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ALGERIE Le Chemin de la PAIX

mardi 15 novembre 2011, par Jacques SOUSTELLE

Un document exceptionnel, écrit en mars 1960, par Jacques SOUSTELLE, Ancien Gouverneur général de l’Algérie, Ancien Ministre du Sahara.

Un résumé extraordinaire pour comprendre les enjeux de la guerre d’Algérie et ses drames.


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ALGERIE Le Chemin de la PAIX
par Jacques SOUSTELLE, Ancien Gouverneur général de l’Algérie, Ancien Ministre du Sahara.

Plan

SIX ANS DE GUERRE SUBVERSIVE

ACTION MILITAIRE ET SOLUTION POLITIQUE

LES OPTIONS
- 1) Le retour au système antérieur à la deuxième guerre mondiale.
- 2) Le retour au statut de 1947 qui était en vigueur, quoique non complètement appliqué, le 1er novembre 1954.
- 3) L’assimilation.
- 4) La francisation », terme nouveau, employé pour la première fois le 16 septembre 1959 par le général de Gaulle, et défini par lui.
- 5) L’intégration, telle qu’elle a été proposée et définie notamment par l’auteur de la présente étude.
- 6) L’association à la France d’une Algérie autonome.
- 7) L’indépendance ou sécession proclamée par le F.L.N. comme son but de guerre.

ALGERIE FRANÇAISE ET AUTO-DETERMINATION

LES CHEMINS DE LA PAIX


DEPUIS le 1er novembre 1954, date où un ordre venu du Caire déclencha la guerre d’Algérie, les rebelles ont toujours su, et dit, pourquoi ils se battaient. Or, nous en sommes encore à en discuter et à douter. De là vient qu’en dépit de l’infériorité de leurs méthodes, ils aient pu prolonger le conflit et tenir jusqu’à présent.

Dès le premier instant, en effet, leur mot d’ordre a été l’indépendance. On verra plus loin ce que peut signifier l’indépendance de l’Algérie. Il reste que c’est là un but précis, facilement définissable, capable d’attirer les hommes et de susciter les dévouements.

Quant à la France, elle n’a jamais eu officiellement aucun but de guerre. Au long de cinq années et demie, on a expliqué successivement qu’on ne se battait ni pour revenir au statu quo ante béllum, ni pour octroyer à l’Algérie telle ou telle structure nouvelle. Après le 13 mai 1958, l’armée et le pays ont cru pendant quelques mois qu’enfin les choses étaient claires, que les sacrifices et les combats tendaient à une fin déterminée : l’Algérie française par l’intégration. Bon ou mauvais - nous en discuterons plus loin - , le but était fixé. On savait pourquoi on se battait. Depuis lors, les incertitudes ont recommencé. Un flot épais d’exégèses et de commentaires contradictoires a submergé ce qui avait paru assuré.

Cependant, c’est une loi de notre époque qu’on ne gagne que les guerres que l’on fait vraiment, et on ne fait vraiment que celles que l’on comprend. Sans doute n’en fut-il pas toujours ainsi. Des armées de mercenaires ont pu gagner les batailles de Carthage, jusqu’au jour où elles se sont effondrées devant des soldats-citoyens qui croyaient en leur mission. On a vu des troupeaux raflés par les sergents recruteurs des anciennes monarchies livrer combat à la prussienne, jusqu’au moment toutefois où les volontaires de la Révolution les taillèrent en pièces. Quoi qu’il en soit, en notre XXe siècle, il faut savoir où l’on veut aller, préciser ce qu’on n’accepte pas, avoir la foi dans un avenir. Jamais les souffrances, les risques et les dangers des combattants et des résistants de la dernière guerre n’auraient été supportés sans cela.

Mais ce qui est déjà vrai d’un conflit international « classique » où s’affrontent les grandes puissances, l’est bien plus encore lorsqu’il s’agit de la guerre subversive. Or, le drame algérien est le type même de la guerre subversive. Fomentée de l’extérieur par les leaders égyptiens du pan-arabisme, [1]nourrie par les forces internationales du communisme, elle a certes pour enjeu, comme les guerres du passé, la conquête d’un territoire, de ses bases, de son potentiel économique et stratégique ; elle vise Mers-el-Kébir, Bougie, Hassi-Messaoud. Mais ceux qui la dirigent ont pour but immédiat l’établissement d’un nouveau régime, l’instauration de leur dictature ; c’est seulement à travers cette subversion et grâce à elle qu’ils comptent arracher à la France les objectifs qu’ils convoitent. Ce n’est pas en faisant entrer des régiments ou des divisions dans Alger qu’ils s’efforcent d’y hisser leur drapeau, mais en y minant la présence française, en y maintenant l’atmosphère irrespirable du terrorisme, en y soulevant les unes contre les autres les diverses populations.

Qui dit guerre subversive dit guerre psychologique et politique. Ce n’est plus, selon la formule de Clausewitz, la continuation de la politique par d’autres moyens, c’est un amalgame de politique, de propagande et d’actions violentes. L’élément proprement militaire y est secondaire et subordonné. Cinquante poseurs de bombes, quatre commandos de tueurs comptent plus que dix katibas en campagne.

C’est précisément ce caractère psychologique et politique du conflit algérien qui confère une importance décisive à la formulation de nos buts de guerre. Celui qui vaincra, c’est celui qui fera « basculer » vers lui la masse attentiste de la population musulmane, à condition de lui insuffler deux certitudes : celle de sa victoire finale, celle d’un avenir meilleur, plus juste, plus heureux. C’est aussi celui qui obtiendra l’adhésion de la population non-musulmane sans laquelle - Ferhat Abbas lui-même l’aurait-il compris ? Son discours du 29 février semblerait le démontrer - rien de solide ne pourra être fait en Algérie.


SIX ANS DE GUERRE SUBVERSIVE

Un bref retour sur le passé n’est pas inutile, si nous voulons mesurer ce que nos adversaires et nous-mêmes avons réussi à accomplir de ce point de vue. Les chefs rebelles, appliquant dès le premier jour la stratégie et la tactique de la guerre subversive, ont fait porter tout leur effort sur la population musulmane. Il est remarquable d’observer qu’ils ont beaucoup moins cherché à la gagner par l’attrait d’un idéal que par le poids de la terreur : d’où les victimes arabes et berbères égorgées par milliers. Quant à la communauté européenne, c’est tout récemment qu’ils se sont avisés de son existence pour lui lancer un appel de ton conciliant démenti simultanément par d’odieux assassinats.

Personne ne peut douter que, si la masse musulmane dans son ensemble ou dans sa grande majorité s’était ralliée activement au F.L.N., l’Algérie eût sombré dans les flots de sang [2]. Le fait est pourtant que cela ne s’est pas produit. Décisifs, à cet égard, ont été les événements du 20 août 1955. Ce jour-là, on s’en souvient, les chefs rebelles du Constantinois, agissant selon un plan soigneusement mûri, lancèrent à midi vingt offensives simultanées contre Philippeville, Constantine, Oued-Zenati et d’autres villes et villages formant un immense arc de cercle depuis la mer jusqu’à la frontière tunisienne. Ils parvinrent, certes, à perpétrer d’affreux massacres : on se rappelle l’égorgement massif des ouvriers d’El-Halia et de leurs familles. Pourtant, malgré la faiblesse des moyens dont nous disposions alors, leur tentative échoua en quelques heures. Si, comme on peut le croire, ils s’étaient fixé le but de liquider toute présence française sur un vaste morceau du territoire algérien pour y installer leur « gouvernement », ce premier essai fut aussi le dernier.

Si l’on va au fond des choses, la cause essentielle de cet échec réside dans le fait que les masses musulmanes, pourtant soumises à des menaces et à une propagande forcenée, ne suivirent pas. Malgré les rumeurs répandues par le F.L.N., qui annonçaient l’arrivée imminente de l’aviation, voire de la flotte de Nasser ; malgré les muezzins qui, dans certaines localités, appelèrent du haut des minarets à la guerre sainte ; malgré la promesse proclamée de distribuer aussitôt aux combattants les maisons et les terres des Européens massacrés, les rebelles ne purent jeter dans la bataille du Constantinois que les fellahs qu’ils y poussèrent le fusil dans le dos.

Il y a eu depuis les mille péripéties sanglantes que l’on connaît, entre autres la boucherie de Mélouza.

À l’heure actuelle, la masse musulmane, un instant secouée d’espoir par la fraternisation du 16 mai, est retombée dans l’attentisme. Encore faut-il noter qu’il y a deux fois plus de harki et de supplétifs musulmans combattant sous le drapeau tricolore que de moudjahiddine sous le drapeau vert et blanc. Mais, pour l’essentiel, les Musulmans, désespérés de voir se prolonger ce conflit qui les écrase, attendent... Ils attendent la lueur d’espoir, la certitude. Ils savent que la domination du F.L.N. signifierait pour eux un esclavage impitoyable. En même temps, ils ne veulent s’engager définitivement et visiblement aux côtés de la France que si nous leur donnons l’assurance qu’ils ne seront pas abandonnés demain à d’implacables vengeances.

