cela pose beaucoup de problèmes juridiques. De même, doit-on accepter que des Françaises se marient avec des Algériens ? Là encore, les choses ne sont pas simples car les femmes françaises sont soumises au code civil depuis 1804 et suivent, à ce titre, le statut de leur mari. Ce qui voudrait dire qu’une Française qui épouserait un Algérien musulman se retrouverait soumise au statut d’indigène de son époux. Ce qui, dans le contexte colonial, n’est évidemment pas acceptable : les Françaises étant, certes, des femmes dominées mais d’une « race » qui se pense comme « dominante ».

La mixité sexuelle, la question du mariage, la question de la prostitution, mais, plus encore, la question des femmes devient un enjeu civilisationnel. C’est là qu’on rejoint la problématique de l’assimilation, puisque dans de très nombreux discours de l’époque, on comprend qu’à travers les femmes, et les enfants qu’elles éduquent, on pense pouvoir assimiler l’ensemble de la population algérienne. Dans de très nombreux textes de l’époque, en effet, les femmes algériennes sont présentées, pensées et théorisées comme plus assimilables et assimilées que les hommes.

La question des femmes algériennes a ainsi été centrale dans la politique coloniale, mais on le sait peu, car cette question n’a pas été assez étudiée par la communauté historienne française et algérienne. Pensez à la bataille du voile en 1958, ce rassemblement très médiatique, en pleine guerre d’Algérie. Une association créée par les femmes des généraux Salan et Massu organise un dévoilement public des femmes, à Alger, et utilise ce dévoilement pour montrer à quel point l’assimilation française est une réussite, puisque les femmes algériennes se dévoilent spontanément et seraient tout à fait d’accord avec les principes défendus par une colonisation française réformée, post Seconde Guerre mondiale.

La bataille du voile nous ramène aussi au rôle des femmes dans la guerre de libération nationale. L’extrait du film de Ben Salama, qui a été projeté tout à l’heure, montrait Zohra Drif parmi les très grands noms de l’Algérie au féminin. C’est très étonnant de voir à quel point l’engagement des femmes dans la guerre a été une surprise. Pour la société algérienne d’une part, qui pensait le rôle des femmes de manière assez traditionnelle. Et pour le pouvoir colonial d’autre part, qui avait largement entretenu cette même image des femmes algériennes pensées et théorisées comme silencieuses, soumises, invisibles, recluses à la maison ou sous leur voile. C’est d’ailleurs très mal connaître l’histoire des femmes algériennes, y compris en contexte colonial, que de penser cela. Fatma Aïd Mansour Amrouche raconte ainsi très bien, dans Histoire de ma vie, combien elle et sa mère ont été des femmes rebelles dans l’Algérie coloniale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

Cet engagement des femmes dans la guerre d’Algérie est une surprise et pourtant il est précoce, sans affirmer, ce qui serait absurde, qu’il est massif dès l’origine du conflit. Les chiffres officiels fournis par le gouvernement algérien sont d’ailleurs très faibles. En 1974, le ministère des anciens moudjahidin répertoriait exactement 10 949 combattantes pour 336 748 combattants, soit 3,10 % du total. Ce chiffre ne dit cependant pas grand chose sur l’engagement réel des femmes, la grande majorité d’entre elles ne se pensant pas comme « militantes », alors que de facto elles l’étaient, et n’ayant jamais fait la démarche de se faire répertorier. Par ailleurs, il faut noter que, si les femmes s’engagent pour la libération de leur pays du joug colonial en tant qu’Algériennes, elles luttent aussi en tant que femmes pour leur propre émancipation : le thème de la double libération doit être aujourd’hui approfondi par l’histoire et les historiens. La lutte nationale n’obère pas, en effet, le thème de la lutte pour l’émancipation et l’égalité entre les sexes dans l’Algérie en guerre. Cette idée n’a pas été tellement mise en avant. Et pourtant, Djamila Amrane qui a écrit en 1991 le premier livre sur les femmes algériennes dans la guerre, rappelle que, même s’il s’agit d’une question minoritaire, certaines moudjahidates portaient cet idéal d’égalité. Il est intéressant de relire l’histoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie avec cette idée d’égalité, parce que cela permet de repenser l’histoire de l’Algérie contemporaine et de voir comment on pourrait faire évoluer la question de l’égalité des femmes dans l’Algérie d’aujourd’hui.

