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D’un mois de mai à l’autre ou de la violence à l’espoir.

lundi 23 juin 2008, par Collectif.

Qui se souvient encore aujourd’hui de ce qu’a été mai 1958, mois fondateur de la Ve République ? Le pouvoir était alors déliquescent et incapable de faire face à l’insurrection armée qui s’était levée en Algérie. Le 13 mai 1958, une manifestation impressionnante à Alger frôle l’émeute et finalement accouche d’une nouvelle république stable. Cette République a acquis sa légitimité dans la durée et a su résister, dix ans plus tard, à la bourrasque de mai 1968.

Dernièrement, nos médias ont préféré évoquer de long en large « mai 1968 » : la révolte des étudiants nantis contre la société de consommation, contre les valeurs traditionnelles, contre la rigidité sociale et les modes de pensées d’alors. Un ancien baba cool de mon village a même fait la une de la presse régionale. Son titre de gloire : il avait été, en mai 1968, le premier étudiant à lancer un pavé sur les CRS !.... Quel héroïsme !.....Nous avons eu droit à la télévision à des documents d’archives démontrant, preuves à l’appui, à nos jeunes des banlieues qu’ils n’ont rien inventé en saccageant et en brûlant : ils sont les dignes fils de leurs parents qui il y a 40 ans leur ont donné le bon exemple.


Dix années plus tôt, les étudiants en mai 1958, n’auraient pas manifesté de la sorte. Leur avenir, que ce soit en France ou en Algérie, était plombé par les incertitudes de ce qu’on appelait pudiquement « les événements d’Algérie » au cours desquels ont eu lieu des violences inouïes.

Comme cette violence voulue et organisée (le même genre de terreur que celle que nous avons connue en 1789), est encore d’actualité dans bien des pays dans le monde : Colombie, Afghanistan, Irak, de façon endémique dans certains pays d’Afrique, il m’a semblé opportun, à travers un extrait du livre de Jean Brune « Interdit aux chiens et aux Français » de présenter sous forme un peu romancée et un peu bien sentie :

  • les violences d’alors,
  • un raccourci de ces journées de manifestations de foules chargées d’espoir qui ont vu arriver au pouvoir le général De Gaulle. Les articles sur le sujet, bien sûr ne manquent pas. Cependant, cet auteur viscéralement attaché à sa terre, l’Algérie, fait revivre ce tournant de l’histoire, de façon romancée, avec tellement de cœur, de conviction et d’honnêteté, qu’on en oublie son engagement pour le faire sortir de l’oubli.

« Je rentrai à Alger par le chemin des écoliers... Oran et ses maisons blanches serrées dans un écrin de montagnes fauves dont j’ai vu d’étranges répliques à Barcelone, à Alicante ou à Séville... La vallée du Chélif, cette crue de jardins qui coule entre des paysages patinés d’éternité, où Rome est partout présente.

Chez mon ami le bachaga Saïd Boualem, j’admirai de beaux chevaux présentés par un adolescent aux cheveux paille et au profil tranchant de coureur de pistes ; un homme-félin né pour la chasse, la poursuite et le guet.

Du balcon de Margueritte bordé de vignes, j’allai voir le soleil se coucher sur l’Ouarsenis ; prodigieux spectacle dont chaque passage renouvelait les fastes barbares... Médéa et les cerisiers qui poussent en bordure des vignobles. Aumale, l’antique Auzia où fut capturé Jugurtha... Les pentes du Lalla Khediddja hérissées de forêts de cèdres où dorment beaucoup de mes souvenirs d’enfance... Bouira, Drâ.EI-Mizan... et sur la route de Tizi-Ouzou, la ferme de mon ami Eugène Dustou ; halte familière où, chaque fois, j’apprenais davantage l’Algérie humaine dans cette fraternité du travail qui liait Dustou à ses ouvriers ; compagnonnage d’hommes austères et simples, nés sur les mêmes terres, aux traits coulés dans le bronze par le même soleil et dont les inquiétudes et les espérances naissaient des mêmes menaces et des mêmes promesses qui gonflaient les nuages ou brûlaient sous les ciels impavides.