Le nom qui revient le plus souvent dans toute conversation avec un Musulman sur ce sujet est celui du Glaoui. Le « complexe du Glaoui » se nourrit du doute sur les intentions de la France. II ronge comme un cancer l’âme de la communauté autochtone. Pour résoudre le problème algérien il faut liquider ce complexe : il faut donc que les Musulmans sachent ce que nous voulons.

Ainsi, aujourd’hui, dans la lutte engagée pour l’enjeu premier de cette guerre, qui est l’âme de la population musulmane, le F.L.N, n’a pas gagné, la France non plus.

Quant à la population européenne, les événements de janvier dernier montrent assez, hélas, dans quel désespoir elle est plongée. Si l’on passe outre, comme il se doit, aux sottises de la « presse communiste et progressiste de la métropole, qui n’a vu sur les barricades d’Alger que des « gros colons » fumant des cigares de luxe, force est de reconnaître que c’est le petit peuple algérois, que ce sont les ouvriers et les artisans de Bab-el-Oued et de Belcourt (l’équivalent de Belleville à Paris, de la Croix-Rousse à Lyon) qui se sont jetés dans l’aventure irraisonnée [3]du 24 janvier. La question que doit se poser toute conscience scrupuleuse, devant les ruines, les deuils et l’amertume laissés par ces journées, c’est de savoir pourquoi ces ouvriers, ces employés, ces commerçants, en tout semblables à ceux de nos villes métropolitaines du Midi, paisibles amateurs d’anisette et de boules, se sont laissé entraîner dans cette impasse physique et morale du camp retranché. La réponse est simple : ils se sont crus abandonnés. Et quant à l’armée, comment s’expliquer ses hésitations, ses cas de conscience ? C’est qu’elle ne sait pas pour quoi elle combat.

Du côté rebelle, comme on l’a dit, il a fallu attendre le 29 février pour que le F.L.N. pensât à rechercher sinon l’appui du moins la neutralité des non-Musulmans d’Algérie. Ni l’allocution doucereuse de Ferhat Abbas ni l’appel du F.L.N. aux Israélites n’auront trompé personne chez les Chrétiens ni chez les Juifs. On sait trop quel affreux avenir d’oppression et de racisme la domination des rebelles signifierait pour l’Algérie.

Pour résumer, personne aujourd’hui en Algérie n’a été convaincu par personne. Tout le monde attend, dans le doute et dans des nuances variées de désespoir. Pour les Musulmans, le F.L.N. est trop cruel, la France trop incertaine. Pour les Européens, le F.L.N. est l’ennemi, la métropole s’éloigne. Chacun se replie sur soi-même. L’Algérie est un cimetière d’âmes mortes.

Une telle situation, si grave qu’elle soit du point de vue de la simple humanité, pourrait être supportée sans trop de mal, au moins pour un temps, si nous nous trouvions dans une guerre classique. Là, le sort des armes déciderait en définitive, quels que soient les sentiments des uns ou des autres. Pour fixer les idées par une image, une bataille d’Alger entre deux armées réglerait l’affaire et mettrait fin au conflit par la victoire militaire des assaillants ou des défenseurs. Mais comme il s’agit ici d’une guerre subversive où tout, absolument tout, dépend en dernier ressort de ce que pensent et sentent des millions d’êtres humains, la confusion dans les idées, l’indétermination des buts, le flottement dans les définitions rendent toute solution impossible.


ACTION MILITAIRE ET SOLUTION POLITIQUE

C’est dans ce sens qu’il est juste de dire qu’il n’y a pas de solution purement militaire au conflit algérien. Cet aphorisme est faux et ridicule quand on prétend, comme beaucoup, en déduire que « rien ne peut être réglé par la force ». L’Histoire entière, depuis qu’il y a des hommes et des cités, démontre le contraire. Je n’ai pas entendu dire que la Révolution française, par exemple, ait aboli l’Ancien Régime par la seule persuasion, ni qu’Hitler ait abandonné la partie en cédant aux objurgations de quelques intellectuels. Mais ce qui est vrai, et indiscutable, c’est qu’à une guerre subversive, mélange inextricable d’action violente et de prises de position politique, il ne peut être apporté qu’une solution à la fois militaire et politique : militaire, pour contenir et écraser la force adverse ; politique, pour amener les esprits à adhérer à un certain règlement du conflit, à le souhaiter, à le vouloir.

D’ailleurs, l’amalgame de ce qui est militaire et de ce qui est politique va plus loin encore. Pour combattre la rébellion dans les djebels et dans les douars, il faut que la population aide l’armée, la renseigne, qu’elle cesse, là où elle le faisait, de couvrir et de ravitailler le fellagha. Comment le fera-t-elle si elle ne sait pas où on veut la conduire. On ne court pas des risques de mort pour quelqu’un qui partira peut-être demain.

Aussi, de quelque côté que l’on se tourne, est-il essentiel que soient enfin définies, de manière non équivoque, les diverses « options » vers lesquelles peut s’orienter le destin de l’Algérie ; qu’on les énumère, selon le principe de Descartes, sans en omettre aucune ; qu’on pèse le pour et le contre de chacune d’elles ; que ceux dont c’est la fonction de décider décident et disent ce qu’ils auront décidé.

Tant que cela n’aura pas été fait, la guerre se traînera sans qu’aucun des adversaires puisse remporter un avantage décisif. Certes, à l’heure actuelle, le F.L.N. a remporté sur la France un succès qu’il ne faut pas sous-estimer : celui d’avoir clairement défini son but par le mot-clé, le mythe actif de l’indépendance. À ce mot et à ce mythe, nous n’opposons rien, si ce n’est l’autodétermination, qui est une procédure mais non un but de guerre. Sans doute, le F.L.N. a gâché sa chance en persécutant et en massacrant. Mais cet avantage lui demeure. La rébellion peut, demain, trouver à l’extérieur de plus énergiques soutiens. On ne voit pas, en tout cas, pourquoi on persisterait à lui abandonner le champ de bataille idéologique.


LES OPTIONS

Dans sa déclaration du 16 septembre 1959, le général de Gaulle s’est attaqué au problème des solutions politiques. Il a commencé par affirmer : « Chacun sait que, théoriquement, il est possible d’en imaginer trois ». Comme il ajoute un peu plus loin qu’il s’agit bien là des « trois solutions concevables », et qu’en répondant à la question posée, les Algériens « seront en mesure de décider de leur destin une fois pour toutes », il est indéniable que, dans son esprit, il n’existe bien que trois solutions, et qu’on ne saurait en concevoir d’autres.

Il est fâcheux que cette base sérieuse d’étude et de discussion, qui paraissait intangible, ait été soudainement remise en cause par le communiqué donné à la presse, le 7 mars 1960, par le ministre de l’Information.

En effet, alors que dans son allocution de septembre le Président de là République avait énuméré trois « options » : sécession, francisation, association, dans le communiqué du 7 mars, on voit brusquement émerger une quatrième formule : « Le retour à la domination directe de la métropole sur l’Algérie, tandis que la « francisation » a non moins brusquement disparu.

Dira-t-on, pour expliquer cette extraordinaire substitution, que le « retour à la domination directe de la métropole » n’est autre chose que la « francisation », ainsi précisée par une définition plus complète ? Cette hypothèse est directement contraire à l’évidence et aux textes.

Que disait, en effet, le Chef de l’État le 16 septembre de l’année dernière ? Citons intégralement ce passage essentiel : « La francisation complète, telle qu’elle est impliquée dans l’égalité des droits ; les Algériens pouvant accéder à toutes les fonctions publiques, administratives et judiciaires de l’État et entrer dans tous les services publics ; bénéficiant en matière de traitements, de salaires, de sécurité sociale, d’instruction, de formation professionnelle, de toutes les dispositions prévues pour la métropole ; résidant où bon leur semble sur toute l’étendue du territoire de la République ; bref vivant à tous les égards, quelles que soient leur religion et leur communauté, en moyenne sur le même pied et au même niveau que les autres citoyens, et devenant partie intégrante du peuple français qui s’étendrait dès lors, effectivement, de Dunkerque à Tamanrasset ».

Est-il une personne de bonne foi qui puisse prétendre que ce texte définit le ‘retour à la domination », autrement dit au système colonial ? Des citoyens français égaux en droits et en devoirs, effectivement et non sur le papier, ce seraient donc des sujets « dominés » ? Dans ce cas, il faudrait admettre que les Bretons, les Provençaux, les Lyonnais, les Corses et les Alsaciens sont eux aussi des colonisés. D’autre part, comment appliquer le mot « retour », qui implique qu’on reviendrait au passé, à une solution qui, de toute évidence, n’était pas réalisée en Algérie avant la guerre ? On ne peut « revenir » à ce qui n’a jamais eu lieu.

