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- Taourirt El Mokrane
- Le pays montagneux des Kabyles, perdu pendant plusieurs jours de suite dans les brouillards d’une pluie froide, s’est tout d’un coup éveillé avec un temps radieux. Les arbres égouttent leur feuillage dans la lumière du matin, le soleil sèche les terres trempées : une belle journée se prépare.
TAOURIRT-EL-MOKRANE
Le pays montagneux des Kabyles, perdu pendant plusieurs jours de suite dans les brouillards d’une pluie froide, s’est tout d’un coup éveillé avec un temps radieux. Les arbres égouttent leur feuillage dans la lumière du matin, le soleil sèche les terres trempées : une belle journée se prépare.
Jusqu’à l’horizon, le ciel est pur, mais du point où je me suis assis, la vue plonge sur une mer de vapeurs blanches maintenues au même niveau dans l’air immobile. Plusieurs îlots de verdure émergent du sein de ces nuées terrestres ; ils semblent poser sur un lit de ouate mollement étendu dans l’ombre immense du Djurjura, dont les cimes se dressent au loin.
De temps à autre passent des souffles caressants. Les vapeurs endormies se rident à la surface, puis elles se déchirent çà et là, puis, emportées par les courants qui s’établissent dans les bas-fonds, elles ondulent ainsi que des vagues soulevées par quelque brise. De nouveaux îlots surgissent, portant un village à leur crête. Cette mer mouvante se partage en fleuves ; les fleuves s’écoulent lentement vers l’ouest, et les vapeurs, alors séparées, flottent comme une gaze transparente, découvrant des villages, des bois, des terres à demi cultivées. Je crois assister à la formation d’un monde dont les éléments se soudent l’un à l’autre, enchevêtrent leurs lignes capricieuses, et accusent bientôt de monstrueux reliefs, des profondeurs gigantesques : la Kabylie apparaît avec ses monts, avec ses précipices, dans la plénitude de sa beauté robuste.
Pas un bruit n’arrive jusqu’à moi de tous les villages rapprochés. Une fumée s’élève, de loin en loin, d’une terre qu’on défriche, et plusieurs aigles, en quête d’une proie, croisent leur vol à travers l’espace.
Un homme cependant vient par le sentier, la pioche sur l’épaule, et me dit bonjour en français. Il est de Taourirt, du village qui dessine la tour blanche de sa mosquée entre deux versants, dans une trouée de soleil. L’homme se rend à son champ, vêtu d’une tunique dont les plis, fixés à la taille par un ceinturon de cuir, laissent les bras nus et tombent à mi-jambe. Une sacoche de paille, une gourde, un couteau complètent son accoutrement. Il va, le cou libre et tête nue ou peu s’en faut, car sa petite calotte crasseuse et luisante, d’une laine usée, autrefois rouge, a si bien pris le ton de la chair, adhère si parfaitement au crâne, qu’elle ne se voit pas tout d’abord.
D’une voix traînante, il lance dans la vallée un appel, répété par les échos. Des voix répondent. Il enjambe le talus, descend à travers la broussaille la pente à pic, et rejoint des travailleurs occupés à arracher les palmiers nains d’un sol vierge. Une femme les aide dans ce travail. Sur le champ voisin, en me penchant un peu, j’aperçois un jeune Kabyle juché tout en haut d’un grand arbre dont les branches s’élancent sur le vide. Quels risques pour récolter des feuilles de frêne ! Mais il faut nourrir les bestiaux pendant les neiges de l’hiver qui approche. Dans un pays mal pourvu en pâturages, cette récolte est une ressource. Les frênes, tous les ans mutilés, prennent en vieillissant des formes baroques. Quelques-uns, d’âge séculaire, atteignent des hauteurs prodigieuses.
Je m’engage sur la sente muletière qui conduit à Taourirt par des détours pittoresques, en descendant toujours. Les ravins se succèdent. Des ruisseaux bruissent au fond. Je croise en chemin des femmes allant pieds nus, surchargées de poteries peintes, d’énormes cruches de forme antique, spécimens de leur industrie qu’elles vont en hâte vendre au marché voisin. L’une de ces artisanes en porte jusqu’à quatre sur le dos, et en plus, une de chaque main. Elle presse le pas, elle me frôle avec ses draperies flottantes. Des hommes suivent, poussant des mules chargées aussi de cruches fraîchement fabriquées. Les bêtes, surprises à l’aspect d’une figure étrangère, s’arrêtent court, hésitantes, peureuses. Celle-ci, rétive, oblige son conducteur à la mener par la bride et lance des ruades sur le bord du précipice.
