Dans l’extrait précédant in fine figure en pièce jointe la totalité du témoignage au format pdf. Voir également le diaporama Pour lire la totalité au format pdf, cliquer sur la vignette ci-dessous
Le témoignage a toujours pour cadre le secteur de Sidi Aïch, El Flaye, les villages environnants : El Flaye, Tinebdar, Aourir, Taourirt, El Maddi, Takritz, …...avant de se déplacer dans le Constantinois : Chateaudun-du-Rhummel, Collo, Jemmapes, Oued-Zenati , puis les Aurès : Batna.
Chapitre II. Le secteur de Sidi Aïch avec les Chasseurs alpins du 28e B.C.A.. Février 1958 à décembre 1959. Suite.
2.11. Jeannette. L’évasan. Le bulletin de liaison. L’âne blessé. Les courses à Bougie.
Il arrive parfois que certaines personnes croisent votre route et deviennent inoubliables. Jeannette est une de celles-là. Comment ne pas parler d’elle et de sa famille. Une famille bougiotte avec l’accent de là-bas, un cœur grand comme ça, la générosité, la vraie celle qui vient du cœur, l’hospitalité débridée, la porte ouverte à tous. Leur immense table familiale accueille chaque dimanche quinze, voire même vingt couverts. S’y côtoient, en se serrant un peu, l’Aumônier, le Colonel, le deuxième Classe. Tous réunis participent aux mêmes agapes.
En franchissant le seuil de leur porte, il n’y a plus de galons, plus de protocole. La convivialité de Jeannette volubile et généreuse abolit tout cela. C’est une vraie famille pied-noir, fière de l’être, et qui a des raisons de l’être. Elle nous apporte un souffle de fraîcheur au milieu de cette folie meurtrière qui nous encercle, nous étreint, et nous angoisse. On parle tellement souvent de ceux qui font le mal. Il est parfois utile et réconfortant de rappeler ceux qui font le bien, pour leur dire merci et leur rendre hommage.
Jeannette est également disponible en permanence pour rendre visite aux blessés à l’hôpital de Bougie, veiller à leur bien-être. En cas de coups durs touchant l’unité que je côtoie, un simple coup de téléphone à Jeannette de jour comme de nuit, elle rejoint l’hôpital avant l’arrivée de l’ambulance ou de l’hélicoptère sanitaire pour accueillir les blessés, et les soutenir par sa présence, sa gentillesse, son sourire, dans ces moments si difficiles.
Quant à moi, je garderai un souvenir inoubliable et mille fois reconnaissant de ce week-end passé parmi eux. Suite à une épreuve professionnelle pénible, le moral au plus bas, elle et son mari font tout pour m’aider à passer ce cap difficile. Il suffit parfois d’un peu de compréhension, d’amitié, pour chasser certaines scènes horribles de votre mémoire. Ils m’emmènent sur leur petit bateau à moteur, en mer, au large de Bougie pour une mémorable partie de pêche à la traîne. Au retour, nous faisons griller nos poissons que nous dégustons en les mangeant avec les doigts. Quelle bouffée d’oxygène que ces instants de calme, de sérénité qui vous incitent à regarder devant, vers l’avenir. Une journée de paix qui devrait durer toujours.
Alors que je suis au poste à Taourirt, en train de déjeuner, je suis demandée à l’infirmerie : un yaouled vient chercher la Toubiba, sa mère est paraît-il malade. Ma présence est réclamée au village de toute urgence comme toujours : je m’empresse de le suivre. L’enfant me conduit devant la mechta où un attroupement s’est formé devant la porte. Je pénètre à l’intérieur et découvre une femme couchée sur une natte posée à même le sol. Je comprends immédiatement la situation. Cette femme a de sérieuses difficultés à accoucher. Dans le cas contraire, tout se serait passé sans moi : d’ordinaire, cet événement se passe entre femmes dans l’anonymat le plus complet.
A cette occasion, je me pose à nouveau du reste la question qui demeure pour moi une énigme ? Comment est-il possible qu’il y ait autant de naissances, alors qu’à part les vieux, il n’y a pratiquement pas d’hommes au village ? ...Du moins dans la journée, la nuit est le royaume des hommes invisibles.
Je comprends très vite que l’enfant se présente par le siège. Ce genre de naissance est sujet à de nombreuses complications pour la mère comme pour l’enfant. Il est donc préférable de la descendre sur l’hôpital civil de toute urgence. Il est possible qu’en dernier recours, une césarienne s’avère nécessaire. Mais la perspective de dix-huit kilomètres de piste n’a rien de réjouissant.
Tout à coup, je réalise qu’il y a une opération militaire en cours dans le secteur. Tôt ce matin, j’ai vu passer un interminable convoi militaire et il me semble avoir aperçu pas très loin d’ici, un hélicoptère sanitaire stationnant en attente d’éventuels blessés. Immédiatement me vient l’idée de l’utiliser pour ma patiente.
Je me renseigne vite par radio, expose mon épineux problème. Finalement j’obtiens gain de cause : l’hélicoptère sera à ma disposition dans une dizaine de minutes sur la D.Z (droping zone) à proximité du poste. Mon interlocuteur me conseille de descendre ma patiente rapidement. Entre-temps, j’avise par radio l’hôpital civil de l’arrivée d’une urgence. Vite, je réclame de l’aide autour de moi, installe la femme sur une civière de fortune. En pareil cas, il ne faut jamais manquer d’idées : une porte, une grande planche tout fait l’affaire dans le cas présent, direction la zone d’atterrissage de l’hélicoptère.
Mais au moment du décollage, alors que ma patiente est installée à bord, que mon problème parait enfin résolu, le pilote se tourne vers nous et me pose la question :
- Et l’ordre de mission ?
- Quel ordre de mission ?
- Vous comprenez, on me demande de venir ici pour une évacuation sanitaire, pas pour prendre en charge une civile. Dans ce cas, quelqu’un doit me signer ce fichu document.
Bien entendu, les autorités présentes sont dans l’embarras, personne ne peut, ou ne veut prendre la responsabilité de signer l’ordre de mission. C’est contraire au règlement. Sauf que moi, avec mon statut de civile, le règlement je le connais lorsqu’il m’arrange, je l’ignore quand il me dérange. Devant l’urgence ou l’imprévu, il faut savoir prendre des décisions. Après tout que peut-on me faire ? Qui vivra.. verra !.. Si le pilote accepte ma signature, je la lui donne bien volontiers. Je saisis le stylo, signe et vois avec satisfaction l’hélicoptère prendre la direction l’hôpital, Ouf…
Huit jours plus tard, c’est une maman radieuse qui vient à l’infirmerie me présenter sa magnifique petite fille, et me remercier : d’une certaine manière j’ai aidé l’enfant à naître. Rien n’est jamais vain, tout effort trouve sa récompense !
C’est toujours un réel plaisir de recevoir le bulletin de liaison Toubiba. Ce dernier conçu, photocopié, expédié à l’initiative de notre direction, paraît tous les deux mois environ. Sa lecture est toujours appréciée, c’est le cordon ombilical qui relie entre elles toutes les E.M.S.I. dispersées sur cette terre algérienne. Chacune y décrit, souvent avec beaucoup d’humour, les avatars des unes, les situations rocambolesques des autres, la satisfaction d’un travail mené à bien, mais aussi le découragement pour certaines. Cités au hasard, quelques échos sur notre vie ..dorée.. !
Antonia et Cherifa - Partout on insiste pour nous voir revenir hélas. Il y a beaucoup à faire, deux équipes ne seraient pas de trop, aussi nous terminons notre semaine, éreintées, mais satisfaites d’avoir fait notre travail de filles comme çà !.. .en référence au livre, paru en 1959, de Christiane Fournier qui avait pour « les E.M.S.I., des filles comme ça ! » Blanche - Nous fait partager sa joie de partir en métropole avec ses deux équipières musulmanes qui emmènent avec elles vingt petites écolières : hébergement dans un château tout confort avec parc de verdure sur les bords de la Loire. Origine des fonds : générosité de la préfecture du département.
Odile - Venue oeuvrer un certain temps dans les E.M.S.I.. Y a rencontré l’amour, et s’est mariée : elle continue de travailler à Paris dans un organisme social et dit son étonnement d’avoir retrouvé par hasard une jeune femme kabyle connue jadis à Taarilt. Monique - Après un long séjour dans les équipes, a décidé de rentrer en métropole et reprendre ses études de médecine. Elle projette de revenir ensuite oeuvrer plus efficacement.
Odette – Après avoir été à la limite de ses forces, est dans un centre de repos en France : Je suis arrivée ici avec la pluie, le brouillard, le froid vivifiant pour les poumons. Les montagnes qui se trouvent en face sont toutes saupoudrées de neige. Vue très de ma chambre devant un radiateur brûlant, mais mettre le nez dehors...brrr !... Mon moral est bien meilleur, mais je me demande quand je vais pouvoir revenir dans les équipes. Ici la vie est totalement différente. Tout est superficiel. Chacun ne pense qu’à soi.
Josette et Badra - qui annoncent leurs prochains mariages, mais continuent de travailler dans les équipes. Marinette - Annonce ses fiançailles. Geneviévre - Débordée par son travail, écrit un mot bref : Le travail et le moral vont bien. Mes gens sont de plus en plus accrochants et moi ...accrochée :
Arlette - A eu la malchance de se trouver dans la micheline qui a sauté sous une charge de plastic près de Tizi-Ouzou, se trouve alitée pour plusieurs semaines.
Denise, Khadra, Kheira et Fadila - une équipe étoffée. Denise écrit : Nous attendons le bulletin qui nous aide à nous connaître, il nous apporte des nouvelles de celles qui sont au loin. Que toutes les E.M.S.I sachent que lorsque l’inquiétude, la lassitude nous étreignent, notre courage renaît à la seule pensée de faire partie intégrante de cette grande famille. Alors, nous repartons pleines de courage et d’espoir : Marie-Thérèse - Evacuée en ambulance pour maladie, se retrouve à l’hôpital pour accident de la route, suite à l’éclatement d’un pneu.
Christine et Halima – Itinérantes à cheval dans des douars encore jamais visités. Deux femmes à cheval en blouse blanche ne passent pas inaperçues. Elles ne retrouvent leur chambre qu’en fin de semaine. Eliane et Saïda - Elles ont lancé une campagne d’hygiène dans les écoles, mais devant l’ampleur et la prolifération de ces méchantes petites bêtes, pas d’autres solutions que la tondeuse et le D.D.T. Fatiha - équipière de Nadine - Tombée dans une embuscade, très touchée elle garde le moral. Nadine reste auprès d’elle. Monique - Est au pays des dattes, elle fait connaissance avec le monde des nomades. Malgré le dépaysement et les difficultés, elle garde le moral.
Louisette - qui a quitté Biskra pour devenir la responsable des E.M.S.I. du Constantinois note : Je lis toujours avec joie Toubiba. Il m’apporte l’assurance qu’ici ou là, le flambeau brûle, que les anciennes passent la torche aux jeunes. Françoise - :Malgré les moments durs que nous traversons, non sur le plan physique mais moral, le problème de l’Algérie nous apparaît parfois dans sa réalité la plus nue et la plus profonde. Nous paraissons si petites et si faibles que cela est angoissant.
Christiane - Laisse parler ses sentiments : je suis persuadée que plus tard, lorsque toutes nous ferons un retour en arrière, nous penserons : c’était le meilleur moment de notre vie. Quoi de plus beau que de faire fi de toutes les joies de la vie auxquelles nos jeunesses sont en droit de prétendre. Nous avons choisi une autre route. Malgré la misère que l’on côtoie chaque jour sans répugnance, il est nécessaire d’avoir la force, et la générosité de garder nos visages ouverts et souriants.
Je n’énumérerai pas toutes ces pages : nous étions plusieurs centaines. Ce bulletin en fait, est le fil qui nous relie les unes aux autres : celles qui partent, celles qui arrivent. Les autres que la fatigue extrême oblige à se reposer. Les heurs et malheurs de la vie quotidienne : avoir chaud sous le soleil qui brille, avoir froid dans l’hiver glacial, avec pour compagnie la pluie, la boue. Tout est relaté : les pleurs devant une situation désespérante, les rires dans les aventures cocasses. Ce pays nous offre une panoplie d’émotions tellement variées !...
C’est par l’intermédiaire de ce bulletin que j’apprends le départ de Madame Collot après une année de travail intense. Elle avait réussi à mobiliser autour d’elle toute la population féminine de son secteur. L’un de ses succès le plus marquant : la création d’un petit atelier consacré à la confection de... soutiens-gorges !.. que les femmes subjuguées apprécient particulièrement. Malgré son grand âge, son esprit foisonne d’idées géniales. Hélas, cette activité excessive a eu raison de sa santé. Elle démontre cependant que malgré son âge, elle peut encore, selon ses dires, « être encore utile à quelque chose ». Elle part satisfaite après avoir apporté sa contribution à l’édifice de l’amitié entre toutes les femmes. Elle a atteint son but.
Malgré tous les aléas de cette vie difficile, l’inconfort, les journées de travail si longues et souvent harassantes, il est stimulant de constater qu’aucune d’entre nous ne manifeste l’intention de renoncer à accomplir sa tâche. Grâce au bulletin nous nous apprenons avec peine que certaines ont croisé la mort en chemin. Au fur et à mesure que le temps passe, la liste s’allonge. Trop souvent le destin est au bout de la route au retour d’une journée pleine d’espérance alors que le soleil nous rend joyeuses et satisfaites du travail accompli. Ces départs brutaux devenus des absences sont ressentis par nous toutes comme une injustice. Adieu mes amies, peut-être que demain ce sera mon tour de faire partie du convoi qui mène vers l’éternel....inch Allah.
La journée de travail à l’infirmerie de Taourirt est presque achevée. Il reste deux vieilles femmes qui attendent stoïquement devant la porte que la dernière patiente soit partie pour enfin venir vers moi. Je connais leur petit manège et m’en amuse. Elles veulent être les dernières pour me demander, sous le ton de la confidence, la piquoure. Pour m’attendrir, elles me prennent la main et m’implorent en usant de tous leurs talents de persuasion. Certaines sont de très bonnes comédiennes. Le toubib avait prescrit à l’une d’elles un traitement à la vitamine B.12, que je lui avais administré à l’époque. Toute ragaillardie par ce traitement efficace, elle désire non seulement continuer, mais également en faire profiter son amie. Ignorant tout des médicaments, elles croient que le traitement peut être distribué comme une friandise.
Elles ont ensuite plaisir à rester prés de moi pour discuter, et satisfaire leur curiosité sur une foule de choses : pourquoi je fais cuire... les seringues ? Pourquoi tel flacon contient un liquide rouge ? Un autre du bleu ? Leurs questions sont sans limites. Car dans leur esprit, je viens d’ailleurs. Donc je sais tout. Souvent éreintée par une longue journée, je bougonne, alors que, je dois le reconnaître, cela me fait également plaisir. Leur curiosité n’est dictée que par le désir de savoir, ce qui est important. J’espère que leurs filles et leurs petites-filles pourront un jour espérer vivre une vie moins difficile que la leur.
C’est peu après le départ de ces deux dames, alors que je ferme l’infirmerie, que je perçois un brouhaha devant la porte. À ma grande surprise, je découvre alors mon dernier client, un brave fellah tenant en laisse son bourricot. C’est plutôt inattendu et surprenant !...
- Tu vois la Toubiba, mon bourricot s’est blessé avec les fils de fer barbelé, il faut que tu le soignes, car j’ai besoin de lui pour le travail. Effectivement, ce dernier a une belle entaille à la peau du ventre. Rien de bien méchant : seul le cuir est coupé. Ce brave fellah me croit infaillible, douée de tous les talents. Avec une telle réputation en jeu, il faut faire face et s’exécuter. Du catgut, une aiguille et du courage.