Force est donc de conclure que, pour des raisons qui nous échappent, le communiqué du 7 mars découvre une nouvelle option qui n’était pas prévue le 16 septembre - alors cependant que l’énumération faite par le général de Gaulle était présentée par lui-même comme exhaustive. On doit conclure que ce texte efface une des trois solutions exposées par le Chef de l’Etat.

Devant la perplexité où nous plonge cette observation, nous ne voyons pas d’autre issue que de rechercher d’une façon empirique les solutions qui ont été proposées ou mentionnées, par qui que ce soit et sous n’importe quelle forme, depuis que le débat est ouvert.

On s’aperçoit alors qu’il en existe sept :
- 1) Le retour au système antérieur à la deuxième guerre mondiale.
- 2) Le retour au statut de 1947 qui était en vigueur, quoique non complètement appliqué, le 1er novembre 1954.
- 3) L’assimilation.
- 4) La ‘francisation », terme nouveau, employé pour la première fois le 16 septembre 1959 par le général de Gaulle, et défini par lui.
- 5) L’intégration, telle qu’elle a été proposée et définie notamment par l’auteur de la présente étude.
- 6) L’association à la France d’une Algérie autonome.
- 7) L’indépendance ou sécession proclamée par le F.L.N. comme son but de guerre.

C’est seulement lorsqu’on aura examiné objectivement les sept solutions imaginables, leurs mérites et leurs inconvénients, qu’on sera en mesure de former une opinion sérieusement fondée.

I. - Le retour au système antérieur à la deuxième Guerre Mondiale.

Personne, à ma connaissance, ne le réclame, à moins que le texte sibyllin du 7 mars n’ait voulu obscurément s’y référer. Personne, en tout cas, n’a jamais formulé cette revendication en Algérie. Rappelons, pour être complet, que dans cet état de choses, les Musulmans n’étaient pas des citoyens de plein droit ; Français, ils demeuraient des sujets, à moins d’abandonner leur statut personnel coranique. La position inférieure à laquelle ils se trouvaient ainsi réduits a, certes, contribué pour beaucoup à créer dans leur communauté des sentiments d’amertume et de rancœur, malheureusement justifiés, que l’échec du projet Blum-Viollelte a exacerbés et que les premiers mouvements nationalistes, avec Messali et Ben Badis, ont exploités. D’où, la revendication d’égalité des élites musulmanes, auxquelles l’ordonnance du 7 mars 1944, prise par le gouvernement provisoire du général de Gaulle, a apporté une première satisfaction. Quoi qu’il en soit, nul ne demande, nul n’imagine le retour à la situation de 1940 : inutile donc d’en parler davantage.

II - Le retour au Statut de 1947.

Avec le recul du temps, ce statut apparaît comme une sorte de monstre, résultat de compromis entre des tendances différentes, voire opposées. Son échec était inscrit dans sa nature même. Reflétant la tendance déjà ancienne à l’égalité civique et politique de tous les Algériens, il conférait à tous les Musulmans la qualité de citoyens : mais en même temps, par l’institution du double collège, il les maintenait dans la situation de citoyens diminués. Sans doute les Musulmans justifiant de certains titres étant admis libéralement dans le premier collège, on pouvait penser qu’en dix ou quinze ans, ils y détiendraient presque partout la majorité : je tiens ce propos de Ferhat Abbas lui-même. Il n’en reste pas moins que, sous ce régime, la majorité arabo-berbère ne détenait qu’une moitié des sièges au Parlement, une moitié des mandats à l’Assemblée algérienne et dans les conseils généraux, et 2/5 seulement dans les conseils municipaux. Cette situation évidemment contraire à l’équité et au bon sens choquait inutilement les élites musulmanes.

D’autre part, le statut de 1947, tout en rapprochant l’Algérie de la Métropole, puisque tous ses habitants devenaient citoyens, y créait un embryon d’État autonome en conférant de larges pouvoirs à l’Assemblée algérienne, tandis qu’auprès du Gouverneur général un Conseil de gouvernement amorçait la mise en place d’un exécutif. Cela est si vrai qu’Abbas, avant de se convertir au F.L.N., soutenait en 1955 encore qu’on pouvait édifier pacifiquement une République algérienne autonome simplement en élargissant les pouvoirs de ce Conseil et en le faisant désigner par l’Assemblée devant laquelle il serait responsable.

Enfin, animés du désir louable de résoudre certains problèmes très vivement débattus en Algérie comme le vote des femmes, les relations entre le culte islamique et l’État ou l’enseignement de la langue arabe, les auteurs du statut, ne voulant pas les trancher eux-mêmes, avaient cru bon de confier ce soin à l’Assemblée algérienne, qui ne leur apporta jamais, en neuf ans, aucune solution.

Compromis bâtard entre les formules d’autonomie et d’intégration, mélange de hardiesse et de conservatisme, le statut de 1947 n’a pas été néanmoins sans vertus, de même que l’Assemblée qui en était issue. On doit à ce régime d’évidents progrès sociaux et économiques. Il devait s’effondrer dans la guerre et bien que la loi qui le créait n’ait jamais été abrogée, on sait bien que le retour à ce passé, récent, mais si lointain, est impossible.

En fait, la dernière chance d’une évolution pacifique du statut de 1947 fut gâchée, comme beaucoup d’autres, en raison des hésitations et des incompréhensions de Paris. Gouverneur général de l’Algérie en 1955, j’avais préparé un ensemble de mesures (que la presse qualifia de ‘plan Soustelle ») destinées soit à rendre effectives certaines dispositions du statut demeurées lettre morte, soit à dépasser ce régime dans le sens de l’égalité des citoyens et de l’évolution des élites locales. Ces réformes - au nombre desquelles la création de communes du type métropolitain, le vote féminin, etc. - après mille vicissitudes, allaient être adoptées par l’Assemblée algérienne, quand le Parlement, qui déjà avait tout brouillé par un débat fumeux en octobre, fut dissous par le Gouvernement Edgar Faure. Du coup, tout fut arrêté. Robert Lacoste, par la suite, reprit à son compte l’essentiel du plan, mais le statut de 1947 était déjà, en fait, frappé de caducité.

Est-ce d’un retour à ce statut que M. Terrenoire a voulu parler dans son communiqué du 7 mars ? On ne sait. Ce qui est certain, c’est qu’il serait fort injuste de définir ce régime, malgré ses imperfections, comme une pure et simple « domination directe » : l’Algérie avait tout de même ses représentants au Parlement, son Assemblée, son budget. Le vrai reproche qu’on peut faire à ce statut, c’est le double collège, contraire à l’exigence fondamentale de l’égalité, contrepartie inéluctable du maintien de l’Algérie française. Mais le double collège n’est pas la domination directe, ou alors les mots n’ont plus de sens.

Quelqu’un réclame-t-il, en Algérie, le retour à ce statut de 1947 ? Je n’ai pas souvenir que cette revendication ail été formulée par qui que ce soit aussi explicitement. Cependant, il est vrai que certains de ceux qu’on appelle en métropole les « ultras » exigent plus ou moins clairement le rétablissement du double collège, donc d’un trait caractéristique du statut en question. C’est le cas, par exemple, de M. Boyer-Banse, leader d’un mouvement connu sous le nom d’Union Française Nord-Africaine : dans une lettre ouverte adressée, le 10 avril 1959, à M. Alain de Sérigny, Directeur de l’Écho d’Alger, il reprochait violemment à ce dernier d’avoir accepté et appuyé « l’ignoble injustice du collège unique ».

Cependant, il est bien certain que seule une très faible fraction de l’opinion non-musulmane partage ce point de vue extrême. Du problème du collège unique, inextricablement lié à celui de l’intégration, nous reparlerons plus loin. En attendant, constatons que pratiquement personne ne réclame le retour au statut de 1947, qui appartient à un passé révolu. Qu’on le veuille ou non, l’Algérie de demain ne sera pas celle d’hier. Sera-t-elle encore française ? Tout est là. Il est donc inutile d’ajouter à la confusion en tirant des placards tel ou tel épouvantail sans importance réelle.

III. - L’Assimilation.

Cette formule (que beaucoup confondent, ou feignent de confondre, avec l’intégration) suppose que tous les habitants de l’Algérie, et au premier chef les Musulmans arabes ou berbères, soient transformés, par on ne sait trop quel coup de baguette magique, en Français de la métropole, en particulier quant à la religion, aux mœurs et au langage. Elle suppose aussi l’uniformisation des structures et des pratiques administratives, le placage sans nuances des règlements métropolitains sur la réalité algérienne.

À vrai dire, aucune personne de bon sens ne peut nier cette réalité originale de l’Algérie, et personne, en fait, ne la nie. Aussi est-il affligeant de voir certains bons esprits dépenser beaucoup d’encre et de peine à nous démontrer que Tébessa n’est pas Bécon-les-Bruyères, ce que nous savions déjà.

