LE SERVICE DES AFFAIRES ALGÉRIENNES
Le service a été créé par arrêté du gouverneur général de l’Algérie en date du 26 septembre 1955, paru au Journal officiel de l’Algérie du 1er octobre 1955.
En fait, les autorités civiles et militaires locales cherchaient à reprendre en main une situation dont la maîtrise leur échappait de plus en plus depuis le déclenchement spectaculaire de la rébellion le 1er novembre 1954… Sans être soutenues, ni entendues par Paris d’une façon significative.
Mitterrand… – Eh oui, déjà ! – ministre de l’Intérieur de Mendès-France, est en tournée d’information dans le Constantinois.
Le 25 novembre 1954, il convoque l’administrateur en chef, Georges Hirtz, dont dépend la commune mixte de Arrhis qui a été le théâtre du premier drame sanglant. L’administrateur s’exprime clairement : – La situation est grave, monsieur le Ministre… Si nous n’avons pas à brève échéance des moyens militaires suffisants, la situation ne pourra plus que se dégrader… Des réformes politiques s’imposent… – Vous croyez ? Nous verrons… Nous verrons !
Le 22 janvier 1955, le général Cherrière, commandant la 10e région militaire, s’adresse à son ministre. Se souvenant de ses campagnes au Maroc, il réclame non seulement les renforts promis qui n’arrivent qu’au compte-gouttes, mais aussi des moyens supplémentaires pour mettre sur pied des « bureaux militaires pour l’action et le renseignement ». C’est sous cette forme qu’avait pris naissance au Maroc, dès 1909, le service appelé à devenir les « Affaires indigènes ». Le général préconise également « un jumelage poussé jusqu’au niveau le plus bas des autorités civiles et militaires ». Il demande, dans ce but, que lui soient affectés des officiers des Affaires indigènes du Maroc rendus disponibles par l’accession à l’indépendance de notre protectorat ; il destine ces officiers aux Aurès et à la Kabylie.
Mendès étant « tombé », Edgard Faure le remplace. Les desiderata du général Cherrière sont repris par le gouverneur général Jacques Soustelle, qui obtient la mise à sa disposition du général Parlange, un ancien « marocain » des « AI » retraité, qui se voit rappelé au service. Nommé commandant civil et militaire d’un territoire englobant les Aurès et les Némentchas, il est chargé d’une opération-pilote mettant en oeuvre une équipe de quatorze officiers des Affaires indigènes et de onze officiers des Affaires sahariennes. Ils sont implantés à la tête de nouvelles circonscriptions administratives créées en morcelant des communes mixtes. Ils entreprennent d’y rétablir le contact avec des populations traumatisées mais aussi travaillées en sous-main par les agents de la rébellion.
Les premiers résultats sont rapidement encourageants mais, comme toute mesure sortant de la routine et des sentiers classiques, ces interventions gênent parce qu’elles bousculent les habitudes ; elles choquent et indisposent… Les crocs-en-jambe et les bâtons dans les roues sont au rendez-vous. Certains détenteurs du pouvoir « en place » renâclent. Dupuch, par exemple, préfet de Constantine, n’apprécie pas (et il l’écrit) d’être court-circuité et « amputé » d’une partie de « ses terres » et de ses prérogatives et de voir – affront suprême – « ses » sous-préfets se ranger de bonne grâce aux ordres d’un général ! Lesquels, en revanche, accueillent favorablement le concours qui leur est apporté dans ces circonstances difficiles et dramatiques.
L’armée n’est pas absente dans le concert des mécontents. Le colonel Ducourneau (un « guerrier » pourtant prestigieux) qui commande un groupement de bataillons de parachutistes et qui monte avec le concours des troupes implantées de savantes et spectaculaires opérations de ratissage (déjà) - qui « ratissent » d’ailleurs souvent dans le vide - déclare sans ambages « ne pas apprécier l’intervention « Parlange » et considère que ce général nouveau venu est un intrus dans « son » domaine opérationnel ».