Plus loin défilent d’autres groupes avec de nouvelles poteries, puis cinq ou six moutons marchant serrés, un couple de bœufs crottés et tout petits, qui, comme les mules, ne veulent plus avancer dès qu’ils me voient. Les uns se sauvent en arrière, les autres grimpent précipitamment les talus pour m’éviter. Qu’ils sont drôles dans leur épouvante !
Taourirt, que j’avais perdu de vue, reparaît à un détour du sentier, baignant dans un brouillard bleuâtre. Des pentes abruptes, boisées d’oliviers clairsemés, masquent encore une fois ses toits rouges ; mais bientôt s’alignent les premières maisons du village, et j’y entre en même temps qu’une dizaine de femmes qui reviennent de la fontaine avec leurs cruches toutes ruisselantes ; scène charmante et noble, où l’élégance de l’amphore complète la grâce de la femme.
Alors se développe, sur le sommet du mamelon, Taourirt-el-Mokrane, avec les pentes vives de ses jardins potagers plantés de toute espèce d’arbres à fruits. Les figuiers de Barbarie ont envahi le bord du sentier, où l’ombre hérissée de leurs raquettes s’imprime durement sur une poussière verdâtre mélangée de bouses de vache. Des odeurs de terroir circulent dans l’air qui s’échauffe. Le sentier, devenu montueux, mène rapidement en haut de la côte, et je marche entre deux rangées de maisons basses, construites en pierres brutes, couvertes de tuiles grossières, sans ouverture sur la rue et séparées toutes par une étroite impasse qui s’évanouit à vingt pas au-dessus d’un gouffre. Chaque foyer prend son jour dans cette impasse : elle offre une agréable échappée sur le pays, et les habitants peuvent, de chez eux, surveiller les alentours.
Bien que la population de Taourirt soit en contact journalier avec nos colons de Fort-National, l’apparition d’un Français y cause encore quelque surprise et une pointe d’inquiétude. Les femmes ne passent près de moi qu’en doublant le pas. De l’embrasure de leur porte, les plus curieuses se penchent bien un peu pour voir le « Roumi », mais si je m’arrête, si je les regarde moi-même, elles rentrent aussitôt chez elles. De loin les fillettes poussent de petits cris et se sauvent en courant jusqu’à l’entrée du logis, où elles disparaissent ainsi que des souris effrayées rentrant dans leur trou. Il faut un moment pour calmer leur peur. Quelques-unes se risquent petit à petit, s’enhardissent enfin et viennent me demander des sous. Les garçons vont même jusqu’à me suivre à distance, tandis que je monte et redescends les rochers glissants formant escalier dans l’unique voie de Taourirt. Je ne rencontre que peu d’hommes ; la plupart sont au marché. Bien des femmes aussi sont dehors ; à peine s’en montre-t-il une par-ci par-là, auprès d’une maisonnette parfois moins haute qu’elle. Mais il y a de tous côtés quantité de bambins fort amusants avec leurs tignasses ébouriffées, qui grouillent dans les ruelles, au milieu des poules, des pigeons, sur les tas d’ordures, entre les échelles rustiques, les amas de bois mort, les jarres hors d’usage et toute sorte d’ustensiles.
Au centre à peu près du village, la file des constructions se trouve interrompue par une petite place ouverte sur les perspectives bleues du Grand Atlas. Là, des hommes m’invitent à m’asseoir sous un porche ombreux tenant lieu de vestibule, où l’on m’apporte du lait, des raisins, des figues. Ce vestibule donne à la fois sur la place et sur un hangar occupé par trois femmes qui font tourner la meule à broyer l’olive. Elles marchent de front, d’un pas agile, pieds nus, et poussent l’arbre noueux qui met en mouvement l’énorme disque de granit suintant l’huile à ses bords. Un ronflement sourd, continu, bourdonne à mon oreille, tandis que les travailleuses passent et repassent sans cesse, rasant des murs trop rapprochés ou courbant le front sous un plafond trop bas.