Enfin, je voudrais parler des violences « genrées » de la guerre. La colonisation française a incontestablement été une entreprise virile. Albert Sarraut disait, en 1921, dans un livre très célèbre, « au départ, la colonisation n’a pas été un acte de civilisation mais un acte de force, un acte de pénétration, un acte de violence ». Si la colonisation a été un acte viril, la décolonisation l’a été aussi, bien évidemment. A travers la guerre de libération, et ce que je viens d’évoquer sur l’égalité entre les sexes, l’objectif était aussi, du côté des Algériens, de retrouver leur statut d’hommes pleins et entiers. La guerre a donné lieu à un certain nombre de violences qui ont entamé, d’un côté et de l’autre, cette question de la virilité. La violence la plus occultée, parce que la plus problématique, est bien sûr celle du viol comme arme de guerre. Cette question est connue à travers l’affaire Djamila Boupacha (1960), qui est probablement la plus grande affaire de viol pendant la guerre d’Algérie. Affaire très médiatisée grâce à l’action menée conjointement par Simone de Beauvoir et par Gisèle Halimi, avocate de Djamila Boupacha à l’époque des faits. Quand on parle de la question du viol pendant la guerre d’Algérie, on ne parle, en général, que des femmes, mais il y a aussi, bien évidemment, la question du viol des hommes.

Ainsi, toute une série de problèmes liés aux femmes et au genre permettent de donner une lecture plus complexe de la guerre d’Algérie, une lecture qui permet de renseigner le passé mais aussi de travailler pour l’avenir.

Slimane ZEGHIDOUR

Je me permettrai de faire un petit constat sur lequel j’aimerais que vous réagissiez. A vous entendre tous les cinq, on réalise à quel point le fait franco-algérien, la question de l’identité, de la citoyenneté, du statut juridique des musulmans comme on les appelait à l’époque coloniale, apparaît encore en creux dans les débats de la France contemporaine sur l’islam, les banlieues, les maghrébins, la citoyenneté, l’identité française, etc. Et surtout, à vous entendre, on a l’impression que le modèle républicain n’a jamais été sincèrement et concrètement proposé aux peuples indigènes par la France républicaine, contrairement à l’idée communément admise qui soutient aussi que ceux-ci l’ont constamment refusé. On a l’impression que cette histoire n’est pas encore finie et que, dès qu’on sort de la population européenne, l’universalisme républicain se casse les dents sur la réalité ethnique des peuples coloniaux.

Michel LEVALLOIS

J’ai trouvé passionnants l’ensemble des échanges de ce matin. Il y a un fil conducteur extrêmement fort, c’est le problème de l’assimilation. Cela a été décliné dans toutes ses variations. En fait, il y a trois éléments dans l’assimilation. L’assimilation territoriale : l’Algérie est un territoire français. L’assimilation personnelle. Mais là, il faut distinguer entre l’assimilation civique ou civile et l’assimilation personnelle, c’est-à-dire le statut personnel. Cela permet de voir que l’ensemble de vos interventions se complète.

J’ai été très heureux d’entendre Sylvie Thénault dire de façon très forte que l’assimilation républicaine, qui a été souvent présentée comme un idéal, n’était pas possible : pour cela, il aurait fallu appliquer les trois facettes de l’assimilation. Or, le sénatus-consulte du 14 juillet 1865 a donné la possibilité aux Algériens de devenir des citoyens français à condition de renoncer à leur statut personnel. Cela représentait une avancée certaine dans la mesure où ils ont été reconnus comme sujets français alors qu’ils n’avaient auparavant aucun statut juridique ; ils n’existaient pas. Ils peuvent désormais obtenir un passeport français. Ensuite, on dit qu’ils peuvent devenir citoyens, mais cela voulait dire : pouvoir voter aux élections communales, départementales et éventuellement nationales. Des personnes comme Ismaïl Urbain qui, bien que français - c’était un métis qui avait épousé une Algérienne - voyait les choses du côté des Algériens, a essayé d’obtenir une sorte de naturalisation collective pour que tous les Algériens soient considérés comme citoyens français de l’Algérie avec le droit de vote. Mais une campagne s’est déchaînée en métropole sur le thème « il est inenvisageable que des gens polygames deviennent citoyens français ». Toute l’histoire de l’Algérie, jusqu’en 1946 et après, s’est jouée là-dessus : on ne peut pas être français et garder son statut personnel. On ne peut pas, en définitive, aller jusqu’au bout de l’assimilation. L’assimilation telle que l’entendent la plupart des Français et des colons correspond à l’assimilation territoriale uniquement. Et c’est au nom de cette vision de l’assimilation que l’on a maintenu le deuxième collège ou le fait même qu’ils ne votent pas.