Partout j’avais perçu la même angoisse, invisible dans les paysages inchangés, mais partout présente comme une mystérieuse maladie de la vie. Tenter de la définir, c’est définir du même coup cette technique des guerres politiques qui a plongé le siècle finissant dans des horreurs que les âges de carnages n’avaient pas connues.

C’était la mort installée au cœur même de la vie ; non pas la mort-accomplissement dans laquelle s’achèvent tous les êtres vivants, ni la mort affrontée sur les champs de bataille qui est sacrifice consenti à une idée, c’est-à-dire à une conception de la vie offerte aux survivants par les condamnés comme un héritage.

C’était la mort dont le cortège d’effroi était multiplié par un sentiment d’injustice. Chaque victime était un otage innocent versé dans les charniers pour satisfaire aux exigences glacées d’une arithmétique de la terreur.

Peu importaient les qualités ou les défauts des victimes, leur nom, leur poids d’entrailles humaines et les symboles inclus dans leur métier. Ce qui comptait, c’était le nombre des morts à partir desquels la peur s’installait dans la vie et commençait de la corrompre comme un poison.

On ne tuait pas comme on tue à la guerre pour ouvrir dans les rangs de l’ennemi des brèches dans lesquelles s’engouffraient les soldats. On tuait pour créer un scandale et par ce scandale attirer l’attention du monde non pas sur les victimes, mais sur les bourreaux.

L’entreprise supposait une organisation méticuleuse des complicités ; chaque nouveau mort étant l’occasion d’exprimer les solidarités qui liaient le meurtrier à un immense camp d’intérêts et d’idées….

Car c’était cela le mécanisme de la guerre dite « révolutionnaire ». C’était l’assassinat des innocents, conçu comme une technique d’alerte destinée à attirer l’attention sur les revendications politiques des assassins.

Et plus le crime était monstrueux, plus l’émotion qu’il soulevait servait la monstrueuse cause. À Boufarik, près d’Alger, officiait le docteur Rucker. Il avait été mon condisciple au lycée d’Alger ; donc, celui d’Albert Camus. C’était un gentil bohème aux gestes un peu gauches, mais dont la charité était inépuisable ; l’un de ces médecins algériens toujours penchés sur les humbles, pour qui la médecine était un sacerdoce.

Un jour de consultation, l’un de ses « malades » brandit un revolver et tua le docteur Rucker de quatre halles tirées à bout portant. Le meurtre fit sensation. Fleurirent les articles condamnant le « colonialisme ». Dans ces pages, on accusait la France d’entretenir en Algérie plus de gendarmes que de médecins ou d’instituteurs ; mais les techniciens de la terreur tuaient plus de médecins que de gendarmes et le premier mort de la guerre d’Algérie était justement un instituteur. Peu importait l’état des victimes ! Ce qui comptait, c’était que chaque jour reçût sa fournée de morts pour que ne s’éteignît point la controverse politique. Le sang du docteur Rucker servait d’encre à Mauriac ou à Sartre, et aux procureurs de l’O.N.U.

Longtemps les Français d’Algérie avaient courbé la tête sous l’orage. Ils attendaient que leur fût rendue la justice élémentaire qui exige que soient châtiés les hommes qui attentent à la vie des hommes. Au bout de cette longue patience, ils avaient découvert qu’ils étaient seuls à faire les frais du procès. C’est que la subversion avait pris soin de pourrir les esprits et l’occasion est belle d’en démontrer ici une part du mécanisme.

La calomnie sur l’exploitation coloniale permettait de camoufler les crimes commis sur les innocents en une sorte de justice sommaire exercée sur des coupables. Les assassins devenaient des redresseurs de torts. Ce sera l’une des hontes de ce siècle finissant d’avoir admis comme un postulat l’idée de culpabilité collective qui a livré des foules entières aux mains des bourreaux improvisés et fait payer à des enfants les délits imputés à des sociétés. Mais à travers ces confusions, on entrevoit ce qui, jour après jour, est devenu la hantise des Français d’Afrique. Ils ont cherché à se laver de la calomnieuse accusation de colonialisme, pour être rendus à leur état d’innocents injustement frappés…. C’est le sens des grandes offrandes de mai 1958 : une « Nuit du 4 Août » étalée sur quinze jours de soleil dans un ressac de clameurs et de chants.


