Extrait du livre " Des Miages aux djebels. Notre guerre d’Algérie. Alain. André, Bernard, Claude 1956-1962"
Epilogue : Regards et retour vers les djebels : Claude,Philippe.
Philippe Pirel était sous-lieutenant à la SAS de Bouzeguène avec Claude Grandjacques. Voici le CR de leur entrevue en octobre 2004 après s’être quittés 42 ans plus tôt.
Regards d’automne vers les djebels. (2004).
Alors que les Dômes sont saupoudrés par les premières neiges de l’automne et que la luminosité exceptionnelle, propre à cette saison, met en valeur le relief des montagnes, un soleil timide sèche la rosée de la nuit, lorsque débarque aux Bernard, sur le coup de 11 heures, un lundi d’octobre 2004, Philippe Pirel, mon ancien adjoint à la S.A.S. de Bouzeguene.
Il n’a pas changé. Ses cheveux châtains ont un peu blanchi. Bien qu’ayant oublié le bleu lumineux de ses yeux clairs, je l’aurais reconnu entre mille. Quel plaisir de se retrouver, après nous être quittés en janvier 1962, sans même pouvoir nous dire au revoir. Son énergie et son enthousiasme communicatif sont toujours intacts.
J’avais reçu un coup de fil de Philippe me disant qu’il effectuait, pendant deux semaines, des travaux dans une maison qu’il a achetée à Valloire en Savoie. Nous convenons d’un lundi pour qu’il abandonne son marteau-piqueur et vienne jusqu’aux Bernard prendre un peu de repos et évoquer la Kabylie.
Nous avions correspondu les premières années après notre démobilisation, au moment où j’étais dans l’Ariège et lui, à l’étranger, occupé sur différents chantiers : Tunisie puis Maroc où il participa activement à la reconstruction d’Agadir, durement éprouvée par le terrible tremblement de terre de 1960. Quatre années plus tard, j’avais quitté l’Ariège pour Grenoble et nous nous étions perdus de vue.
En 2002, grâce à Internet, je l’avais localisé en Bretagne et avais établi le contact par téléphone. Dans l’été, comme je l’ai fait avec les Bordas, que nous voyons occasionnellement depuis près de vingt ans, je lui ai demandé de valider ce que j’avais écrit concernant Bouzeguene.
Nous ne nous attardons pas sur le paysage qu’il connaît, pour être venu en vacances dans la région. Nous ne prenons même pas le temps de nous extasier sur la beauté de la forêt proche qui habille les pentes adret du Prarion depuis Motivon. Pourtant, le manteau vert austère des sapins est adouci par les taches de rousseur ocre ou or émanant des bouleaux et des frênes qui donnent un air de fête à cette saison de transition respirant la fraîcheur et la gaîté.
Nous tombons dans les bras l’un de l’autre comme deux frères qui se retrouvent après une longue absence. Il embrasse Claude qu’il avait quittée également à Tizi-Ouzou. Nous nous installons dans la maison où il retrouve Pascale âgée de 43 ans qu’il a connue alors qu’elle avait 5 mois !.....
Tout en devisant, nous gagnons le salon. Le temps de déguster un petit apéritif, nous nous installons autour de la table où nous resterons, ce qui paraît invraisemblable, jusqu’à une heure du matin. Nous avions tant de choses à nous raconter !
Philippe m’explique son parcours : après différents chantiers au Maroc et en Tunisie, et avoir poursuivi ses études en travaillant, il avait obtenu son diplôme d’architecte en 1968, et s’était spécialisé dans les chantiers de l’impossible : la reconstruction après des catastrophes naturelles. Il était devenu architecte de l’urgence, dans les pays pauvres, et assurait la reconstruction avec les moyens du bord.
