C’était l’été 1957 à « Montventoux », l’une des fermes Nizière à 25 kilomètres d’Alger, non loin de la « Forêt des Planteurs ».
Désignée « Forêt de Saint-Ferdinand » sur les cartes, elle développait ses luxuriantes frondaisons, en fait, sur la commune de Zéralda.
Une légende familiale prétend que ma grand-mère maternelle aurait participé, avec ses parents, à sa plantation vers la fin du 19ème siècle. C’étaient surtout des pins, devenus magnifiques avec le temps, mais aussi des eucalyptus dans les bas fonds, et puis, aux lisières, des buissons de lentisques, d’arbousiers colorés et de cistes odorants.
Chaque automne nous y allions traquer les savoureux « sanguins », ou les cyclamens sauvages au délicieux parfum, ou encore « caler des pièges » ( à ortolans ) avec l’aide de « fourmis d’ailes ».
Mais la forêt abritait aussi, en son sein, le camp de repos du 1er Régiment Etranger de Parachutistes avec, à sa tête, le Colonel JEANPIERRE, grand vainqueur de la « Bataille d’Alger » et le chef de guerre le plus redouté de ses adversaires.
J’avais seize ans ; j’étais efflanqué comme un sloughi ou comme Gandhi et plus noir de peau que lui à force de soleil sur ma tête, le torse et les jambes nus ; aux pieds, de simples tongs, autour des reins, un vague short, à la main gauche, ma « 22 long rifle » de marque Herstal « Browning patent » et, à ma dextre, le premier perdreau que j’aie jamais réussi à toucher par balle, alors qu’il piétait avec la compagnie parmi les mottes de terre entre deux rangs de vigne.
Je me hâtais en direction de la ferme car, au soleil, il était presque une heure après midi et mon père - gérant de la propriété - devait sûrement m’attendre pour regagner le village, Saint Ferdinand, avec sa deux-chevaux.
Peu avant d’atteindre le plateau, je perçus de nombreux et sonores éclats de voix : que faire ? Où me cacher dans cette vigne ? La chasse était interdite, sans parler du port d’arme à feu …
Je décidai de braver l’inconnu et continuai crânement mon chemin.
À peine arrivé sur le plateau je me retrouvai face à une troupe ! Et quelle troupe ! En tout, une vingtaine de guerriers, des Bérets-Verts, les plus glorieux et redoutés !
Essayez d’imaginer ce gringalet noiraud et dénudé, campé, pétrifié, avec son escopette et son petit butin, à dix mètres des meilleurs soldats du monde, les Légionnaires du 1er REP !
Je n’en menais pas large du tout, mais j’en savais tout de même assez, malgré mon intense émotion, pour avoir reconnu, en tête, le patron du prestigieux régiment, accompagné d’une dizaine d’autres officiers - sans doute l’état-major au complet - armés de fusils de chasse et suivis d’un groupe de combat en éventuelle protection, tous en tenues camouflées.
Je ne sais plus si j’ai balbutié un timide : « Bonjour, messieurs ! »
Le colonel, lui, un poing sur la hanche, hochait la tête d’un air pensif, ,me considérant en silence des pieds à la tête.
Il finit par me dire : « Alors, voilà : tu as tué ça ! (le perdreau) avec ça ! (la carabine).
À mon tour, j’opinai gravement.
Il se tourna alors vers ses compagnons : « Vous voyez, messieurs ! Ce jeune garçon a tué ce beau perdreau avec son jouet d’enfant ! »
(il est vrai que ma « 22 » ne soutenait pas la comparaison avec leurs fusils de chasse ni avec les MAS 49/56 et les PM de l’escorte).
« Et nous ? Poursuivit-il, qu’avons-nous attrapé avec notre artillerie et nos gibecières ? ... Rien du tout ! »
Là, en moi-même, je poussai un énorme « ouf ! » de soulagement, car le ton était devenu enjoué et les autres riaient franchement.
Il me demanda alors s’il y avait du gibier dans les parages ; je leur indiquai bien volontiers les endroits affectionnés par les perdrix : « Si elles ne sont pas dans cette pièce de vigne-ci, vous les trouverez dans celle-là ! » et nous nous quittâmes avec de francs sourires de complicité cynégétique.
Le temps d’arriver à la ferme, j’entendis claquer les coups de fusils qui devaient sûrement enfin leur permettre de garnir les gibecières.
Hélas ! quelques mois plus tard, un après-midi me souvient-t-il, je versais d’amères larmes en suivant, à la radio, le reportage en direct des obsèques de notre vaillant soldat après qu’il ait été tué en opération.
