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Révolution arabe 3.0

lundi 7 mars 2011, par Philippe Labro

Cet article remarquable de Philippe Labro a été publié dans le Figaro du lundi 7 mars 2011, dans la rubrique débats-opinions.

Experts et analystes, cette merveilleuse armée de cassandres, soudain réduits à une humilité attentiste face à ce qui se déroule dans l’arc du monde arabe, qui part d’Iran pour aller au Maghreb en faisant un crochet par le Golfe, ne peut, ne veut, ni ne doit prédire, et encore moins conclure - puisque rien n’est conclu. Dès lors, pourquoi ne pas interroger ceux qui, en France, citoyens à part entière, nés de parents maghrébins, regardent l’événement avec un œil plus vif encore que le nôtre ?


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Philippe Labro
le regard de Philippe Labro

Retour à la ville après une brève trêve en montagne. Tout paraissait ouaté, pur, et presque indifférent, et même si les « nouvelles » parvenaient jusqu’aux vallons les plus inaccessibles, elles semblaient comme étouffées par le blanc de la neige, le silence des cieux, elles étaient relativisées par cette distance suprême que la nature impose. Revoici donc, pour le chroniqueur, le manège constant de « l’actu », cette noria d’images et incidents dans laquelle se perdent ou se distinguent les remaniements ministériels ; les lamentables errements d’un couturier ; l’arrivée du nouvel iPad 2, fièrement brandi à San Francisco par Steve Jobs ; une campagne présidentielle qui, au fond, n’a jamais cessé de rouler, fatalité du quinquennat oblige ; des césars et des oscars ; des bavards et des lascars ; les asphyxiants embouteillages dans Paris à cause d’une visite d’État de Jacob Zuma, etc. L’on n’ose émettre le cliché de « l’événement qui en cache un autre », car, depuis deux mois, ce qui se passe dans le monde arabe résiste à l’immédiate obsolescence de tout. Comment parler de cette révolution ? Si je consulte plusieurs dictionnaires, je rencontre les mêmes adjectifs : « révolution : un changement brusque et violent dans la structure politique et sociale d’un État ». Comment parler du « brusque » et du « violent » ?

Humilité attentiste

Experts et analystes, cette merveilleuse armée de cassandres, soudain réduits à une humilité attentiste face à ce qui se déroule dans l’arc du monde arabe, qui part d’Iran pour aller au Maghreb en faisant un crochet par le Golfe, ne peut, ne veut, ni ne doit prédire, et encore moins conclure - puisque rien n’est conclu. Dès lors, pourquoi ne pas interroger ceux qui, en France, citoyens à part entière, nés de parents maghrébins, regardent l’événement avec un œil plus vif encore que le nôtre ?

  • Brusque, me disent-ils, oui ! brusque, mais nous ne comprenons pas bien que l’on s’en étonne. C’était inéluctable. L’homme qui s’exprime me raconte qu’avec ses amis, tous intégrés comme lui, tous issus des couches les plus modestes de la société, « on ne parle que de ça ». Quadragénaire, fils d’ouvrier (« en chemin vers l’école, je croisais mon père accroché à son marteau-piqueur qui soulevait du bruit et de la poussière sur le trottoir »), aujourd’hui dirigeant de haut niveau dans un grand groupe français, il tente de résumer la teneur de leurs réunions :
  • La première chose qu’on examine, c’est, comment ça va finir ? Nous voyons quatre scénarios, possibles et imaginables.

- Numéro un : la révolution progresse pacifiquement, on rentre dans un système démocratique.
- Deux : on frôle la guerre civile, aucun système ne parvient à s’installer, et cela peut durer, à l’irakienne.
- Trois : la guerre tribale. C’est le cas de la Libye. Une sorte de balkanisation, chaque faction revendiquant son appartenance ethnique ou religieuse.
- Quatre : « (la turquisation » du monde arabe, c’est-à-dire une démocratie à peu près équilibrée entre armée et présence de l’islam, une acceptation du partage des valeurs de liberté avec le respect des traditions.

« Prendre ma femme par la main »

Ensuite, M. et ses amis examinent « comment c’est arrivé ». Chômage, problèmes d’alimentation, férule de despotes, privations de justice et liberté sont le fondement évident de ces mouvements, mais, pour eux, il faut prendre en compte la toute puissance des nouvelles technologies. Je viens de lire la biographie de Gustave Le Bon (1841-1931), signée Korpa.