Un destin incroyable ! Il s’était imposé comme humanitaire du bâtiment en créant, à chaque fois sur place, des associations composées des artisans locaux du bâtiment et en fédérant les énergies et les ressources des lieux. Il s’employait à remettre en selle les désemparés, à leur insuffler le courage de rebâtir et de se prendre en charge, sans tout attendre des autres. Il était le poil à gratter forçant au mouvement et le catalyseur qui lançait la dynamique et permettait de créer le climat local de la réussite. Grâce à son action, les anéantis par le malheur reprenaient espoir et voyaient un peu de lumière dans les ténèbres de leur misère. Il diagnostiquait, établissait les projets, rassemblait, définissait les tâches, négociait les achats pour le compte des locaux, conseillait, aidait, intervenait dans les ministères pour obtenir des subventions. Il avait mené des chantiers en Guadeloupe à la suite de tornades, reconstruit des favelas au Brésil...réglé des problèmes d’exploitation de bois dans la forêt amazonienne, indifférent aux chausse-trappes dressées par les professionnels du BTP qui voyaient d’un mauvais œil ce Don Quichotte du bâtiment mener à bonnes fins et concrétiser ses projets, alors qu’eux en étaient encore au stade des études et des chiffrages.
Cet éclectique du bâtiment, qui fourmillait d’idées, avait cependant construit des maisons pour des connaissances, (il faut bien vivre !), et même mené des réflexions avancées qui avaient débouché sur la création en 1977 du premier C.A.U.E. à Périgueux... Ce bourlingueur atypique, spécialiste en communication, défenseur des causes perdues, avec une telle spécialité, n’avait pas fait fortune, mais était heureux du chemin parcouru et de la trace laissée chez les déshérités qu’il avait côtoyés. À l’âge de la retraite, cet actif pragmatique, attentif aux autres, que le travail manuel ne rebutait pas, comme ses mains calleuses pouvaient en témoigner, éclatait encore de vitalité.
À le voir et à l’écouter, sous les rayons du soleil qui filtrent à travers la fenêtre pendant cette saison d’automne, je me rends compte qu’il a conservé intact le dynamisme juvénile de ses 20 ans. Il me semble le voir débarquer, un jour d’hiver, à Bouzeguene 43 ans plus tôt. Il émane toujours de sa personne un rayonnement chaleureux et lumineux.
— Cette vocation ne t’est-elle pas venue après ton expérience de Bouzeguene ! lui dis-je, après qu’il m’eut expliqué son parcours.
— Certainement, car l’année passée à Bouzeguene figure parmi les plus enthousiasmantes que j’ai vécues. Cette affirmation soulève la plupart du temps l’incompréhension et l’incrédulité auprès de mes interlocuteurs lorsque je fais état, rarement du reste, de ce qu’a été ma guerre d’Algérie, terme que je n’aime pas, car pour moi, notre travail n’avait rien à voir avec la guerre.
— Pourquoi rencontres-tu l’incrédulité ?
— Parce que notre action ne correspond pas aux clichés ou aux idées toutes faites sur ce conflit. Ma guerre d’Algérie a été une guerre contre la misère. C’est pourquoi certains de mes interlocuteurs, pour mon action d’alors, me traitent de valet de l’action psychologique et, pour mon activité récente, d’agitateur. Car ce genre d’action dérange les nantis du capital qui veulent faire le bien, à condition que leurs bonnes œuvres améliorent leurs comptes en banque.
— Que notre action n’ait pas été comprise, c’est certain, elle gênait tout le monde. Elle gênait les gros colons conservateurs qui n’avaient pas accepté, par le passé, les Bureaux arabes qui étaient les prédécesseurs des affaires algériennes : ils n’avaient pas intérêt à voir évoluer la masse des fellahs. Elle gênait le F.L.N. qui ne s’y est pas trompé et s’en prenait aux chefs de S.A.S. en qui ils voyaient des assistants sociaux ou des séducteurs dangereux à l’écoute des besoins de la population.
Tu sais les A.A. (Affaires algériennes) ont payé un lourd tribut.
— Dans quel cadre budgétaire s’inscrivait notre action à Bouzeguene ? s’enquiert Philippe qui, avec son expérience sur le terrain, se préoccupe du financement des travaux.
