Le pire va venir et marquera à vie les témoins de l’horreur. Nous sommes le 30 juillet, une grande opération de nettoyage est prévue sur le Chélia, le plus haut piton de l’Algérie.
Sont concernés : Le sous-groupement A aux ordres du Lieutenant-colonel Klein avec 4 escadrons. Le 1er R.A. avec trois batteries. Le 1er R.E.C. Une section du génie. Le sous groupement B avec : Le 17ème R.C.P., Le 3/7ème R.T.A., Le 2/94ème R.I.
Le sous-groupement A est installé à 5 heures 30 en bouclage face au Nord sur le djebel Arhane et face à l’Ouest de part et d’autre du col de Tizougarine.
À 6 heures 30 le 5ème escadron du 18ème intercepte 2 rebelles et récupère un fusil et une grenade.
À 17 heures démontage de l’opération ; à 18 heures 30 le 5ème escadron abat un fuyard et le régiment est rassemblé en bivouac à 19 heures 30.
C’est fin juillet, il fait chaud, il y a de la poussière. Il fait soif, rien que d’habituel ! On va coucher à la belle étoile.
Le Lieutenant Hélie de Roffignac, commandant le 2ème escadron en intérim du Capitaine Ribollet en mission, est joyeux. Pour lui tout va bien. Il vient de se marier trois mois plus tôt ; sa jeune femme est venue à Babar reçue avec les honneurs.
Hélie de Roffignac est un cavalier dans l’âme. Une valeur sûre. Il a été nommé Lieutenant par décret du 28 juin 59 pour prendre rang 1er août, deux barrettes comme on dit. Il s’est dit qu’il mettrait ses nouveaux galons demain matin, dès le réveil, sur le terrain.
A une heure du matin les ordres sont communiqués par le Lieutenant colonel pour cette journée qui commence.
Le sous groupement A doit déplacer son bouclage vers le Nord Est en direction du Chélia.
Hélie de Roffignac agrafe ses nouveaux galons : « Félicitations mon Lieutenant ! ».
À 04 heures 45 la mise en place est terminée.
Le 2/94ème R.I. fouille en sens Nord Sud vers le fond du bouclage réalisé par le sous groupement A.
Vers 10 heures 45 l’ordre de débouclage est donné : opération nulle.
À 11 heures la plupart des unités composant le bouclage sauf l’escadron du 1er REC ont franchi la limite des arbustes résineux.
Le 2ème aux ordres de Roffignac s’étend du Nord au Sud.
Le tout nouveau Lieutenant donne ordre à ses deux pelotons, ceux de Julien et Taverne de rejoindre le bivouac par le plus court chemin cependant qu’il décide avec les deux autres pelotons Treille et Georges et son P.C. de parfaire, en rejoignant le bivouac, la fouille du terrain situé devant lui.
Deux sources de feu avaient été observées à 11 heures, l’une au Nord du bouclage, l’autre au Sud. Vers 11 heures, sous l’effet d’un vent d’une extrême violence, les feux prennent une ampleur exceptionnelle, les résineux s’embrasent, les flammes sont couchées sur le flanc du djebel et une épaisse fumée sombre s’en dégage en direction de l’arête Est.
Un crépitement de munitions, des explosions isolées se font entendre dans la partie Est du terrain par rapport à l’observatoire P.C..
Le Lieutenant de Roffignac, en atteignant la piste juge la situation sérieuse, son poste radio, hélas, est en panne.
Les flammes remontant à la vitesse du cheval au galop les pentes du Chélia interdisent toute échappée aux deux pelotons qui n’ont que la ressource bien maigre de remonter au pas de course le plus haut et le plus vite possible. La fumée, l’oxyde de carbone ont intoxiqué les soldats qui sont tombés ; les flammes les ont rejoints.
En bas la méprise est totale, pour eux tout le monde est redescendu. Les explosions, certainement des munitions ennemies, hélas il n’en est rien !
Les gars se débarrassent des armes, et tout ce qui peut ralentir leur course à la survie. Peine perdue, ils sont rattrapés par le feu qui les dévore, aucun n’en réchappera. Le Lieutenant de Roffignac passe seul à travers les flammes et est recueilli par le Maréchal des logis-chef Jullien auquel il dit : « Il y a des pelotons qui brûlent et je souffre » puis : « Prévenez ma femme avec ménagement ».