Il s’agit là, en réalité, de ce qu’en anglais on appelle un « red herring », un faux problème inventé pour créer de la confusion et pour prêter à l’adversaire des idées absurdes afin de mieux le combattre [4].Il s’agit aussi d’effaroucher les Arabes et les Berbères en leur faisant craindre que la France ne veuille écraser sous un rouleau compresseur leur culture spirituelle, afin de les « dépersonnaliser » : ce reproche a été trop souvent repris par la littérature anti-française des communistes algériens et des oulama [5]pour qu’on ne dénonce pas la manœuvre.

On verra plus loin que confondre intégration et assimilation est le fait de l’ignorance ou de la mauvaise foi. En tout cas, la formule « assimilationniste » n’étant préconisée par personne, on peut l’écarter sans plus de discussion.

IV. - La Francisation.

Ainsi qu’on l’a déjà remarqué, ce terme est nouveau dans le contexte qui nous occupe. Si « franciser » veut dire : « rendre Français quelqu’un qui ne l’est pas », il y a quelque chose de désobligeant à l’appliquer à des Musulmans qui sont citoyens français « à demi-part » depuis 1947 et « à part entière » depuis 1958. [6].Si l’on relit attentivement la définition citée plus haut, on ne peut manquer d’être frappé par trois constatations.
- 1) La « francisation » telle que l’entend le Chef de l’État « est impliquée dans l’égalité des droits » ; autrement dit, elle découle directement et logiquement de toute l’évolution, qui du 7 mars 1944 au 13 mai 1958 en passant par le statut de 1947 , a toujours et irrésistiblement tendu à placer « effectivement » sur le même pied, politiquement, socialement, économiquement, les habitants de l’Algérie. Il s’agit donc bien là d’une intégration, dont le but est de faire en sorte qu’une même unité s’étende « de Dunkerque à Tamanrasset » [7].
- 2) Cette intégration est conçue comme englobant tous les Algériens « quelles que soient leur religion et leur communauté ». Il est donc implicitement admis que le statut personnel des Musulmans, lié à leur credo islamique et trait distinctif de leur communauté, n’est pas remis en question, et ne peut servir de prétexte à aucune discrimination à leur détriment.
- 3) Si la « francisation » ainsi définie s’écarte, sur ce point, de l’assimilation, il n’en reste pas moins que le vocabulaire, l’insistance sur le détail des dispositions identiques à celles qui existent en métropole, et surtout l’absence de toute référence au particularisme algérien, à la « personnalité » algérienne, donnent à tout ce passage une tonalité « assimilationniste ». C’est, sans doute, ce qui a inspiré certains commentateurs hostiles à l’intégration quand, prêtant au Président de la République les intentions qu’ils désiraient, ils ont avancé l’hypothèse que le général de Gaulle n’avait énoncé les caractéristiques de cette solution que pour en démontrer l’impossibilité et repousser implicitement ce qu’il proposait explicitement.

Qu’ils soient allés trop loin, beaucoup trop loin, dans la voie où les poussaient leurs préjugés, c’est ce que prouve l’analyse du texte. Il n’en est pas moins vrai que le terme, et l’orientation de l’exposé, sont de nature à susciter des doutes et des inquiétudes, en particulier chez les Musulmans, qui pourraient redouter que cette option ne cache une sorte d’assimilation déguisée. Or, aucune solution ne serait viable qui ne concilierait pas, de façon non équivoque, l’égalité des citoyens avec le respect de l’originalité musulmane.

V. - L’Intégration

Défini avec précision dès 1955, ce terme a fait l’objet de polémiques infinies et de gloses tendancieuses destinées à en dénaturer le sens. Pour ma part, je veux bien qu’on repousse l’intégration, mais que ce soit selon ses mérites propres, sans la confondre avec aucune autre solution, sans l’accabler sous des reproches imaginaires.

J’écrivais déjà en 1956 : « L’intégration : combien je regrette que ce terme - que je n’avais pas inventé, mais emprunté à la fois aux déclarations gouvernementales et à celles d’élus musulmans comme Ould Aoudia et Farès, ait été systématiquement dénaturé par des interprétations fausses et tendancieuses. J’ai eu beau, dans vingt discours et cent articles, en préciser le sens : toujours on a feint de ne pas m’entendre et de confondre l’intégration que je préconise avec l’assimilation que je rejette » [8].Il y a quelque chose d’étrange dans l’obstination que le secteur de gauche et d’extrême-gauche apporte, soit à confondre l’intégration avec autre chose, soit à faire semblant de ne pas savoir de quoi il s’agit, alors que mille explications parfaitement claires en ont été données.

On lit par exemple avec stupeur dans « Le Monde » (24 juin 1959) : « Idéalement réduite à ses éléments les plus simples (sic), elle (la thèse de l’intégration) aboutit à cette phrase de nos manuels d’histoire de l’école communale : « II n’y a plus en Algérie des Français et des indigènes : il n’y a plus que des Français. »

Cette « simplification », qui ramène tout à une phrase juste en elle-même, mais qui ne reflète qu’un aspect d’une thèse complexe parce que réaliste, est indigne d’une discussion sérieuse.

Ou encore, on a pu voir le Comité directeur du parti socialiste S.F.I.O. condamner l’intégration parce qu’elle « nie la personnalité algérienne » (Populaire, 2 juin 1959). C’est le contraire qui est vrai, ainsi que l’ont affirmé mille fois ceux qui, tel M. Lauriol ou moi-même, ont exposé cette thèse.

Qu’est-ce que l’intégration n’est pas ? Elle n’est pas l’assimilation, puisqu’elle reconnaît formellement la personnalité algérienne, faite de l’originalité ethnique, culturelle, linguistique d’une majorité de sa population. L’intégration prend l’Algérie telle qu’elle est, les Algériens tels qu’ils sont, comme l’histoire les a façonnés, pour faire entrer de plain-pied cette province dans la République française.

Elle n’est pas l’uniformisation administrative, car l’existence d’institutions locales, de régimes particuliers adaptés au pays et aux populations ( les S.A.S., par exemple), est tout aussi compatible avec le caractère français de l’Algérie que les particularités scolaires ou sociales des trois départements de l’Est le sont avec le caractère français de l’Alsace-Lorraine.

Elle n’est pas le système colonial, puisqu’elle suppose l’égalité effective des citoyens français d’Algérie, c’est-à-dire de tous les Algériens, à quelque communauté qu’ils appartiennent, à la fois entre eux et avec les citoyens de la métropole et des départements d’outre-mer.

Elle n’est pas non plus la sécession, même à terme, parce qu’elle interdit de mettre en place en Algérie une structure d’État qui, par la force des choses dans le monde tel qu’il est, tendrait à l’indépendance totale.

Qu’est-ce donc que l’intégration ?

C’est, avant tout, l’acceptation du fait algérien. Aucune formule politique, en effet, n’est viable si elle n’est fondée sur la connaissance du réel social et humain. De même qu’on « ne domine la nature qu’en lui obéissant », de même, on ne peut rien fonder de solide, quand il s’agit des États, autrement que sur la réalité ethnique, culturelle et économique.

Or, que constatons-nous en étudiant objectivement la réalité algérienne sous ses différents aspects ?

1) Économiquement et socialement, l’Algérie ne peut vivre et progresser qu’en symbiose avec la France. L’autonomie financière qui lui était octroyée par le statut antérieur s’est révélée un leurre ; pis encore, un facteur d’immobilisme et de régression. II faut qu’entre la métropole et l’Algérie joue cette péréquation nationale, conséquence de la solidarité nationale, qui, à l’intérieur de la métropole, soutient nos régions les moins développées.

2) L’Algérie est le territoire commun de peuples différents par la langue, la religion, les coutumes. On distingue, en très gros, deux « communautés ». Aucune d’elle ne doit pouvoir opprimer l’autre. Les Européens ont le droit d’être en Algérie où ils sont nés, où leurs parents et leurs grands-parents ont fait souche, où ils ont leurs berceaux et leurs tombes. Les Musulmans, vraiment autochtones comme les Berbères, ou conquérants plus récents comme les Arabes, sont là chez eux.

C’est la coexistence de ces peuples qui fait la personnalité de l’Algérie, et cette personnalité doit être respectée. Encore faut-il que l’arbitrage de la République française n’empêche aucune des communautés de porter atteinte aux droits et aux intérêts légitimes de l’autre.

3) D’autre part, ces communautés sont composées d’individus, de plus en plus conscients, dans les élites, de leur valeur et de leur rôle. Un seul moyen pour que ces hommes, quels qu’ils soient, se sachent vraiment concitoyens : c’est l’égalité des droits, l’égale accession aux fonctions, le poids égal des suffrages. Ajoutons que cette orientation égalitaire conforme à l’esprit de notre temps et à la tradition française, est aussi la condition essentielle de la paix intérieure.