— Dans le cadre du plan de Constantine qu’a lancé le général de Gaulle, peu de temps après son arrivée au pouvoir en 1958. Dans un coin comme Bouzeguene, avant les événements, la présence européenne était pratiquement inexistante. L’action du F.L.N., jusqu’à Jumelles, en juillet 1959, a empêché toute réalisation matérielle au profit de la population dans notre coin reculé de Kabylie. Donc pratiquement aucuns travaux jusqu’à 1960.
— En quoi consistait le plan de Constantine dont j’ai entendu parler ? demande Philippe qui souhaite des précisions.
— Le général de Gaulle chargea Paul Delouvrier qui deviendra Délégué Général du Gouvernement, d’exécuter ce plan lancé fin 1958. Il a pour objectif de rattraper le temps perdu en matière d’actions ou réalisations économiques et sociales et, par voie de conséquence, d’affaiblir le F.L.N. de l’époque.
Il s’agissait de combler le retard pour la construction de logements, d’adduction d’eau, de routes, de dispensaires, d’écoles ... Ce plan a créé et entretenu des illusions chez les militaires, les chefs de S.A.S. et auprès de la population. De Gaulle a ensuite changé de politique, mais le train des travaux était lancé. Ils ont donc été poursuivis comme si nous devions toujours rester.
— Il en était pour les travaux comme pour les opérations militaires, m’interrompt Philippe. De Gaulle a exigé du résultat jusqu’au cessez-le-feu, date à laquelle il ne restait pratiquement plus de rebelles sur le territoire algérien. Puis, au cours des négociations, il leur a tout cédé. On peut s’interroger sur le bien-fondé d’une telle ligne de conduite.
— Tu as raison sur le gâchis en vies humaines dans les deux camps que représente cet aspect de la guerre d’Algérie. De Gaulle entendait conserver la main mise sur le Sahara et le pétrole que nous venions d’y découvrir et d’exploiter. Historiquement, le Sahara n’a jamais fait partie du Maghreb Central. Devant l’obstination du F.L.N., il a fini par mettre les pouces. Il faut dire cependant, à la décharge du général, que le F.L.N., soutenu de façon inconditionnelle par les pays de l’Est, avait un crédit d’opinion important sur la scène internationale et que le sacrifice des siens ne comptait pas. Il voulait rafler la mise. Ses négociateurs, experts en communication et en manipulations, étaient au chaud, de l’autre côté des frontières, à attendre le bon moment pour s’emparer, en Algérie, du pouvoir que va leur abandonner la France.
On peut légitimement se demander pourquoi le conflit va se prolonger encore si longtemps après juin 1958, date de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle ? Il faut se remettre dans le contexte de l’époque soumis à la pression des blocs. Le F.L.N. est à la fois impressionné par de Gaulle dont il se méfie. Celui-ci, de son côté, a sans doute sous-estimé la capacité du F.L.N. à durer. De Gaulle est bien décidé à mettre fin au conflit. Il est cependant tiraillé entre des préoccupations majeures contradictoires : la décolonisation et le souci de grandeur et d’indépendance de la France sur le plan militaire, économique et énergétique. Dans ces domaines, l’Algérie jouait alors un rôle primordial. Il suffit d’examiner les faits et leur calendrier :
- En 1952 Véronique, notre première fusée-sonde décolle depuis la base d’Hamaggir, notre site de lancement spatial situé près de Colomb-Béchar.
- 20 juillet 1956, le pétrole jaillit pour la première fois à Hassi Messaoud. Le gisement est prometteur et pourrait, à lui seul, approvisionner le pays pendant des années.
- 13 février 1960, la toute première bombe atomique française explose à Reggane.
— En somme, heureusement pour nous et la population locale, me rétorque Philippe, nous avons atterri à Bouzeguene à un moment où nos illusions étaient derrière nous, ce qui nous a permis de prendre de la hauteur et d’agir de façon pragmatique pour améliorer le sort des villageois, sans trop nous abriter derrière un discours du genre Algérie française.