Ce qui a éclaté le 13 mai 1958 s’était noué lentement jour après jour dans l’esprit des civils et celui des soldats comme deux courants parallèles qui se mêlent soudain et bouillonnent dans les remous. Les premiers rêvaient de démontrer leur innocence. Les seconds avaient identifié leur ennemi : le doute, et ils avaient tenté d’en exorciser les maléfices par le verbe, comme Oudinot, ou par le serment, comme le colonel Hargous et ses pairs, dispersés face aux tribus prisonnières de la peur dans le dédale des « djebels » .

Mais le serment ou le verbe restaient des exorcisations locales. L’idée était lentement née dans l’esprit des soldats que rien ne serait acquis tant que Paris ne prendrait pas solennellement en charge le serment. Et tout naturellement ils se tournaient vers le solitaire de Colombey-les-deux-Eglises, parce qu’ils étaient victimes de l’illusion commune à tous les hommes de guerre tentés de croire que l’uniforme est un gage de patriotisme.

La première démarche avait eu lieu le 12 juillet 1957. Ce que l’on avait appelé la bataille d’Alger venait de s’achever par la déroute des poseurs de bombe. La France découvrait les unités de parachutistes et apprenait à épeler les deux syllabes un peu fracassantes du nom d’un condottiere à la silhouette de maréchal d’Empire qui s’appelait Massu. Le gouvernement avait décidé de faire de la traditionnelle parade du 14 Juillet une sorte de baptême populaire de l’armée engagée dans la bataille d’Afrique, et des soldats avaient chargé l’un des leurs d’aller dire au général de Gaulle que l’occasion était bonne pour en finir avec les confusions. Le messager était un commandant vétéran de tous les combats livrés en Asie et en Afrique.

Il arriva à Colombey en fin de matinée ayant passé un imperméable par-dessus sa tenue panthère et enfoui son béret dans sa poche. Il fut reçu dans le jardin, parce que le général recevait ce jour-là un colonel et son épouse.

Commença la promenade sous les grands arbres.

  • Qu’avez-vous à me dire ? demanda l’ermite. Le soldat parlait avec fougue.
  • Eh !... du calme !... du calme !... dit le grand homme.
  • J’avais, m’a dit plus tard le messager, l’impression que les mots ne portaient pas ici les mêmes échos qu’ils portaient en Afrique. Ici, l’on avait d’autres soucis.
  • Les généraux sont des imbéciles, répondait l’oracle, et les Français ne pensent qu’à leurs vacances.
  • Il reste une jeunesse vivante... des soldats.
  • Vous voulez parler de vos parachutistes ?...Ces soldats à rouflaquettes...
  • Ils se battent bien. Le combat n’intéressait pas l’oracle. Il se mit à réciter des passages de ses Mémoires.
  • Mon général, dit le messager, quatre mille parachutistes seront ce soir à Paris. Si vous le voulez, tout sera dit... L’ombre leva ses grands bras sous les frondaisons.
  • Non !... dit-il. L’armée perdra l’Algérie, la France perdra l’Alsace et la Lorraine. Je ne verrai heureusement pas ces choses de mon vivant.

L’entrevue s’acheva sur ces sombres prophéties que le « prophète » devait se charger d’accomplir en partie. Le débat n’avait pas atteint ces sommets que l’Histoire, racontée depuis par Malraux aux foules extasiées, prête au personnage de légende retiré sur son Aventin des Marches lorraines. Mais l’entrevue avait laissé un germe dans l’esprit de l’ermite.

De Gaulle ne voulait pas recevoir le pouvoir des mains des parachutistes. Il souhaitait être investi légalement par les Chambres. Lors de la crise du 13 mai 1958, la menace des régiments de parachutistes allait lui permettre d’arracher aux parlementaires l’investiture désirée.

Le schéma est simple. D’un côté, par l’intermédiaire du général Dulac, de Gaulle préparait le saut des parachutistes sur Paris. De l’autre, il se présentait, devant le Parlement, comme seul capable d’écarter la menace du saut. D’un côté, il était le « général-putsch ». De l’autre, le « civil-anti-putsch ».