De la salle

La conquête d’Alger a été décidée sous la Restauration, par Charles X, pour effacer l’échec de cette restauration. C’était pour faire diversion, de la même manière qu’en 1824 on avait décidé la conquête de l’Espagne. Or, à la fin des journées de juillet 1830, sous Louis-Philippe, la conquête des territoires continue.

Nous en avons assez, nous Algériennes, que soient mises en exergue ces fameuses « moudjahidates », parce que, si l’engagement des femmes algériennes a surpris le colonisateur, il faut préciser qui étaient ces femmes : la femme algérienne, notamment dans les classes populaires, était la gardienne des valeurs de l’islam, pas de l’islam que veulent nous imposer certains intégristes, mais des valeurs de leur religion, de la même manière que dans les campagnes françaises, les paysans étaient attachés au valeurs catholiques. Pour elles, le « roumi » était l’étranger. Ces femmes ont véhiculé ces valeurs. Personnellement originaire d’Alger, j’ai vu des « bonnes » qui portaient des armes dans leurs couffins et qui passaient devant le nez des parachutistes pendant la bataille d’Alger. Elles considéraient comme leur devoir de défendre leurs enfants. Il y avait un lien d’appartenance avec les moudjahidine.

Gilbert MEYNIER

Sur la conquête de l’Algérie, vous vous en êtes tenu, M. Pervillé, à la factualité de l’immédiat. Or, il faut rappeler, avec la thèse de Pierre Guiral sur Marseille et l’Algérie, que les origines sont beaucoup plus anciennes dans l’histoire du temps long ou du temps social, en référence avec la thèse de Fernand Braudel sur la coupure de la Méditerranée, et dans un temps plus long encore. Dans ses livres, l’historien Ahmed Taoufiq el Madani ne parle pas de « colonialisme » mais de « colonialisme croisé ». Cela doit aussi être pris en compte, même si évidemment on ne peut pas tout dire dans un colloque.

Deuxième remarque à l’attention d’Olivier Le Cour Grandmaison, je rappelle que j’ai été de ceux qui ont lancé le Comité de lutte contre la loi de février 2005 et que nous avons organisé un colloque, il y a six ans, intitulé « Pour une histoire critique et citoyenne : pour en finir avec les pressions officielles et les lobbys de mémoire ». Les actes ont été publiés aux éditions de La Découverte en 2008 et viennent d’être publiés à Alger par les éditions Inas, en français et en arabe.

S’agissant de l’intervention de Sylvie Thénault, il faut faire une différence entre la période avant 1914 et la période après 1914. Il est vrai qu’avant 1914, l’école française a du mal à s’imposer - il faut dire qu’il n’y en avait pas beaucoup -, mais après 1914 et le passage de 300 000 hommes jeunes de l’autre coté de la Méditerranée, un phénomène inverse se produit : dans les années vingt, les écoles refusent des enfants par manque de place pour les accueillir.