- Vous la voulez comment, votre couture, Monsieur hi-han ? Surjetée ? Point de bourdon ? Festonnée ?
Monsieur hi-han se comporte courageusement. J’espère simplement, en ce qui me concerne, ne pas recevoir le coup de pied de l’âne en récompense de ma bravoure. Le propriétaire de l’animal ne sait comment me remercier. Mais le plus étonné fut bien le militaire assistant en curieux à l’intervention, qui me dit.
- Y a pas à dire vous êtes.....fortiche.
Il y a tellement longtemps que je ne suis pas allée à la ville, un bien grand mot. En fait, je vais à Bougie, à une cinquantaine de kilomètres de mon secteur. Comme nous sommes à quelques jours des fêtes de Noël, c’est l’occasion rêvée pour aller contempler les belles vitrines scintillantes. J’en profite pour retrouver avec beaucoup de plaisir mon amie Odile qui œuvre dans le secteur mitoyen du mien. Nos retrouvailles hélas trop rares, sont toujours un plaisir partagé. Une occasion de papoter tout à loisir entre filles, d’autres choses que du travail.
Je rejoins la célèbre place Gueydon, notre lieu de rendez-vous. Arrivée la première, j’ai tout le loisir d’admirer de ce point de vue surélevé, l’animation mouvementée du port situé en contrebas : les bateaux en attente ou en cours de chargement me donnent la mesure de l’activité du bassin. Devant moi, la mer, miroite à l’infini sous les rayons d’un soleil bien présent malgré l’hiver. Contempler cette beauté mouvante, ne peut que donner des idées de vacances et d’évasion. Mon regard fait le tour de cette jolie place cernée de cafés, dont les terrasses accueillent les nombreux Bougiottes. Ils s’y donnent rendez-vous le soir à l’heure de l’apéritif, la traditionnelle anisette accompagnée de la légendaire kémia une spécialité du pays que j’ai découverte avec délices. À ma grande surprise, un charmant youled m’accoste et me tient le langage suivant :
- Dis, Mamzel, tu attends quelqu’un ?
- Oui une amie.
- Elle vient comment ton amie ! par le convoi militaire ? Parce que moi, je peux te dire, les tartés sont arrivés, les pas tartés pas encore.
Une réflexion qui me fait bien fait sourire. Derrière ce langage enfantin se cache un don d’observation infaillible que je décrypte immédiatement : les tartés ne sont autres que les Chasseurs Alpins portant un grand béret appelé traditionnellement la Tarte. Cette présentation me fait sourire et me rend perplexe : quand je pense à tous les mystères dont s’entoure le commandement militaire en certaines circonstances pour déjouer l’ennemi.
Enfin, rejointe par Odile nous allons le cœur en fête courir les magasins. Alors que toute l’année je porte une blouse blanche, recouverte d’une veste matelassée l’hiver, et n’ai pour chaussures que des pataugas peu seyants, les seuls escarpins permettant d’affronter la rudesse des pistes, je tombe en extase devant un magnifique manteau en imitation d’astrakan...blanc !.. d’une élégance à couper le souffle. Dans un élan incontrôlable, je succombe et m’empresse d’en faire acquisition. En quittant le magasin, mon achat à la main, je réalise qu’il s’agit d’une extravagance qui va certainement rester sur un cintre à l’intérieur d’une penderie. Je ne me vois pas porter ce vêtement voyant dans le bled. Mais comme c’est la période de Noël, pourquoi ne pas rêver un peu et avoir l’audace de faire des folies, même inutiles.
En cette période de fête, je tombe en arrêt devant la vitrine alléchante d’un chocolatier, j’éprouve une autre tentation. Le chocolat est un de mes péchés mignons. Soyez rassurés j’en ai d’autres. Mais comment résister aux chocolats à la liqueur ? Je m’en offre un kilo. En fin d’après-midi Babette et moi, nous trouvons à la sortie de la ville, en attente du convoi de protection pour rentrer au bercail. Comme ce dernier est particulièrement en retard sur l’horaire prévu, je commence à déguster mes chocolats : un petit au rhum, un autre à la prunelle, celui au kirsch est bien tentant, celui au cognac, il faut bien en connaître le goût. Les uns après les autres, je tiens à apprécier leurs différents parfums. Quel délice ! Malgré tous ces mélanges, je ne suis pas malade. Mon estomac a connu d’autres conflits en absorbant les menus de l’ordinaire !...Cependant, une fois ma voiture incorporée au convoi entre deux camions, je me demande pourquoi le véhicule me précédant a tendance à zigzaguer, car bien entendu, moi …je vais droit !
2.12. La faute de Mustapha. Des vacances en France.
Depuis le temps que je quémande un peu partout, des vêtements, des couvertures et du matériel divers, destinés la population, qui manque de tout, même de l’essentiel, je finis par réceptionner, la semaine dernière, quatre balles de vêtements compressées d’un mètre cube chacune. Hélas, ces dernières sont restées sur les quais maritimes au vent, aux intempéries : tout est spongieux et dans un état lamentable.
Aujourd’hui, le soleil brille. J’en profite pour lancer un appel à l’aide et mobilise Fatima, Alice, ainsi qu’une stagiaire actuellement en poste. Nous étalons tous ces vêtements humides dans la cour du poste pour les faire sécher sur des étendoirs de fortune partout où cela était possible, y compris sur les murettes ou à même le sol. Une mosaïque colorée des plus inattendue : on se croirait dans un souk. Il ne manquerait plus qu’un Général passant à l’improviste inspecter le poste. La réputation du sérieux de l’unité serait bien compromise.
Le bilan final de cette opération chiffon est bien décevant. Il y a peu ou presque pas de couvertures qui correspondent à un besoin pressant. Autre interrogation : à qui vais-je bien pouvoir distribuer les robes du soir...et les dessous vaporeux ?
Je suis très inquiète pour la femme de Mustapha, qui paraît réellement malade. Malgré mes soins, son état ne s’améliore pas du tout. Comme il n’est venu à l’infirmerie ni hier ni aujourd’hui, je demande une protection au poste et me rends au douar. Arrivée là-haut à Tizamourine, je constate une aggravation de son état qui nécessite des examens, et des soins plus approfondis. Il faut la conduire à l’hôpital. J’explique au mari que je fais le nécessaire pour son admission dès son arrivée, et cherche un moyen de locomotion pour la transporter. Je conseille à Mustapha de se rendre rapidement au poste, pour faire établir un laissez-passer (document obligatoire pour circuler dans cette zone) et prendre les papiers que je vais préparer pour l’admission de sa femme à l’hôpital. Par chance, l’officier S.A.S qui descend dans la vallée avec une protection consent à prendre en charge la femme de Mustapha.
Quelques semaines plus tard, je reviens au village et apprends avec satisfaction que la femme de Mustapha est de retour : elle est certes encore fatiguée mais en bonne voie de guérison. J’en suis heureuse. J’apprends également que lors de son séjour à l’hôpital, Mustapha est venu deux fois au poste chercher un laissez-passer pour aller rendre visite à sa femme.
Je retourne au douar pour rendre visite à ma convalescente. J’assiste à la joie des enfants heureux de retrouver leur mère, rassurés sur son sort et demande des nouvelles de Mustapha. Je n’ai alors pour réponse qu’un silence gêné. Je trouve cela bien étrange.
Ma visite terminée, je prends le chemin du retour. Peu après la sortie du village, j’aperçois Mustapha sur le chemin qui rentre chez lui. Comme nous sommes sur le même sentier, nous allons fatalement nous croiser. Je pense lui exprimer ma satisfaction, d’avoir vue sa femme en meilleure santé.
J’arrive face à lui, pétrifiée et reste sans voix. Il lui manque le bout du nez. Je comprends, alors le silence de sa famille quand je m’enquerrais de ses nouvelles.
Pour imposer leurs lois, il arrive que les fellagas interdisent à la population de se rendre au poste sous peine de représailles. Mustapha a désobéi, on lui a donc coupé le bout du nez. Je connaissais cette pratique par ouï-dire. À présent j’avais devant les yeux le résultat de cette odieuse pratique.
En pareil cas, les paroles sont inutiles. Dans ses yeux je lis une grande détresse muette que seul le silence peut apaiser. Pauvre Mustapha ! Il n’a fait aucun mal : il s’est seulement rendu au chevet de sa femme hospitalisée, la mère de ses enfants qu’il pourrait ainsi rassurer à son retour. Son comportement de père responsable est plutôt réconfortant. Ceux qui veulent ignorer les sentiments et le cœur et mettent en œuvre des représailles aussi barbares, doivent-ils être considérés comme des humains ?
Je suis folle de joie : dans moins d’une heure, nous embarquons sur le bateau Ville de Bougie, direction Marseille. Fatima, pour son plus grand bonheur, m’accompagne. Ma célèbre Babette est également du voyage et nous permettra de traverser la France au gré de notre fantaisie en suivant les chemins touristiques. Après le raid saharien, traverser l’hexagone n’est qu’une bagatelle ! Pour le moment elle est solidement amarrée sur le pont. Notre programme ? Un repos bien mérité d’une dizaine de jours. Il est sage parfois de ne pas aller à la limite de ses forces.
Au programme : faire étape où bon nous semble, avant de rejoindre Paris. Nous visiterons les monuments selon notre bon plaisir en appréciant ce plaisir suprême : se promener dans la ville en toute sécurité, sans la hantise d’une grenade ou d’une bombe...un rêve fou ! Je prévois bien entendu de réserver quelques jours pour rendre visite à ma famille et quelques amis, tandis que Fatima doit retrouver une de ses tantes perdue de vue, qui habite la région parisienne. En fait un programme bien orchestré pendant lequel nous éviterons à tout prix de parler de travail, ou des événements.
L’embarquement a lieu le soir, pour une traversée de nuit. Nous espérons le lendemain matin pouvoir débarquer fraîches et disposes à Marseille. Mais au large des Baléares le temps se gâte. Tout va mal, la mer de houleuse devient déchaînée. Le bateau fortement secoué, tel un vulgaire fétu de paille, tangue et craque de toutes parts. D’énormes paquets de mer viennent s’abattre sur les hublots dans un bruit fracassant : nous voguons dans une nuit d’encre. Selon la formule consacrée, à la grâce de Dieu, c’est lugubre. Nous avons déjà quatre heures de retard sur l’horaire prévu. Selon les dires du steward, nous allons encore ralentir la vitesse, car dans le Golfe du Lion la tempête redouble de violence. Je m’inquiète pour Babette : est-elle est assez solidement arrimée sur le pont, pour résister à une tempête d’une telle violence ?
Le steward constate notre absence au repas du soir et nous apporte une assiette de petits sandwichs qu’il dépose par terre dans le petit espace qui sépare nos deux couchettes. Il nous conseille vivement de rester couchées. La position horizontale étant, paraît-il, le meilleur moyen de lutter contre le mal de mer. Quand le bateau penche à bâbord, l’assiette glisse vers Fatima qui se sert, lorsqu’il penche à tribord, le service est pour moi. Une bien originale façon de prendre le dîner. Fatima dont c’est le premier voyage en bateau n’est pas très rassurée. Moi non plus d’ailleurs. Je ne veux pas le laisser paraître. Cela augmenterait son inquiétude. En fait, chacune tente de cacher son angoisse à l’autre. Nous voyons poindre l’aube avec soulagement. Plus que quelques heures avant de gagner le port et la terre ferme.
Je retrouve à Paris mes amis(es) avec un réel plaisir. Fatima me délaisse pour quelques jours pour rejoindre en banlieue sa tante qu’elle retrouve avec joie, après une très longue séparation.
Pendant mon séjour parisien, je suis submergée d’invitations. Contrairement à mes résolutions avant le départ, chacun et chacune en profitent pour aborder l’éternel sujet : l’Algérie alors que je ne voulais penser que repos et vacances. Les conversations sur le sujet sont animées. Certains discutent uniquement pour critiquer, non pour demander mon avis mais pour me donner le leur. Ils sont convaincus qu’ils sont les seuls à détenir la vérité. Comme s’il était possible d’avoir une idée sans y être allé, alors qu’en ce qui me concerne, bien qu’au cœur du problème, j’ai parfois beaucoup de difficultés à comprendre le pourquoi du comment. Mes interlocuteurs puisent leurs certitudes dans leurs journaux. Ils reflètent donc les opinions politiques de leur presse. Un journal parcouru rapidement dans le métro, le soir en rentrant du travail. Pas de vérité en dehors de l’écrit. Si j’étais influençable, à les écouter, je devrais culpabiliser. Si je devais prendre en compte tous les avis donnés, je crierais au fou !
En effet, pour certains, à l’imagination embuée, tout est simple : la guerre est un mélange de 14/18 ou plus près de nous celle de 39/45. deux armées face à face qui s’affrontent, tantôt l’une avance, tantôt c’est l’autre. Ici, en France, personne n’est conscient de ce qui se passe en Algérie. Décidément, les Français seront toujours en retard d’une guerre !.. Le passé ne leur sert jamais de leçons. N’allez pas leur parler de guerre subversive, ce mot est absent de leur dictionnaire. Il s’agit d’un mot barbare sans signification, inventé par un extraterrestre !.. Et puis, pourquoi parler de guerre, puisque même les représentants de notre gouvernement récusent ce mot. Parler des événements, c’est tellement plus gentil.
Mais ce qui me révolte le plus, c’est d’entendre une poupée de salon, un verre à la main, dire avec l’intention de se rendre intéressante :
- Mais, que fait-on pour toutes ces femmes et ces enfants . J’ai du mal à contenir ma colère. Un moment je suis tenté de lui répondre, mais devant son niveau d’intelligence, je préfère m’abstenir. J’étais prête à lui dire ceci. Mais à quoi bon ?
- Madame posez votre verre, donnez-moi la main. Je vous emmène, je vais vous montrer ce qu’avec certaines de mes collègues, nous faisons pour toutes ces femmes et ces enfants. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous sommes à leur disposition, malgré le danger, le froid glacial ou la canicule étouffante. Si vous avez le courage de quitter votre confort douillet, votre vie si bien organisée, venez voir ce qui se fait au grand jour. Pour faire le bien, il est inutile de se cacher. Faites donc acte de candidature. Il y de la place notre travail n’est pas terminé, il est à peine commencé.
Et ce coq de salon, costume cintré, le cou paré d’un jabot fleuri. Pur produit du monde des gymnases, fier de sa sveltesse et sa forme. Après avoir craché son venin sur tout ce qui se trouve au-delà de la Méditerranée et médit sur les uns et sur les autres, il veut bien maintenant recueillir mon avis, à condition bien entendu que j’abonde dans son sens. A ce jeune roquet détenteur de la seule et unique vérité, je ne peux m’empêcher de répondre sèchement ceci.
- Ceux qui critiquent les forts, le font pour donner une excuse à leur faiblesse. Je me suis abstenu d’ajouter « et à leur bêtise ». Après quelques secondes de silence, surpris, il plonge le nez dans son verre puis parle d’autre chose.
Je garde pour moi ce que je ressens tant le décalage est grand entre la vie insouciante en France et ce qui se passe en Algérie dans l’indifférence générale. En définitive, je ne me sens plus chez moi ici dans le pays de mes ancêtres et suis heureuse de reprendre le bateau. Mais mon futur au-delà de la Méditerranée a-t-il un avenir ?
2.13. Les mines. Les sinistrés du secteur d’Ikedjane.
Je suis enfin de retour, heureuse de reprendre mon travail. Je retrouve tout mon monde avec plaisir. Joie partagée des retrouvailles. Je visite en premier Taourirt, le poste le plus éloigné, celui qui me donne toujours le plus d’inquiétude car la vie de la population y est très difficile. Pour y parvenir la piste angoissante et dangereuse comporte des risques : dix-huit kilomètres à travers un relief escarpé où il est facile de monter une embuscade. S’y ajoute un autre danger : les mines, ces engins mortels qui vous prennent toujours par traîtrise. Combien de vies humaines fauchées sur ce parcours ? L’horreur des corps déchiquetés est un spectacle insoutenable.