Dans une brillante préface, Claude Imbert décrit Le Bon comme un « rationaliste sceptique », auteur de La Psychologie des foules, le seul de ses quarante ouvrages qui ait résisté au passage du temps. À la fin du livre, Korpa offre une série de citations de Le Bon, dont il paraît que certaines sont reprises sur le Web des forums philosophiques. Le Web, justement : « L’Histoire, dit Le Bon, ne s’occupe guère que des révolutions politiques, mais ce sont les révolutions scientifiques et industrielles qui exercent une influence durable dans l’existence des hommes. »

Eh bien, c’est précisément de cela dont parlent M. et ses amis franco-maghrébins :

  • Tout s’est passé en trois phases, celles du progrès technologique auquel n’a pu résister la dictature arabe. D’abord, de 80 à 90 : la télévision satellitaire. Il suffit d’installer une soucoupe sur son toit et, soudain, une génération nouvelle découvre comment on vit ailleurs : libre expression, modernité, femmes égales des hommes. Deuxième phase : un peu avant 2000. Internet conquiert le monde : c’est l’accès à une somme d’informations considérables qui permet à un homme de 25 ans (moyenne d’âge de 60 % dans tous ces pays) de mieux prendre conscience des retards culturels, les manques, les non-dits, les non-réformes. C’est le mûrissement avant la troisième phase, l’explosion d’aujourd’hui : Google, Facebook, les réseaux sociaux, les blogs, la mobilité absolue, grâce à l’iPhone et iPad. On est dans ce que j’appelle la « Révolution arabe 3.0 ».

La jeunesse va donc vivre une schizophrénie entre le virtuel et le réel. Imaginez, décrit M., un garçon à Alger, Tunis ou Benghazi qui correspond grâce à Facebook, avec des garçons ou des filles qui vivent à Amiens, Tokyo, Los Angeles. Il dialogue librement. Quand il referme sa tablette, il descend dans la rue, subissant les répressions de son pays. Le « monde réel » est, pour lui, un enfermement intellectuel. Le « monde virtuel » représente la liberté d’échange. Ce garçon est victime d’un véritable choc. Le réel, c’est la prison. Le virtuel, une libération. Il réclame un autre réel. C’est pour cela qu’il manifeste. Pour changer le réel.

  • L’autre jour, sur YouTube, j’ai vu une vidéo amateur prise dans les rues d’Alger. On demande à un homme d’à peine 30 ans : « Qu’est-ce que la liberté pour vous ? » Le type a eu cette réponse simple : « C’est pouvoir prendre ma femme par la main en public. » Si les États totalitaires ont tout fait pour bloquer Internet et entraver Facebook, si l’Iran, en particulier, déploie autant d’efforts pour contrôler les réseaux, c’est que, naturellement, les dirigeants ont mesuré l’impact de la modernité qui pulvérise toute frontière. Mais c’était trop tard. Aucun d’eux n’avait suffisamment envisagé les effets domino des trois phases de la révolution technologique. Bien entendu, ce n’est pas avec 100 ou 100 000 ou un million de « tweets » qu’on échafaude une démocratie - cependant, expliquez-moi comment on pourra revenir en arrière !

L’espoir, force morale

Les esprits éclairés avertissent qu’il n’y a aucune comparaison possible entre la « Révolution arabe 3.0 » et la chute du mur de Berlin - à part, bien entendu, la magnitude intrinsèque du séisme. Sans blogs et sans iPhone, la chute venait de très loin. Sans doute Jean-Paul II ouvrit-il la première brèche, dix ans auparavant, en 1979. Et les Walesa, Vaclav Havel, Gorbatchev, Geremek ou Michnick manquent cruellement aux manifestants tunisiens ou égyptiens. Un leader qui unifie est indispensable. Et puis, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne possédaient, enracinées dans leur passé, une culture de pratique démocratique qui a toujours fait défaut au Moyen-Orient. Comme disait Madeleine Albright, qui fut secrétaire d’État sous Clinton, la démocratie n’est pas un produit instantané.

  • Certes, réplique mon interlocuteur, avec un sourire. Nous savons cela. Mais il y a une attente de notre part à tous, il y a cette chose qu’on appelle l’espoir. Il ne faut jamais que l’on puisse dire que Mohamed Bouazizi s’était immolé pour rien.

Alors, je lui propose un autre aphorisme, déniché chez Le Bon : « L’espoir est une force morale, génératrice d’autres forces permettant de triompher des plus durs obstacles. »

Philippe Labro plabro@lefigaro.fr


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