Les parachutistes croyaient arracher de Gaulle à Colombey pour en finir avec les politiciens et ceux-ci imaginaient appeler de Gaulle à quitter Colombey pour contraindre les parachutistes à rentrer dans l’obéissance. Le général était à la fois la foudre et le paratonnerre ; et le parti de l’armée et celui des parlementaires assuraient ensemble l’immense figuration des dupes. Le reste est anecdote ; prétexte d’une brusque ruée de la foule sur le Forum d’Alger, contre les grilles du Gouvernement général de l’Algérie.

Une boutade du colonel Roland Vaudrey le dit bien.

  • On m’amuse beaucoup, me dit-il un jour à Rome dans un restaurant de la piazza Navona... On m’amuse beaucoup avec les histoires de la foule prenant d’assaut le Gouvernement général, dans l’après-midi du 13 mai. Je commandais alors le secteur Alger-Sahel ; c’est-à-dire que la défense du Gouvernement général m’incombait... et si je ne m’étais pas laissé discrètement « enfoncer », croyez-moi, personne ne s’en fût jamais emparé... Je le savais. On le vit bien le 24 janvier 1960. ………

…….J’avais vu sur les escaliers qui montent au Forum, comment le colonel Vaudrey s’était laissé « discrètement enfoncer ». Michel Sapin-Lignières escaladait les marches. Un rideau de parachutistes barrait les derniers degrés, file d’hommes bariolés, découpée sur le ciel dans lequel dérivaient de petits nuages pommelés. Quand Michel Sapin-Lignières atteignit le barrage, un sous-lieutenant cria :

  • On ne passe pas !
  • Si vous nous empêchez de monter, rétorqua Sapin-Lignières, nous allons être contraints de vous bousculer.
  • Alors, monsieur, passez ! dit le sous-lieutenant. La foule s’engouffra dans la brèche.

Derrière les grilles du grand immeuble aux lignes pures, symbole d’un vide politique dans lequel prospérait la guerre, le colonel Ducourneau gesticulait, face à l’émeute débonnaire. Un camion manié comme un bélier abattit la barrière ; puis Pierre Lagaillarde apparut à l’un des balcons, et des flocons de fumée noire commencèrent à couler d’une fenêtre du rez-de-chaussée….

On était allé chercher le général Massu pour lui dire que la foule jetait les machines à écrire par les fenêtres du Gouvernement général de l’Algérie, et Massu était accouru criant : « Faites cesser ce borde ! ». Car pour un général, il est évident que des machines à écrire qui s’envolent par les fenêtres sont un signe de « bordel ».

L’Histoire de France est jalonnée de « bordels » de ce genre, que les généraux sont justement chargés de réprimer. Ce n’est qu’ultérieurement, et si l’intervention des généraux a été vaine, que les « bordels » prennent figure de légende….

Dans la bousculade de l’assaut, l’événement avait un moment hésité entre le burlesque et le tragique. Pressé, ballotté par une foule en délire, dans le grand bureau des gouverneurs, aux tapis déjà semés d’os de poulet et de bouteilles de bière, Massu avait crié :

  • Que voulez-vous ? Une voix avait répondu :
  • Un comité de salut public ! Massu ne savait sans doute pas très exactement ce que recouvrait la suggestion. Il avait répondu : « Bon ! » Et la distribution des sièges avait commencé…..

J’avais parcouru les enfilades de couloirs maintenant déserts du Gouvernement général de l’Algérie. Le palais. évoquait une bâtisse ravagée par une crue, avec ses couloirs semés de débris, sa cour d’honneur jonchée de papiers brûlés, inondée par les pompes à incendie, ses palmiers saccagés, ses grilles renversées, ses verrières brisées et ses portes béantes. On pensait à l’épave d’un bâtiment englouti dans la nuit avec ses centaines de sabords aveugles et ses grandes étraves de béton.

Au bout de la perspective du Plateau des Glières, les bras des jetées et les chevelures métalliques des palmiers se solidifiaient lentement dans l’aube, découpés sur la mer d’or fondu.

Loin sur l’horizon de l’est, les monts de Kabylie émergeaient de la nuit comme des pierres incandescentes. Sur le Forum vide, un motocycliste solitaire décrivit une courbe et s’arrêta devant la grille. Je lui demandai ce qu’il voulait et pourquoi il était là à cette heure matinale.