Sur les occasions manquées, j’avais une divergence avec le regretté Charles-Robert Ageron. Je lui disais : « il n’y a pas eu d’occasion manquée parce qu’il n’y a pas eu d’occasion tentée ». En témoigne ce que dit Ahmed Koulakssis dans sa thèse sur les socialistes et l’Afrique du Nord, corroborée par la longue interview que j’ai effectuée de Ferhat Abbas en 1962. Interrogé par la commission du suffrage universel en 1931 sur ses intentions, il a répondu : « nous voulons le droit de vote, nous voulons élire des députés ». « Ce n’est pas possible », lui a-t-on répondu, « vous avez le code musulman ». « Vous n’avez qu’à nous faire un décret Crémieux », a répondu Ferhat Abbas. « Évidemment, je protesterai, mais finalement, la violence triomphe toujours ». Réponse du bon juriste français : « Ah non, nous ne toucherons pas à votre code musulman, nous sommes trop respectueux de l’islam ». Autrement dit, on avait un discours non assumé et même nié.

Dernière chose à l’attention de Christelle Taraud : les livres sur les femmes ne sont souvent pas écrits en français, par exemple la superbe thèse issue d’un travail de terrain de l’Algéro-canadienne Ryme Seferdjeli de l’université d’Ottawa qui va enfin être éditée : Fight with us women, we will emancipate you.

Encore deux titres : le PHD de Nathalie Avine, Moudjahidate in independent Algeria, n’est pas du tout connu. Enfin, vient de paraître, il y a trois jours, le livre de Feriel Lalami : Les Algériennes contre le code de la famille.

Abes DJOUNI, journaliste

Je voudrais dire merci à l’Ambassadeur d’avoir choisi ces perles de l’histoire parce que, si je reprends la parabole des Noces de Cana, on a toujours l’impression que le meilleur va venir, mais là on a déjà le meilleur. Vous venez de rendre justice à l’histoire qui, grâce à vous, retrouve ses lettres de noblesse. Merci pour cette vérité.

Saad ZEROUNI

Je voudrais remercier Olivier Le Cour Grandmaison pour sa brillante intervention qui rassure. Au delà de la France officielle, il y a des intellectuels français qui gardent une certaine lucidité par rapport à des événements tragiques. Ma question est la suivante. Lors de son deuxième mandat, le président Jacques Chirac a présenté officiellement ses excuses pour la responsabilité de la France dans la déportation des juifs. Cela a été un acte historique sans précédent. Pensez-vous que la France officielle d’aujourd’hui pourrait présenter ses excuses au peuple algérien, et non aux officiels, soit sous forme de repentance, soit sous forme d’excuse, soit sous forme de reconnaissance, peu importe ?

De la salle

Sur le régime d’exception du code de l’indigénat, une couche nouvelle a été apportée à cet édifice : la création en 1931 de tribunaux indigènes d’exception. Il ne s’agit plus simplement de donner aux militaires, puis à l’administration, des pouvoirs de répression judiciaire, mais d’introduire en Algérie un mode d’organisation des tribunaux vis-à-vis des sujets indigènes qui, notamment, supprimait le droit d’appel. Il est important de noter que cela a donné lieu à l’époque à un débat extrêmement vif au sein du camp républicain à l’Assemblée nationale, toute une partie des Républicains y voyant une atteinte insupportable aux droits de l’homme.

Qui dit exception veut dire théorie raciale. La théorie républicaine sur les « races attardées » qu’il faut amener à la civilisation ne gênait personne à l’époque. En Algérie, cela a pris une forme plus théorique, psychiatrique. Il y a eu une école psychiatrique d’Alger qui a théorisé, dans des articles considérés comme allant de soi, la « propension criminelle de l’indigène algérien ». Ce genre d’approches fait encore des petits quand on nous explique aujourd’hui qu’il y aurait un fanatisme inné de la population musulmane, d’origine algérienne notamment. Cela découle directement de ces théories. C’est dans la critique de cette théorisation raciale que Frantz Fanon a jeté les bases de son propre cheminement et de son engagement pour la libération nationale.

Guy PERVILLÉ

Je souscris entièrement aux propos de Michel Levallois. Simplement, on peut préciser qu’il y a eu une vraie politique d’assimilation, mais appliquée au bénéfice d’une minorité de la population seulement : aux immigrants européens non français d’une part, et aux juifs d’autre part. Une loi de 1889 a donné la pleine citoyenneté française avec soumission à toutes les lois françaises, y compris le code civil et l’attribution des droits civiques intégraux, aux enfants d’immigrés espagnols, italiens, maltais, etc., nés sur le sol algérien, c’est-à-dire français. Quant aux juifs qui faisaient partie des indigènes soumis au sénatus-consulte de 1865, ils ont reçu, avec le décret Crémieux de 1870, la citoyenneté française. Donc, il y a eu une politique d’assimilation qui a été un plein succès mais appliquée seulement au bénéfice d’une minorité.