Tenant à ce que les choses soient claires et à ce que les responsabilités soient nettement établies, Parlange ne craint pas de faire état des problèmes rencontrés dans un rapport à Soustelle auquel il est directement rattaché : « Le marchandage des moyens, les ingérences de certaines personnes non responsables, le frein, voire l’obstruction de certains organismes plus soucieux de leur survie que de l’intérêt général, n’ont pas permis à mon action toute l’efficacité désirable et de créer le choc qui aurait pu naître d’une application brutale et immédiate des principes et des mesures préconisées. »
Mise en place du Service des Affaires algériennes
L’expérience Parlange étant cependant reconnue globalement positive, Soustelle décide de battre le fer pendant qu’il est chaud et demande la création d’un service nouveau : le service des AA (Affaires algériennes), directement rattaché au cabinet du gouverneur général.
Le projet est ambitieux et novateur : les territoires des soixante dix-neuf communes mixtes vont être découpés en parcelles appelées à devenir autant de sections administratives spécialisées, appellation ne signifiant pas grand-chose au demeurant, mais qui ne tardera pas à devenir un « contenant » vaste et commodément extensible dans lequel on empilera sous le même képi… bleu à croissant d’or, une impressionnante quantité de fonctions et de missions de tous ordres.
Ces nouvelles subdivisions administratives et leurs titulaires entrent dans l’histoire sur la pointe des pieds ; leur sigle simplificateur SAS s’y fera un « nom » ou plutôt deux : l’un féminin, « la » SAS, désignant les bâtiments dans lesquels on s’installe ou la parcelle de territoire algérien placée sous son autorité, et l’autre, masculin, « le » SAS, devenant l’appellation familière de l’officier dépositaire de la mission…
Les SAS quitteront la scène dans sept ans aussi discrètement qu’elles (et ils) y sont entrés, non sans laisser le long du chemin les tombes de 133 officiers, 63 sous-officiers et de 1 312 attachés civils et moghazenis.
En remontant le cours de l’histoire… Les Bureaux arabes.
Comme nous l’avons vu, pas plus Soustelle que le général Cherrière n’ont inventé les SAS de toutes pièces. Ils ont repris et adapté un type d’action politico-administrative qui avait acquis ses lettres de noblesse au Maroc sous la forme du service des Affaires indigènes. Mis sur pied sur ce territoire sous une forme provisoire et expérimentale dès 1909, il y était en plein essor dès 1913 avec soixante quatorze « cercles » en fonctionnement. En 1953, cent vingt-trois cercles du djebel marocain étaient encore confiés aux officiers des AI qui, entre-temps, s’étaient illustrés en recrutant et en encadrant les tabors qui participèrent glorieusement aux campagnes de Sicile, d’Italie, de France et d’Indochine.
Mais pour rencontrer réellement nos « ancêtres », il faut remonter plus loin dans le temps.
Dans le temps, mais pas dans l’espace, car c’est en Algérie précisément que fut mis en place, pour la première fois, un service administratif militaire : les Bureaux arabes, ayant une mission « multiforme », à la fois administrative et politique, disposant d’un corps d’officiers spécialisés.
Créé par le général Trézel en avril 1833, le service avait été progressivement mis en place dans la province d’Alger et confié au général Lamoricière dès 1844. On comptait quarante et un bureaux en 1865, chacun comportant plusieurs « annexes ».
Leur rôle était d’être en prise directe avec la population indigène et de contrôler l’administration des tribus. Ils étaient compétents dans les domaines politiques, économiques, sociaux, culturels et juridiques. Ils avaient en charge la police, en particulier celle des marchés, points névralgiques et lieux de rencontre traditionnels. Ils exerçaient une surveillance sur la justice musulmane et avaient autorité pour enquêter et statuer sur les crimes et délits et les éventuels complots contre l’autorité française.
Leur action administrative englobait aussi bien la création de l’état civil que l’établissement du rôle des impôts et la réalisation des travaux d’utilité publique avec le contrôle des dépenses induites. Au plan social, ils apportaient l’assistance médicale dispensée par un médecin militaire.
Leurs interventions dans le domaine économique étaient efficaces : lutte contre les épidémies touchant les troupeaux, police des zones de pacage, distribution de semences de qualité pour améliorer les rendements.