Ces réalités étant posées telles qu’elles sont (et c’est leur méconnaissance systématique qui a permis à la conjuration F.L.N., appuyée sur le pan-arabisme et le communisme, de prendre pied en Algérie), on peut serrer de plus près la définition de l’Algérie française intégrée :

1) C’est une province française, composée de départements français, dont la vie économique et sociale est fusionnée, pour l’essentiel, avec celle de la métropole dans son ensemble. Il faut exorciser le fantôme de l’autonomie budgétaire, qui ne confère à l’Algérie d’autre privilège que celui de la misère. Il faut que disparaisse cette monnaie dérisoirement distincte. Il faut qu’avec les aménagements nécessaires (n’existe-t-il pas en France métropolitaine des zones de salaire ? Un ouvrier perçoit-il autant, pour le même travail, à Mende qu’à Billancourt ?) soient étendues à l’Algérie des conditions de vie se rapprochant autant que possible de celles de la métropole. C’est dans ce sens, et non dans celui d’une différenciation, que l’évolution doit être guidée.

2) Cette province française n’est pas nécessairement administrée en tous points comme celles de la métropole. Son organisation doit tenir compte des problèmes qui lui sont propres dans les domaines économique (pensons par exemple à l’hydraulique), culturel, religieux, des langues qui y sont parlées, des coutumes qui y sont honorées. Les deux départements sahariens, qui, eux, sont intégrés, ne sont-ils pas administrés selon des méthodes différentes de celles qui ont cours en Mayenne ou dans le Loir-et-Cher ? La Constitution n’admet-elle pas que les départements d’outre-mer, qui sont bien français à notre connaissance, puissent jouir d’un régime adapté aux réalités locales ? De telles adaptations, commandées par la nature des choses, n’obligent en rien à créer de toutes pièces un État algérien qui n’a jamais existé et qui serait l’instrument de la sécession.

3) Cette province, enfin, doit être représentée normalement, équitablement, dans les pouvoirs centraux de la République, faute de quoi on justifierait le reproche d’un « retour à la domination directe ». C’est à Paris que cette représentation élue doit être, au même titre que celle de la Bretagne ou de la Provence, en excluant toute assemblée politique purement algérienne qui amorcerait la séparation de l’Algérie et de la métropole.

C’est ici que l’on peut poser sous un jour nouveau le problème du collège unique. Cette institution, dont on a pu dire qu’elle a été « littéralement, une révolution [9] », n’a pas été acceptée sans résistance, on l’a vu, par certains secteurs de l’opinion européenne d’Algérie. Si la communauté non-musulmane a cependant donné son accord (et même, en mai 1958, son adhésion totale et enthousiaste), c’est, bien entendu, parce que le collège unique apparaissait comme ce qu’il est, c’est-à-dire comme une pièce maîtresse de l’intégration.

L’intégration apportant aux Européens la certitude que leurs vies, leur dignité, leurs biens seraient sauvegardés, il était naturel qu’ils consentissent au collège unique en dépit de leurs réserves antérieures.

Réciproquement, les Musulmans pouvaient approuver l’intégration à condition d’obtenir le collège unique, garantie d’une représentation équitable et d’une influence réelle à tous les échelons.

On pourrait dire que l’intégration sans le collège unique serait un retour déguisé au système colonial, et que le collège unique sans l’intégration jetterait toute l’Algérie dans l’aventure. Dans le premier cas, on aurait dupé les Musulmans, dans le deuxième, on aurait dupé les Européens.

Voilà donc les trois principes de l’intégration tels que je les formulais le 26 janvier 1956 dans une note adressée au Président du Conseil d’alors :

1) « L’Algérie demeure et demeurera partie intégrante de la République française ».

2) « La personnalité culturelle, linguistique et religieuse de l’Algérie est solennellement garantie. »

3) « Égalité des droits et des devoirs des citoyens français d’Algérie, sans aucune discrimination raciale ou confessionnelle. »

Quelques mois plus tôt, le 7 septembre, j’avais exposé au Président du Conseil (ce n’était pas le même) les caractéristiques de l’intégration. Je rappellerai ici l’essentiel de ce document : « L’intégration permettrait de répondre à cette double exigence (celle des masses et celle des élites) : sur le plan matériel, elle assurerait, par la fusion de l’économie algérienne et de l’économie métropolitaine, la survie et le développement de l’Algérie ; sur le plan moral, elle mettrait fin aux complexes d’infériorité dont se nourrit le nationalisme. « Mais tout d’abord, il convient de définir le terme. L’assimilation visait l’individu, l’intégration intéresse la province. Il faut renoncer à l’illusion de faire de chaque Musulman un Français de France. Faut-il renoncer à intégrer la province algérienne dans l’ensemble français ?

« ... L’intégration suppose :
- « a) Que l’Algérie est une province ayant sa physionomie, sa « personnalité » particulière, notamment sur le plan culturel, linguistique et religieux ;
- « b) Que l’économie, l’industrie et la monnaie de l’Algérie devront être complètement fusionnées avec celles de la Métropole... ;
- « c) Sur le plan politique, complète égalité des droits et des devoirs.

Tel est le canevas, sur lequel on peut, naturellement, broder selon de larges variations. On peut concevoir, par exemple, que les conseils généraux des départements algériens soient investis de pouvoirs spéciaux ; que ces départements soient groupés en trois régions ayant des institutions particulières dans le domaine économique et social ; que, ces régions étant « ancrées » directement sur Paris, soit supprimée la Délégation Générale (survivance, en fait, de l’ancien Gouvernement Général) ; que les communes jouissent d’une autonomie plus grande qu’il n’est d’usage en métropole - et du reste, la métropole elle-même se trouverait bien d’assouplir son régime municipal. L’essentiel est que « décentralisée, originale, pourvue d’institutions particulières, l’Algérie demeure une terre de souveraineté française », et à condition, bien entendu, que l’Algérie participe équitablement à l’exercice de cette souveraineté par les moyens normaux de la démocratie, comme toute autre province.

On peut, je le répète, repousser cette thèse. Mais il est inconcevable qu’on se soit acharné, comme on le fait depuis cinq ans, à la rejeter sans jamais la discuter sérieusement, en feignant de prendre ceux qui la préconisent pour des sots, des illuminés ou des « colonialistes » honteux.

Quelles sont donc les objections qui sont le plus souvent formulées contre l’intégration ? On essaiera d’énoncer ci-dessous les plus fréquentes.
- 1. - L’intégration, dit-on, c’est l’assimilation. Je crois avoir fait justice de ce reproche ; inutile d’y revenir.
- 2. - C’est l’uniformisation administrative. M. Michel Debré, prenant la parole devant le Sénat, le 23 juin dernier (J.O., p. 299), a fort bien dit : « Si l’intégration signifie l’égalité de tous les citoyens dans l’unité française, c’est la politique gouvernementale et il ne peut y en avoir d’autre. Mais il ne faut pas dévier ce mot ; il ne faut pas lui donner le sens d’uniformité administrative qui est contraire à la nature des choses ». Qui ne souscrirait à cette pertinente déclaration ?

Dès le 23 février 1955, devant l’Assemblée algérienne, j’avais tenu le même langage : « Intégration, disais-je, n’est pas uniformisation : il serait néfaste de placer l’Algérie sur le lit de Procuste d’une conception purement juridique et sans contact avec les faits. »

La cause est donc entendue. Seuls des polémistes de mauvaise foi peuvent persister à confondre l’intégration avec ce qu’elle n’est pas.

3. - L’intégration est contraire à la nature des choses. Cet argument se subdivise lui-même en une multitude d’autres, chacun se fondant sur une particularité de l’Algérie ou des Algériens pour lui donner le sens d’un obstacle infranchissable. C’est ainsi qu’on souligne le fait qu’on parle arabe ou kabyle en Algérie ; mais les gens qui, en métropole, parlent basque, provençal, breton ou allemand ne sont-ils pas Français ? On exploite une formule du général de Gaulle : « Les Musulmans ne sont pas des Bretons ni des Provençaux. C’est vrai, comme il est vrai que les Bretons ne sont pas des Provençaux, ni les Corses des Alsaciens. Il y a une distance culturelle et économique énorme entre un bourgeois parisien ou lyonnais et un berger de la Haute-Provence. Toute cette diversité n’en est pas moins contenue dans l’unité française.

Pour les besoins de la cause on compare toujours le fellah le plus misérable et le plus ignorant du djebel avec le citadin évolué de la métropole : mesurez, nous dit-on, l’abîme qui les sépare. Combien de siècles ne faudrait-il pas pour qu’ils puissent faire partie d’une même nation ! Mais c’est là une mauvaise méthode, et qui fausse la discussion. Si l’on veut des comparaisons, il faut comparer le clochard du Clos-Salembier avec celui de notre banlieue, le petit fellah de Kabylie avec le paysan pauvre de la Lozère, le propriétaire musulman aisé de la campagne avec le paysan prospère du Berry, le bourgeois musulman de la ville ou le commerçant kabyle avec le bourgeois ou l’épicier de la métropole. On verra que l’abîme n’est pas aussi large ni aussi profond qu’on le dit, à moins que par un racisme plus ou moins conscient, on ne se refuse, en fait, à admettre que des Arabes ou des Berbères entrent de plain-pied parmi nous.