— Tu as raison. Nous partions pratiquement de zéro. Tout était à faire. Nous ne risquions pas de nous tromper sur l’utilité de notre travail, face au dénuement général.
— Était-ce également le désert sur le plan administratif avant ton arrivée ?
— Avant les événements, je crois, sans en être sûr, qu’Aït Ikhlef et Bouzeguene faisaient partie d’une commune mixte. Je n’ai jamais eu beaucoup d’informations sur le sujet. Je sais que les registres d’état civil étaient tenus correctement déjà depuis de nombreuses années jusqu’à ce que le F.L.N. interdise les contacts avec notre administration.
Il y avait au moins une école pour les deux communes, puisque Mohand Ou El-Hadj y avait été scolarisé. Compte tenu du nombre d’habitants, la région était manifestement sous-administrée et surtout sous-équipée. Claude est allée dans des villages où elle a suscité la curiosité bienveillante des femmes qui n’avaient jamais vu une Européenne chez elles.
— Comment s’articulaient les différentes missions revenant aux S.A.S. ?
— Pour la gestion des finances communales (exécution du plan de Constantine, gestion du budget des deux communes) et l’aspect administratif (listes électorales, état civil...), les problèmes étaient à régler avec la sous-préfecture. Certains chefs de S.A.S. n’avaient pas cette mission, mais pouvaient avoir à seconder ou conseiller un maire ou un Président de délégation spéciale, ce qui est plus délicat.
À tous les chefs de S.A.S. revenaient les missions de pacification . Il s’agissait d’établir le contact avec la population. Les occasions naturelles ne manquaient pas : établissement des cartes d’identité, de laissez-passer, amélioration des conditions de vie ou de sécurité etc.
Faisaient partie de leurs préoccupations : le développement de la scolarisation par tout moyen y compris construction d’écoles, l’amélioration de la santé de la population grâce à l’A.M.G. (Assistance Médicale Gratuite). Bien souvent, dans des régions perdues comme Bouzeguene, ces missions étaient assurées, dans les faits, par les militaires, car il était impossible de faire venir du personnel civil sur place.
— Donc si je me rappelle, résume Philippe, tu avais trois supérieurs hiérarchiques : le sous-préfet, l’échelon de liaison, l’armée. N’y avait-il pas des problèmes de frontières et de définitions ou répartitions des tâches ?
— J’ai compris très tôt que le nombre de patrons favorisait l’autonomie. Il fallait donc s’adapter en fonction des interlocuteurs ou des moyens disponibles en hommes. Les tâches à accomplir étaient immenses. J’avais à fédérer les bonnes volontés en donnant les moyens d’agir, sans me préoccuper des limites de frontières dans les missions.
— As-tu eu des informations sur la fin des S.A.S. et celle de Bouzeguene en particulier ?
— À partir de 1962, les officiers S.A.S. d’active ont été mutés de façon systématique, tandis que les O.R.S.A. (officiers de réserve en situation d’activité) donnaient leur démission. Ils seront remplacés par des jeunes officiers appelés. C’est ce qui s’est passé à Bouzeguene. Jean Lachaud, mon successeur, n’était pas volontaire pour servir dans les S.A.S.. Il venait du Matériel où il est retourné par la suite.
J’ai établi le contact avec lui par Mialouche qui avait gardé son adresse. Après notre départ, mon successeur a expédié les affaires courantes et continué les chantiers que nous avions mis en route.
D’après Henry Enria (les Chasseurs de l’Akfadou) qui a puisé une partie de ses informations dans le journal de marche du 27e B.C.A., dés février 1962, donc approximativement au moment de notre retour en France, la messe était dite pour la S.A.S. de Bouzeguene et pour le 27e B.C.A.. Celui-ci abandonne progressivement ses postes, sous la neige. Le P.C. du bataillon sera installé provisoirement à Azazga. La S.A.S. d’Aït Zellal sera repliée un moment sur la S.A.S. de Bouzeguene, qui, à son tour, sera repliée le 7 mai 1962 sur la S.A.S. d’Iffigha avant d’être dissoute peu de temps après.