Les officiers des Bureaux arabes disposaient d’une force de police supplétive levée à leur initiative, le maghzen, et d’un personnel adapté, khodjas (secrétaires), interprètes et de chefs indigènes subordonnés, aghas, caïds nommés ou cooptés suivant les cas et les territoires. Ils concouraient évidemment au maintien de l’ordre en coopérant étroitement avec l’autorité militaire dont ils étaient les yeux, les oreilles et les conseillers incontournables. Aux yeux des populations arabes et berbères musulmanes, les officiers des Bureaux arabes apparaissaient comme les représentants directs de la France, dont le pouvoir s’exprimait ainsi par le « sabre », un sabre manié avec discernement, justice mais fermeté, donc automatiquement digne de respect.
Telle était la palette d’activité de nos « anciens » avec le prestige que leur conférait l’uniforme.
Historiquement, il y eut d’autres interventions d’officiers dans le domaine politico-administratif, dans diverses régions de notre Empire, toujours pendant des périodes critiques au cours desquelles le désordre régnait et où la sécurité des personnes et des biens était difficile à assurer par les seuls moyens administratifs.
C’est ainsi qu’une structure, identique aux Affaires indigènes du Maroc mais moins connue, a été créée au Levant dans les années 1920-1930 pour gérer des problèmes de minorités, Druzes en particulier.
En Indochine, sous Galliéni, dans les territoires dits « militaires », l’administration a été confiée systématiquement à des officiers de l’Armée coloniale. Ces territoires n’étaient remis à l’administration civile qu’après pacification totale, les administrateurs civils n’étant en général pas pressés de chausser les bottes toujours rustiques de leurs prédécesseurs militaires. En Haute Région, habitée par les minorités Thaï et autres Méos, ces subdivisions administratives militaires subsistèrent sous l’appellation de « 1er territoire » et « 2e territoire » jusqu’à la seconde guerre mondiale ; quelques vieux marsouins y ont fait une partie de leur carrière. Le général Salan y a servi de longues années avant 1939 ; il en est revenu avec le surnom de « Mandarin » qui le suivit toute sa vie.
Le Sahara, dès le début de sa pacification par le général Laperrine, fut divisé en territoires et cercles qui seront administrés jusqu’à la départementalisation de 1957 par des officiers des Affaires sahariennes.
Il en a été de même dans les territoires du Nord de la Mauritanie, du Soudan et du Tchad, où les mêmes charges furent, de tout temps, confiées à une poignée d’officiers coloniaux des compagnies nomades « coloniales », identiques aux compagnies sahariennes oeuvrant dans le Sahara nord et le Sahara central.
À Noël 1955, nous avons trouvé dans nos « rangers » leurs traditions en cadeau et en prime une mission à remplir, pratiquement semblable à la leur, mais face à une rébellion structurée et orchestrée, fruit d’un long travail de sape.
Alors que les Bureaux arabes étaient partis de zéro pour édifier du neuf, nous allions avoir à désamorcer des destructions préparées, à démanteler par ailleurs des redoutes, témoins d’un passé privilégié révolu, parfois reconstruire sur des ruines récentes et élargir partout les horizons.
L’essentiel de notre travail sera une oeuvre de paix qui passera obligatoirement et en priorité par une phase incontournable de guerre pour détruire les rebelles et leur structure politique et militaire. Cette guerre incombera pour l’essentiel à l’Armée, mais nous en assumerons une part importante en apportant renseignements, conseils et soutien sur le terrain. Une fois la route déblayée et une fois levée la chape de plomb de la peur entretenue par la terreur adverse, il nous appartiendra de panser les plaies et de conclure par la reconquête patiente de la population : l’objectif étant le retour de la confiance et le rétablissement de l’ordre dans la paix retrouvée. Une paix française, apportant le progrès légitimement souhaité.
Dès sa création, la filiation du service des Affaires algériennes s’est affichée sur nos uniformes : képi bleu-ciel avec croissant et étoile d’or. Elle sera matérialisée dans la symbolique de notre insigne où l’on retrouve le kandjar (le poignard syrien), la Croix du Sud des Affaires sahariennes, la Koumia et la cordelière des Affaires indigènes et des goums marocains.