Gagné par l’immense peine suscitée chez tous par ce terrible événement, le reporter lui-même ne dominait plus ses sanglots … Ah, la superbe mais déchirante sonnerie : « Aux Morts ! »
Pour moi, comme pour beaucoup d’autres sans doute, le colonel JEANPIERRE rejoignait ROLAND, BAYARD, TURENNE, DANJOU et BOURNAZEL au panthéon des purs héros fauchés au combat pour le service d’une noble cause.
Aussi, sans retenue et du fond du cœur, j’ai pleuré un valeureux ami.
Jean-Claude Domenech 03 Mars 2008
En complément pour présenter ce héros de légende.
’’Soleil est mort’’ par Hélie de Saint Marc 15/10/2007.| Mise à jour : 02:16 | .
LE 27-05-1958 à 14h45 le message court sur les antennes du premier régiment étranger de parachutistes. Il est repris sur toutes les antennes du monde. « Soleil » est l’indicatif du colonel Jeanpierre en 1958 en Algérie. Avec le premier régiment étranger parachutistes qu’il commande et d’autres unités d’élites, il remporte une dure et fulgurante victoire sur ses adversaires (l’ALN) qui tentent de s’infiltrer en Algérie depuis leur base tunisienne.
Oui, la bataille des frontières se termine par une victoire. Mais Soleil est mort. Déjà figure de proue, sa mort au combat ne fait qu’amplifier sa légende de chef de guerre.
Jeanpierre n’était pas héritier, sinon d’un souvenir, celui de son père, un capitaine de chasseurs tué au front en 1916. Il s’engage comme simple soldat, et ensuite se trouve toujours aux avant-postes de l’histoire : ses galons ne sont pas conquis dans les ministères ou dans les salons, mais au combat : batailles fratricides en Syrie, Résistance, Mathausen, Libération, il sera pionnier, avec quelques autres, des unités parachutistes de la Légion, engagement dans des conditions tragiques sur la RC4, il est l’un des 24 rescapés de son bataillon, Suez, bataille d’Alger.
Le colonel Jeanpierre avait fabriqué un bataillon puis un régiment à son image. Sa tête était massive. Son regard froid. Il avait le goût de la solitude et du silence. L’entraînement devait être plus exigeant que les conditions réelles du combat.
Une volonté d’acier
Il disait parfois : « Quand on fait la guerre, il faut prendre les moyens de la gagner, sinon c’est un crime. »
Il parlait peu de son passé concentrationnaire. Mais un jour, il m’a fait cette confidence : « Vous savez, Hélie, vous l’avez connu vous-même, quand on a dépassé la frontière qui sépare l’humain de l’inhumain, on en est marqué à jamais. »
L’entraînement ne faiblissait jamais. Pour Jeanpierre, un soldat blessé à l’instruction évitait peut-être dix ou quinze morts à l’heure du combat. Une impulsion sans concession au début d’un accrochage, c’était peut-être éviter l’enlisement meurtrier.
Je me rends compte, en écrivant ces lignes, du décalage qui existe entre un homme comme Jeanpierre et les tempéraments qui sont mis en valeur aujourd’hui. De tels caractères, plus résistants que le métal et les comportements qui les accompagnent, ne peuvent naître et être acceptés qu’à des époques de bouleversements et de terribles secousses.
Par touches successives appuyées sur de nombreux témoignages, Raymond Muelle fait revivre pour nous avec talent le colonel Jeanpierre, avec ses contradictions, ses doutes, son mystère, sa volonté d’acier, sa générosité, son génie du commandement, sa rage de vaincre.
« Soleil est mort » mais son souvenir perdurera dans nos mémoires à nous tous qui l’avons connu, et dans votre souvenir à vous tous qui avez voulu le connaître à travers le beau livre de Muelle. Oui, je crois que sa mémoire perdurera au-delà de nous tous dans l’esprit de ceux qui vont nous suivre, parce que sa stature massive, sa personnalité complexe, sa dureté vis-à-vis de lui-même, sa dureté vis-à-vis des autres, sa capacité de se surpasser, cette incroyable capacité d’amener ceux qui étaient sous ses ordres à se dépasser eux-mêmes, sa connaissance des hommes, continueront longtemps à fasciner... et à instruire.
L’homme est quelque chose qui vaut la peine d’être dépassé. Et le dépassement suprême est de risquer sa vie pour quelque chose de supérieur à soi-même.
C’est là que l’on rencontre le mystère de la guerre et la noblesse de ceux qui font de la mort au combat l’accomplissement de toute une vie.
Jeanpierre, un soldat de légende de Raymond Muelle L’esprit du livre, 224 p., 24 €. http://www.lefigaro.fr/litteraire/2...