Tout en échangeant quelques paroles avec mon entourage, j’observe discrètement le rude labeur de ces femmes, l’énergie contenue de leurs attitudes, l’ampleur sévère de leur vêtement et le rythme particulier de leur démarche. Après des milliers d’années, les Kabyles se retrouvent, à peu de chose près, tels qu’ils pouvaient être à leur origine. On se demande, en présence d’une civilisation si arriérée, en quoi ils ont pu modifier leurs anciennes mœurs. Il ne fut guère possible à ces peuplades, chassées naguère du pays de Chanaan, selon les légendes arabes, d’accomplir leur développement moral au milieu des envahissements qui mirent tour à tour leur territoire à la merci des Romains, des Vandales, des Arabes, des Turcs. Aussi n’ont-elles jusqu’aujourd’hui relevé leurs ruines que pour les voir s’écrouler de nouveau. Notre conquête leur donne enfin des maîtres cléments, mais sans parvenir à éteindre leur instinct d’indépendance.
Le jour où nous penserons à faire des citoyens de ces vaincus d’hier, peut-être finiront-ils par trouver en nous des libérateurs ! Le Kabyle, doué d’un esprit productif, n’est pas incapable de sentir l’humanité de nos lois ; il n’est pas non plus, comme le nomade, hostile à toute réforme. Dans sa nature physique même se rencontrent maintes analogies qui le rapprochent de nous : le marbre nous a conservé les profils de Romains que ses traits rappellent fréquemment, et chez plusieurs, caractérisés par des yeux bleus, un teint clair et leurs cheveux roux, le sang germain peut aisément se reconnaître : indices qui laissent supposer qu’une partie des dominateurs vandales et des anciens colons de race latine se serait confondue avec les premiers habitants du pays. Avec son menton carré, son front large et proéminent, l’un de mes hôtes réveille en moi le souvenir d’un vieux professeur que j’eus autrefois. Au moment où mon regard, fixé sur le sien, constate cette ressemblance, il désigne un homme qui traverse la place en se dirigeant droit sur nous et vers qui toutes les têtes se retournent en même temps. « Voici l’amine ! » me dit-il. - L’amine ! entends-je répéter âmes côtés. Je suis, sans l’avoir cherché, dans la maison de l’amine, la plus haute autorité du pays.
Il vient à moi d’un air tranquille et me retient avec politesse. Les gens accroupis, dès mon arrivée, sur les bancs ménagés dans l’enfoncement du mur, ont dû se resserrer un peu pour faire place à leur magistrat. Lui, sans plus de façons, avec une bonhomie d’honnête bourgeois, a déjà croisé ses jambes sur le tapis qui recouvre la pierre usée. Sa tenue, il me faut bien le remarquer, n’est guère plus soignée que celle de ses voisins, dont le burnous est plus ou moins huileux. Rien d’ailleurs n’indique en lui la suprématie de son rang - ce seul trait suffit à distinguer le Kabyle de l’Arabe.
On sait que les amines, ainsi que les maires de nos communes, sont élus aux suffrages d’une djemmâ, - conseil municipal, - qui elle-même est issue du choix des habitants. L’autocratie des chefs fait ici place à un pouvoir tout paternel. De là des mœurs plus conformes aux nôtres. Si la dignité, chez le Kabyle, s’affiche moins à l’extérieur, elle est plus au fond des âmes, et l’hospitalité sans faste de cet amine, dont la femme écrase des olives à deux pas de moi et qui n’a que des mules dans son écurie, me touche par son côté affable. Le couscoussou brun qu’il m’offre n’est guère appétissant : j’y trempe cependant la cuiller de bois, en regardant avec sympathie s’étager au-dehors les constructions de la petite république.
En face de moi, au cœur même de la place, la Maison des Hôtes, avec son fronton monumental, tient ses portes grandes ouvertes à celui qui n’a pas d’asile. Chacun est libre d’y entrer à toute heure, de s’y reposer et, quand vient la nuit, d’y dormir en paix. Non loin de là, une plate-forme, élevée d’un pied au-dessus du sol et entourée d’une rangée de pierres, indique le lieu réservé aux réunions du conseil : c’est là qu’il délibère en plein air, devant tous. La place chauffée au soleil de midi, est à peu près déserte. Il ne s’y trouve en ce moment qu’un rassemblement en train de se former autour d’un artisan qui taille une charrue dans une branche d’arbre, à coups de hachette. Une jeune fille, à l’angle d’un mur blanc, achève de modeler un vase avec de l’argile. Le vase prend forme sous ses doigts, accuse peu à peu des courbes harmonieuses, et l’amphore créée, gracieuse et svelte, va sécher au pied du mur en attendant les peintures et la cuisson.