À partir de cette période, progressivement la population sera livrée à elle-même et au F.L.N.. Selon Lachaud, qui, avec l’Hotchkiss, a transporté Mialouche et Boullakel à Maison Blanche, les moghaznis qui ont voulu aller en France, ont pu y aller. Lorsque la S.A.S. a quitté Bouzeguene, tout a été laissé sur place. Il n’y a pas eu de contact, à son échelon, avec le F.L.N. qui a dû occuper les lieux. Mialouche me rappelait récemment qu’en descendant d’Iffigha, lors du trajet pour gagner l’aéroport, ils ont croisé une colonne de l’A.L.N..
— Donc, notre mésaventure nous a épargné le spectacle lamentable de cet abandon et de ce reniement que nous pressentions. Notre sanction nous a évité un drame de conscience. Le cordon a été coupé par d’autres. Crois-tu que cela aurait pu se terminer autrement ? finit par conclure Philippe :
— On ne refait pas les évènements qui ont accompagné ce divorce sanglant. L’O.A.S., fruit du désespoir et conséquence du terrorisme, a compliqué le schéma. Il n’est pas évident que le F.L.N. ait souhaité le maintien de la présence des européens. Il portait en lui, de façon congénitale, les gènes de la violence. De Gaulle qui était pressé de tourner la page, a donné rapidement les clés de l’Algérie, pour se consacrer à d’autres tâches. Il n’a pas (ou peut-être pas pu) exigé de garanties sauf celles de pouvoir faire éclater sa bombe atomique à Reggane dans le Sahara, de pouvoir continuer à lancer nos fusées depuis Hamaguir, près de Colomb-Béchar, et de conserver la base navale de Mers El-Kébir, pendant le temps de rentabiliser les investissements.
Mais on ne peut vivre de regrets. Par contre, la France aurait dû s’occuper du sort des Pieds-noirs et des Harkis, car ce qui est arrivé était prévisible. De Gaulle a fait comme s’il n’y avait pas de problèmes. De son piédestal, il n’a pas voulu faire preuve de compassion. Il a fait comme si les accords d’Évian étaient appliqués alors qu’ils n’ont été que chiffon de papier et que la sécurité des personnes a été violée. En l’occurrence, nous avions la maîtrise du terrain, des accords signés en bonne et due forme. Sur ordre, les Harkis, Moghaznis qui avaient valeureusement combattu à nos côtés, ont été désarmés et abandonnés. Jamais, aucune armée au monde n’a reçu un tel ordre.
— Tu as des informations à ce sujet ? À l’époque, je n’ai pas eu beaucoup d’informations. Je ne les ai peut-être pas cherchées. Il faut dire que je ne voulais plus entendre parler de rien. Il semble cependant qu’il y ait eu une véritable conspiration du silence sur le sujet. Devant cette ignominie, bien des anciens d’A.F.N. se refusent à associer la date du 19 mars comme étant celle de la fin de la guerre d’Algérie. En effet, après cette date, non seulement 300 des nôtres trouveront la mort, mais surtout, la guerre civile a continué, plus sanglante que par les années passées. L’O.A.S. a sévi dans des villes comme Alger et Oran jusqu’en juin, tandis que le F.L.N. ou certains éléments de la population musulmane s’en prennent aux Européens : le massacre et l’enlèvement d’Européens ont commencé en avril en particulier à Oran, et se poursuivront en juillet. Pour les Harkis et les Moghaznis, c’est pire encore. Eux et leurs familles sont massacrés en masse par dizaines de milliers.
Les massacres des supplétifs ont commencé dès le 6 mars 1962 dans une S.A.S. comme celle de Boualem près de Géryville où j’ai effectué des opérations en 1958.