Pour répondre à Gilbert Meynier, j’ai été très expéditif pour essayer de résumer un processus qui en fait a été très compliqué. Il est vrai que l’idée de prendre Alger a été évoquée au moins deux fois dans les vingt ans qui ont précédé juillet 1830. Si on remonte encore plus loin dans le temps, il y a eu en fait une succession de grandes phases tout à fait contradictoires. Au XVIe siècle, François Ier avait défini une politique très originale d’alliance avec les Turcs pour combattre Charles Quint qui menait une croisade contre les Turcs et contre les Barbaresques. Au contraire, au XVIIe siècle, la France, à la suite de la conversion d’Henri IV au catholicisme, est revenue à une politique de croisades, jusqu’aux années 1680, puis, de nouveau, elle s’est rapprochée de l’Empire Ottoman. Les relations ont été plutôt calmes au XVIIe siècle, mais à la fin, à nouveau, l’idée de prendre Alger est revenue. Mais la prise d’Alger, le 5 juillet 1830, par le gouvernement de Charles X n’a pas entraîné une volonté immédiate de conquérir l’Algérie et d’en faire une terre française. Il y a eu d’abord une improvisation avec la non-décision d’évacuer qui est devenue, dans les faits, une décision de rester en 1833. Ensuite, une politique de conquêtes limitées. Enfin, en 1840, la conquête totale. Tout est beaucoup plus compliqué que ce qui a été dit.

Olivier LE COUR GRANDMAISON

Sur la question de l’assimilation, il aurait fallu éventuellement traiter aussi de la façon dont, en métropole, pendant l’entre-deux-guerres et après 1945, est traité celui qui est appelé émigré nord-africain, notamment dans la thèse célèbre de Georges Bocot, grand spécialiste de l’émigration, notamment dans ce qu’il appelle, avec une petite pointe de condescendance, « l’émigration exotique », qui est en fait une émigration coloniale. L’ouvrier nord-africain, notamment d’origine algérienne, est considéré pour des raisons éthnico-raciales comme inassimilable dans la métropole. C’est cette thèse qui fonde la dangerosité de la présence des travailleurs nord-africains comparativement aux ouvriers ou aux immigrés d’origine européenne qui, certes, peuvent représenter des dangers, mais l’origine de ces derniers n’est pas à rechercher dans leurs caractéristiques éthnico-raciales mais plutôt dans des raisons politiques. Je pense, en particulier, aux Italiens accusés de semer le trouble dans la classe ouvrière française en raison de leur combat anti-fasciste.

Cette thèse de « l’inassimilabilité » de l’immigré nord-africain rebondit après 1945. Mais la thèse se déplace pour des raisons à la fois historiques et académiques, en particulier à cause de la publication, en 1952, de l’ouvrage de Claude Levy-Strauss, Race et histoire, qui tend à discréditer radicalement sur le plan scientifique et académique le concept de race. Tant et si bien que, relativement aux émigrés nord-africains, ce qui est mis en avant, ce ne sont plus tant leurs caractéristiques raciales, qui tendent à disparaître, mais - et ce qui s’est passé ces derniers temps témoigne hélas de la permanence de ce genre de représentations - l’islam en tant que complexe cultuel et culturel qui rendrait l’immigration nord-africaine inassimilable dans les douces eaux de la République reconquise.

Sur la loi du 23 février 2005, je n’ai jamais eu la prétention d’avoir le monopole de sa critique. Et d’ailleurs, heureusement, nous avons été un certain nombre d’universitaires à considérer, lorsqu’elle a été votée, qu’elle était un scandale et qu’elle ne devait plus être. Il me semblerait logique que les changements politiques récents conduisent à des évolutions sur ce point.