Chaque semaine, avant le départ du convoi de ravitaillement, le chef de poste envoie un détachement inspecter la piste sur toute sa longueur. Pour détecter les mines, l’équipe est armée d’un engin barbare dénommé pour une raison obscure poêle à frire. Parfois, par chance le détecteur de mines trouve, d’autres fois, par malchance c’est la roue du camion qui trouve. En pareil cas, le prix à payer est très lourd. On entend dire parfois que dans une guerre, la vie d’un être humain n’a pas de prix. Parle-t-on de tous ces jeunes de vingt ans qui resteront infirmes toute leur vie ?
Si l’heure de départ du convoi est en principe respectée au mieux, pour l’heure d’arrivée c’est une autre histoire. Il arrive que le convoi soit escorté par l’aviation, un bien grand mot pour désigner les deux Barons, ces petits avions monomoteurs qui tournoient inlassablement au-dessus de nos têtes. Leur manège constitue une dissuasion efficace contre d’éventuelles embuscades. Il faut rendre hommage au courage et à la témérité de leur équipage qui intervient souvent avec une météo déplorable avec des engins vulnérables.
Le Capitaine de cette compagnie arrive en fin de séjour. En passant les consignes à son successeur, il le met en garde contre ses fichues mines qui perturbent trop souvent les convois, et coûtent la vie à de nombreux jeunes appelés. Il sait de source sûre que ces mines sont posées par des hommes du village X. Le nouveau Capitaine écoute l’ancien avec énormément d’attention, puis ajoute.
- Moi, j’ai bien connu ce problème en Indo. Je peux vous assurer que les mines, j’en aurai une ou deux mais pas plus. Cela ne durera pas longtemps. Je suis par principe très avare de la vie de mes hommes. Je préfère un soldat debout qu’allongé dans une boite.
Trois jours plus tard, avant le départ du convoi de ravitaillement, une mine est découverte puis désamorcée : aujourd’hui est un jour de chance. Dix jours plus tard, c’est de nouveau le ravitaillement. Le nouveau Capitaine envoie très tôt le matin l’équipe de déminage sur le parcours et donne l’ordre pour le retour de passer par le village X où se dissimulent le ou les poseurs de mines parmi la population. Il fait rassembler puis escorter jusqu’au poste toute la population valide et tous les bourricots à l’exception des personnes âgées, des femmes ayant des enfants en bas âge. Le capitane, devant l’entrée du poste, s’adresse alors à ce petit monde en ces termes :
- Chaque semaine, le jour de convoi, il y a des mines sur la piste. Je sais que les hommes qui les posent sont de votre village. Alors j’ai décidé qu’à partir d’aujourd’hui et chaque semaine, vous ferez la route avec nous, dans l’ordre suivant : Les bourricots devant, ensuite les hommes, après les femmes, le convoi venant après. La semaine prochaine ce seront les hommes devant suivi des femmes et derrière les bourricots. Ensuite dans trois semaines ce seront les femmes qui se trouveront devant etc.. Je pense que tout le monde a bien compris mon message. Eh bien en avant.
Le plan se met en place. Nous sommes rassurés, car l’équipe de déminage passe au préalable, mais la population l’ignore en principe !.. La semaine suivante tout se passe au mieux. Le danger des mines finit par s’estomper. Le message est compris. Bien entendu si par inadvertance, certains intellectuels ou journalistes mal intentionnés apprenaient la méthode, c’est la une des journaux. Il faudrait condamner de tels agissements. Moi, je pense surtout à tous ces jeunes appelés qui sont rentrés chez eux avec leurs deux bras, et leurs deux jambes. Et j’en suis bien heureuse pour eux.
L’hiver 1959 est rude, même très rude. Comme si le temps veut encore ajouter un peu plus de malheur à cette population déjà bien pourvue. Il fait très froid, la pluie tombe à flots sans discontinuer depuis plusieurs jours. Les oueds qui débordent sortent de leurs lits, et dévalent les pentes avec fracas pour rejoindre dans la vallée la rivière Soummam, qui grossit d’une manière inquiétante. Le spectre de l’inondation nous menace de nouveau. La gadoue envahit les pistes qui deviennent difficilement praticables. Que ce soit à pied ou en camion, il est très difficile d’aller d’un point à un autre. Seules les ondes radios se jouant de ces difficultés permettent de nous rejoindre. Un T.O. me parvient et me signale un énorme glissement de terrain dans le secteur d’Ikedjane. Ce dernier a entraîné dans sa chute un groupe de mechtas. Trois familles soient quarante-trois personnes, adultes et enfants se trouvent sans abri. L’armée fait appel à moi pour leur venir en aide et les prendre en charge. Priez Notre Dame du Bon Secours, j’arrive !..
Je demande des véhicules pour me rendre sur place. J’obtiens deux camions avec chauffeurs ainsi qu’une escorte. Malgré les complications et les risques encourus, nous partons secourir tout ce monde. Il faut trouver une solution à ce douloureux problème.
Nous mettons pratiquement deux heures pour atteindre la région sinistrée. La route met les véhicules à rude épreuve. Il faut faire appel au crabotage et même treuiller l’un des camions embourbés. La traversée d’un oued en crue qui nous coupe la route s’avère dangereuse. Un parcours homérique. Nous parvenons au village et découvrons un spectacle désolant : tout un côté de la colline s’est décroché et a glissé, entraînant dans son sillage un îlot de six mechtas accrochées à son flanc. Celles-ci sont apparemment intactes, mais une trentaine de mètres plus bas. Elles ont glissé doucement comme reposant sur un coussin d’air, pour se poser ensuite dans le fond du ravin. Pas question de s’en approcher, les risques sont trop importants. Par quel miracle, les familles ont-elles réussi à s’écarter à temps ? Cela reste un mystère inexplicable.
Je pars à la recherche de mes rescapés, je découvre un peu plus loin des êtres accablés qui stoïques, attendent un probable secours. Ils sont agglutinés les uns aux autres comme des mouches sur un pot de miel et essayent vainement de maintenir au-dessus de leurs têtes, une bâche fournie par les militaires. Dans l’immédiat, elle les abrite de façon précaire contre la pluie. Celle-ci hélas, inexorablement, continue de tomber.
Il est hors de question de s’attarder ici plus longtemps, de faire des déductions hasardeuses sur place. Le temps nous est compté. Je décide donc de rapatrier tout le monde. J’enveloppe le mieux possible les jeunes enfants dans les couvertures que le fourrier m’a aimablement proposées avant mon départ. Je dirige tout ce petit monde vers les camions. Comme la nuit tombe vite en cette saison, inutile de s’attarder ici en palabres inutiles. L’embarquement de voyageurs sans bagages, démunis de tout est rapide. Comme il n’y pas de solution sur place, j’aviserai une fois arrivés au poste dans la vallée.
Les difficultés que nous avons rencontrées à l’aller sont toujours présentes et aussi difficiles sur le chemin du retour. A cela, il faut ajouter l’insécurité de la nuit. Le trajet s’effectue dans un silence total, comme si le moindre bruit pouvait nous être défavorable.
À l’arrivée à El Flaye, j’entraîne tout mon monde à l’infirmerie ainsi que dans la pièce adjacente qui habituellement sert de débarras. C’est un peu exigu et même inconfortable, cependant, dans l’immédiat, tout le monde est à l’abri. L’infirmier a eu la gentillesse d’allumer le poêle à bois, qui dégage une bienfaisante et douce chaleur. Je puise dans ma réserve des vêtements secs (merci les généreux donateurs). J’improvise avec le cuisinier de la popote une grosse soupe, consistante, surtout bien chaude. Pour les tout-petits, grâce réchaud de l’infirmerie, nous pouvons préparer les biberons de lait, ou les bouillies que j’ai toujours en stock.
Je fais un saut au magasin du bataillon pour y chercher des paillasses ainsi que des couvertures sèches. Les jeunes militaires spontanément les transportent. Leur gentillesse, leur aide, leur qualité de cœur, comme d’habitude, donnent à ces événements désastreux un visage humain bien réconfortant. On est loin de l’image que certains diffusent et de la réputation de soldatesque qu’on leur attribue. Je ne ferai jamais appel à eux en vain, souvent même leur générosité précède mes demandes.
Dans la soirée, chacun finit par trouver sa place. Les enfants au sec et repus s’endorment du sommeil de l’innocence. Quant aux adultes, ils sont encore sous le choc et préoccupés de l’avenir. Mais à chaque jour suffit sa peine : demain est un autre jour. En ce qui me concerne, exténuée mais satisfaite, je m’autorise à aller changer mes vêtements mouillés qui me collent à la peau. Je ressemble à une éponge et suis transie. Moi aussi, j’ai droit à ma nuit de repos. Auparavant, je dois me restaurer.
Le lendemain matin au petit déjeuner, j’aborde avec le Capitaine, l’épineux problème de mes sinistrés : Où ? Comment ? Réinstaller ces familles rapidement. Il m’informe qu’à son grand regret, il ne lui est pas possible de laisser séjourner très longtemps quarante-trois civils à l’intérieur du poste militaire. Il peut par souci d’humanité le tolérer un jour ou deux au maximum mais guère plus, surtout dans des conditions d’hébergement aussi précaires.
Nous faisons en vain le tour des solutions possibles dans le douar voisin. Il nous paraît hors de question de faire cohabiter des gens qui ne sont pas d’une même famille, au surplus du même douar. J’ai beau me creuser la cervelle, le problème paraît insoluble. Finalement une idée me vient à l’esprit. Il y a au village, une grande et solide maison inhabitée qui paraît suffisamment grande pour y loger l’ensemble de mes familles. Je me hasarde à en en parler.
- Vous savez Capitaine, il y bien cette grande maison toujours fermée qui appartient à la famille Achouche. Ce propriétaire vit, paraît-il, à Paris. Son frère monte la garde en permanence devant la porte. Dès que l’on s’en approche, il déclare invariablement « Vous ne pouvez pas entrer, mon frère est à Paris, il connaît bien le Ministre !.. »
- Vous n’y pensez pas, c’est vrai que son frère gravite dans le milieu gouvernemental à Paris. Pitchounette, vous cherchez des histoires et croyez-moi en ce cas, elles viendront de très haut.
- Représailles ou pas, ce Monsieur qui soi-disant connaît bien le Ministre, pour le moment se trouve bien au chaud à Paris. Moi j’ai quarante-trois personnes, vieillards, femmes et enfants compris qui se trouvent dans un dénuement total. Alors si ce Monsieur me fait des histoires parce que j’aurai forcé sa porte, on pourra lui répondre que c’était pour une œuvre humanitaire, à l’intention exclusive de ses frères. Il devrait être fier de collaborer à cette œuvre charitable. Je vais faire ouvrir la porte par le frère qui possède la clé. J’en prends la responsabilité. Le risque est moins grand pour moi qui suis civile. Que peuvent-ils contre moi, ils n’auront même pas la satisfaction de me mettre aux arrêts.
- Bien, si vous en prenez la responsabilité. Demain je vous donne une protection, vous pourrez y aller.
Mon idée fait son chemin. Le lendemain matin, je m’occupe au mieux de mes familles, calme leurs inquiétudes et les rassure sur la perspective d’être logés dans les prochaines heures. Puis d’un pas ferme et décidé, je prends la direction du village en compagnie d’une protection réduite. Je me présente devant la maison en question et trouve le frère assis sur une chaise devant la porte. Un bon chien de garde. Je lui expose la situation des sinistrés et lui demande une hospitalité momentanée, pour les familles en difficultés.
- Non...non...Je n’ouvre pas la porte. Mon frère il est à Paris. Il connaît bien le Ministre... Je lui coupe sèchement la parole, car je devine ses arguments, rien que le fait d’évoquer le Ministre cela me titille les narines, la moutarde me monte au nez.
- Oui je sais, votre frère il est bien au chaud à Paris, et le Ministre moi, je m’en fous. J’ai quarante-trois personnes dans une détresse épouvantable. Je cherche un abri provisoire pour eux. Alors, je vous renouvelle aimablement ma demande : vous ouvrez gentiment la porte, ou bien je la fais ouvrir. Et vous remercierez vivement votre frère parce qu’il aura prouvé qu’il avait du cœur.
Devant ma détermination, il se décide à chercher la clé dans la poche de sa djellaba, tout en me menaçant de toutes les foudres ministérielles et autres punitions. Finalement, sous la contrainte, il ouvre la porte.
La maison est une solide bâtisse en briques. L’extérieur modeste ne laisse pas deviner le confort intérieur : six à huit pièces spacieuses, réparties autour d’une cour centrale avec tout le confort, eau, électricité, entièrement vide ou ...presque !.. Car en effectuant le tour du propriétaire. Oh stupéfaction, dans l’avant dernière pièce joliment carrelée, telle un jeu de dames, un carré blanc, un carré noir, je fais une découverte surprenante : le sol est entièrement jonché d’une multitude de morceaux de savons. Un par carreau, ils sont là à sécher, une bien jolie mosaïque savonneuse.
Je comprends enfin, mais par un pur hasard, pourquoi les enfants ne sont jamais plus propres alors que je distribue un nombre incalculable de morceaux de savon aux femmes pour l’hygiène de la famille. J’en faisais souvent grief aux mères. Je comprends maintenant la raison de leur silence. Aussitôt distribués aussitôt collectés : la générosité se doit d’être condamnée.
Nous ne sommes pas au terme de nos surprises. Alors que nous progressons plus avant dans la bâtisse, nous découvrons une petite pièce appelée communément pièce obscure. Elle est aménagée en un agréable petit salon avec matelas, coussins, couvertures. Au centre une très jolie table de salon, de style arabe sur laquelle est posé un magnifique plateau en cuivre contenant des verres, une carafe d’eau et une bouteille.... d’Anisette !..
De retour au poste, le Sergent rend compte au Capitaine de notre mission et de nos découvertes inattendues. Celui-ci s’écrit alors :
- Ainsi, je comprends maintenant. Depuis un certain temps, le poste essuie des coups de feu, un harcèlement destiné à agir plus sur les nerfs qu’à causer des dégâts. Nous sortons alors faire une patrouille, cela nous occupe une partie de la nuit et revenons bredouilles. Aujourd’hui le voile se lève. Les fellagas venaient tirer quelques coups de feu, histoire d’agacer les sentinelles. Ils allaient ensuite trinquer à notre santé, avant de passer tranquillement une bonne nuit dans la maison du frère...qui connaît le Ministre...Chanson connue.
Un petit malin le frère !... D’un coté, il se pavane à nos frais auprès de nos ministres à Paris, de l’autre il rend de petits ou de grands services à la rébellion. Quelle que soit la solution finale des événements, il a une chance d’être présent dans la loge des vainqueurs.
J’installe mes familles. Elles sont ravies de trouver un tel confort. Elles resteront ici au moins jusqu’au printemps, peut-être davantage si nécessaire. Je ne prendrai pas la décision de les renvoyer chez elles, sans un toit convenable pour les recevoir. Je récupère mes morceaux de savon et les redistribue par tout petits morceaux. La future collecte sera plus difficile. À ma grande satisfaction, curieusement, je n’ai jamais eu d’ennuis pour avoir fait ouvrir et occuper la maison. Aucun Ministre ne m’a fait contacter, ni pour me blâmer, ni pour me.....féliciter !.. Et chose étrange le poste n’a plus jamais été harcelé. En définitive dans cette affaire, chacun a trouvé son compte.