Sans doute, ajoutera-t-on qu’il y a l’obstacle de l’Islam. Et il est vrai que cette religion sépare ceux qui la pratiquent des hommes qui ont été élevés dans la" tradition chrétienne de nos pays occidentaux. Cependant, elle n’a rien qui empêche la coexistence de Musulmans et de non-Musulmans, chacun respectant les croyances et les rites des autres. L’Algérie elle-même donne depuis 130 ans le spectacle de cette coexistence, comme aujourd’hui les zones musulmanes de Yougoslavie. Tout Chrétien ou Juif qui a des amis musulmans sait que leur religion, comme la nôtre, possède sa spiritualité et sa pratique machinale, ses bigots et ses sceptiques. Au demeurant, il existe trop de liens historiques et théologiques entre l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme, pour que l’obstacle religieux soit absolu, surtout à notre époque et dans notre pays.

Il est curieux de constater que cette « intégration » qui, sous la plume de certains, finit par apparaître comme un mot condamnable et condamné, soit recommandée et pratiquée, mutadis mutandis , ailleurs dans le monde, et cela dans un esprit qu’on ne peut qualifier autrement que de « libéral » - au vrai sens du terme.

Chacun se réjouit quand, surmontant les préjugés racistes du passé, les États sudistes de la République américaine se rallient à l’intégration (c’est le même mot en anglais) et ouvrent leurs écoles aux citoyens américains de race noire comme nous ouvrons les nôtres, en Algérie depuis longtemps, aux enfants arabes. On ne nous a jamais expliqué jusqu’à présent pourquoi l’intégration, louable et démocratique dans l’Alabama, est réactionnaire en Algérie.

De même, n’est-ce pas un remarquable exemple d’intégration que la récente admission des Îles Hawaii, sur un pied de totale égalité, dans les États-Unis, alors que 95 % de la population y est japonaise ou chinoise ? Si l’on trouve fort bien qu’un sénateur américain s’appelle Kong, pourquoi un sénateur français ne s’appellerait-il pas Abdallah ?

Pour ceux qui croient encore que l’intégration est une sotte rêverie d’ignorants, je voudrais citer l’étude qui a été faite de ce problème, tel qu’il se pose dans divers pays d’Amérique latine à forte population indigène, par un Congrès scientifique de sociologues et d’ethnographes.

De la définition de l’intégration donnée par la Commission spéciale du IVe Congrès indigéniste interaméricain, qui s’est tenu à Guatemala, en mai 1959, citons ces quelques passages :

« L’intégration sociale d’un pays ne semble pas exiger que tous ses habitants deviennent culturellement uniformes. Elle demande simplement qu’ils développent un ajustement mutuel chaque jour meilleur, qui leur permette de reconnaître l’existence d’une nation commune à tous... Elle n’exige pas non plus que tous les habitants d’un territoire national se transforment en non-autochtones... Elle demande plutôt que les droits qui sont garantis à tous en théorie soient exercés pratiquement par tous et non par quelques-uns seulement ; que ce qui est bon pour les uns le soit aussi pour leurs concitoyens ; que les autochtones puissent aspirer à ces avantages sans que les non-autochtones leur en discutent le droit.

« L’intégration sociale peut signifier l’unité nationale de tous les habitants d’un pays, mais non leur identité ni même une analogie fondamentale. Elle suppose le développement progressif d’adaptations réciproques, mais non l’homogénéité absolue de toute la population. On devrait dire qu’il n’est pas nécessaire d’éliminer les différences culturelles qui distinguent un groupe ethnique d’un autre, mais simplement que la discrimination sociale fondée sur les diversités ethniques... cesse d’exister en pratique ; et que tous les habitants d’un pays, sans discrimination fondée sur leur origine, puissent entrer en compétition pour les services et les chances que la nation offre actuellement à ses habitants et participer équitablement aux ressources qui existent dans le pays, en fait comme en droit.

« Tel est précisément l’avantage que l’intégration sociale semble bien avoir sur les formules (assimilationnistes) qui l’ont précédée : l’intégration n’exige pas que les autochtones se transforment en non-autochtones. « La diversité ethnique ne s’oppose pas à l’intégration… qui aspire à la compréhension, à l’ajustement réciproque, bref à la coexistence équilibrée. »

On admettra sans doute que ces considérations scientifiques, fondées sur une élude objective par des spécialistes qui connaissent la question, valent bien les allégations de polémistes superficiels dont toute la science consiste à observer que M. Dupont porte un chapeau tandis que M. Ben Abderrahmane porte une chéchia.

4. - L’intégration serait trop coûteuse. Il serait facile de répondre qu’elle coûterait de toute façon moins cher qu’une guerre prolongée se terminant en abandon. Mais allons plus avant.

Il serait absurde de nier que la modernisation de l’agriculture algérienne, la création d’industries nouvelles et l’élévation du niveau de vie des Algériens nécessitent de lourds investissements. Cet effort et ce sacrifice, du reste, nous les faisons et personne ne propose que nous y renoncions : même ceux qui, en France, acceptent ou souhaitent l’indépendance de l’Algérie nous avertissent qu’à cette Algérie indépendante, voire hostile, nous devrons continuer à apporter notre aide économique.

Le vrai problème est donc de savoir si ces investissements auront ou non, à plus long terme, un effet heureux pour la métropole elle-même. Or, on peut résumer la situation économique de l’Algérie en disant que c’est un pays où, sur dix millions d’habitants, environ six, faute de ressources suffisantes, ne sont pas des consommateurs du point de vue de l’économie moderne. Il découle de ce fait qu’en élevant le niveau de vie des Algériens, on ouvre à l’économie française un nouveau marché, qui absorbera, certes, des produits de l’Algérie elle-même, mais aussi, et en quantité croissante, des marchandises provenant de la métropole.

Déjà, telle qu’elle est, l’Algérie est le premier client de la métropole et représente à elle seule 12 % des exportations de notre industrie. Une Algérie modernisée et en expansion représentera bien davantage. Que les Algériens accèdent à une vie meilleure est d’abord une exigence humaine et un devoir de conscience ; mais il faut reconnaître que c’est aussi notre intérêt.

D’autre part, il paraît difficile de concevoir comment la France pourrait conserver le Sahara si elle perdait l’Algérie, ou, même si par quelque miracle elle n’était pas chassée des gisements de pétrole et de gaz, elle pourrait transporter ce pétrole et ce gaz jusqu’à la côte à travers une Algérie hostile. Intégrer l’Algérie, c’est assurer à la France l’indépendance énergétique, l’afflux régulier d’un pétrole payé en francs ; c’est la soustraire à la dure nécessité de payer en dollars on en livres l’essentiel de son ravitaillement en hydrocarbures.

Le « réaliste » à courte vue peut déplorer que l’intégration soit coûteuse. Celui qui voit plus loin, et qui est le vrai réaliste, sait que la France y trouvera d’importantes compensations.

5. - L’intégration ? C’est la thèse des « ultras ».

5 bis. - L’intégration ? Les Européens n’en veulent pas. Ces deux objections se neutralisent, assez comiquement puisqu’elles sont généralement émises par des hommes ou des milieux semblables, et qui tiennent souvent pour certain que tout Européen d’Algérie est un « ultra ».

La presse communiste et progressiste pose en principe que l’intégration n’est voulue que par les « ultras » parce qu’ils sont anti-musulmans : c’est sans doute pour cela, en bonne logique, que ces « ultras » revendiqueraient pour les Musulmans l’égalité des droits avec eux-mêmes !

Dans son communiqué du 1er juin 1959, le Comité Directeur du Parti socialiste « rappelle l’opposition du Parti à la politique d’intégration qu’ont tenté de promouvoir les ultras ».

Que pensent donc les « ultras » de l’intégration ? Laissons-les parler. M. Boyer-Banse, déjà cité, écrivait le 10 avril 1959 dans sa lettre ouverte à M. Alain de Sérigny :

« Comment faire admettre à nos deux peuples d’Algérie le collège unique imposé par Guy Mollet ? Le collège unique, cette formule louche. » Il fallait trouver une astuce. Soustelle y a pourvu. « C’est lui qui, de retour à Alger, le 17 mai (1958), a imaginé de proposer, comme panacée à tous nos maux, l’intégration. « ... Ce que nous voulons, c’est une intégration rationnelle et non pas absurde... intégration nécessaire, mais limitée... « ...Vous avez fait alliance avec Soustelle, ce faux ami de l’Algérie... Avec Soustelle et Guy Mollet, vous avez accepté de nous perdre pour de vils intérêts électoraux... « Si le collège unique subsistait, l’intégration n’empêcherait pas les 1 200 000 Français de souche que nous sommes, voués sur le plan politique au néant, de n’être plus que des citoyens émasculés… Et le collège unique joint à l’intégration aurait vite fait de rendre inévitable la sécession de l’Algérie et de la France. »

Mis à part ce pittoresque amalgame de M. Alain de Sérigny, de M. Guy Mollet et de moi-même, le texte qu’on vient de citer montre à quel point il est contraire à la vérité de dire que les « ultras » sont pour l’intégration. « L’intégration proposée par Soustelle est un piège marxiste », déclarait en avril 1959, M. Martel, leader du M. P. 13 (Le Monde, 14 avril 1959). Avec plus de modération, M. Bousquet, professeur à la Faculté de Droit d’Alger, écrivait dans l’hebdomadaire d’extrême-droite Rivarol : « Je n’ai pas été favorable à cette intégration… et mes préférences vont toujours à un système local de deux collèges élecloraux » (cité par Le Monde, 1 juin 1959). Il est donc bien évident que la fraction extrémiste de la population non-musulmane repousse l’intégration précisément pour les raisons qui nous la font prôner, c’est-à-dire parce qu’elle implique l’égalité, notamment en matière électorale.