  • Chaque matin, me dit-il, je prends mon service à la même heure. Je suis chargé du nettoiement. Je lui montrai le chantier de pillage qu’était la cour d’honneur et, la mitraillette à l’épaule, j’empruntai l’escalier géant qui descendait vers l’aurore. Je rêvassais face au levant embrasé. Ce préposé au nettoyage me ravissait. Il était le lien qui, à travers les désordres, enchaînait les choses à la pérennité. La vie recommence toujours dans les petites tâches. Peut-être sont-elles le fil d’Ariane qui permet aux hommes de ne pas se perdre dans ce que Jean Jaurès a appelé l’incohérente lenteur de l’universel.

Les grandes dates historiques portent en elles une légende qui est à l’Histoire un peu ce que lui sont les images d’Epinal et qui en altèrent le sens plus qu’elles ne l’expliquent. On a souvent dit que le 13 mai 1958, les Français d’Algérie avaient appelé de Gaulle. Rien n’est plus faux !

En ce printemps des chimères, les Français ne détiennent en Algérie aucun levier de commande. L’armée est partout et partout les populations dispersées dans les villages ou groupées dans les grandes cités lui vouent une affectueuse déférence parce qu’elle est le rempart vivant contre lequel bute la folie sanguinaire des rebelles. De toute façon, l’armée est seule dépositaire de la force. Elle double partout le pouvoir civil et, au fur et à mesure que l’on s’enfonce dans les « djebels » et les hauts plateaux, presque partout, le supplante et le remplace. Le pouvoir civil est légalement le maître ; mais aux échelons d’exécution, c’est l’armée qui assume en fait le commandement.

Dans la nuit du 13 mai, on a pu croire que le pouvoir civil, battu en brèche par l’émeute, était passé aux mains des Français d’Algérie. Ce n’était qu’une illusion. En fait Massu, consentant à la naissance d’un « Comité de salut public », désamorçait l’émeute et s’y substituait puisqu’il contrôlait ce Comité sans pouvoirs réels et puisqu’il détenait la réalité des pouvoirs. Le 14 mai au matin, l’armée était le pouvoir à Alger. Mais ce cadeau lui brûlait les doigts. Accoutumée à obéir, l’illégalité l’effrayait.

A Paris, un journal titrait : « La République a reçu un coup de Massu. ». Mais à Alger, Massu tenait une conférence de presse au cours de laquelle il répétait : « Je ne suis pas un général factieux. » En somme, l’armée détenait partout la réalité du pouvoir ; mais comme une gérance dont elle avait hâte de se débarrasser. Elle en tendait partout les encombrants symboles à qui voulait les prendre. Le cocasse, c’est que personne ne se présentait pour recevoir l’hommage.

Ici, l’on mesure l’intérêt du petit commando gaulliste dépêché sur place par le faux ermite de Colombey-les-deux.Eglises. À Salan et Massu, anxieux de retrouver une légalité, il vient chuchoter : « Nous en avons une... Elle s’appelle de Gaulle... » De surcroît, cette « légalité introuvable » se présente coiffée d’un képi. C’est inespéré !

Les généraux s’y ruent. Le destin est en marche. Mais les Français d’Algérie n’ont pas été consultés et ils n’ont pas les moyens de se faire entendre. L’armée commande. Elle a choisi. Elle ne permet pas que soit suspecté le patriotisme d’un militaire. « On ne discute pas, dit le colonel Lacheroy, la thérapeutique d’un médecin qu’on a choisi. " Mais les Français d’Afrique n’avaient rien choisi. L’armée s’était engagée pour eux, et aux inquiets elle affirmait qu’elle se portait garante du reste. C’était un nouveau serment de Sidi-RhaJem.

L’autre volet de la légende de mai 1958 est gravé par les mains des Algériens et des Français d’Algérie, nouées dans un crépuscule qui ressemblait à une aurore. Il est curieux de noter que presque tous ceux qui, en France, prétendent faire profession d’amour – les croyants qui pensent avoir reçu du Christ la révélation de la fraternité et les athées qui croient l’avoir héritée de la Révolution - n’ont eu que dédain et brocards pour les fraternisations de mai qui, à travers toute l’Algérie, ont jeté des millions d’hommes les uns vers les autres…..