2.14. Un courrier inattendu. Le lait pour les enfants. Catherine.
Vivre au contact d’une unité militaire m’apprend beaucoup. Alors que je suis la civile, un peu l’intruse dans leur milieu militaire masculin, je ne fais jamais appel à eux en vain en cas de difficultés. C’est peut-être là que je puise ma force. En dehors de mon travail, je constate que tout n’est que partage, les peines comme les joies. Comme cette nuit-là à El Maadi. L’ensemble du poste sommeille sauf les sentinelles qui montent la garde. A trois heures du matin, toute la section est réveillée tambour battant, par le sergent Ballard qui frappe à toutes les portes : il nous invite à venir sabler le champagne avec lui : il vient de recevoir un T.O. l’informant de la naissance de son fils !..
Avec tous les militaires de l’unité, j’ai partagé leurs rires comme leurs peines. J’ai aussi trop souvent pleuré leurs morts. J’ai également pris la mesure du mot solidarité et compris que l’entraide n’est pas un vain mot. En résumé, je me suis enrichie à leur contact et eu tellement de satisfaction. Sur place, il y a bien une assistante sociale militaire : elle passe épisodiquement dans l’unité rendre visite aux jeunes appelés classés cas sociaux. Ne cherchez pas parmi eux, les fils de nos dirigeants, ils sont ailleurs !...au calme. Son action se résume à établir les dossiers, à dire quelques paroles réconfortantes, à distribuer quelques friandises à Noël.
En fréquentant le poste de Taourirt, je remarque un jeune appelé un peu taciturne, solitaire, toujours triste. Généralement à l’arrivée du courrier par le convoi de ravitaillement, les militaires accourent et réclament à cor et à cri les lettres de leurs familles ou de leur petite amie. Lui alors tourne le dos en regagnant sa chambre. Je remarque également que ce jeune appelé ne va jamais au foyer prendre un pot avec ses camarades. Un tantinet curieuse, je me renseigne pour comprendre son attitude. J’apprends que ce garçon est orphelin, sans aucune famille à l’exception d’une grand-mère impotente en maison de retraite. Voilà pourquoi l’arrivée du courrier le laisse indifférent. Il est seul. Lors de mon retour au PC du bataillon, j’en glisse deux mots au Commandant qui me donne quelques renseignements sur ce jeune soldat.
- Je connais bien la situation de ce garçon, l’assistante sociale a son dossier. Elle lui fait parvenir quelques friandises au moment des fêtes. Je me permets de lui faire remarquer :
- Ce jeune a passé l’âge de grignoter une tranche de pain d’épices. C’est de chaleur humaine qu’il a le plus besoin.
- Oui j’en suis conscient. J’ai deux cas semblables dans mon unité. Humainement le service social ne résout rien. Si vous voulez vous en occuper, je vous vote un crédit.
- D’accord, j’accepte mais à une condition, je veux un crédit renouvelable périodiquement selon les besoins.
- Dites-moi quand vous retournez dans cette compagnie, je vous prépare une petite enveloppe.
- Commandant, il n’est pas dans mon intention d’aller lui porter une aumône. Il faut briser cette solitude qui l’étreint, je vais faire cela à ma manière. D’ici, je vais expédier à chacun d’eux un mandat avec un mot gentil, ceci. Je souhaite que lors de la distribution du courrier, le vaguemestre appelle leur nom. Il faut qu’ils sachent que quelqu’un pense à eux et ne se sentent plus seuls.
Plus tard, j’apprendrai un peu plus. À l’appel de son nom, notre jeune appelé croit d’abord à une erreur. Il faut se rendre a l’évidence : la lettre lui est bien destinée. Ses copains commencent à le chiner, en lui distribuant de grandes tapes dans le dos :
- Dis tu nous avais caché ça… Il y a une nana qui pense à toi. Elle t’écrit des mots d’amour et t’envoie des baisers !... Il bombe le torse et garde son secret. Le soir même il rejoint ses copains au foyer et leur offre même une tournée générale.
Régulièrement lui parviendra son petit mandat. Pour nous, c’est bien peu de chose, mais pour lui la vie devient différente. La solitude n’est plus sa compagne. Il entre dans le cercle merveilleux de l’amitié. La façon de donner vaut mieux que ce que l’on donne dit le proverbe. J’essaie de le mettre en oeuvre. Puisque nous faisons route ensemble et partageons le même sort, je me tourne naturellement vers tous ces jeunes et me veille un peu sur eux.
L’armée leur donne un uniforme, le gîte et le couvert. Pour le reste, à la grâce de Dieu.. !. En 39-40, il était de mode pour chaque militaire d’avoir sa marraine de guerre. Un excellent remède, paraît-il, pour soutenir le moral des troupes. Ici, pendant toutes ces très longues années, personne n’a éprouvé le besoin d’en renouveler l’expérience. Il paraît que c’était ringard. Pourtant, leur service armé fut très longue, et leur solitude bien grande.
Dans cette région montagneuse, l’hiver est plus rude qu’ailleurs, cette année la saison semble s’éterniser. Une épreuve supplémentaire pour une population tellement dans le dénuement. Ce sont les enfants qui en souffrent le plus. Me vient alors en mémoire un souvenir lointain. Lors de mon enfance, en pleine guerre, nous manquions de tout : les dirigeants de l’époque avaient fait distribuer à tous les jeunes enfants des écoles, un verre de lait chaud. Dieu comme c’était bon !..
C’est pourquoi, chaque fois, dès que possible, en me rendant à Vieux Marché, à Tinebdar ou Taourirt, je prends mon matériel et monte au douar. Je m’installe prés de la fontaine et dispose trois grosses pierres en triangle qui vont supporter ma marmite pleine d’eau pendant que les enfants s’empressent d’aller me chercher du bois. J’allume le feu. Une fois l’eau arrivée à la température voulue, j’incorpore ma poudre de lait et le sucre. Je délaie délicatement et obtiens finalement un bon lait chaud que je m’empresse de distribuer.
Ils sont malins, même très malins ces enfants. Depuis le temps que je viens ici, je commence à connaître chacun d’eux. Ils sont fiers lorsque je les appelle par leur prénom. Comme ils me voient venir de loin, je trouve souvent un petit fagot déjà prêt à côté des pierres froides. Quand je commence la distribution, ils se mettent immédiatement en rang, avec leur gobelet à la main, le plus souvent une simple boite de conserve. Avec un peu d’attention, je remarque vite que certains passent, deux, voire même trois fois. Quelle importance, si cela peut remplir leur estomac insatisfait. Je crois plus sage de fermer les yeux.
Cette méthode de distribution en fait complique bien ma tâche, mais dans la situation du moment, il vaut mieux leur faire boire le lait sur place. Il fut un temps où je distribuais la poudre de lait aux mères de famille à l’intention des bébés. J’ai bien vite appris que sitôt après mon passage, elle était collectée et ne profitait donc pas aux enfants. Le grain, le lait, le savon, tout est confisqué. La guerre est impitoyable, même peu importe la détresse des enfants.
Ma présence attire la curiosité de quelques vieilles femmes qui viennent me tenir compagnie. Elles observent mes faits et gestes. Elles s’extasient sur mon savoir-faire. Un jour le Lieutenant Rachid, d’origine Kabyle m’accompagne. Alors qu’il se trouve à proximité de deux vieilles femmes qui conversent gentiment, il part d’un grand éclat de rire. Devant mon air étonné, il me fait partager son hilarité. Il vient d’entendre l’une dire à l’autre.
- Elle est forte cette Toubiba, elle fait du lait comme une chèvre !..
Ce matin-là, je reçois une nouvelle stagiaire métropolitaine. Avant de rejoindre son affectation, elle vient en formation pour un mois dans notre équipe. C’est, dit-on, lorsque l’on est dans le bain que l’on apprend le mieux à nager.
Avec Catherine, le courant de sympathie réciproque passe de suite. C’est une fille droite, directe, solide, toutes les qualités nécessaires pour aborder ce difficile travail. Le temps de son séjour est compté : un mois parmi nous, juste le temps d’effectuer le tour de mon secteur. Je tiens à lui montrer l’ensemble de facettes de ce travail très particulier, souvent différent d’un poste à l’autre. Catherine veut tout apprendre, tout connaître. Nous partageons les mêmes espérances. Au cours de discussions animées, je lui raconte les succès dont je peux être fière, mais également certains déboires au goût amer. Les échecs sont utiles : ils permettent de se remettre en question. En analysant leurs causes, agir différemment par la suite et donc progresser à l’avenir. Je lui raconte mon parcours, ces longs mois de présence semés de satisfactions et d’embûches. Pour elle qui va emprunter le même chemin, chaque anecdote est instructive, profitable, les échecs sont une mise en garde.
Je lui narre ma nuit passée dans une mechta parmi les femmes. Car prétendre bien connaître un milieu, il faut si possible adopter sa façon de vivre, et au moins manger et dormir parmi eux. Cela permet de mieux connaître son quotidien, mais également de lui faire preuve de notre confiance.
Je la fais rire en lui rapportant l’étonnement et la joie des femmes à la vue de mes sous-vêtements. Des soirées où il est bien agréable de rire toutes ensemble. Elle me pose la question de la sécurité. Je m’empresse de la rassurer. Ce douar est organisé en autodéfense, c’est-à-dire que la population assure sa propre sécurité. Ce groupe d’auto-défense est renforcé par un poste de sept militaires implanté au centre du village. Il n’y a donc aucune raison d’avoir peur. Catherine enthousiasmée par ma description me persuade de lui faire partager cette expérience. Elle tient à aller dormir dans le village une nuit lors de notre prochain passage.
Le séjour de Catherine se déroule sous les meilleurs auspices. Comme promis, cette nuit nous dormirons au douar, après une journée de travail chargée par un temps magnifique. Le chef du village, accompagné de quelques villageois armés doit venir nous chercher au poste vers dix-neuf heures. Il doit assurer notre protection sur le parcours menant au douar. L’heure est raisonnable car il faut marcher pendant une petite demi-heure dans ce décor majestueux. En un mot une promenade bucolique, les champs sont encore un peu verts, la piste est sèche, nous sommes enthousiasmées.
À dix-huit heures trente, je suis appelée au local radio pour prendre connaissance d’un appel. J’apprends ainsi par les ondes qu’un télégramme destiné à Catherine est arrivé à la base. Son contenu est impératif : elle doit rejoindre son poste demain. Par la même occasion, il nous est demandé de nous joindre au convoi qui doit passer par ici et qui rejoint Sidi-Aich en fin de soirée.
Je suis furieuse de ce contretemps qui contrarie nos projets. Catherine également. Nous nous faisions une telle joie de passer la nuit au douar en compagnie des femmes. Je demande immédiatement la liaison radio avec le Commandant. J’essaye de le faire fléchir. Je lui explique notre projet pour cette nuit, et tente d’être convaincante. Réponse brève et sèche de mon interlocuteur :
- Vous rentrez, c’est un ordre.
Je ne suis pas très obéissante par nature. Mais cette fois, c’est un ordre !.. Pas question de le discuter. Catherine surtout et moi sommes très déçues. Nous faisons contre mauvaise fortune bon cœur. Il ne reste plus qu’à aller faire nos paquets avant de revenir au PC sans problème et y passer une nuit calme différente de celle que nous espérions.
Comme le train est à neuf heures trente et que les valises sont bouclées, il nous reste suffisamment de temps prendre un copieux petit déjeuner au mess. Nous arrivons à la popote. Personne ! Immédiatement, je pressens un drame. Tous les opérationnels sont absents : la nuit a dû être éprouvante.
Le serveur pose la cafetière sur la table avant de nous annoncer l’horrible nouvelle. Celle-ci nous frappe de plein fouet et nous laisse sans voix. Le douar où nous devions passer la nuit a été investi par les fellagas : tous les militaires sont morts égorgés. Les opérationnels sont partis cette nuit à la poursuite des rebelles. Quand le regard de Catherine croise le mien, j’y lis la question que je me pose moi aussi : sans cet appel radio imprévu, sans l’ordre bref du Commandant nous mettant en demeure d’obéir, serions-nous encore en vie aujourd’hui ? À quoi tient le destin d’une vie ? A un fil téléphonique ?
Catherine s’en va rejoindre son poste. Pendant son séjour, elle a côtoyé le meilleur et le pire. Elle part rejoindre une route qui va être dorénavant la sienne. Moi je poursuis la mienne et continue à faire entière confiance à mon étoile. De très longs plus tard, j’ai de ses nouvelles, par le bulletin de liaison « Toubiba ». Sur une piste du bled, elle avait rencontré l’amour sous les traits d’un jeune officier S.A.S. . L’osmose entre eux est totale : ils oeuvrent ensemble au service de la population, l’une dans le médico-social, l’autre dans l’administration et le contact.
Catherine et son fiancé devaient se marier en métropole dans son village d’origine, au milieu de leurs familles respectives. Mais les notables du douar où elle se dépense depuis un an ont envoyé une délégation pour lui demander de venir se marier ici. Ils veulent assister à leur mariage et faire la fête avec eux pour célébrer à cette occasion le magnifique travail accompli. Alors, ils se sont mariés au milieu de la population. Toutes les femmes sont descendues de la montagne. Leurs ... you...you...n’étaient-ils pas la meilleure, et la plus belle façon de leur témoigner, affection et reconnaissance.
2.15. Les briques pour l’école. Les soldats à l’hôpital. L’école.
J’ai la satisfaction d’apporter un peu de joie à El Flaye. L’infirmerie ne désemplit pas, l’ouvroir tel une ruche bourdonnante devient un agréable lieu de rencontre et d’évolution : les femmes y viennent régulièrement autant pour apprendre que pour se distraire ou papoter. Certaines très habiles, se font un plaisir d’éduquer celles qui le sont moins, un peu par orgueil, mais également pour prouver aux autres qu’elles en savent plus qu’elles. C’est finalement stimulant pour les unes et les autres.
Nous échangeons notre savoir, moi la couture, le tricot, l’hygiène tous les petits riens qui peuvent rendre la vie plus facile. Elles, le secret de leurs gâteaux, de leur cuisine. C’est un réel échange. Je leur apporte certes beaucoup, mais je crois recevoir encore bien plus.
L’absence d’école préoccupe le chef de poste. L’ancienne école est hors service. L’enseignement pourrait reprendre facilement, car dans son équipe sert un Sergent, instituteur dans le civil. Il est faire la classe. Il faut cependant trouver un bâtiment. Mais rien n’est disponible aux alentours. Il y a bien à la sortie du village une vieille bâtisse inhabitée comportant deux pièces en partie écroulées. Le reste des murs est passablement délabré. Cette ruine se trouve au centre d’une cour qui ferait une bien agréable cour de récréation.
L’absence de solution n’exclut pas de réfléchir à des projets : une pièce pourrait être attribuée aux garçons, l’autre aux filles que je n’oublie jamais dans mes objectifs. Trouver un second éducateur est du domaine du possible. Dans un bataillon se cache plus d’un érudit. Ici ce n’est pas la main-d’oeuvre qui fait défaut, mais plutôt les crédits. Toujours réclamés avec insistance, ils tardent à venir ou arrivent trop tard, après que l’urgence ait été résolue par la débrouillardise. Entre-temps d’autres besoins apparaissent avec la même urgence. Nous sommes toujours à la recherche d’un clou, d’un bout de ficelle. Cela devient parfois désespérant.
Il arrive parfois que surviennent des inattendus inexplicables. En voici un. Pas très loin d’ici, perché sur un piton abrupt, nous découvrons un tas de briques. Il ferait notre affaire pour remontrer le mur écroulé. La présence de ces briques en ce lieu est un mystère. Comment sont-elles parvenues au sommet de ce piton ? Aucune route, et pas le moindre sentier pour accéder au sommet. C’est incompréhensible. Seul un bourricot a pu éventuellement les acheminer là-haut, encore faut-il qu’il soit un tantinet acrobate. Renseignement pris, ce tas de briques n’appartient à personne. Nul n’en revendique la propriété, et comme me dit un vieux du village.