Les femmes de Taourirt excellent à ce genre de travail, dont la tradition semble remonter à l’occupation romaine. Leurs maisons, presque toutes, sont des ateliers de céramique. J’entre dans l’une d’elles après avoir pris congé de l’amine. Deux marches à descendre, et je me trouve brusquement plongé dans une obscurité profonde, les pieds sur un sol inégal, ébloui par la réverbération du mur d’en face. L’unique porte ouverte laisse à peine entrer la lumière dans l’intérieur. Je commence cependant à démêler quelques formes. Des silhouettes indécises bougent le long de murs enfumés, sous des poutres luisantes de suie. Les détails sortent du demi-jour, s’animent graduellement avec la magie des Rembrandt. Même mystère des ombres, mêmes ors dans les reflets. Le jour frise les épaules d’une travailleuse assise par terre, auprès de la porte, le torse légèrement renversé en arrière. Elle tient l’anse d’une cruche posée droite sur sa cuisse, tandis que son pinceau, courant avec habileté sur les fonds d’ocré jaune ou d’ocré rouge, trace à main levée des lignes noires, ou parsème de points ronds les dessins triangulaires qu’elle improvise.
Son mari, parti dès l’aube avec les filles aînées pour vendre la production de la semaine, n’est pas encore revenu du marché. Elle reste avec l’aïeule en cheveux gris, qui frotte, à l’aide d’un silex arrondi, quelque potiche crue pour en aplanir les rugosités, et avec un nourrisson dormant dans les plis de son haïk. L’enfant ne laisse à l’air que sa petite bouche ouverte. Si peu qu’on en voie, il n’est pas douteux qu’il soit un garçon : la plaque en argent ouvragé de turquoises que la mère porte au front apprend à tous qu’elle a mis au monde un futur défenseur de la patrie.
En peignant son vase, elle fredonne un air mélancolique dans le goût des berceuses bretonnes. La vieille, cessant le travail, s’est levée, et, courbée sur un creux du terrain où trois cailloux noircis font office de chenets, elle allume le feu du souper. Installant ensuite un chaudron plein d’eau, elle y plonge, à mesure qu’elle les coupe, des morceaux de courge et de piments, puis elle regagne sa place, perdue sous la fumée qui lèche les murs, s’amasse sous le toit et cherche la porte, n’ayant d’autre issue pour s’échapper.
Pas un lit, pas un escabeau, dans le pauvre réduit. Tous ces gens couchent par terre sur de mauvaises couvertures et respirent jour et nuit les fumiers de l’étable en contrebas où piétinent les bestiaux. Ceux-ci, séparés du logis par un cloisonnage en pierre, ont la faculté d’avancer familièrement leur tête à travers des soupiraux ménagés au ras du sol : ils se rappellent ainsi d’eux-mêmes aux soins des ménagères, qui passent les aliments dans leur mangeoire par ces ouvertures.
À défaut de meubles, de froids divans en maçonnerie faisant corps avec la muraille sont occupés par les potiches, les unes entièrement peinturées, d’autres couvertes d’un premier enduit ; et de grandes jarres à ventre énorme montent au plafond, greniers aux provisions de farine, d’olives, de figues sèches, qui ne sont pas pleins tous les jours.
Les plus pauvres de nos paysans peuvent passer pour riches en comparaison de ces Kabyles. Mais la djemmâ prend soin des malheureux. Elle recueille des cotisations, des vivres, qu’elle leur partage de temps en temps. Je me heurte, chemin faisant, contre un bœuf égorgé. Deux hommes en découpent la chair et la distribuent à toute la marmaille du pays, filles et garçons de tous âges : touchante façon d’assister la mère par les mains de l’enfant. Il est difficile d’imaginer assemblage plus varié de haillons, jouant là toutes les gammes de la saleté pittoresque. Chacun attend une portion de viande fraîche, mais c’est à qui devancera son tour pour l’obtenir. Et les petits pieds nus se pressent dans un ruisseau de sang, tout autour de l’animal dont ils culbutent la tête détachée du corps et les entrailles encore tièdes, qui encombrent l’étroit sentier. Malgré le côté barbare de cette boucherie, comment ne pas s’égayer de l’imperturbable sérieux des marmots à peine sevrés, lorsqu’ils retournent chez les mamans en tenant devant eux, avec une extrême précaution, quelque bribe sanglante enfilée au bout d’un bâton !