La France n’avait rien préparé pour faire face à l’exode massif des Pieds-noirs et des Harkis. Leur accueil a eu lieu dans des conditions invraisemblables d’improvisation, dans une France satisfaite de voir ses soldats revenir chez elle et ne mesurant pas les conséquences de son vote d’avril.
Les Pieds-noirs, grâce à leur énergie et leur courage, tant bien que mal ont réussi à s’intégrer dans cette France que la plupart ne connaissaient pas. Pour les Harkis, cela a été plus difficile, car ils ont été souvent parqués dans des centres d’hébergement au lieu d’être disséminés un peu partout, ce qui leur aurait permis, grâce aux contacts avec la population de s’intégrer progressivement.
— Je commence à comprendre pourquoi certains cherchent à créer un écran de fumée par des contrevérités concernant l’action de l’armée française. Mettre en exergue les excès de notre armée permet d’occulter ou de cacher ses propres crimes. Cette vérité là ne pourra pas être cachée indéfiniment, intervient Philippe qui poursuit :
— À propos, parles-tu de la torture dans ton livre ?
— J’ai tenté de restituer les aspects de la guerre que j’ai vécue. Je n’ai pas évoqué la boue et la fange, aspects de la guerre que j’ai peu connus, auxquels cependant j’ai fait allusion. Cet aspect fait partie malheureusement de toute guerre. Affirmer le contraire, c’est faire preuve de mauvaise foi ou d’angélisme. Tout homme naît avec un fond de brutalité et de violence qui peut se réveiller dans des circonstances tragiques particulières.
Dans notre cas, nos adversaires ont choisi la terreur et la violence comme arme de combat. Quant à l’emploi des contre-feux, pour circonscrire l’incendie, je ne veux ni approuver ni condamner. La guerre est elle-même condamnable, une fois déclenchée, les lois sont bafouées. Dans tous les cas, la victime innocente souffre.
Le cas tragique du 11 septembre 2001 n’est pas une hypothèse d’école. Y a-t-il d’autres méthodes ? Nos démocraties ne sont pas préparées et armées moralement face à un ennemi fanatique et psychopathe. Il faut bien se donner les moyens d’éviter et d’éliminer le terrorisme qui est terriblement d’actualité.
— Pour quelle raison as-tu pris la plume ? s’étonne mon ancien adjoint.
— J’ai beaucoup hésité à étaler dans un livre, à la fois mes sentiments d’alors, et surtout à faire connaître la souffrance de notre famille en publiant les courriers d’Alain. Nous avons été élevés à faire preuve d’une certaine retenue pour tout ce qui nous concerne.
Mais à la réflexion, j’ai tendance à penser que ce que nous avons vécu appartient modestement au patrimoine de l’histoire. Si nous ne mettons pas par écrit nos états d’âme, nos espoirs, nos peurs, nos souffrances, personne ne le fera à notre place. En s’adressant au cœur, les nouvelles générations comprendront peut-être mieux ce qu’ont vécu deux millions d’appelés.
— As-tu voulu faire œuvre d’historien en écrivant ?
— Certainement pas. Je n’ai pas les qualités et la formation d’un historien. J’ai voulu être un témoin qui apporte sa pierre à l’édifice de la mémoire. J’ai essayé d’être le plus factuel possible. J’ai tenté de comprendre notre époque tragique, les événements qui l’ont marquée. J’espère avoir fourni aux lecteurs des clés qui l’inciteront peut-être à ouvrir d’autres livres plus étoffés sur le sujet.
— Quelle ligne de conduite t’es-tu fixée ?
— D’être vrai et sincère, car rien ne peut être bâti sur le mensonge. C’est le but que je me suis assigné avec notre témoignage.
— Parce que tu crois détenir la vérité ? me fait remarquer mon ami.
— Non, je suis conscient de ne présenter qu’un point de vue, celui d’un appelé du contingent assez naïf pour avoir repris du service et qui s’est senti floué pour avoir cru que la France pouvait bâtir une relation amicale nouvelle avec nos frères d’Algérie que j’ai aimés. Ce n’est pas grave en ce qui me concerne, face aux sacrifices bien plus lourds consentis par d’autres. Comme bon nombre d’appelés, du reste, je préfère passer pour un naïf que pour un salaud.