- Tu peux les prendre, si tu es capable d’aller les chercher là-haut.
Un véritable défi ! Nous tentons l’approche avec un véhicule tout terrain. Hélas l’opération s’avère impossible voir même dangereuse : la terre est meuble, la pente trop raide. Plus ces briques semblent inaccessibles, plus elles nous apparaissent indispensables pour restaurer ce qui deviendra notre école. Nous passons la soirée à débattre sur le sujet, sans voir poindre la moindre solution. Arrêtons nos élucubrations. Il vaut mieux aller dormir. Au milieu d’une nuit noire il arrive parfois jaillisse une lumière au milieu de nos rêves !...
Le lendemain matin en arrivant au petit déjeuner, j’annonce à la cantonade :
- J’ai trouvé la solution. Pour la réaliser, je ne vous demande pas de donner votre langue au chat, mais de me voter un petit crédit. Aussi sec me parvient la réponse.
- Combien ?
- Dix bouteilles de sirops, cinquante pots de confiture, une centaine de pains ou plus.
Silence dans l’assistance où chacun me regarde d’un air interloqué et cherche à deviner mon idée saugrenue ou suppute mon degré de folie. Devant tous ces regards interrogateurs, le sourire au coin des lèvres j’expose mon projet :
- Eh bien ! Étant donné que ni véhicule, ni bourricot ne peuvent accomplir cette tâche, nous allons réunir tous les enfants du village. Vous savez comme moi qu’ils sont très nombreux. Nous allons organiser une chaîne humaine pour descendre toutes ces briques de leur perchoir. Il me faut seulement l’aide de trois ou quatre jeunes militaires. Car comme vous le savez, une seule personne ne peut être, en même temps, aux deux bouts de la chaîne d’une telle longueur. En voyant leurs mines et leurs surprises, je ne peux me retenir d’éclater de rire :
- Il faut également expliquer aux enfants le but de cette action et leur faire comprendre que l’école leur est destinée et surtout les laisser libres de leur choix. Ensuite, comme récompense j’offrirai un délicieux goûter à tous les enfants courageux.
Trois jours plus tard à l’heure dite, une multitude d’enfants répondent présents à mon appel et se bousculent devant la porte de ma maison. Deux heures plus tard, la chaîne, la très longue chaîne, s’organise : les briques passent de main en main. Suprême satisfaction, au fur et à mesure que le temps passe, en haut le tas diminue tandis qu’en bas le tas grossit. Les jeunes militaires chargés de l’encadrement des enfants se souviennent de leur enfance. Ils entonnent des chansons simples, bientôt reprises joyeusement en coeur. Du travail dans la joie et la bonne humeur. C’est merveilleux. Je suis heureuse d’avoir mené à bien cette entreprise. J’avais tout de même au départ quelques doutes que j’ai dû taire. Dans mon for intérieur, je me suis répété inlassablement : pour que ça marche, il faut y croire.
Après l’effort, le réconfort. En fin de journée, tout ce petit monde attend avec impatience sa récompense. Nous organisons pour eux un goûter monstre des plus appétissant. Dans d’énormes marmites empruntées à la cuisine du poste, nous avions préparé une grande quantité de sirop de grenadine ou de menthe. Chose cocasse, les enfants se déterminent non pour le goût dont ils ignorent tout, mais d’après la couleur : ils demandent le rouge ou le vert. Comme un enfant ne peut refuser une appétissante tartine de confiture, nous contemplons avec un réel plaisir leurs mines joyeuses et barbouillées.
Deux mois après cette mémorable journée, l’école ouvre ses portes. Tout le monde est heureux. Le confort y est certes rudimentaire, mais le savoir que l’on y acquiert, est une porte ouverte sur un avenir différent.
Il est vingt-et-une heures. Je rentre d’une réunion à Sétif. Une ville dont je ne garde pas un souvenir excellent. En cause, l’accueil glacial de mon arrivée. Ces réunions périodiques permettent de faire un utile bilan d’activités. Nous y répétons inlassablement nos besoins en matériels, nos demandes de crédits rarement satisfaits et toujours insuffisants (bis repétita placent. C’est le leitmotiv général de notre assemblée). C’est également l’occasion de nous retrouver entre E.M.S.I. du Constantinois, de partager ensemble le repas de midi, dans une joyeuse ambiance et même, chose curieuse, de parler chiffons.
Je mets à profit une partie de mon temps libre de l’après-midi, pour aller à l’hôpital. Je tiens à rendre aux blessés de l’unité de mon secteur : un de leurs camions a sauté sur une mine, il y a une quinzaine de jours. Malheureusement, ce fléau n’est pas totalement éradiqué. Quatre d’entre eux, les plus grièvement touchés sont toujours ici en traitement. Ces visites me tiennent à cœur. Certes, je ne suis ni mère, ni leur femme ni leur sœur. Leur présence aurait été du plus grand réconfort pour surmonter cette pénible épreuve. Je ne souhaite tout simplement que tendre la main à ces quatre jeunes militaires malchanceux que je connais très bien.
Nous avons cheminé souvent ensemble le long des pistes, dans les mêmes convois, partagé les mêmes angoisses, éprouvé les mêmes peurs. Leurs blessures sont en bonne voie de guérison, leur santé ne donne plus d’inquiétude. Quant à leur moral, c’est une autre affaire : tant qu’ils sont en milieu hospitalier parmi leurs compagnons d’infortune, ils arrivent à dissimuler leur désarroi derrière des rires qui souvent sonnent faux ; la solidarité joue son rôle. Mais qu’en sera-t-il lorsque va sonner l’heure de la sortie. Physiquement diminués comment va s’opérer le retour dans leurs familles. Quelles seront leurs réactions face à leur handicap, devant leur avenir brisé ? Le moral risque de défaillir.
J’essaye de pallier ces petits riens qui manquent. Pour les financer, je n’aurai qu’à présenter la facture au retour. Mais ce qui les touche surtout, c’est ma présence : une jeune femme qui vient leur rendre une visite amicale au milieu de leurs camarades hospitalisés. Dans ce milieu médical, exclusivement masculin, ma visite est un réconfort supplémentaire.
Aller de l’un à l’autre, m’attarder quelques instants auprès de chacun d’eux, discuter de tout et de rien, les renseigner sur la vie de l’unité avec laquelle ils restent toujours reliés, malgré l’absence. Ils souhaitent avoir des nouvelles de leurs copains restés là-bas. Il faut éviter d’évoquer leur prochain rapatriement qui va mettre un terme à leur vie militaire : cette éventualité reste pour eux angoissante.
Lorsque je m’approche du quatrième blessé, je dois dissimuler mon émotion. Pour lui, la blessure demeurera toujours présente à chaque instant de sa vie et lui rappeler sa jeunesse perdue. Il a offert en holocauste ses deux mains pour une cause dont il ne perçoit pas l’importance. Je lis dans ses yeux le courage, le désespoir. Un désespoir que je comprends et partage, sans vouloir ni lui, ni moi le laisser deviner à l’autre. Nous nous jouons une comédie dont nous ne sommes pas dupes. Je lui demande ce qui lui ferait plaisir. La réponse ne se fait pas attendre :
- Fumer une cigarette ! Aidez-moi, cela me ferait réellement plaisir.
Alors, je m’assieds auprès de lui, j’extrais mon paquet de cigarettes de ma poche. J’en allume deux, une pour lui, l’autre pour moi. Puis une dans chaque main, avec une synchronisation parfaite, ma main droite allant vers sa bouche, la gauche vers la mienne, nous fumons de concert. À la première goulée de fumée, il ferme les yeux pour savourer l’instant où la fumée se fait le délice de cet espoir satisfait. Ainsi tout en devisant de banalités, la cigarette devient mégot. Puis rien d’autre qu’un peu de cendre déposée dans le couvercle d’une boite de conserve faisant office de cendrier.
- Merci infiniment, c’est la meilleure cigarette que j’ai fumée de toute ma vie. Je penserai souvent à vous...plus tard. Moi également. Le temps peut passer. Je me souviendrai toujours de cette journée, de ce jeune de vingt ans, envoyé en Algérie pour se battre, pour y laisser le meilleur de lui-même sans lui expliquer si la cause était juste au point de lui demander de consentir un sacrifice de cette importance. Sa jeunesse pleine d’espoir, à présent sans avenir par la folie de quelques hommes, ne connaîtra jamais le bonheur de prendre entre ses deux mains le visage de la femme aimée, ni la joie de caresser la joue de son enfant.
À chacun de mes passages ici, je consacre toujours quelques heures aux enfants de l’école. À vrai dire une école plus que rudimentaire. Les cours se déroulent dans une mechta améliorée. L’instituteur est un jeune militaire pédagogue. Après tout, qu’importe le cadre, apprendre à lire, à écrire est une nécessité absolue pour tous ces enfants qui demain se trouveront confrontés à une vie d’adulte. Nous constatons avec une grande satisfaction que tous ces enfants sont remarquablement attentifs et assimilent vite et bien.
Ma visite est toujours attendue. C’est avant tout une distraction. Mon rôle est très différent de celui de l’instituteur. Je leur parle de la vie de tous les jours le plus simplement possible. J’explique, pourquoi l’hygiène est un moyen de préserver sa santé. Je tente également de leur faire comprendre combien le savoir est important et indispensable pour leur avenir et leur demande de prendre en compte ce que leur expose. Après coup, chacun tient à me montrer son cahier. Ces petits malins souhaitent recueillir des félicitations et des encouragements que je leur donne bien volontiers.
Après le sérieux, la détente. Ils s’agrippent après moi, m’entraînent dans une petite pièce située juste à côté de la classe, où se déroulent les travaux pratiques. Un de leurs plaisirs ou de leurs dérivatifs : travailler l’argile. Ils se débrouillent toujours pour aller en récupérer un peu auprès des femmes qui s’adonnent à la poterie. Chacun laisse libre cours à son imagination et modèle consciencieusement son œuvre avec une grande habileté. Leur œuvre terminée, l’éducateur leur propose de les peindre : ils le font avec beaucoup de précision et sont fiers de me montrer leurs chefs-d’oeuvre.
Je suis stupéfaite de contempler toutes ces figurines inspirées de leur entourage. Ces bustes représentent avec justesse le faciès des militaires métropolitains qu’ils rencontrent le jour, et celui des fellagas qu’ils voient la nuit. La description précise des détails vestimentaires ne laisse aucun doute sur la réalité de leurs rencontres. J’ai même l’agréable surprise de découvrir mon effigie statufiée parmi ce petit monde. Dans leur naïveté, sans parti pris, ils immortalisent, avec un certain talent et beaucoup de réalisme, le monde impitoyable et cruel de l’univers de leur enfance.
2.16. Un mariage par consentement mutuel. L’olivier creux. Le sergent à la guitare.
L’Officier S.A.S., à la fois Administrateur, Maire, officier d’état civil, dans les localités de son secteur rural, me rapporte un fait exceptionnel, rarissime, dont il est le témoin dans l’un des douars où nous nous rendons souvent ensemble.
Il a la surprise de voir arriver à son bureau, très tôt le matin, un jeune couple lui demandant de les marier officiellement devant la loi. Le mariage avait eu lieu précédemment devant le Cadi en l’absence de la jeune épousée comme il est de tradition en milieu musulman. Le marié travaillant en France, est revenu au pays pour épouser à El Flaye, la jeune fille choisie par ses parents.
Mais la mariée un tantinet futée, et pas totalement ignorante des lois sait que certains hommes qui reviennent au pays se marier uniquement pour obéir à leurs parents peuvent éventuellement prendre légalement une autre épouse en métropole en toute impunité.
Fait rarissime, la jeune épouse, têtue et déterminée refuse depuis trois jours, de consommer le mariage. Elle met une condition : celui-ci doit être célébré avec son accord, devant un officier d’état civil. Inclination devant une jeune fille à son goût (elle est en fait effectivement très mignonne), ou sentiment amoureux réciproque ? Quoi qu’il en soit, ils viennent ensemble, pour s’unir légalement par consentement mutuel et souhaitent simplement que leurs familles respectives ne soient pas informées.
Cette histoire est réconfortante : elle prouve que les mentalités peuvent évoluer même lentement. Elles doivent changer. Ce qu’une femme obtient, d’autres peuvent y prétendre et l’obtenir. L’avenir de la femme musulmane risque d’être différent si elle ne court plus le risque être répudiée, bafouée, rejetée sans aucun moyen de recours pour sa défense.
Ce jour-là, accompagnée de la section implantée à El Maddi, village perdu à quatre kilomètres de là, j’effectue le trajet pédibus-cum-jambus. Je vais assurer la permanence des soins dans le village. Quelques kilomètres de grimpette par un sentier pierreux, en plein midi, l’heure la plus chaude de la journée. Pendant que la montée met à rudes épreuves mes glandes sudoripares qui transforment mes vêtements en éponge, pendant mes courtes haltes, j’ai tout loisir d’admirer la beauté de la campagne environnante.
À mi-parcours, il nous faut traverser une magnifique plantation d’oliviers. Parmi ceux-ci certains sont très anciens : leurs troncs creux peuvent abriter un homme. Le sergent, par acquit de conscience, demande à ses hommes de jeter un coup d’œil. Les rebelles, paraît-il, y cachent souvent leurs documents. Le collecteur de fonds parfois la liste de ses généreux donateurs. Ils peuvent ainsi pénétrer innocemment dans les douars, les mains dans les poches sans dossier compromettant.
J’écoute d’une oreille distraite. Ces informations ne me concernent pas. Seule la beauté tarabiscotée de ces arbres imposants retient mon attention, en particulier l’un d’eux particulièrement énorme. Je m’avance pour admirer d’un peu plus près, lorsque j’entends la voix d’un militaire :
- Sergent, venez voir, j’ai trouvé un paquet de papiers.
La curiosité aidant, bien entendu la section se regroupe autour de la découverte. Dans les faits, une liasse de vieux papiers, d’aucune utilité, abandonnés par son messager, devenus maintenant un paquet spongieux, victime des intempéries. Nous reprenons notre route vers le poste, avec une idée en tête : arriver au plus vite là-haut pour y déguster une boisson bien fraîche.
Cette anecdote, au demeurant banale, comporte une suite. Quelques jours plus tard au cours d’une embuscade tendue par les militaires, un fellaga est arrêté. Arrivé au poste, il raconte fièrement :
- Il y a quelques jours, vous avez déjà failli m’arrêter. J’étais dans l’oliveraie lorsque j’ai vu venir vers moi votre section. Je me suis vite caché à l’intérieur d’un olivier. Je connaissais la profondeur de son tronc. La Toubiba était avec vous. Elle était à deux mètres de moi. J’avais mon revolver à la main, prêt à me défendre, lorsqu’un militaire a crié pour dire qu’il avait découvert quelque chose, ce qui a détourné votre attention, et surtout la sienne. J’ai donc eu ma chance. La question du Capitaine fuse.
- Et si elle t’avait trouvé, qu’aurais-tu fait ?
- J’aurais tiré. En écoutant, je ressens rétrospectivement un petit frisson dans le dos. Je remercie la vie pour la survie, et une fois de plus, exprime ma gratitude à mon ange gardien pour sa fidélité.
A nouveau, en arrivant à Takrizt, je comprends que l’atmosphère est encore à la tristesse : la malchance a de nouveau frappé. La nuit dernière, lors d’une patrouille, une section est tombée dans une embuscade : un mort, un jeune sergent appelé, plus deux blessés évacués vers l’hôpital de Bougie. Le diagnostic est heureusement rassurant. Un voile de tristesse et de fatalité flotte parmi tous ces jeunes. Que sera demain ? Y aura-t-il un demain pour eux ? Chacun d’entre eux ne peut éviter de se poser cette angoissante question.