Le lieu où se passe cette scène curieuse domine un massif de rochers sauvages à demi couverts par de sombres bouquets de verdure et dont les blocs s’échelonnent jusqu’au fond d’un ravin où noyers, frênes, figuiers, amandiers, oliviers, enlacés de vignes grimpantes, mêlent délicieusement leurs ombrages. Le bruit d’une source ne tarde pas à charmer l’oreille. Je m’enfonce dans ce paisible endroit, mais quel n’est pas mon étonnement quand, au lieu de la solitude que je croyais y rencontrer, je me trouve en face d’un spectacle fort animé qui m’arrête brusquement ! Avancerai-je davantage ? La loi du pays me le défend presque. Une amende frappe le Kabyle qui paraît au lavoir des femmes. Mais je suis étranger, et l’attrait du tableau qui s’offre à mes yeux est irrésistible. Quelle meilleure occasion, d’ailleurs, puis-je avoir d’observer les femmes de Taourirt ? Elles sont là en nombre, gaiement éparpillées dans un flot de lumière blonde, à travers les bassins destinés au lavage des olives qui, sorties du moulin, contiennent encore de l’huile qu’il ne faut pas laisser perdre.
Les bassins, établis en amphithéâtre sur une pente rapide, ne sont que des trous peu profonds, de la dimension d’une baignoire et creusés dans le roc. On les prendrait de loin pour des tombes, avec leur entourage de pierres plates, biscornues et placées debout. La source les alimente par ses nombreux ruisseaux, séparés ainsi que les tresses d’une longue chevelure bleue roulant des perles. Ils ondulent d’une cuvette dans l’autre, au moyen de rigoles que les travailleuses maçonnent elles-mêmes avec les mains quand elles veulent détourner le cours de l’eau après en avoir empli le bassin. Elles y ont d’abord jeté les olives, puis elles les foulent de leur talon nu, parfois deux ensemble, troussées jusqu’aux cuisses, mouillées jusqu’aux jarrets, pataugeant à plaisir dans le liquide écumeux qui les éclabousse de toutes parts. Tantôt elles remuent violemment le fond du bassin avec leur bâton, tantôt elles en retirent les baies écrasées. Par l’effet de sa légèreté, l’huile surnage bientôt. Elle flotte rougeâtre à la surface. C’est le moment de l’extraire. Avec un geste plein de grâce, la femme kabyle incline alors l’orifice de sa cruche sur une rigole disposée de manière à ne laisser couler que la liqueur onctueuse ; ou bien encore, assemblant les mains en forme de coupe, elle la recueille et la transvase tout simplement.
Les rebords en pierres que l’huile, à la longue, a rendus tout noirs, forment par endroits un fond d’ébène sur lequel s’avivent le foulard soyeux des coiffures et les ceintures rouges. Et de temps en temps les rires féminins mêlent leur note claire au bruissement des eaux qui sortent troubles de ce lavoir étrange pour retomber en nappe sur une longue roche, coupée comme un mur, lisse comme un marbre et tachée de bavures graisseuses.
Il y a là, à côté de femmes vieilles ou flétries de bonne heure, des créatures robustes et grandes qui soutiennent la réputation de beauté des montagnardes kabyles. Celles-ci, surprises dans le négligé d’un travail assez malpropre, blesseraient peut-être un goût délicat, mais l’observateur ne peut s’empêcher de noter en elles des formes superbes, de jolis visages, de fraîches carnations, et des pieds que l’art grec n’eût pas répudiés. Les travailleuses, leur tâche faite, glissent lestes et enjouées entre les pierres, escaladent les roches et se rassemblent pour le départ. La cruche pleine sur l’épaule, elles regrimpent, les unes après les autres, le sentier qui monte au village. Quand s’éloignent les attardées, le soleil met une frange d’or à leurs tuniques. Un brouillard froid s’élève du vallon. Seul auprès du lavoir silencieux, je regarde baisser le jour sur les maisons de Taourirtj assombries dans les rougeurs du soir.
L’atmosphère embrumée qui estompe les silhouettes, les tons de l’automne qui jaunit déjà les vergers, contribuent à donner au village kabyle une physionomie presque française. Songeant à ces montagnards dont les institutions sont établies sur nos principes d’égalité, à ces agriculteurs laborieux, économes, attachés au sol, aimant le foyer, qui ont su vaincre les difficultés d’un pays ingrat, il me semble alors que ces anciens Berbères, après tant de siècles d’oppression, seraient peut-être dignes d’être aujourd’hui nos frères.