LES AFFAIRES ALGÉRIENNES ET LES SAS EN 1955
Découpage administratif de l’Algérie, 1955
Les textes fondateurs du Service des Affaires algériennes nous incorporent à la structure administrative de l’Algérie-1955. Celle-ci – 209 000 km2 et 9 500 000 habitants – est divisée en trois départements, Alger, Oran et Constantine, eux-mêmes subdivisés en sous-préfectures : douze au total, administrant en moyenne sept cent mille habitants.
Subordonnées aux sous-préfectures, soixante dix-neuf communes mixtes se partagent l’administration des sept millions de Musulmans du bled soit, pour schématiser, une responsabilité moyenne de quatre-vingts mille à cent mille âmes, ce qui représente (en moyenne toujours) le quart d’un de nos départements et donc l’équivalent d’un de nos grands arrondissements.
Les communes mixtes ont à leur tête un administrateur, chef de commune, du cadre spécial des communes mixtes d’Algérie, disposant en principe (mais rarement) d’un administrateur adjoint. Ils sont assistés d’une douzaine de collaborateurs, fonctionnaires en majorité de recrutement local. Le chef de commune est relayé dans le bled par un nombre variable de caïds, fonctionnaires d’autorité implantés à la tête des douars, ayant mission de diffuser et de faire exécuter les ordres du chef de commune.
Seules les villes et bourgades à majorité européenne sont érigées en communes dites de « plein exercice », régies par la loi de 1884 comme les trente-six mille communes métropolitaines. Elles sont directement rattachées aux sous-préfectures.
L’implantation et les effectifs des services de police ne sont pas plus riches ; à l’échelon de la commune mixte, il n’y a qu’une brigade de gendarmerie à peine plus étoffée que celle d’un de nos chefs-lieux de canton métropolitains et un garde champêtre indigène dépendant de l’administrateur.
Ces chiffres se passent de commentaires ; ils matérialisent la sous-administration endémique de ce pays, qualifiée non sans raison de « désert administratif ». Cette situation a facilité la propagation des mots d’ordre, la diffusion des documents de propagande subversive, la circulation des agitateurs et la tenue des réunions de contestataires, le tout à l’insu ou presque de l’administration.
Les sections administratives spécialisées ou SAS.
Elles résultent du découpage des communes mixtes et auront une superficie et un nombre d’administrés très variable compte tenu du relief, de la densité très inégale de la population et de son mode d’habitat plus ou moins dispersé. En gros, une SAS administrera de quatre mille à vingt-cinq mille habitants, le plus grand nombre d’entre elles comptant huit à dix mille âmes, les moins peuplées étant souvent les plus vastes. Elles vont pour peu de temps venir s’intercaler dans la hiérarchie des circonscriptions territoriales entre la commune mixte et les caïds (là où ceux-ci sont encore en fonction) ou les centres municipaux (là où ils ont été créés en application du Statut de 1947). Je dis « pour peu de temps » parce dès la fin 1955, un grand nombre de caïds et tous les présidents de centres municipaux et leur conseil démissionneront sous la menace des rebelles.
À partir du début de 1956, les SAS seront donc et pour longtemps le seul échelon de contact avec la population.
Elles le resteront jusqu’au jour où la situation s’étant améliorée, elles pourront, comme elles en ont reçu initialement mission, faire élire les maires et les conseillers municipaux des « nouvelles communes ». Celles-ci, administrativement créées dès 1957, ont été provisoirement confiées aux chefs de SAS qui en ont été jusque-là les délégués spéciaux.
Missions du chef de SAS.
Mission militaire.
La mission principale du chef de SAS compte tenu de l’urgence est le « rétablissement du contact ». Celui-ci va de pair avec la « recherche du renseignement » qui sous-entend le recensement et le fichage systématique de la population. L’ensemble, au confluent de sa mission civile et de sa mission militaire, sera mené en liaison étroite avec le commandant de l’unité de quadrillage qui cohabite avec la SAS.
Sa mission militaire proprement dite comporte en outre : • sa participation à la préparation des opérations locales importantes et à leur déroulement ; • le recrutement et la mise en condition permanente du maghzen ; • l’organisation des villages ralliés et la mise sur pied des autodéfenses en collaboration avec l’autorité militaire
Mission politique.