Fallait-il que les Algériens fussent maudits pour que pussent être scellées contre eux de telles alliances ! A Moscou, à Rome, à l’archevêché d’Alger et dans les clubs de Paris, on a dit que les grandes houles qui avaient brassé les Français et les Algériens sur les places des villages d’Afrique avaient été « provoquées » ; mais le mot qui voulait condamner exprimait l’absolution la plus magnifique. Car l’essentiel était justement que germât dans l’esprit des Français l’idée d’aller chercher leurs frères algériens. L’essentiel était comme toujours l’intention, la démarche. L’essentiel était que des hommes s’en allassent vers d’autres pour leur dire : « Venez ! ... Votre place est avec nous, à égalité sur les forums de soleil où l’on oublie les malentendus pour fonder une Algérie fraternelle. " Quand déferlent les foules dans les rues de toutes les cités du monde, ces cortèges sont toujours provoqués par un appel.

Le véritable sens des fraternisations de mai, c’est que, au cours de ces fêtes données sous le soleil, les Français d’Algérie se sont lavés d’un seul coup de la calomnie qui leur avait été jetée. Allant chercher les Algériens pour les inviter à entrer à égalité de droits et de charges dans une communauté fraternelle, ils démontraient qu’ils n’étaient pas des exploiteurs, qu’ils ne campaient pas sur la terre d’Afrique comme des pillards puisqu’ils proposaient de partager les dignités et les richesses.

Le geste que les politiciens n’avaient pas osé ou pas su faire, ils l’imposaient dans l’improvisation des chansons chantées en chœur sur les places publiques. On a parlé de « nuit du 4 Août ». La comparaison n’est pas aussi insolite qu’elle le paraît. Il faut effectivement remonter à 1790 pour retrouver les mêmes offrandes collectives. Mais à Paris, elles avaient été le fait d’une élite. Ici, c’était tout un peuple qui offrait, dans une grande procession née au cœur des couches profondes où il n’est plus de calculs, mais seulement des réflexes de colère ou de joie et de générosité.

Ce qu’ont refusé de voir les censeurs : Mauriac ou Sartre, et l’archevêque d’Alger à qui son sacerdoce eût pourtant dû inspirer plus de prescience, c’est que pendant ces journées l’ivresse de donner avait fait surgir un autre être dans chacun des hommes et des femmes qui se bousculaient sur les forums.

Une chrysalide muait brusquement en eux et s’éblouissait de la splendeur de ses ailes. Et s’épuisent en vain ceux qui prétendent dresser des bilans trop pointilleux des torts des Français d’Algérie depuis cent ans, et rien n’est plus méprisable que ces calculs de boutiquiers, parce que justement les coupables n’existaient plus.

J’ai vu des visages de broussards modelés dans la glaise, burinés par le soleil et pétris par le vent des steppes, fondre soudain en larmes et s’éclairer d’une surprenante beauté. Ces hommes qui, depuis quatre ans, s’inquiétaient pour leurs biens et tremblaient à l’idée de les perdre, découvraient tout à coup le délire d’offrir.

Tous ont été marqués par la joie grave que leur a versée cette révélation. Aucun n’oubliera jamais les jours de mai au cours desquels, pour la première fois, quelque chose les a appelés au dessus de la condition humaine ; et jusqu’au bout des années, ils vivront avec, scellée au cœur, cette nostalgie de l’être meilleur qu’ils ont entrevu une fois en eux-mêmes. Ils ne peuvent pas pardonner d’en avoir été chassés.

Les révoltes s’allument à ces sortes de frustrations monstrueuses ajoutées à la conscience d’être devenu troupeau d’otages dans lequel on puise pour soutenir les mensonges des propagandes ». Jean Brune.


Les témoignages sur les fols espoirs nés du 13 mai ne manquent pas. Un proche, Jean Pierre Illiano, natif de St Ferdinand près d’Alger, m’a fait parvenir le témoignage suivant qui confortera ce qui a pu être écrit sur le sujet. Jean Pierre fréquentait un lycée où la mixité entre communautés était une réalité. Voici son témoignage concernant « Le 13 mai 1958 »

« En mai 1958, j’avais seize ans. J’étais lycéen au lycée de Ben Aknoun à Alger.

Jean Pierre Illiano en 1958.