Sur la question de la reconnaissance, je n’emploie pas le terme de repentance lesté d’une sorte de connotation péjorative et religieuse qui n’est pas la mienne. Il est en général employé par celles et ceux qui sont opposés justement à la reconnaissance des crimes coloniaux commis par les Républiques entre autres, mais pas elles seules. Là encore, il me semble qu’après la reconnaissance par Jacques Chirac - et non pas par François Mitterrand faut-il le rappeler...- des crimes commis par Vichy, après la loi Taubira reconnaissant pour la première fois en France l’esclavage comme crime contre l’humanité, les autorités politiques françaises s’honoreraient à reconnaître que la France, ses autorités, ses militaires, son pouvoir politique, ont commis et justifié des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité entre 1830 et 1962.

Sylvie THÉNAULT

A la suite des travaux signalés par Gilbert Meynier, l’ouvrage que je préfère sur la question des femmes en Algérie est celui de Neil MacMaster, Burning the veil, notamment un chapitre extraordinaire sur la violence des dévoilements de mai 1958 qui est vraiment un modèle. Bien que ce soit un ouvrage majeur, ce livre est totalement méconnu - en dehors des séminaires où quinze personnes viennent l’écouter.

Sur les occasions manquées, pour moi, la question n’est pas de savoir si elles ont été tentées ou pas, mais de savoir « quoi faire » et « pour quoi faire ». Et c’est là que je dis qu’il y a eu une illusion parce que, globalement, on peut avoir deux interprétations de ce qu’auraient pu changer lesdites occasions non tentées ou manquées au cours de l’histoire. On peut être dans une vision très colonialiste consistant à dire que cela aurait permis à l’Algérie française de survivre et cela aurait évité qu’on la perde, ce qui n’est pas le point de vue le plus défendable aujourd’hui. Mais il y a pour moi une autre version plus intéressante consistant à dire que, s’il y avait eu une reconnaissance des droits politiques des Algériens, leurs aspirations auraient pu s’exprimer d’une autre façon et peut-être aurions-nous pu éviter cette violente guerre finale.

On a beaucoup parlé aujourd’hui de la politique métropolitaine en parlant de l’assimilation. C’est un thème intéressant et il est évident qu’en abordant ces thèmes, on pose la question à la France d’aujourd’hui et au régime républicain, du racisme, de la discrimination, c’est légitime. Cela dit, quand on regarde historiquement la société française, y compris métropolitaine, le régime républicain a passé son temps à contrevenir à ces principes généraux et à ces valeurs. Je ne rappelle pas la situation des femmes, des vagabonds, des prostituées. Il y a des rapprochements intéressants à faire, de mon point de vue, entre les populations exclues et stigmatisées de métropole. Je pense aussi aux étrangers et le traitement des sujets coloniaux. Je ne veux pas dire que c’est la même chose, mais je crois qu’on peut interroger le régime républicain de toutes les façons. En tant que citoyenne, la leçon que j’en tire c’est qu’il faut toujours être vigilant et ne pas croire que, parce que nous vivons en régime républicain avec des valeurs affichées et des textes de droit qui proclament un certain nombre de principes, tout va bien dans notre société. Les colonies n’ont pas le monopole des violations des valeurs républicaines.

La vraie nécessité aujourd’hui, c’est de comprendre ce passé. Et pour le comprendre, il faut dépasser la question de la politique métropolitaine car elle ne permet pas de comprendre ce qui s’est passé en Algérie de 1830 à 1962. Ce qu’il faut, c’est aller dans la société coloniale. On peut parler pendant des heures de la politique métropolitaine, des réformes tentées ou pas tentées, des contradictions du régime républicain, mais nous sommes en dehors de la société coloniale. Pour tenter de comprendre ce qui s’est passé, ce qu’il faut, c’est tenter de la pénétrer un peu mieux. Y compris en se posant la question de savoir comment les Algériens ont vécu cette colonisation. Ils n’ont pas vécu qu’une politique décidée à Paris avec toutes ses contradictions, c’est un environnement social qu’il faut essayer de restituer.