- SAS des Beni Douala. Entrée du bordj.
Le chef de SAS va devoir entreprendre une action politique patiente et décisive pour contrecarrer la mouvance subversive, lui barrer la route et lui reprendre le contrôle de la population là où elle a réussi à s’imposer. Il lui faudra convaincre ceux qui se sont laissés abuser, rallier les hésitants et assurer, avec le concours de l’Armée, la protection de tous.
Mission administrative.
Comme on le découvrira au fil du récit, le domaine d’intervention du chef de SAS au plan des tâches administratives ne connaît guère de limites ; pour faire court, j’ai été tenté d’énumérer les problèmes locaux qui ne sont pas directement ou indirectement de son ressort, mais je n’en ai pas trouvé !
De fait, le chef de SAS a pour mission la mise en place et l’activation de l’administration sous toutes ses formes et dans tous les domaines. Comme le lecteur retrouvera tout cela tout au long de mon récit, je me bornerai à un survol rapide. Pour palier l’absence de municipalités, les SAS feront au quotidien le travail dévolu à toute commune normale, sous la houlette des nouvelles sous-préfectures, non sans avoir au préalable créé et installé de toutes pièces les services nécessaires.
Il s’agit de l’état civil et de tout ce qui en découle, de l’entretien des routes et des chemins vicinaux existants et de la création de ceux qui n’existent pas encore. S’y ajoute l’aide Sociale sous tous ses aspects, ce qui signifie la mise en place des moyens indispensables à l’assistance médicale gratuite : dispensaires équipés et personnels, ainsi que l’assistance aux nécessiteux, aux chômeurs, aux aveugles, aux « vieux »…
Le SAS devra remettre les écoles en route, en construire de nouvelles, pourvoir au logement et au soutien logistique des instituteurs, faire fonctionner la poste, réanimer le marché où le plus souvent en créer un...
Concevoir, planifier, demander et obtenir les crédits pour tous les travaux d’intérêt général nécessaires, c’est aussi de son ressort ! Comme l’est également le suivi de leur réalisation avec le concours des directions départementales des services techniques : Ponts et Chaussées, Hydraulique, Éducation nationale, PTT, EDF, Santé publique… Les bonnes volontés ne manquent pas, c’est au chef de SAS d’obtenir leur concours. Certains techniciens, n’étant pas toujours tentés par les balades dans le djebel, ont parfois besoin de se sentir accompagnés ! Ce qui peut se comprendre !
On le voit, l’officier SAS « débarque » dans des domaines aussi divers que les services eux-mêmes. Autant d’occasions enrichissantes, puisque le « SAS » ne cesse ainsi d’apprendre et de découvrir, de créer et d’innover… En ce sens, sa mission reste dans la droite ligne de la devise de Saint-Cyr : « Ils s’instruisent pour vaincre ! » Au fur et à mesure qu’il ira de l’avant, une nouvelle perspective s’ouvrira.
Chaque étape sera jalonnée par ses réalisations, souvent simples puisque essentiellement utilitaires, mais parfois spectaculaires dans le contexte local : autant de succès obtenus grâce à une persévérance conjuguée avec une patiente diplomatie dans ses rapports avec les services… Diplomatie n’excluant pas des « hausses de tension » passagères et le recours à la fermeté dans quelques échanges verbaux ou écrits pour rappeler certaines vérités et emporter les décisions difficiles !
Le cheminement du « Képi bleu » sera, à l’occasion, salué de coups de fusils au détour des pistes, mais il devra affronter avec simplicité et sérénité l’insécurité ambiante, s’employer à extirper et détruire ceux qui manient la menace de la corde ou du couteau, chasser la peur qui pèse sur la population comme une chape de plomb, briser le mur du silence, gommer le doute qui s’est installé dans l’esprit du plus grand nombre, pour enfin restaurer la confiance. Confiance en lui d’abord, inspirée par son engagement personnel et son exemple ; car qu’on le veuille ou non, tout part de là ! Alors naîtra ou renaîtra, coulant comme de source, la confiance en la France qu’il représente.