Il est immédiatement évacué par hélico et meurt pendant son transport.
Dès que l’état du terrain rend possible la progression, le 18ème , le 2/1 REC et le 2/94 R.I. entreprennent les recherches.
Les corps sont retrouvés carbonisés, méconnaissables, une vision d’horreur ; mis dans des toiles de tente ou des ponchos les corps sont évacués par hélicoptère sur la ferme Brossais.
47 corps seront ainsi retrouvés le 01 août, 29 du 2ème peloton, 17 harkis de la harka N° 16 et l’aspirant Desmas de la S.A.S.
La fouille reprise le lendemain devait permettre de découvrir 6 corps supplémentaires.
Avec le Lieutenant de Roffignac le total des victimes s’élevait à 54 car au nombre figuraient 6 prisonniers.
J.P.L - Le retour à Babar fut des plus pénibles, ordre fut donné aux hommes revenant d’être à 6 par camion et debout afin de faire voir à la population que nous revenions. Le Capitaine Ribollet, chef d’escadron, était absent, en mission en Israël je crois, ce qui fit que le Lieutenant de Roffignac avait assumé les fonctions de chef d’escadron.
Nous fûmes rassemblés devant le mat des couleurs, drapeau en berne ; comme toujours, minute de silence, sonnerie aux morts. Un Lieutenant que je vis les larmes aux yeux, tant l’émotion était à son comble, tentât de nous réconforter ; il fallait surmonter la douleur, nous partirions en repos aux « cigogneaux » près de Bône.
La soirée et la nuit furent des plus pénibles, tous étaient nos amis, beaucoup avaient fait leurs classes avec nous, nous les connaissions nommément : Christian Moret de Nancy qui m’avait invité au restaurant à Mailly quand je n’avais pas d’argent ; Maurice Van Temsch que le chef d’escadron Chanoine avait fait muter de la base arrière, où il était son secrétaire pour des raisons futiles, et combien d’autres. Des années durant leur visage a hanté mes nuits, puis le temps a passé, les visages se sont estompés puis ont disparu, mais je pense toujours à eux et chaque fois l’émotion m’envahit au-delà du raisonnable.
Le Capitaine revenu, il ne fut plus question de repos aux « cigogneaux », pour lui, et je pense qu’il avait raison, le remède serait pire que le mal. Nous repartîmes en opérations. La vie devait continuer.
La coupe n’était pas bue jusqu’à la lie ! Le lendemain j’eus pour mission de rejoindre la ferme Brussais où les pauvres gars avaient été déposés ; il fallait identifier les corps, qui n’avaient pas encore été reconnus.
Entreposés dan une salle intérieure de la ferme, les cadavres furent sortis et allongés les uns à côté des autres. Nous étions, faut-il le rappeler, le 02 août, la chaleur était torride. Je ne peux faire autrement que de relater les circonstances, j’aurais, ne le faisant pas, l’impression de trahir ; le sang s’écoulait en rigole. Les médecins et chirurgiens, appelés, de l’antenne de Khenchela contribuèrent à la mise en bière de nos défunts camarades, certaines dépouilles nécessitant des interventions relevant de la chirurgie.
Il avait fallu auparavant tenter d’identifier ces corps dont les chairs étaient calcinées. A l’aide de ce que l’on pouvait ! Les fiches dentaires en premier, les maigres indices comme les chevalières ou autres petits détails, malheureusement aucun n’avait pris la précaution, pourtant obligatoire, de se munir de sa plaque d’identité.
Van Temsch fut reconnu grâce à sa chevalière marquée M.T., le chef d’escadron Chanoine, qui l’avait fait muter, s’obstinait à ne pas vouloir le reconnaître, il fallut le convaincre que le « Van » d’origine hollandaise ne se mentionnait pas dans les initiales.
L’Adjudant Treille identifié avec certitude fut reconnu parmi les 6 derniers grâce à sa plaque d’identité qu’en vieux soldat il avait bien sur lui. Qui était celui identifié à sa place ? un harki peut-être étant donné qu’il était quasiment impossible de différencier un Européen d’un Arabe, hors les rares cheveux plus épais apportant un semblant de certitude quant à la race mais pas sur l’identité réelle.
Les corps mis en cercueils plombés partirent sur Khenchela où eut lieu le 03 août une cérémonie funèbre avant le départ vers Philippeville et le retour en métropole pour les uns et l’enterrement sur place pour les autres.