Le 13 mai 1958, il y a eu une véritable fraternisation entre les communautés : celle d’origine algérienne et celle d’origine européenne. A quelques jours de là, je me souviens parfaitement qu’avec les internes du Lycée de Ben Aknoun, annexe du lycée Bugeaud, nous avions décidé de manifester leur patriotisme.

Oubliant le règlement du lycée, notre groupe, composé également de lycéens d’origine algérienne, avait quitté l’internat et s’était rendu à pied vers le « Forum » d’Alger, place située devant le « Gouvernement Général », siége des représentants du Gouvernement français. Il s’agissait d’aller manifester son adhésion au mouvement né à la suite du 13 mai.

Le lycée de Ben Aknoun était situé dans la périphérie d’Alger et notre groupe de manifestants se dirigeait vers El-Biar localité située sur le chemin du forum. Un camion militaire est passé près de nous : les militaires nous ont aimablement invités à monter dans leur véhicule.

Sans bien en mesurer la portée, nous clamions des slogans contre Pierre Pfimlin, alors Président du Conseil du dernier gouvernement éphémère de la IVe République.

Le camion ne nous a pas conduits au « Forum », mais s’est arrêté sur la place devant la mairie d’El-Biar où des haut-parleurs diffusaient de la musique militaire. A notre arrivée, la musique a été interrompue. Nous avons été accueillis par un message de bienvenue : « Le Comité de salut public d’El-Biar félicite les jeunes pour leur patriotisme et leur discipline ! »

Flatterie de circonstance, en partie !.... car si nous n’étions pas très disciplinés, nous étions relativement calmes et, naïveté de nos seize ans oblige, heureux de faire un geste pour l’histoire. J’ai oublié la suite de la journée.

Par contre, je me souviens du retour au lycée de notre groupe. Le concierge nous a réceptionnés. Dans une salle, le Directeur du lycée nous attendait :

  • « Permettez-moi de vous dire que j’ai pu m’inquiéter !.... », ce que, cinquante ans plus tard, je comprends aisément. Un lycéen courageux, persuadé d’avoir trouvé une bonne raison, de lui répondre : « Nous avons voulu défendre l’Algérie française alors que le drapeau français n’a pas été hissé sur notre lycée ».

Point n’est besoin d’évoquer la suite des événements. Quels que soient l’opinion et le camp d’appartenance, les désillusions et l’amertume sont trop cruelles pour être évoquées.

Par contre avec le recul du temps, je reste persuadé qu’un rendez-vous avec l’Histoire, a été manqué à ce moment-là : ce mouvement portait en lui les germes d’une Algérie moderne, dynamique et respectueuse du droit.

Après quatre ans de guerre terrible, le mouvement de fraternisation entre la population d’origine algérienne et la population d’origine européenne a été une réalité vécue par une foule de personnes qui peuvent en témoigner… Cela a été un vrai moment de bonheur et d’espoir où tout paraissait possible.

Le souvenir de la bataille d’Alger, de la grève des cours quelques années auparavant ordonnée par le FLN aux lycéens d’origine algérienne, n’a pas empêché cette fraternisation. Les lycéens de Ben Aknoun avaient envie de vivre ensemble dans une véritable sérénité.

Il y avait devant l’entrée de l’établissement deux cafés, l’un tenu par des Européens, l’autre tenu par des Algériens : tous deux étaient fréquentés indifféremment par les lycéens des deux communautés. Nous nous rendions chez l’un ou chez l’autre pour boire notre café, jouer au baby-foot, au flipper ou acheter des sandwichs…..

Après tant de malentendus, tant de gros orages, ces journées constituaient une belle éclaircie. Voilà que les élans spontanés du cœur succédaient à la violence, « une nuit du 4 août » répondait aux espoirs et aux aspirations sincères de ceux qui croyaient encore à un destin commun entre les différentes communautés composant alors l’Algérie.

Naïfs, nous autres jeunes, pendant un moment, nous y avons cru.

Comment imaginer alors qu’au sommet de l’État, devant une union sacrée d’une telle ampleur, il pouvait en être autrement !.... » Jean Pierre Illiano.