Puis, me penchant vers Philippe, en baissant un peu la voix, la gorge un peu nouée :
— Philippe, lui dis-je, avant de nous quitter, car il est tard pour toi si tu veux regagner Valloire cette nuit, je vais te faire une dernière confidence. Lors des préparatifs de la cérémonie d’inhumation d’Alain, j’avais pensé à faire inscrire en exergue sur les faire-part, cette phrase qui actuellement peut paraître complètement inadéquate et inappropriée : “Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis” (Jean 15, 13).
— À quoi pensais-tu, me demande Philippe, en ayant cette idée qui effectivement me surprend ?
— En juillet 1960, sous le coup de l’émotion sans doute, et dans ma candeur, j’en étais resté au rôle protecteur de l’armée contre les bandes F.L.N. qui terrorisaient la population.
— Et maintenant, en fonction de ce que tu sais, que penserais-tu écrire ?
— J’aurais tendance à faire écrire l’épitaphe rédigée par Kipling Rudyart pour la tombe de son fils John, lieutenant, tombé à Lens en 1915. Son père fit graver "Si quelqu’un vous demande pourquoi nous sommes morts, dites-lui que c’est parce que nos pères nous ont menti."
En pensant à cette phrase, j’y associerai avec sincérité les morts des deux camps, car les Moudjahidin, eux aussi, ont été victimes du mensonge : en combattant le colonialisme, ils pensaient, pour la plupart, trouver la liberté, la démocratie. Ils ne se seraient jamais battus pour une démocratie confisquée, pour une nomenklatura s’appropriant l’essentiel de la richesse, tandis que le reste du peuple croupit dans la misère.
Cette misère, à son tour, a nourri l’obscurantisme, terreau de l’intégrisme islamique qui, lui, sème la terreur, non pas au nom d’une révolution, mais, ce qui est plus dangereux, au nom de Dieu. La deuxième guerre d’Algérie a été aussi terrible, sinon plus que la première. L’histoire est un perpétuel recommencement.
Dans notre guerre, ce sont surtout les soldats des deux camps qui ont été sincères : ils n’ont pas triché. Ils ont obéi et ont fini par croire qu’ils combattaient pour une cause juste. Souvent, ils sont morts d’avoir cru à un rêve impossible, devenu cauchemar, celui de la fraternité.
Cinquante ans après la Toussaint sanglante, les signes avant-coureurs d’une aube nouvelle semblent se profiler. Une Algérie amie, lucide et dépassionnée, fondée sur le respect de l’autre, mettant à profit les solides relations d’estime mutuelle qui se sont forgées par le passé, devrait bien être maintenant à notre portée.
Avant de quitter la scène, ceux qui ont crapahuté dans les djebels, souffert dans leur corps et surtout dans leur cœur, demandent aux spectateurs d’aujourd’hui que leur rêve d’alors devienne rapidement une réalité.
Il appartient aux jeunes générations de bâtir cette relation apaisée. Il faut, pour cela, leur en donner les moyens, avec une présentation historique plus objective de ce qu’a été ce conflit où le rôle des protagonistes ne doit pas être caricaturé. C’est pourquoi, nous avons tenu à témoigner.
Les anciens que nous sommes, sont prêts à les aider, mais leurs forces commencent à vaciller. Avant de s’endormir, ils voudraient tant voir souffler et respirer le vent de l’amitié qui caresserait les Miages et les djebels et nos deux pays enfin réconciliés.
Alain, Bertand de Longueau, Willy Klocke, Wannen Tiemann, Philippe Le Pivain, Hamiche Saïd, François Chavoutier, Louis Ferriol, François d’Orléans, Raymond Poisson, .... et toutes les victimes de ce conflit, avant de nous accueillir, dormiraient enfin dans la sérénité......
Les Bernards. Octobre 2004.