À nouveau, en priant pour que ce soit la dernière fois (hélas, cette situation semble ne pas finir), j’aide le Capitaine à rassembler les affaires personnelles du disparu pour les retourner à sa famille. Nous bouclons la cantine. Seule ne reste que sa guitare posée là, sur le lit, comme si avant de partir vers son destin, le sergent lui avait murmuré « attends moi, je reviens bientôt, ensemble nous chanterons à nouveau ». Je sens la révolte monter en moi. Je me rappelle de ce jeune garçon souriant, beau comme un hidalgo, heureux de vivre, surtout de chanter.
Je le revois le soir après le dîner, quand la nuit nous enveloppe de son voile protecteur. Pour nous tous, mais également pour son plaisir, il prend sa guitare et nous interprète des airs flamencos ou espagnols. Nul besoin de le prier, chanter est sa façon d’exprimer sa joie de vivre. Sa voix avait des intonations si chaudes, si mélodieuses. Nous l’écoutions avec un tel ravissement qu’un soir je m’étais permis de lui dire.
- Vous savez, après votre service militaire, vous devriez tenter votre chance dans la chanson.
- Vous croyez ?…
- Oui sincèrement je le crois, vous avez la voix, le talent, vous chantez divinement bien, avec un tel bonheur que l’on ne peut qu’être subjugué.
Cette nuit, une voix merveilleuse s’est éteinte à tout jamais. Il avait vingt ans et une terrible envie de vivre. Je remets la guitare dans son enveloppe. Sous d’autres doigts, la musique ne sera plus jamais la même. Il manquera l’amour de celui qui savait si bien la faire vibrer, l’amour qui vient du cœur. Je sors en fermant doucement la porte derrière moi. Je ne peux chasser de mes pensées le chagrin de sa mère. Elle va réceptionner cette guitare que son fils affectionnait. Je suis triste à pleurer.
2.17. Le trachome. La lavandière. Une canule de fortune.
Dans l’accomplissement de mon travail, je suis tributaire des déplacements. Comme ils sont toujours aléatoires, mon emploi du temps en est perturbé. Je dépends dans les faits des horaires des convois auxquels je dois impérativement me plier pour des raisons de sécurité. Aujourd’hui, j’ai l’interdiction formelle de sortir du camp. Cela me contrarie, mais j’obéis. Ce matin, j’ai assuré normalement mon travail à l’infirmerie et cet après-midi, je consacre mon temps aux femmes de harkis pour qui, je l’avoue, j’ai une affection particulière.
Pour préserver à la fois leur indépendance, et leur protection, celles-ci habitent un peu en retrait du poste. Elles vivent recluses : impossible de sortir même pour se rendre au douar voisin ou simplement aller à la fontaine bavarder avec leurs consoeurs. Leur sécurité est à ce prix.
Nos rencontres sont toujours une fête. L’après-midi en leur compagnie me paraît toujours trop court. Avec les rudiments de langage kabyle que je connais et quelques gestes descriptifs, nous parvenons à dialoguer, même à raconter des histoires drôles qui nous amusent beaucoup. J’apporte les oeufs, le lait, la farine, pour confectionner ensemble de la pâtisserie tandis qu’elles m’offrent le kaoua. Ces moments de gourmandise accompagnés de babillages et de rires me comblent de joie et de quiétude.
Aujourd’hui notre programme est inhabituel. Si les jours se suivent, ils ne se ressemblent pas : la routine est bannie de nos occupations. Nous profitons de l’opportunité du passage, et de la disponibilité du camion sanitaire spécialisé dans le dépistage du trachome, pour nous rendre à Tagouent, village que j’ai sélectionné : y vivent de nombreux malades souffrant des yeux. C’est également une occasion de faire le point sur ce fléau encore très répandu en milieu rural, cause de nombreux cas de cécité. Je suis consternée devant mon inefficacité confrontée à ce douloureux problème. Les gouttes que je distille dans leurs yeux larmoyants, restent hélas sans grand effet devant le manque d’hygiène et les mouches ; celles-ci s’agglutinent sur les yeux des enfants et favorisent la prolifération de cette maladie.
Ce travail nous occupe toute la journée. Nous examinons en effet de nombreuses personnes présentes et voulons établir une statistique pour avoir une idée de l’importance de cette affection dans cette région. Sur une population de neuf cent cinquante habitants, nous constatons avec stupeur que seules trois personnes ne présentent aucun signe avant-coureur du trachome. Il faut croire que certains individus (trop peu hélas) sont immunisés naturellement devant ce fléau, pour une raison que nous sommes incapables de définir. Triste et décevant bilan de cette journée. Quoi qu’il en soit, je deviens maîtresse dans l’art de retourner les paupières, pratique qui me sera très utile ultérieurement. L’ophtalmologiste de service m’avait en effet remis tout un programme de soins, pour suivre cette population en particulier, sinon pour la guérir, du moins pour endiguer le mal.
La population des douars environnants est très concentrée. Depuis huit jours, les longues files d’attente devant l’infirmerie deviennent quotidiennement de plus en plus denses. Tout en me démenant comme une diablesse, j’éprouve l’étrange sensation de vouloir vider un grand bassin d’eau avec une passoire.
Certains maux sont bénins, mais rien ne doit échapper à notre vigilance, surtout les cas sérieux doivent être décelés. La plupart ont souvent davantage besoin d’attention, de gentillesse que de soins. Comme cette très vieille femme de Tinebdar qui attend stoïquement que la longue file de malades se soit résorbée. Elle ne dit rien, ne demande rien, me prend simplement la main et l’embrasse, ce qui me met dans un grand embarras. Pourquoi ? Et cette autre qui laisse passer tout le monde avant elle afin d’être la dernière, pour me demander simplement un peu de rouge sur les lèvres pour, dit-elle, ressembler à la roumia. Un caprice bien anodin. Alors satisfaite et fière d’elle, elle regagne son douar, persuadée de susciter admiration et envie de la part de ses voisines. Où va se nicher la coquetterie ? Même si je trouve cela puéril, je ne me sens pas capable de refuser cette petite satisfaction. Ce petit rien qui rend cette femme si heureuse.
Cette après-midi je vais faire le tour de deux douars. Il s’agit d’aller aller de mechta en mechta pour tenter de localiser cette épidémie de rougeole qui sévit depuis un mois. Bien souvent c’est l’occasion de découvrir un groupe de femmes rassemblées autour d’un enfant moribond : elles attendent stoïquement la décision de Dieu avec une fatalité déconcertante. Si Dieu le veut, il vivra ! Si Dieu le veut, il mourra. Inch- Allah !.. Alors au milieu d’un concert de lamentations, on attend. Cela me consterne et me révolte. Parfois le mal est guérissable avec un remède approprié. De toute façon, il faut essayer : je les informe que le toubib sera présent demain au poste et les invite à amener l’enfant. Mais viendront-elles ? Il me faut, dans certains cas, discuter des heures pour vaincre leur force d’inertie et les faire accepter de descendre un malade à l’hôpital. Pourtant, je fais toujours en sorte de simplifier les choses du mieux possible.
À mon grand étonnement, il y a plusieurs semaines, très tôt un matin, une jeune femme musulmane vient frapper à ma porte à El Flaye et me tire de mon sommeil. C’est plutôt inhabituel, mais comme à l’accoutumée, je réponds présente. En quelques mots, moitié français, moitié kabyle et un complément de gestes, elle m’explique qu’elle est seule avec deux jeunes enfants : son mari est mort et elle n’a plus rien à manger. Elle est sincère. Je ne puis que compatir. Je lui propose quelques victuailles (j’en ai toujours en réserve pour les plus déshérités) et lui conseille de venir à l’ouvroir. Tout ce qu’elle confectionnera sera pour elle et ses enfants. Pour le reste, je ferai en sorte à l’avenir de l’aider le mieux possible.
Elle hoche négativement la tête. Ma réponse ne lui convient pas. Têtue, elle proteste avec véhémence : elle n’est pas venue me voir pour mendier. Elle veut travailler, gagner de l’argent comme la Toubiba. La présence de mes deux auxiliaires musulmanes lui a donné des idées ! Sa question plutôt inhabituelle m’embarrasse vivement. Comme je ne veux pas la décevoir, je lui fais comprendre que je vais réfléchir et voir ce que je peux faire pour elle. Il me faut un peu de temps pour trouver une solution à son problème.
Ma réponse semble la satisfaire pour le moment ! Puisque je ne lui dis pas dit non, elle me fait confiance. Soulagée que je me sois intéressée à elle, reprenant espoir, elle repart chez elle. Le cas de cette femme est difficile à résoudre. Je fais ma petite enquête au village. Elle est effectivement veuve avec deux jeunes enfants à charge et n’a aucune famille pour l’aider. Concrètement, elle se trouve dans une situation très précaire. Je comprends sa douloureuse angoisse, car il est difficile, voire quasiment impossible pour une femme musulmane seule, de trouver un moyen de subsister dans un milieu rural.
Il me vient alors une idée. Faire remettre en état le petit hangar inoccupé situé dans un angle de la cour, où se trouve un bac en ciment qui faisait vraisemblablement jadis office de lavoir. Proposer aux militaires de prendre en charge le lavage de leur linge contre rétribution bien entendu. Cela semble simple mais quel accueil sera réservé à cette suggestion ? Il faut que les deux parties soient d’accord sur le principe. Je serai bien entendu l’intermédiaire, pour préserver toute intention malveillante de la population qui pourrait lui être préjudiciable. C’est une idée qui devrait être approfondie, en réfléchissant bien au problème. De toute façon, j’ai beau réfléchir, je ne vois aucune autre solution lucrative à l’horizon.
Une semaine plus tard, avec l’accord de cette jeune femme, nous tentons un premier essai avec deux clients : je fournis le local, l’eau, le savon, la possibilité de repasser dans l’ouvroir hors des heures de présence de mes habituées. Pour simplifier, j’établis un tarif à la pièce, qui semble équitable pour les deux parties. Le programme ainsi défini, le lundi je ramasse le linge sale et le restitue lavé et repassé le samedi. Ma candidate blanchisseuse a ainsi assez de temps pour accomplir son travail et prouver son talent.
La première expérience est concluante, sauf le méli-mélo pour identifier et restituer à chacun ce qui lui appartient. Pour la deuxième tentative, je mets au point un système de couleurs. Chaque paquet de linge est identifié une couleur et chaque vêtement est marqué par un fil de couleur ne couleur. C’est la simplicité même. Une difficulté cependant : freiner l’ardeur de ma lavandière qui utilise la brosse de chiendent sur les cols de chemise pour freiner une usure trop rapide.
Je ne décris pas la joie de ma jeune blanchisseuse, lorsque je lui remets l’argent gagné par son travail. Son émotion la fait rire et pleurer à la fois. Elle est fière d’elle, satisfaite de percevoir la récompense de son labeur. Je revois ses doigts tremblants qui, avec délicatesse, plient les billets avant de les ranger précieusement dans un mouchoir, puis de les glisser dans une poche dissimulée sous sa robe. Une fois de plus, en mettant à contribution les bonnes volontés, j’ai résolu un épineux problème.
Quinze jours plus tard, j’ai une nouvelle postulante. Depuis, je ne sais plus que faire des candidatures que je dois limiter. La laverie fonctionne sans ma présence : le système des couleurs est efficace. De plus, ma première candidate s’avère être une organisatrice pleine de bon sens et de bonne volonté. Je suis pleinement heureuse de l’avoir lancée.
Un jour sans surprise est un jour terne. Ce matin-là, lorsque le militaire de service descend ouvrir la porte du poste de Taourirt, il aperçoit une forme suspecte, recroquevillée dans le caniveau bordant l’entrée du camp. À son grand étonnement, il découvre un homme en piteux état, un moribond sans réaction, donnant à peine quelques signes de vie. Appel rapide au Capitaine qui arrive sur les lieux. A la vue de cet être humain à demi agonisant, il me fait demander d’urgence, alors que je prends tranquillement mon petit déjeuner. Cet homme vraisemblablement arrivé dans la nuit s’est couché, à bout de force, dans le caniveau, près de la porte d’entrée du camp, avec l’espoir d’être découvert le lendemain matin.
Nous l’installons rapidement sur une civière et le transportons à l’infirmerie. Avant d’élucider le mystère de sa présence, il faut en premier lieu se préoccuper de son état de santé. L’infirmier militaire me rejoint. Nous entreprenons conjointement de le déshabiller en découpant par petits morceaux ses vêtements qui lui collent à la peau. Au fur et à mesure que nous le dénudons, l’horreur nous apparaît. Il n’y a pas dix centimètres carrés de sa peau qui ne comportent soit une entaille au rasoir, soit une brûlure vraisemblablement occasionnée par le bout d’une cigarette incandescente, même les parties génitales ne sont pas épargnées. L’état des plaies indique que les sévices remontent à plusieurs jours. Quel triste spectacle ! Quel courage il a fallu à cet homme pour supporter cette épreuve et venir jusqu’au poste. Il nous faut des heures de soin pour lui rendre figure humaine. Nous le réalimentons petit à petit avec un peu de potage donné à l’aide d’une petite cuillère. Le surlendemain, un peu reposé, ses pansements refaits, c’est d’une voix à peine audible qu’il commence à nous raconter, par petites brides, son incroyable odyssée.
Une huitaine de jours auparavant, les fellagas étaient passés par son douar. Ils voulaient obtenir de lui des renseignements sur le poste militaire alors qu’il en ignore tout. Il n’est venu ici qu’une seule fois, il y a bien longtemps pour retirer un laissez-passer. Mettant ses explications en doute, ils le contraignent à les suivre au djebel. Après deux jours de marche harassante, ils parviennent dans leur fief bien à l’abri dans l’immense forêt de l’Akfadou. Ils entreprennent alors un interrogatoire un peu plus raffiné, cigarettes et rasoir à l’appui. Des moyens très persuasifs. Le pauvre malheureux subit toutes ces tortures sans parler, pour la seule et unique raison qu’il ne sait rien. Mais son silence bien justifié attise la cruauté des rebelles, qui devant son mutisme redoublent de fureur.
Au cours de cette randonnée cauchemardesque, le groupe de fellagas rencontre une de nos patrouilles. Lors de l’accrochage qui s’ensuit, le groupe se disperse et fond dans la nature. Le prisonnier en profite pour fausser compagnie à ses geôliers. Sa position est très inconfortable : d’un côté les fellagas qui tentent de le récupérer à tout prix, de l’autre nos militaires qui seront incrédules devant sa rocambolesque histoire.
Plutôt mal au point, espérant ses gardiens partis, le fuyard reste tapi dans une anfractuosité du terrain. Mais ses malheurs ne sont pas terminés pour autant. La nuit venue, persuadés que le fugitif n’a pu aller bien loin, les rebelles reviennent sur le terrain et reprennent leurs recherches.
Notre homme reste dans son trou pendant trois jours et trois nuits sans manger, sans boire, léchant la rosée de la nuit sur les feuilles d’un buisson à proximité. Ses blessures, faute de soins, le font atrocement souffrir. À l’issue de leurs journées de recherches infructueuses, les rebelles renoncent à leur poursuite. Après le départ de ses tortionnaires, notre homme, les nuits suivantes, étape après étape, marche jusqu’au poste où nous le découvrons à demi moribond.
Avec le temps, ses blessures se cicatrisent, mais malgré toute notre attention, notre malade dépérit. Il se plaint sans arrêt d’avoir mal au ventre. L’explication est relativement simple : la peur jointe à son long calvaire a bloqué ses fonctions naturelles. Nous essayons tous les médicaments laxatifs à notre disposition, hélas sans résultat ! Le toubib joint par radio nous donne une réponse amusante.
- Donnez-lui donc un bon lavement, c’est encore ce qui est le plus efficace.