Si cette fraction « ultra » rejette l’intégration, cela veut-il dire que la masse de la population européenne en fasse autant ?

Avant les événements de mai 1958, certains « libéraux » ont pu le prétendre. M. Jacques Chevallier, alors député-maire d’Alger, dans une interview retentissante donnée au Monde, le 4 octobre 1955, indiquait que l’intégration était impossible parce qu’elle se heurterait à la résistance irréductible des Européens. Cet argument étrange invoqué par la « gauche » se faisant proprio motu l’interprète de la « droite », fut repris à satiété, notamment par les orateurs socialistes, dans le débat parlementaire de ce mois d’octobre. On arrivait ainsi à deux conséquences paradoxales :

  • d’une part, les « libéraux » faisaient état, pour rejeter une solution de progrès, de l’opposition des « conservateurs » ;
  • d’autre part, après avoir affirmé que l’on ne pouvait surmonter l’opposition des Européens à l’intégration, ils trouvaient tout naturel d’imposer à ces mêmes Européens des formules d’autonomie ou de fédéralisme encore plus inacceptables pour eux.

Quoi qu’il en soit, depuis le 13 mai, tout démontre que les Européens d’Algérie se sont ralliés de tout cœur à cette solution.

Innombrables ont été les déclarations, motions, manifestations de toutes sortes par lesquelles les Algériens de souche européenne ont réclamé l’intégration.

Ne pouvant nier ce fait évident, on insinue ou on affirme, de certains côtés, qu’en se prononçant pour l’intégration, ces Européens ne sont pas sincères et ne veulent en réalité que revenir à la situation antérieure à la rébellion. « Cette intégration est maintenant exigée par les mêmes hommes qui ont toujours fait obstacle aux réformes » (Populaire, 2 juin 1959). « Peut-on croire à la sincérité de ces intégristes que nous avons entendus hurler leur opposition au collège unique ? Ne s’agirait-il pas d’une formule spécieuse derrière laquelle se cache en fait la volonté de maintenir un statu quo avantageux pour une communauté au détriment de l’autre ? » (Guy Mollet, 21 mai 1959). « (L’intégration) est le fait d’un petit nombre d’hommes très agissants qui... veulent conserver certaines inégalités issues du passé » (Le Pèlerin, 14 juin 1959). « Pour eux, le vocable nouveau d’intégration sert à masquer le maintien de leur domination traditionnelle » (M. Duverger, Le Monde, 15 avril 1959).

Bien que ces affirmations se parent du triple prestige du parti S.F.I.O., de la presse bien-pensante et de l’intelligenzia progressiste, elles n’en sont pas moins fondamentalement inexactes. Oui, il est parfaitement vrai que beaucoup d’Européens qui s’élevaient en 1955 ou 1956 contre l’intégration et le collège unique, ont courageusement, lucidement, révisé leur position. Ils ont compris. Veut-on leur en faire grief ? Et depuis quand peut-on fonder un choix politique sur un procès d’intentions ?

6.- L’intégration ? Les Musulmans n’en veulent pas. Cette thèse est celle que développe maintenant Ferhat Abbas (qui a beaucoup changé d’opinion sur ce point depuis 1955) : « L’intégration ne peut être une solution parce que le peuple algérien n’en veut pas » (Interview à l’Associated Press, 11 mai 1959).

C’est là pourtant qu’il faut rappeler qu’au début de 1955 ce furent les élus musulmans du 2e collège à l’Assemblée algérienne qui, dans un manifeste, réclamèrent les premiers l’intégration, alors que leurs collègues européens se montraient réticents ; que Farès et bien d’autres multiplièrent les déclarations dans ce sens jusqu’au jour où l’indifférence et les tergiversations de la métropole, jointes aux menaces du F.L.N., les en dégoûtèrent.

Mais voyons ce que disait à la tribune du Luxembourg, le 25 juin 1959, un sénateur musulman, M. Sadi Abdelkrim : « Intégrer l’Algérie, en la faisant entrer dans l’ensemble français, par la dissolution, par la disparition de ses mœurs, de sa personnalité, bref de son statut spécial, c’est-à-dire de tout ce qui a trait à la religion, je ne pense pas sincèrement que ce soit la solution... Intégrer l’Algérie en la faisant entrer dans l’ensemble français par la réunion, en lui laissant ce même statut respectant sa personnalité au sein de la communauté française, c’est, j’en suis sûr, la solution la meilleure ; c’est celle qui... transformera notre « aimée et souffrante » Algérie en une Algérie nouvelle, riante et fraternelle. Voilà la vraie politique digne du peuple français » (J.O., p. 316).

Ce texte montre clairement comment les Musulmans comprennent l’intégration - c’est-à-dire comme elle a été définie ici - et qu’elle a pour eux avant tout le sens d’une solution vraiment « libérale », de progrès et de justice.

Le maire musulman d’un petit village du bled déclarait, il y a peu de temps, devant moi : « En votant oui au référendum (du 28 septembre 1958), nous avons exprimé notre volonté de vivre non seulement avec la France, mais dans la France ». Il exprimait par là un sentiment élémentaire, mais vivace, un profond désir de sécurité morale et matérielle qui ne peut se satisfaire que par l’intégration.

À condition qu’il soit bien clair que l’intégration ne porte aucune atteinte à la culture particulière et surtout à la religion des Musulmans, il n’est pas douteux que ceux-ci, dans leur immense majorité, y voient la solution la plus conforme à leur dignité comme à leur intérêt : tel fut bien le sens de leur vote massif, lors du référendum de 1958.

7. - L’intégral ion, c’est la guerre indéfinie.

Cette objection a été ressassée à cent reprises, notamment par l’Express. Elle découle de la conviction inexprimée que le F.L.N. seul, en fin de compte, dictera sa loi par la force et que, comme il rejette l’intégration, il faudra bien céder devant lui. Ce raisonnement, si on le pousse jusqu’à son terme logique, oblige à conclure qu’il n’y a pas d’autre solution que l’indépendance totale, puisque telle est la volonté du F.L.N.

Cette manière de poser le problème aboutit nécessairement à cette conséquence ; mais est-ce bien ainsi qu’il faut le poser ?

Devant un conflit comme la guerre subversive qui ensanglante l’Algérie, il y a deux manières de rechercher la paix. L’une consiste à capituler devant l’adversaire et à lui abandonner la proie qu’il convoite. L’autre consiste, d’une part à combattre la force par la force, d’autre part à définir l’idée maîtresse autour de laquelle puissent se rassembler, dans leur majorité, les populations de l’Algérie. Trouver la solution juste, faire converger sur elle l’espoir et l’adhésion des masses, c’est créer les conditions de base de la paix. Qui plus est, d’une paix durable. Contrairement à ce que croient les partisans métropolitains du F.L.N., la capitulation de la France devant le terrorisme assurerait peut-être une courte trêve, mais elle n’apporterait pas la paix : elle plongerait au contraire l’Algérie, plus déchirée que jamais, dans une guerre civile sanglante et sans fin. La paix ne peut être fondée que sur l’établissement d’un nouveau statut qui, assurant à tous l’égalité et le progrès, rallie la majorité des populations intéressées. Tel est bien le cas de l’intégration.

Résumons-nous :

L’intégration n’est pas utopique, mais apparaît au contraire comme la solution la plus réaliste, la plus conforme à la nature des choses et des hommes en Algérie.

L’intégration n’est pas une formule réactionnaire, rétrograde, mais un système fondé sur l’égalité et la dignité humaine. L’intégration n’abolit pas la personnalité algérienne, elle la respecte et la garantit.

Enfin, dans cette Algérie écartelée où s’affrontent tant de passions, l’intégration est la seule solution capable de recueillir l’adhésion la plus large à la fois chez les Européens et chez les Musulmans, celle où ils peuvent se rencontrer et se comprendre.

Ainsi, l’intégration porte en elle la meilleure chance d’une paix durable.