Perspective exaltante, semée d’embûches et de traquenards de tous ordres… Chemin montant qu’on ne peut gravir sans la « foi » : une foi rivée au coeur, une foi de charbonnier dans le succès final. Là, comme ailleurs, notre devise parachutiste m’indique chaque jour la voie à suivre : « Qui ose gagne ! »
Les règles de subordination.
Le Service des Affaires algériennes n’est pas subordonné à l’autorité militaire. Service des AA et Armée cohabitent et travaillent en parallèle. Sur le terrain, au niveau des SAS, la ligne de partage des pouvoirs et des compétences sera parfois l’objet de conflits d’autorité nuisant à l’efficacité.
Inclus dans la hiérarchie civile, le chef de SAS aura dans un premier temps pour patron direct l’administrateur, chef de la commune mixte ; puis, dès l’automne 1956, le sous-préfet lui-même.
Le Service des Affaires algériennes est néanmoins une structure militaire. À ce titre, le chef de SAS dépendra donc de l’officier supérieur en mission, chef de l’échelon de liaison du Service des AA mis en place auprès du sous-préfet, pour traiter spécifiquement les problèmes logistiques des SAS. Cet échelon de liaison est lui-même subordonné au colonel des AA « en mission près du préfet », l’ensemble du service dépendant d’un colonel inspecteur, directement rattaché au cabinet du gouverneur général.
Situation administrative de l’officier et aspect financier. Étant détaché « hors cadre », la durée normale du séjour d’un chef de SAS dans son poste est prévue pour être la même que celle d’un officier des armes dans un commandement : de vingt-quatre à trente mois.
Les « détachements » peuvent être prolongés sur demande, mais ils seront malheureusement plus souvent abrégés pour convenances personnelles, parfois pour des raisons de santé. Le travail est dur et tous ne seront pas persévérants….
Le personnel des SAS.
Effectif théorique d’une SAS : • trois ou quatre attachés civils sous contrat, d’une attachée « infirmière », civile ou militaire, et d’un interprète, • un maghzen, à l’effectif de trente ou quarante moghazenis, commandé par un sous-officier, • un médecin militaire qui sera dans le meilleur des cas mis à sa disposition.
Mais souvent, il ne sera que prêté par le bataillon le plus proche ; il prendra en charge l’assistance médicale gratuite, secondé par l’infirmière, celle-ci ayant en plus en charge l’aide sociale.
Dans la pratique, cette équipe de base sera renforcée en fonction des besoins réels de chaque SAS. À noter que le recrutement des attachés et des moghazenis incombe au créateur de la SAS. Seul le sous-officier lui est fourni... Son successeur chausse ses bottes.
Les moghazenis. Ils sont liés par contrat avec le chef de SAS, sans durée déterminée, librement résiliable au gré de l’un ou l’autre. Le nombre de gradés est fixé par le tableau d’effectif. Les nominations (comme les cassations) sont faites à l’initiative du chef de SAS. Les familles sont logées gratuitement par la SAS. Les locaux adéquats seront construits à l’abri du bordj mais hors des murs, à l’initiative du chef de SAS, au moyen de crédits mis en place à cet effet. Les célibataires logent dans un casernement à l’intérieur du bordj.
Les moyens matériels de base.