L’histoire ne repasse pas les plats, mais certains aspects méritent sinon d’être célébrés du moins évoqués et entretenue dans les mémoires : les manifestations de masse, sources d’espoir, ne sont pas si nombreuses dans l’histoire de note humanité.

La fraternité entre communautés, une communion de coeur et de pensées au moment où la guerre avait atteint des sommets : voilà que le cœur des humbles et des sans-grade avait parlé. C’était sans compter avec les calculs de ceux qui, dans les deux camps, oublieux de leurs promesses, avancent masqués. Leurs préoccupations en recherchant ou en exerçant le pouvoir : s’imposer en permanence par la pression : être à la fois foudre et de paratonnerre, alors que le peuple regarde vers les étoiles.


L’extrait de l’interview récente de Lucien Neuwirth parue dans le Figaro du 13 mai 2008 renforce la version de Jean Brune.

Le 13 mai 1958 et le retour du général de Gaulle

……. « Avant de gagner Alger, dans les derniers jours d’avril, j’ai rencontré à Lyon le ministre de l’Information Jacques Soustelle, mais aussi le général de Gaulle le 28 avril à Paris à l’hôtel La Pérouse. De Gaulle me dit : « Alors Neuwirth, en Algérie, on n’est pas contre de Gaulle, mais on n’est pas pour de Gaulle. On préférerait une aventure avec un Bigeard, avec deux Bigeard. » À l’époque, le colonel Bigeard était adulé par les pieds-noirs, en tant que patron du 3e RPC. Je lui réponds : « Mon général, je fais partie d’une génération à laquelle vous avez appris qu’il fallait croire contre toute espérance. » Le général me paraissait sceptique. J’ajoute : « Si vous revenez aux affaires du pays, vous pourrez redonner tout espoir à la France. » Et puis de Gaulle m’a raccompagné à la porte et m’a demandé : « Qu’est-ce que vous allez faire, Neuwirth ? » Je lui ai dit sans hésiter : « Mon général, on fera appel à vous. » Il y a eu un petit silence, et il a lâché cette phrase énigmatique, qui a été surinterprétée : « Je vous répondrai. »

Quant à Jacques Soustelle, il s’est montré beaucoup plus dubitatif. « Vous ne croyez pas que vous allez sauver l’Algérie avec Delbecque ? » Fort de mon enthousiasme, je réponds à mon compagnon gaulliste : « Oui, j’espère bien. » Il faut dire que je débarquai à Alger dans un climat qui nous était très favorable. Les Algérois étaient remontés contre les gouvernements qui se succédaient à Paris. Rappelez-vous comment le socialiste Guy Mollet a été bombardé de tomates le 6 février 1956 ! Mais la situation était alors encore plus tendue. Le FLN venait d’exécuter trois soldats français qui étaient des prisonniers de guerre, ce qui était totalement contraire à la Convention de Genève.

Nous savions que nous étions envoyés par Chaban-Delmas parce qu’un climat délétère régnait. Avant le 13 mai, les gaullistes d’Alger étaient un groupe très modeste. On ne savait pas quand et comment ça allait se passer. J’ai été nommé directeur de la radio d’Alger que j’ai aussitôt baptisée France 5 comme un clin d’œil à la Ve Républiqueque nous appelions de nos vœux. J’ai fait réquisitionner des camions avec haut-parleurs qui ont sillonné Alger pour appeler à la manifestation de ce fameux 13 mai. Cette manifestation avait pour but d’exprimer les angoisses et la fureur des pieds-noirs après l’exécution des trois soldats français. Elle avait notamment été lancée par Pierre Lagaillarde, jeune avocat algérois, sous-lieutenant parachutiste. Cette manifestation devait se dérouler au Forum, grande place devant le GG (gouvernement général). Ce jour-là, la foule envahit le GG. Je n’oublierai jamais la scène. Les gens jetaient les dossiers et les machines à écrire par les fenêtres. C’était vraiment la révolte. J’étais en tenue de para avec toutes mes décorations.

J’ai essayé de calmer la foule quand le général Massu est arrivé en fin d’après-midi. Avec son franc-parler, il a dit : « Mais qu’est-ce que c’est que ce bordel ? Mettez-moi de l’ordre dans tout cela. »……

Extrait du Figaro du 13/05/2008 http://www.lefigaro.fr/debats/2008/...


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