Todd SHEPARD

En 1958, sous la Ve République, le collège unique a été mis en place et les droits des Algériens affirmés. On ne peut donc pas parler d’incapacité républicaine. Ces mesures ont été prises après que toute une série d’experts eurent dénoncé le racisme français envers les Algériens et l’absence d’application de la promesse universelle et des affirmations égalitaires. Des mesures de discrimination positive ont alors été prises pour renverser la vapeur. N’oublions pas que le Président de l’Assemblée nationale était algérien en 1958 et que 10 % des parlementaires étaient algériens. Il y a aussi eu un effort pour intégrer l’islam dans la République et pour appliquer la laïcité, en séparant l’islam et l’État. 1959, c’est aussi l’année de la loi Debré qui fait entrer l’Église dans l’école avec l’école privée. Donc c’est une époque d’invention.

Après l’indépendance de l’Algérie, la France s’est employée à effacer non seulement le rôle qu’ont pu jouer les Nord-africains dans les deux guerres mondiales face à la menace allemande, mais aussi l’influence de l’Algérie et des Algériens dans ses institutions et dans la République. Après 1962, non seulement la France a exclu les Algériens de la nationalité et de la citoyenneté française malgré les accords d’Évian, mais elle s’est employée à effacer toute la partie algérienne de son histoire, pour oublier tout ce que ses institutions devaient à l’Algérie et aux Algériens, et fabriquer une histoire exclusivement européenne, avec notamment ce mythe selon lequel ce n’est pas la France qui a mal agi en Algérie mais les colons.

Christelle TARAUD

L’une des tendances actuelles de l’histoire, et c’est une bonne chose, c’est de ne plus faire une histoire cloisonnée - la France d’un côté, l’Algérie de l’autre - mais d’essayer de montrer les interactions, les complexités entre l’Algérie et la France. Et c’est pourquoi cette histoire ne peut être écrite à une seule voix. Elle doit nécessairement être écrite à deux voix, c’est-à-dire entre les Algériens et les Français qui sont dans une histoire partagée, pour le meilleur et pour le pire.

J’adhère à ce que disait Sylvie Thénault. Pour comprendre ce qui s’est passé en Algérie entre 1830 et 1962, il faut faire une histoire « au ras du sol ». La question de la guerre de libération nationale a été une histoire massive dans laquelle les femmes se sont impliquées massivement, quelle que soit la manière dont elles l’ont fait.

J’ai essayé, à travers la prostitution coloniale, de regarder en quoi la colonisation a eu un impact sur une des catégories de la population algérienne les plus stigmatisées du fait qu’elles se retrouvaient dans cette mixité sexuelle doublement problématique : parce que la sexualité mixte est un problème et parce qu’il s’agit de mixité prostitutionnelle. C’est une banalité de dire que la République est discriminatoire : elle est évidemment blanche, elle est évidemment masculine, elle est évidemment riche, et elle est évidemment hétérosexuelle. Tout ce qui n’est pas dans l’une de ces quatre catégories est discriminé. A commencer par les femmes. Faut-il rappeler qu’elles n’ont obtenu le droit de vote en France qu’en 1944 ?

Je voudrais rebondir sur les propos de Michel Levallois. Je trouve intéressant que vous ayez utilisé le terme « polygamie » comme critère permettant d’exclure les Algériens de la citoyenneté par le sénatus-consulte de 1865. Cela renvoie précisément à ce que j’ai essayé d’évoquer dans mon intervention. La question n’est pas de savoir si la polygamie était réelle ou fantasmée - elle était en partie réelle et en partie fantasmée. Le retour par l’histoire métropolitaine est nécessaire. Dans le même temps où l’on dit aux Algériens qu’ils sont inassimilables à la vie politique et publique et donc à la citoyenneté parce qu’ils seraient polygames, nous avons en France un système, le code civil, qui permet d’implanter une double morale où presque tous les hommes français sont, de facto, polygames. Est-ce que l’argument de la polygamie est recevable pour exclure les uns ou les autres de la catégorie civilisationnelle ? Si le critère de la polygamie permet de délégitimer certains hommes, alors il doit les délégitimer tous et l’on doit remettre en cause les rapports entre les hommes et les femmes. Cette utilisation de la polygamie est fascinante car elle est constante, alors même que toutes les études sociologiques montrent que les Algériens sont de moins en moins polygames, peut-être moins que les Français à la même époque. On voit à quel point c’est intéressant de regarder cette histoire en miroir.


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