Comme pour le personnel, cette dotation sera ajustée aux besoins réels. • Autos : les véhicules sont de type civil, achetés par le service : une jeep Wyllis, une camionnette Renault, moteur Prairie, trois-quarts de tonne, bâchée mais non 4 x 4, donc inadaptée ; un camion Hotchkiss « 2 tonnes », également inadapté car un blindage artisanal l’alourdit et ne lui laisse disponible qu’une tonne de charge utile ! Les crédits essence sont convenables. • Radio : un poste GRC9 militaire permettant les liaisons normales en phonie et longues distances en graphie dans le réseau des transmissions de l’intérieur. Il est également possible de s’introduire (parfois « par effraction ») dans le réseau militaire. Ces moyens sont indispensables à cause de la précarité des liaisons téléphoniques. • L’armement a été cédé par l’Armée qui, à cette occasion, n’a pas fait d’efforts. Des mousquetons 07/16 ayant quelques campagnes à se reprocher ont fait l’affaire !, plus un FM 24-29, une demi-douzaine de pistolets-mitrailleurs Mat 49 et quelques pistolets 9 mm MAC. Les mousquetons seront rapidement avantageusement remplacés par des Mauser neufs, prélevés sur la cargaison d’armes destinées au FLN, saisie lors de l’arraisonnement du cargo Athos. • Le logement : dans le bled, ce n’est pas un mince problème mais les chefs de SAS auront toujours la possibilité d’y faire face à condition de consentir à « mouiller la chemise »… Sens figuré bien sûr ! Le sujet vaut qu’on s’y arrête…
À titre provisoire, la solution est simple et elle est non moins simplement présentée par l’officier supérieur chef de l’échelon au créateur de la SAS : « Mon cher capitaine, vous disposez de crédits pour louer à l’amiable, sur les lieux que vous jugerez les plus adéquats, des locaux à votre convenance. En cas de difficulté avec le propriétaire, vous pourrez recourir à la réquisition… » En gros et sous-entendu, c’est un « dém…dez-vous, marche ! » classique qui ne surprendra personne. Ce qui n’empêchera pas la hiérarchie civile ou les services techniques de chipoter parfois sur le montant des baux ou sur la nature des réquisitions proposées à leur approbation.
Dans ce cas, j’ai vu le débat d’un de mes camarades tourner court à son avantage dès qu’il eut posé cette simple question : « Quel civil, Monsieur, normalement constitué accepterait de vivre et de travailler dans les conditions matérielles précaires que ma mission m’impose ? Aucun.., n’est-ce pas ? et surtout pas vous, j’imagine ? alors ? »
Alors le contestataire a signé…
Mais le logement définitif du chef de SAS doit impérativement, et par principe, être un bordj qu’il doit construire. D’où la suite de l’exposé du « chef » qui implante le nouveau SAS : – Vous foncez, mon ami ! Vous choisissez quelque part dans votre circonscription un terrain convenable, bien situé, c’est-à-dire aisément accessible pour tout le monde, appartenant si possible au domaine public ou à défaut un terrain privé qui sera acheté à l’amiable ou si nécessaire exproprié… Puis vous construisez un bordj… Quel plan, dites-vous ? Le mieux sera que vous l’ébauchiez vous-même en fonction des lieux, sachant qu’il devra contenir de quoi vous loger en famille ainsi que votre personnel, y compris votre maghzen. Il devra comporter des bureaux suffisants, en partie adaptés à l’accueil du public, des annexes techniques – garage, armurerie… Enfin vous voyez ? tout ce qu’il faut à une unité isolée… Un officier connaît ces problèmes et sait les résoudre… (Bien sûr !).
J’ajoute que, comme son appellation le sous-entend, le bordj doit être défendable… Vous avez pour sa réalisation un crédit ouvert de vingt millions de francs. Le montant pourra être plus important s’il est justifié… Alors en avant, marche ! – Et pour l’architecte ? l’entrepreneur ? – Vous avez peut-être mal entendu ? On vous a dit : allez-y… Alors, débrouillez-vous !
J’ai entendu aussi ce qui suit proféré sur un ton chaleureux : « Sur la première page de la notice de présentation du service, il est écrit en toutes lettres – et vous l’avez lu, je suppose ? – que les SAS seront les bâtisseurs de l’Algérie nouvelle. Alors ? Bâtissez, mon ami ! » En clair, cela voulait dire : si vous ne voulez pas vous éterniser dans un trou à rat « provisoire », « vous les geler » l’hiver ou cuire dans votre jus l’été dans des locaux misérables et sans confort et surtout si vous ne voulez pas être rapidement abandonnés par un personnel dégoûté par des conditions de travail trop rudes, ce qui vous mettrait dans l’impossibilité de remplir votre mission, n’attendez pas qu’on vous mâche le boulot et qu’on vous prenne par la main !