Une réponse qui ne nous fait pas rire, car elle nécessite un petit matériel dont nous sommes totalement démunis. En permanence, le Capitaine vient aux nouvelles et s’inquiète de l’état de santé de notre malade. Notre malade continue à gémir en se tenant le ventre. Le trois barrettes semble me tenir pour responsable de l’inefficacité de nos soins.
Allez savoir comment les idées viennent aux femmes, surtout lorsque leurs compétences sont mises en doute ! Dans un éclair de lucidité, je réalise soudain avoir aperçu, il y a très longtemps, dans un coin de l’infirmerie, un broc à lavement en émail. À l’époque cet ustensile m’avait bien sourire : il est incomplet ! À quoi pouvait-il bien servir ? Je cours à sa recherche, car en fait c’est l’élément principal pour le cas qui nous préoccupe aujourd’hui. Je le découvre enfoui sous un tas de cartons. Pour le complément il ne reste plus qu’à faire marcher sa tête en faisant appel à l’infaillible système D.
Je pars à la découverte d’un gros stylo sur le bureau du secrétaire : en enlevant la cartouche se trouvant à l’intérieur, il peut éventuellement faire office de canule. Quant au tuyau, au grand ébahissement du cuistot, je vais tout simplement à la popote emprunter le tuyau en caoutchouc de la bouteille de gaz. Un peu...et même beaucoup de sparadrap pour assembler solidement le tout. Il ne reste plus à l’infirmier et à moi-même qu’à tester mon invention. C’est notre dernière chance.
Aussi incroyable que cela paraisse...ça marche ! Rassurés de voir notre malade enfin apaisé, pendant que nous nous félicitons heureux d’avoir enfin résolu ce difficile problème, nous voyons venir vers nous le cuistot.
- Oh !.. C’est pas bientôt fini tout ce cirque. Moi je voudrais bien récupérer mon tuyau à gaz, j’ai la bouffe à préparer pour ce soir, moi !
2.18. Les maillots des journalistes. La mer. Un monsieur important. Au revoir, mon Commandant.
Ce matin, je suis convoquée au P.C, motif rencontre avec des journalistes. À mon arrivée on me présente trois journalistes qui viennent de ...Troyes !.. qui travaillent dans trois journaux de tendance différente. Ils effectuent une tournée d’information en Algérie, dans notre secteur en particulier. Je suis surprise de leur venue, car ce n’est pas fréquent qu’un journaliste s’aventure dans cette zone particulièrement dangereuse. Souvent, ces messieurs préfèrent se rendre dans les états-majors pour préparer leurs reportages, même si la vérité n’y trouve pas toujours son compte. C’est nettement moins périlleux. Ceux qui doivent venir, à priori, doivent être différents. Ils sont courageux.
L’Officier S.A.S leur parle de la situation des très nombreux douars implantés sur son territoire et de ses rapports avec la population. Quant à moi, je suis particulièrement chargée de leur exposer le travail accompli, dans le cadre de l’évolution de la femme musulmane, les infirmeries, les écoles, les ouvroirs. etc.. Je suis flattée que ces messieurs s’intéressent à mon activité, pour la simple et unique raison qu’ils souhaitent la connaître. Je n’ai rien à cacher. Je suis même fière des résultats obtenus, même s’il reste beaucoup à faire. Je suis curieuse de savoir, comment toutes ces explications vont être reproduites dans leurs reportages, en fonction de leur sensibilité personnelle, professionnelle ou de l’orientation politique de leurs titres.
Pour l’occasion, un hélicoptère du type banane est mis à notre disposition. Nous avons ainsi la possibilité de parcourir notre immense secteur dans un laps de temps limité. Cette mission m’enchante : je vais pouvoir effectuer le tour des postes en un temps record sans subir les aléas de la piste, les risques du parcours. Je vais enfin pouvoir admirer d’en haut et sans effort, cette myriade de villages, qui me sont familiers.
Neuf heures. Départ immédiat, les rotors tournent à pleine puissance dans un vacarme assourdissant. Ce type d’hélicoptère étant un appareil d’intervention opérationnelle, ne comporte pas de porte. Ce moyen de locomotion pour nous inhabituel nous est toutefois familier ce qui n’est pas le cas de nos journalistes qui frisent la quarantaine, et sont plutôt du genre pépère.
Au départ, chacun de nous est solidement arrimé sur son siège, une sécurité sérieusement contrôlée par le copilote au départ. En ligne droite aucune autre sensation que celle de planer dans les airs, lorsque l’appareil vire à gauche, nous admirons le magnifique ciel bleu par la portière absente. Quand l’appareil vire à droite, nous nous trouvons suspendus au-dessus du vide, maintenus seulement par des courroies espérées solides. Heureusement que le copilote a vérifié les bouclages des ceintures, perdre un journaliste en cours ferait désordre.
Je ne sais si le pilote veut nous faire admirer les méandres de la piste qui serpente juste au-dessous de nous, par un balancement continuel, l’appareil penche tantôt à droite, tantôt à gauche. Le pilote, le Capitaine S.A.S. et moi-même, sommes reliés par notre casque radio et dialoguons entre nous à l’écart du bruit infernal des rotors. Tout à coup, je vois le Capitaine partir d’un grand éclat de rire. Je l’interroge du regard. Par les oreillettes du casque, je l’entends me dire :
- Pitchounette, regardez comme le rouge...est pâle !.. Effectivement, il devient urgent de nous poser pour que son estomac ne chavire pas à son tour. Sinon son journal à la couleur dominante rouge écarlate sera privé de reportage.
Au fil de la journée, lors de nos différents atterrissages pour aller de poste en poste, (El Flaye, Tinebdar, Vieux Marché, Taourirt) les journalistes prennent des notes, des photos, posent des tas de questions. Certaines très pertinentes demandent des explications sur différents sujets. À leur grand étonnement, nos visiteurs découvrent une situation qu’ils ne soupçonnaient pas et s’enthousiasment pour le travail réalisé à l’intention des femmes dans ces régions défavorisées. Oui, c’est vrai, personne en dehors de ceux qui oeuvrent sur place, le travail accompli par les centaines d’E.M.S.I dispersées dans tout ce vaste pays. On n’a trop tendance dans la presse à ne parler que des actions militaires, rarement du travail des S.A.S. ou des E.M.S.I. Ces dernières au cours de ces années ont, elles aussi, payé leur tribut à ces événements : une dizaine de tuées auxquelles il faut ajouter un certain nombre d’éclopées. C’est cher payé pour un combat mené exclusivement avec le cœur.
Tout ce qui se fait pour la cause du bien n’intéresse personne. Je finirai par croire que certains hommes ne sont que des loups malfaisants sous une apparence humaine. Le sang à la UNE se vend beaucoup mieux que les actes de générosité. Je me souviens avoir entendu de la bouche même d’un journaliste professionnel cette définition de son travail :
- Un journal est une feuille de papier blanche, sur laquelle on imprime ce que le lecteur souhaite lire. Hélas il n’est pas le seul à avoir cette conception de son métier. Le souci de caresser le lecteur dans le sens du poil a pour conséquence la sélection des événements, et par la suite conditionne la manière de rédiger.
En fin de journée, de retour au P.C. nous avons le sentiment qu’au cours de notre tournée aérienne, entrecoupée de nombreuses visites dans les villages, a fait naître entre nous cinq un climat de sympathie. Ce n’est peut être, après tout que la solidarité du danger. Nous avons été sans fard : nous leur avons fait découvrir la réalité de notre quotidien sans hypocrisie et sans dissimulation. Nous espérons que leur reportage reflétera tout ce qu’ils ont vu, ressenti et éprouvé au cours de cette longue journée. En un mot, traduire la vérité pure et simple.
Au moment du départ, promesse nous est faite de nous faire parvenir leurs reportages, et une fois rentrés chez eux de mobiliser les bonnes volontés, afin de nous faire parvenir un peu d’aide pour les ouvroirs et les écoles.
Nos journalistes tiendront parole. Ils nous font parvenir leurs reportages, étalés sur plusieurs pages, agrémentés de très nombreuses photos, échelonnés sur trois jours de parution. Quoiqu’écrits un peu différemment selon leur sensibilité personnelle ou de celle de leurs lecteurs, leurs textes traduisent tous un même souci de vérité où ce qu’ils ont vu et entendu n’est pas dénaturé. C’est pour nous très réconfortant : la vérité n’est jamais blessante, elle est même stimulante. Qu’ils en soient remerciés.
À l’envoi des reportages était jointe une invitation à leur rendre visite lors d’un éventuel voyage en métropole. Pour l’instant un tel voyage n’est pas au programme. Trois semaines plus tard, un événement familial inattendu m’oblige à faire un saut au-dessus de la Méditerranée. Je me souviens alors de leur invitation et décide de faire sur le chemin du retour une halte à Troyes, ville que je ne connais pas.
Je retrouve nos visiteurs avec beaucoup de plaisir. Eux de leur côté sont avides de connaître les dernières nouvelles du secteur. Preuve que les problèmes de la région ne les avaient pas laissés indifférents. Je peux parler en toute franchise. Mes paroles dorénavant ne seront pas dénaturées ou interprétées de façon négative.
À mon départ j’ai dans mes bagages deux cents maillots pour les enfants, collectés à mon intention auprès des tisserands de la région. Ces maillots de corps sont une véritable aubaine, un appréciable cadeau.
Ce bref séjour, en famille ou chez mes amis me permet de mesurer la force la force d’attraction et le la nostalgie de mon là-bas. L’élan de cœur ressenti lors de mon retour en Algérie est toujours aussi vivace. Même en faisant un effort, je ne vis plus au diapason des banales préoccupations métropolitaines, mon langage est différent du leur. Quand, chaque jour, on côtoie ce long cortège de misères, de souffrances, on n’attache plus la même importance à l’augmentation de dix centimes du kilo de sucre et de cinq de la baguette de pain. Les petits tracas de la vie courante sont devenus d’une banalité affligeante.
Depuis mon retour, je me creuse la cervelle. Quelle idée originale et utile pourrai-je trouver pour utiliser judicieusement ces maillots ? Je me souviens alors de mes séjours dans les différents postes et de mes conversations avec les militaires instituteurs. Nous imaginions la possibilité de réunir tous les enfants dans un stade pour une grande fête de la jeunesse sur le thème du sport. Cette idée commence à germer dans mes pensées. Elle se développe et prend corps. Je décide d’approfondir le sujet avec les instituteurs au cours de nos prochaines rencontres.
Mon projet, enthousiasme tout le monde : il ne reste plus qu’à le mettre en forme et à exécution. Ce n’est pas une mince affaire : toute initiative d’envergure demande énormément de travail et de don de soi. Une première réunion de concertation est rapidement organisée : chaque éducateur confronte son idée avec celle des autres. Nous débouchons finalement sur le canevas d’un programme.
Première phase. Il nous faut d’abord décider d’une date, puis arrêter un projet comportant une musique commune au son de laquelle seront exécutées des figures de gymnastique bien définies qui seront mises au point dans les écoles respectives. Combien ? Cinquante élèves par secteur, garçons et filles confondus : je tiens absolument à la participation des filles. Au total deux cents enfants ! Le compte des maillots gracieusement offerts pare la ville de Troyes !...Merci les généreux donateurs !... Ne croyez pas que le hasard en décide ainsi !.. Le génie de notre petit groupe d’exécutants fait merveille !
Enfin au jour convenu, il faudra regrouper tous ces petits gymnastes en herbe, venant des quatre coins du secteur, sur le stade de la sous-préfecture de Sidi-Aîch et exécuter, dans un vaste mouvement d’ensemble, ce qui a été appris par chacun dans les écoles.
L’idée fait son chemin et reçoit l’adhésion unanime des civils, des militaires et des instituteurs. Il faut à présent concevoir et mettre au point ce projet dont la réalisation va réclamer ténacité et de courage.
Seconde phase du programme. La tenue des enfants. Je possède bien le haut, mais il me manque le bas. Localement mes idées font toujours sourire. Pour l’occasion, j’endosse la tenue de mendiante de service. Je n’ai aucune honte à aller frapper aux portes quémander une aide. Dans un premier temps, je contacte la sous-préfète qui m’écoute toujours d’une oreille attentive. Il me faut de l’argent pour acheter le tissu, nécessaire à la confection de deux cents shorts. Pour être différenciée des autres, chaque école aura sa propre couleur : bleu, jaune, rouge, vert. Généreuse, la sous-préfète m’obtient de quoi financer l’achat de mon tissu que je m’empresse d’aller me procurer à Bougie.
Il me faut à présent, faire appel à la bonne volonté des femmes de l’ouvroir qui est doté de deux précieuses machines à coudre. Il faut expliquer à celles-ci ce que nous allons confectionner et pourquoi. Leur engouement est tellement débordant que je me pose la question : ont-elles conscientes du nombre de shorts à confectionner ? et du travail que cela représente ?
Elles sont toutes ravies d’être mises à contribution, et fières de participer à leur manière à la préparation de cette grande fête. Je me dois de dire : les machines à coudre sont mises à rude épreuve. L’ouvroir ressemble à un atelier de couture travaillant à plein rendement. Une ruche en pleine effervescence. Chacune d’elle s’active avec excitation à réaliser la tâche qui lui est dévolue. Aux novices les coutures droites, aux plus adroites, les ourlets. Celles qui ne savent pas faire usage des machines sont volontaires pour passer les élastiques dans les ourlets de la taille. L’important est de participer. Quinze jours plus tard, les deux cents tenues pimpantes, et colorées de nos petits athlètes sont terminées. Je peux les distribuer aux instituteurs enthousiasmés. Tout est prêt : les clairons peuvent sonner, la fête peut commencer.
Le grand jour arrive enfin, l’heure de vérité également. Dans le cas présent, il n’existe pas d’alternatives : le succès ou l’échec. Je réussis à intéresser les autorités civiles, et militaires à mon projet : elles acceptent de venir présider ensemble cette fête de la jeunesse. Il est réconfortant de voir se côtoyer assis à la tribune officielle, Musulmans et Européens, unis dans un même but : la fête et la joie des enfants.
Quelle émotion, lorsque banderoles claquant au vent, les enfants font leur entrée sur le stade en chantant, vêtus de leur short de la couleur de leur école, et de leur beau maillot blanc. - Les Fennecs de Tinebdar,en jaune - Les Écureuils de Taourit, en bleu, Les Léopards de Takritz, en vert - Les Lapins de Vieux-Marché, en rouge. Emblèmes choisis par les enfants eux-mêmes.
Le stade en fête accueille également un grand nombre de parents venus parfois de très loin voir évoluer leurs enfants. Leur prestation crée une grande surprise auprès du public présent : il y a de l’énergie et de l’audace dans les figures et les évolutions, et même une pyramide humaine ma foi assez réussie, très applaudie avec beaucoup d’enthousiasme. Sans fausse modestie, une très belle fête.
Après l’effort, le réconfort. Après leur présentation, tous les enfants se retrouvent à l’ombre d’une magnifique oliveraie, pour y déguster un copieux goûter. Cette collation est généreusement offerte par la sous-préfète venue elle-même distribuer à tous ces jeunes affamés le réconfort après tant d’efforts. Pour la seconder dans cette agréable tâche, elle est accompagnée de ses deux grandes filles auxquelles se joignant les filles du Caïd. Une façon pour ce dernier de valoriser notre initiative. Les Officiels viennent également se mêler aux enfants pour les féliciter. La satisfaction et la fierté se lisent sur leurs visages. Pour notre part, les voir simplement heureux, est notre plus belle récompense.
Il est vrai que cette manifestation nous a demandé beaucoup de travail, mais la satisfaction va au-delà de l’effort consenti. Une journée de bonheur et de Paix à la valeur inestimable. De telles journées se font si rares. Un peu d’amitié et d’amour suffisent à rapprocher les humains, alors pourquoi tant d’autres dépensent autant d’énergie à répandre le sang pour les séparer.