L’aumônier Just de Vesvrottes prononça l’allocution suivante :
« Ils avaient marché longtemps, très longtemps.
Le voyage était long
Et ils s’étaient trouvés dans la lumière tout d’un coup.
C’était le Ciel, mais pas comme sur les images
Dieu n’avait pas une grande barbe blanche.
C’était simplement quelqu’un de très bon
Dont le visage était soucieux.
En voyant arriver tous ces hommes.
Il en avait tant vu depuis quelques années...
Qui arrivaient chez Lui comme la mort les avait pris :
Fatigués, mal rasés, crottés, boueux, méconnaissables
Mais cela n’était rien :
Avec la vie qu’ils avaient menée, leur âme aussi
Avait ramassé de la boue
Et Dieu souffrait en voyant ces hommes
Qui avaient si bien fait leur devoir. . .
Qu’il leur en avait coûté la vie
Avec parfois des âmes qui n’étaient pas jolies
Ce n’était pas toujours facile de les juger
Alors Dieu se tourna vers la Vierge Marie...
Pour lui demander conseil
Et Notre- Dame regardant ces soldats...
Qui l’avaient priée si souvent comme une Mère
Retrouve sur leur front les épines
Qui avaient labouré le visage de Jésus
Sur leurs joues la sueur et le sang qui coulait
Sur les joues de Jésus
Dans tout leur corps meurtri les blessures de Jésus
Et Notre- Dame se tourna vers Dieu :
Vous souvient-il du Golgotha ?
Et Dieu revit son Fils en croix intercédant
Pour les humains :
« "Père, Pardonnons-leur.. »
Ce drame qui nous a tous marqués, où nous avons tous perdu de nombreux camarades, nous a fait pleurer longtemps, marquant à jamais notre mémoire.
Le Lieutenant Hélie de Roffignac a marqué cette triste journée d’un héroïsme incroyable.
C’était un personnage haut en couleur, militaire et chevalier jusqu’au bout des ongles ; adepte de la moto avec laquelle il sillonnait le bled au pur mépris du danger. En opération il était d’une audace inouïe : « En avant, sus à l’ennemi ! » brandissant le pistolet, stimulant ses hommes qui le suivaient en toute confiance. Il était passé au travers de situations dangereuses en riant, criant haut et fort son enthousiasme. Rien ne l’arrêtait, ce jour funeste le feu ne l’arrêta pas non plus, mais son courage n’avait pas suffi à le sauver.
Bien des raisons furent avancées pour expliquer ce drame, l’aviation aurait mis le feu en tirant des roquettes ou en larguant des bidons dits spéciaux, un Colonel d’un autre régiment présent à cette opération aurait donné l’ordre d’allumer les touffes d’alfa comme cela se faisait en fin d’opérations, pour nettoyer le terrain, on ne sut jamais de façon certaine comment expliquer cette catastrophe.
Il semble que le Lt-Colonel Klein pressentait et craignait le drame : bien avant l’incendie de la première mechta il avait fait envoyer un message à tous les prétendants, recommandant de ne pas allumer de feu.
L’escadron sera reconstitué en partie avec des éléments du 3ème escadron de Berthon.
La vie reprendra, comme il se doit, nouvelles opérations, nouveaux drames, nouveaux succès, arrivées et départs : « comment ça se passe ici ? » « Salut les gars, à la revoyure ! »
Les survivants du 1er août, enfin ceux qui n’étaient pas des deux pelotons « Roffignac » et « Treille » se sont durcis, marqués à vie par ce drame impensable. Quand je pense que de nos jours, pour le moindre pétard qui fuse, des équipes de psychologues sont rameutées pour dé choquer, dit-on, les personnes concernées et leur environnement, ce qui, dans certains cas, peut paraître exagéré, je me dis que notre sort était bien différent, tant pour nous que pour nos familles.
« Dis donc l’ancien, il est bizarre untel, à peine tu lui dis quelque chose qui ne lui convient pas, et il part ! » « Tu ne peux pas comprendre, t’as pas connu le Chélia le 1er août ! »
"Histoire du 18e régiment de Chasseurs à Cheval Aurès-Némentchas 1956-1962" de Jean-Pierre Legendre. Voir présentation du livre à la rubrique bibliographie.