Il est un fait que construire en dur est un symbole évident aux yeux d’une population rurale : un nomade ne plante qu’une guitoune pour pouvoir plier bagage à sa guise. En revanche, construire un bordj imposant et « digne », c’est s’installer pour durer. C’est la matérialisation de la force et du pouvoir dont l’officier SAS est le dépositaire ; c’est en somme un retour au traditionnel et symbolique « pouvoir du sabre » des Bureaux arabes d’antan, un pouvoir toujours, et a priori, respecté des Arabes… Je traiterai du particularisme kabyle le moment venu.
Hors de toute considération de confort, la construction d’un bordj solide, fait pour durer, était une preuve tangible de notre volonté de faire du djebel le plus reculé une parcelle vivante et définitive de la France.
Tous les officiers SAS n’ont pas accordé à cet impératif la priorité qu’il méritait. En mai 1960, le général Partiot, inspecteur des Affaires algériennes, notait dans un rapport - en le déplorant - que trois cent soixante-dix chefs de SAS seulement avaient terminé la construction de leur bordj (sur un total de cinq cent cinquante SAS environ).
J’ai assisté à ce genre de briefing fait avec beaucoup d’humour par notre patron le colonel Niox, s’adressant à deux ou trois lieutenants nouvellement affectés au service… Comme j’étais là, il avait ajouté, me montrant du doigt : « Lui l’a fait… Alors pourquoi pas vous ? » J’ai invité les jeunes, ils sont repartis décidés à bâtir eux aussi !
Pour tout le reste des impedimenta, matériels de bureau et mobilier pour les logements du chef de SAS et de son personnel, un budget d’installation est prévu puis un budget d’entretien annuel. Il suffit de se prendre par la main et d’acheter le nécessaire. Les crédits alloués, sans être somptuaires, sont suffisants… à condition de se battre un peu pour qu’ils soient ajustés en temps voulu aux besoins réels. Dans ce domaine, il n’y a rien à redire. À chacun de gérer son budget en apprenant à s’en servir, c’est-à-dire à jongler un peu avec les « chapitres » et les « lignes ».
Après ce rapide survol du sujet, on aura compris que « l’homme au képi bleu » qui débarque a du pain sur la planche. Sa mission étant évidemment prioritaire, ses problèmes matériels d’installation et leur résolution ne sont que le sucre sur la gaufre ; somme toute, de « petits à-côtés ». Mais des « à-côtés » qui ne peuvent pas être négligés sous peine de compliquer la situation jusqu’à rendre la mission impossible. Pour faire face, dans une SAS, le travail démarre dès potron-minet et « on tape dans la butte » tant qu’on tient debout, excursions diurnes ou nocturnes selon nécessité. Le calendrier nous rappelle que dimanches et fêtes existent… En résumé, la SAS tourne trois cent soixante-cinq jours par an, le personnel peut prétendre à quarante-cinq jours de permission, à prendre par tranche, quand la situation le permet ! Ce qui ne sera jamais facile !
Inutile de préciser qu’aucun fonctionnaire civil, sain de corps et d’esprit, n’acceptera de « fonctionner » dans de telles conditions le jour où l’on essayera d’en trouver quelques-uns pour remplacer des officiers ! Seul des hommes « conscients de servir une cause », des « soldats » et peut-être des curés ou des missionnaires et jadis les Croisés pouvaient accepter un régime de croisière comme celui-là…
Mais en 1956, la France était encore riche puisque son Armée « tenait encore en stock », disponibles pour l’Algérie, des officiers d’active et de réserve, « faisant cette pointure » : des chefs capables, de surcroît, de décider des cohortes improvisées de jeunes à les suivre. Car les « attachés SAS » seront souvent des soldats libérés du service, qui « rempileront » dans « leur » SAS pour y devenir secrétaires, mécaniciens, maçons ou radios, souvent un peu tout à la fois...
La France était généreuse puisque des « attachées féminines » infirmières ayant servi en Indochine viendront se joindre aux toubibs du contingent… Puisque des jeunes au grand coeur, n’ayant pas froid aux yeux, instituteurs et institutrices civils nous rejoindront en cours de route !
Tous ces jeunes volontaires, pour la plupart originaires de la France profonde, vivront et travailleront dans la bonne humeur, risquant maintes fois leur vie, en toute simplicité, pour le drapeau qui, là-haut, claquait au vent sur le bordj… Oui, la France est généreuse quand elle le veut !