Le temps étant particulièrement maussade, ce jour-là, pour rendre plus attrayante la réunion des femmes présentes à l’ouvroir à El Flaye, je propose la projection de diapositives de Métropole et d’Algérie. Bien entendu, cela n’a pas le charme mouvant du cinéma. Cependant, pour elles, c’est faire connaissance avec un ailleurs qui leur est totalement inconnu. Elles sont à la fois surprises et amusées par ces vues colorées qui représentent des images de villes, de campagnes, une série sur les châteaux de la Loire dont elles ont peine à imaginer la réalité. Les commentaires vont bon train. Mais ce qui les étonne le plus, c’est de découvrir la mer à l’aide de cette lampe magique. Cette immense étendue d’eau les intrigue et leur fait peur à la fois.
Pour récompenser les plus actives du magnifique travail accompli lors de la confection de la tenue des enfants pour la belle fête de la jeunesse, je leur avais promis de les emmener voir la mer, qui en définitive ne se trouve qu’à une cinquantaine de kilomètres d’ici. Pour moi c’est relativement près, mais pour elle c’est une expédition au bout du monde. Comme elles ont une excellente mémoire, dès lors, la question revient fréquemment dans leur propos.
- Dis, c’est quand la mer ?
Un jour, l’occasion se présente, je suis en mesure d’organiser ma petite expédition. Je peux en effet disposer de deux véhicules break plus le mien. Dès que je parle concrètement de notre voyage à la mer, les réactions sont mitigées : certaines s’enflamment, les plus âgées ne souhaitent pas venir, les très jeunes et les enfants sont écartés par mesure de prudence et de sécurité, d’autres se désistent par peur. Finalement il reste seize acharnées bien décidées à braver tous les dangers pour vivre cette grande aventure à tout prix.
La journée s’annonçant très chaude, je prévois le départ assez tôt le matin. Il vaut mieux en effet profiter du reste de fraîcheur de la nuit. Je prévois l’intendance pour ce déplacement : victuailles, pains, fruits, plus un jerrican d’eau potable. Une heure avant le départ, personne ne manque à l’appel. Elles sont déjà toutes rassemblées devant ma porte. À l’heure dite, excitées par la perspective de ce beau voyage, elles prennent place dans les véhicules.
Enfin, le convoi s’ébranle. Au début, c’est d’abord le silence, puis après les premiers kilomètres, l’émotion s’atténue, les langues se délient. Finalement le voyage se poursuit dans une joyeuse cacophonie. Connaissant un peu la côte aux environs de Bougie, j’opte pour un coin de plage isolé à l’abri d’éventuels regards curieux ou importuns où de surcroît les femmes pourront s’ébattre en toute sécurité. L’eau est peu profonde.
Au contact de cette immensité d’eau mouvante qu’est la mer, elles ont tout d’abord un mouvement de recul, de peur. Cette masse d’eau avec son flux et son reflux est bien différente des photos représentant une mer statique. Pour les rassurer, je mets les pieds dans l’eau. J’avance de quelques pas et les encourage à faire de même. Après bien des hésitations, la plus téméraire vient mettre un orteil, puis trouvant la fraîcheur de l’eau bien agréable après notre voyage au soleil, elle se jette carrément à l’eau tout habillée. Devant l’exemple de cette intrépide, les autres en font autant, pataugent, s’aspergent. Elles rient, crient, se roulent dans l’eau, cela devient du délire.
Je tente de prêcher la prudence, peine perdue elles sont folles, folles de joie. Je tente vainement de calmer leur ardeur, leur exaltation : elles m’entraînent avec elles, et cela dure, dure... jusqu’à ce qu’exténuées, épuisées elles s’écroulent sur la plage, et s’étendent sur le sable chaud afin de sécher leurs vêtements. Les ardeurs du soleil sont efficaces en la matière. Enfin calmées, nous partageons le délicieux pique-nique de bon appétit. Elles sont satisfaites, repues, émerveillées. Finalement nous prenons le chemin du retour, avec des rêves pleins la tête, et l’immense plaisir d’avoir passé cette journée ensemble au cours de laquelle elles ont découvert la mer.
Le télégramme m’est transmis en fin de journée. Certaines E.M.S.I. dont je suis, sont invitées à se rendre à Alger au G.G. (Gouvernement Général) motif dissimulé derrière cette convocation : Contact avec Autorité. Encore un curieux qui n’ose s’aventurer hors de son confort ! J’avoue que faire un aller-retour express à Alger pour quelques heures ne m’enchante guère. Les parcours en train sont toujours imprévisibles et fatigants. Mais il faut parfois savoir obéir aux ordres.
Onze heures précises, nous sommes six, venues de différentes régions. Nous sommes présentes en rang d’oignons, comme pour une revue de troupe, dans un bureau du G.G. et attendons cette haute autorité ! Un Monsieur d’un certain âge, vêtu d’un strict costume noir, l’air taciturne, fait son entrée dans le bureau. Il est suivi, d’une cohorte d’autorités civiles et militaires qui l’encadre, alors que nous n’avons nullement l’intention de le kidnapper !
Notre Directrice nous présente individuellement à ce Monsieur et lui énumère les régions où nous exerçons. Les présentations ainsi faites, ce Monsieur nous adresse un petit discours d’une banalité affligeante sur l’importance de notre travail, alors qu’il est inutile de nous en parler. Ne sommes-nous pas mieux placées que lui ou que quiconque pour en juger ? Enfin estimant sa mission accomplie, il tourne les talons et sort. Tout le petit monde dans son sillage, fait de même. La salle se vide, la visite est terminée.
Étant d’une nature plutôt curieuse, je m’informe :
- Qui est ce Monsieur si important, pour m’avoir obligée à faire ce voyage ?
- Monsieur Palewski, un Ministre proche du Général de Gaulle, qui a souhaité connaître quelques E.M.S.I. se renseigner sur leur travail.
Je suis sceptique. Quels renseignements a pu récolter ce haut personnage ? Je me demande avec circonspection quelles conclusions il tirera de notre brève rencontre, alors que nous n’avons pas eu la possibilité d’ouvrir la bouche, de placer un seul mot. Nous avons eu droit à un court monologue, un bref discours dénué de tout sentiment. Notre travail réduit à une note de service qui s’égarera certainement parmi beaucoup d’autres. Une revue effectuée au pas de course, prévue au programme de son inspection. Inutile de nous faire perdre notre temps précieux en nous obligeant à venir ici Monsieur le Ministre. C’est vous qui deviez faire l’effort de venir voir notre travail sur le terrain. Venez surtout à l’improviste, là vous pourrez vous rendre compte de notre travail. Tout le reste n’est que papillonnage, foutaise et dissimulation.
L’unité où je travaille depuis mon arrivée est en deuil. Avec stupeur et consternation, la nouvelle vient de nous parvenir. Le Commandant vient de succomber à ses blessures. Dans cette unité, la mort n’a pas encore atteint son quota de sacrifiés. C’était un homme droit, courageux, avant tout humain, généreux et attentif à la sécurité de ses hommes. Je suis triste, car ma réussite a été grandement favorisée grâce à son aide efficace, son soutien, ses encouragements et sa grande compréhension.
Notre ultime rencontre dans cette petite chapelle, éclairée par les derniers rayons du soleil traversant les vitraux de couleurs chatoyantes, demeure un souvenir à jamais gravé dans ma mémoire. Cet homme remarquable repose pour son éternité au centre de cet oratoire, dans un cercueil ouvert. Le Commandant est revêtu de son uniforme d’officier. Un homme estimé, respecté de tous ses hommes des officiers, aux simples chasseurs, un homme incarnant le devoir. Priant à ses côtés, son épouse toute vêtue de noir, se tient droite, digne dans sa douleur. Sur ses épaules va désormais reposer la lourde charge de l’éducation de cinq jeunes orphelins.
S’il existe là-haut un paradis, Commandant vous y avez rejoint, dans les jardins du Père, ceux qui vous y ont précédé et dont vous aviez la charge. Le départ de chacun de ces jeunes avait été pour vous un arrachement : vous vous sentiez comptable de la vie de ces victimes du devoir, un mot bien dérisoire. Quant à moi, je considère comme une bénédiction d’avoir eu la chance d’oeuvrer à vos côtés, d’avoir gagné votre estime, d’avoir appris de vous le véritable sens et la valeur du mot « Honneur ».
Décembre 1959 - C’est la nuit de la nativité, la voûte céleste constellée d’une nuée d’étoiles scintille de mille feux, un grand silence plane, pas un bruit, pas un coup de feu, ce soir ! allez savoir pourquoi ! C’est la trêve. Une trêve tacite, respectée bien réelle, un Noël apaisant. Cela me paraît invraisemblable que toute l’année, des hommes s’entre-tuent, mais que pendant la nuit de Noël, ils ont le bon sens de renoncer à distribuer la mort. La sagesse voudrait que l’on change la disposition du calendrier, que l’on décrète que chaque jour de l’année serait Noël, pour les croire enfin capables d’abandonner leur haine.
Dehors, cette nuit lumineuse, apaisante est si belle ! si pleine d’espoir qu’il est permis de rêver. L’on pourrait imaginer un ange, un sourire angélique aux lèvres, faisant une subite apparition devant nos yeux étonnés, pour venir nous annoncer …la Paix.. Enfin !
Ce matin, une déflagration nous surprend tous. Un bruit énorme venant de la route qui serpente en direction de la forêt. Une patrouille part aux nouvelles et revient avec une explication peu banale. Un âne batifolant sur la piste a malencontreusement sauté sur une mine qui ne lui est pas destinée. Aujourd’hui son destin d’âne aurait dû lui conseiller de le conduire ailleurs que sur ce chemin meurtrier, et l’inciter à rester sagement dans son étable, comme jadis son célèbre aïeul.
Ce soir au cours du dîner à la popote à El Flaye, un Capitaine un tantinet poète à ses heures, nous conta l’événement à sa manière.
À un âne On a parlé d’un âne, il était de Gonfaron Et il volait sœur Anne, crevant tous les plafonds Je connais un bourricot, allant au petit trot.
C’était jour de Noël, bourricot ne voulait pas Que le véhicule sauta, sur la mine rebelle.
Il a retrouvé là-haut, son petit frère de Bethléem Brave petit bourricot, je te dédie ce poème
Nous savons tous qu’un nouveau Commandant doit être affecté à l’unité, son arrivée est imminente. Quoique la chose soit normale, chacun de nous s’interroge, saura-t-il comme son prédécesseur faire l’unanimité autour de lui, se faire respecter, obéir et estimer tout à la fois. Ce qui n’est pas chose aisée.
C’est le 25 décembre au matin que le nouveau Commandant est arrivé pour prendre le commandement de l’unité. À peine les deux pieds posés dans son fief, il part déjà faire l’inspection des chambres des hommes de troupe. Après cette traditionnelle veillée de Noël, loin de leurs familles, un peu de défoulement a certes occasionné quelque désordre humainement excusable. C’est une réflexion par-ci, un regard réprobateur par-là.
Pour une prise de contact, le moment est vraiment mal choisi. Commander des hommes est une chose, les asservir en est une autre. Mais le comble, dans la cour, il apostrophe un jeune appelé qui effectue la corvée d’eau : sa tarte n’est pas posée sur la tête avec le pli réglementaire. Ce prétexte futile est ressenti comme une injustice pour tous ces jeunes. La note de service concernant la trêve de Noël ne lui est certainement pas parvenue. Les nouvelles se propageant à la vitesse d’un cheval au galop, tout le monde vient de comprendre en un temps record, que plus rien ne sera comme avant. En l’espace de quelques heures, le nouveau chef de corps vient de faire l’unanimité... contre lui.
Lorsque je me présente à lui, comme le veut les règles de convenance, j’ai droit à une poignée de main molle, et à un.....grognement. Je comprends bien vite qu’il n’y a aucune sympathie entre lui et moi. Chacun de nous deux semble avoir une conception différente de la mission à accomplir, peut-être n’a-t-il pas de conception du tout.
Au bout de quelques jours, il m’apparaît que pour moi l’heure du bilan a sonné, après vingt-cinq mois de travail acharné dans ce secteur. Ayant eu la chance inouïe d’être comprise, soutenue, aidée, encouragée, j’ai réalisé toutes mes espérances. J’ai à mon actif, la création d’infirmeries, d’ouvroirs qui ont atteint leur vitesse de croisière, ainsi que des mesures d’assistance à la population pour favoriser son mieux vivre.
Mon travail comme un moteur bien rodé, commence à devenir routinier. J’ai à présent un programme bien établi, malgré parfois quelques imprévus. Il me reste simplement à maintenir le cap. Dans ce genre d’activités, il est nécessaire et souhaitable de trouver une raison, qui stimule en permanence le besoin d’avancer. La créativité ne naît pas dans la stagnation. Fatima, aidée par une nouvelle recrue, est à présent très capable de reprendre le flambeau, d’assurer la pérennité de l’œuvre entreprise, car rien n’est jamais fini.
En ce qui me concerne, je souhaite changer de lieu, aller ailleurs, recommencer, bâtir de nouveau avec le même courage, le même enthousiasme. Car j’ai à présent, la certitude que réussir est une chose possible, à condition de le vouloir avec acharnement. Je décide donc de demander ma mutation.
Petit à petit, je prépare les femmes à mon départ. Fatima, fière de cette perspective d’avenir, est à présent capable d’assurer seule la direction du travail. Tout doit continuer sur la lancée après moi. Il est temps pour toutes ces femmes de prendre leur avenir en main, de tracer leur propre chemin. À mes yeux, c’est cela la réussite de ces vingt-cinq mois d’efforts et de travail. Que mon départ ne soit pas pour elles une fin, mais une continuité. Elles doivent poursuivre la route que je leur ai tracée, évoluer gagner la place qui leur est due dans cette société. Ce ne sera pas chose facile, la lutte sera rude, cela prendra du temps, énormément de temps. Leur avenir est devant elles. Il ponte à l’horizon. Elles doivent faire un pas, puis un autre. Elles doivent s’acharner à y parvenir. Je justifie mon départ en leur expliquant que d’autres femmes ailleurs en plus grande détresse ont davantage besoin de moi.
L’heure du départ est arrivée. Pour cette ultime journée passée en leur compagnie, nous décidons d’organiser une petite fête. Comme à leur habitude, elles ont confectionné avec soin une montagne de gâteaux délicieux et variés. Ceux que je préfère. Depuis le temps, elles commencent à connaître mes goûts, et ma grande faiblesse pour ces gâteaux sucrés fourrés aux figues ou dégoulinant de miel, le tout accompagné d’un délicieux kaoua ou du traditionnel thé à la menthe.
Ensuite, pour, dirent-elles, que je ne les oublie pas (comme ci cela était possible) elles me font la surprise de m’offrir un magnifique tapis, multicolore, chatoyant, où chaque dessin est différent, pour la simple et unique raison que chacune d’elles en a tissé un morceau en suivant son inspiration personnelle. Elles ont réalisé ce long travail en cachette pour que la surprise soit totale. Il est magnifique. Je réalise alors pleinement, combien je me suis attachée à elles et elles à moi. Nous avons bâti ensemble cette grande fresque de la compréhension et de l’amitié : chaque élément est un morceau de nos cœurs. Je suis tellement touchée, émue par ce geste inattendu que je ne peux retenir mes larmes.
Il me vient alors en mémoire cette maxime « il vaut mieux allumer une chandelle, que de perdre son temps à maudire l’obscurité ! ». J’ai fait l’effort d’allumer pour elles cette chandelle afin d’éclairer leur route. À elles, dorénavant d’aller de l’avant, et ne jamais oublier.
"Vous n’avez le droit d’éviter un effort, Qu’au prix d’un autre effort, Car vous devez grandir." St Exupéry
Ginette THEVENIN-COPPIN