VI. - L’Association.

Sous ce vocable peuvent être groupées plusieurs variantes assez différentes les unes des autres. Dans son discours du 16 septembre 1959, le Président de la République a défini comme suit cette option : « Le gouvernement des Algériens par les Algériens, appuyé sur l’aide de la France et en union étroite avec elle, pour l’économie, l’enseignement, la défense, les relations extérieures. »

Et le Chef de l’État ajoutait : « Dans ce cas, le régime intérieur de l’Algérie devrait être du type fédéral, afin que les communautés diverses, française, arabe, kabyle, mozabite [10], etc., qui cohabitent dans le pays, y trouvent des garanties quant à leur vie propre et un cadre pour leur coopération. »

Selon les agences de presse, le général de Gaulle aurait déclaré, pendant son voyage de mars 1960, en Algérie : « ...L’indépendance est impossible. Ce serait une sottise et une monstruosité. De toute façon, ce sont les Algériens qui décideront. Je crois qu’ils choisiront une Algérie algérienne liée à la France. » (Le Figaro, 7 mars 1960).

Enfin, le communiqué publié le 7 mars par le Ministère de l’Information précise : « ... Ce qui est probable, c’est une Algérie algérienne liée à la France et unissant des communautés dont on sait combien elles sont diverses. Les institutions de cette Algérie-là et ses rapports avec la France devront être évidemment élaborés, discutés et proposés. »

D’autre part, M. Guy Mollet, dont on connaît assez le caractère sérieux et le sens des responsabilités pour considérer comme invraisemblable qu’il ait pu rendre publiques les confidences du Chef de l’État sans l’assentiment de ce dernier, a rapporté dans l’hebdomadaire socialiste « Démocratie 60 » l’entretien qu’il a eu le 2 février avec le général de Gaulle. Citons le passage essentiel de son article : « II est vraisemblable que les Algériens se prononceront pour la troisième solution possible : le gouvernement des Algériens par les Algériens. Cette fois, de Gaulle emploie une expression nouvelle : il parle d’État algérien. Dans cette hypothèse, se posent évidemment les deux problèmes : liens avec la France et respect des droits des minorités ethniques. »

Enfin, pour apporter encore un document, nous rappellerons que dans « Paris-Match », M. Jean Farran, qui passe à juste titre pour un reporter incapable de dénaturer les propos qui lui sont adressés, affirme que le Chef de l’État a tenu le langage suivant : « La sécession, je la condamne sans équivoque. La francisation, je ne la condamne pas, mais je n’y crois pas... mais il est très possible que de l’autodétermination sorte un État fédéral algérien. Nos relations avec cet État, je veux qu’elles soient bonnes. On sait où sont les Européens, les Kabyles, les Mozabites, etc. J’envisage la réunion des conseils généraux, des conseils municipaux, de tous les élus pour mettre en place les communautés ethniques. Chacune devra être garantie dans l’État fédéral. »

Et M. Farran d’ajouter : « Les Algériens, ayant décidé que leur destin s’élaborerait avec nous, formeraient dans le cadre de la communauté ethnique (Kabyles, Français, etc.) des « États ». Le mot peut faire peur. Il faut le prendre dans son sens américain, ou plutôt helvétique, de canton... Quels seraient les rapports des États entre eux ? On verra plus tard, a dit de Gaulle... Ce qu’on sait, c’est que les minorités, comme au Liban, seraient protégées. Restent encore, dans ce dessin qui n’est qu’une esquisse, les rapports de cet État fédéral avec la métropole. L’Algérie et la France formeraient-elles à leur tour un État fédéral ? Il est trop tôt pour répondre ». C’est ce que M. Farran appelle « la solution helvético-libanaise ».

Il n’est pas difficile de reconnaître dans cette « esquisse », pour reprendre le terme de M. Jean Farran, un certain nombre d’idées souvent exposées par des hommes politiques et des journalistes de gauche ou d’extrême-gauche ; observation qui n’a pas pour but de les discuter car quand un homme de gauche ou d’extrême-gauche dit quelque chose de raisonnable, je suis le premier à lui en donner acte. Notons simplement que le même ensemble de concepts se retrouve :

  • dans les projets de « loi-cadre » d’inspiration socialiste discutés au Parlement en 1957 et 1958 ;
  • dans la thèse de « la voie moyenne » développée par « Le Monde » du 24 juin 1959 ;
  • dans les articles de M. Guy Mollet sur l’Algérie (voir par exemple le Populaire du 25 mai 1959 ;
  • dans les articles de L’Express (notamment le 16 avril 1959, p. 4) ;
  • dans un article anonyme du Monde (Ie 1er avril 1959) attribué à « une personnalité appelée à suivre de près les affaires algériennes » et qui préconise une « république autonome franco-algérienne ». Cet article disait notamment : « L’autonomie interne serait conférée à l’Algérie qui prendrait place dans la Communauté... Les aspirations du F.L.N. concernant l’autonomie de gestion se trouveraient ainsi satisfaites. » Et son auteur appelait à l’appui de sa thèse l’exemple de Chypre, selon lequel l’État algérien pourrait être présidé par un Musulman avec un vice-président européen doté du droit de vélo.

Ces plans divers, mais qui tous se ramènent à un même schéma, reposent sur un certain nombre d’affirmations de base qu’il faut maintenant examiner.

1.- II existe une « voie moyenne », une solution gui n’est ni l’intégration ni l’indépendance.

Cette allégation satisfait l’inclination si répandue qui consiste à croire qu’on trouve automatiquement une troisième et bonne solution quand on se place à égale distance de deux autres dites « extrêmes ».

Cette confortable croyance a souvent été exposée par les porte-parole de la tendance la plus favorable au F.L.N. ; par exemple, M. Duverger (Le Monde, 15 avril 1959), estime que « l’essentiel est de montrer à l’opinion publique, en France et en Algérie, qu’il existe une solution autre que l’intégration ou l’abandon ». En est-il bien ainsi dans la réalité ? Est-il vrai de dire que deux négations équivalent à une affirmation ? C’est là une façon singulièrement scholastique de poser le problème.

La thèse qui consiste à créer un État algérien autonome pour le relier ensuite à la France n’est pas à mi-chemin de l’intégration et de l’indépendance. Elle est autre. Elle nie, définitivement et sans retour, l’intégration, mais elle ouvre la porte à la sécession. Il n’y a pas là, comme on voudrait le faire croire, une voie moyenne ou un équilibre, car l’autonomie interne liquide à jamais toute possibilité d’intégration, tandis qu’elle est le premier pas - et l’avant-dernier - vers l’indépendance totale : la Tunisie et le Maroc en ont administré la preuve. Ces deux États sont passés par un processus irréversible, de l’autonomie à l’interdépendance, de l’interdépendance à l’indépendance, de l’indépendance à l’hostilité.

Nous pensons, déclarait à l’Assemblée nationale, M. Marc Lauriol, député d’Alger (J.O., séance du 10 juin 1959, p. 856) que l’autonomie, étant données les structures de l’État, étant donnée la conjoncture extérieure et intérieure, conduit irréversiblement à l’indépendance, « ... Sur cette voie, l’histoire le démontre, on ne peut pas s’arrêter longtemps. Toute étape intermédiaire met la France dans une situation véritablement difficile, dans une situation intenable, car elle la contraint à dire à l’Algérie : ni dedans, ni dehors. »

C’est déjà ce que j’affirmais moi-même à Paris, en janvier1956 : « Je ne pense pas qu’on puisse arrêter l’Algérie au stade intermédiaire de l’autonomie ou du fédéralisme : l’autonomie et le fédéralisme conduisent fatalement à la sécession [11] ».

2. - Une deuxième idée sert de base aux projets d’autonomie et d’association : le F.L.N., qui repousse farouchement l’intégration, accepterait l’autonomie.

C’est ce qu’exposait l’auteur anonyme du projet du Monde (1er avril 1959) lorsqu’il écrivait : « Les aspirations du F.L.N. concernant l’autonomie de gestion se trouveraient ainsi satisfaites. » On regrette que ce penseur n’ait pas cru devoir se faire connaître, car on aurait été heureux de lui poser une question : « Quand le F.L.N. a-t-il rendu publique cette fameuse aspiration à une autonomie de gestion ? » La réponse est : « Jamais. »

Que l’on relise toute la collection du journal « El Mondjahid », organe du F.L.N. ; que l’on examine toutes les déclarations officielles du prétendu gouvernement algérien ; qu’on étudie les textes de la radio de « l’Algérie libre » diffusés par Le Caire, Tunis on Damas : non seulement on n’y trouvera jamais, absolument jamais, la revendication de l’autonomie interne d’un État lié à la France, mais encore on y rencontrera à chaque ligne celle de l’indépendance, totale, absolue, hostile à la France et aux Français.

Il faudrait des pages et des pages pour citer tous les textes. Contentons-nous de donner ici les extraits les plus récents de la « Voix des Arabes » (9 mars 1960) : « Que de Gaulle sache, en même temps que l’impérialisme mondial, que les peuples combattants ne peuvent être trompés à ce jour... Les Français en Algérie sont des intrus dans notre pays. Ils sont étrangers pour nous. Ils n’ont rien de commun avec nous. « II faut donc que tu saches, ô de Gaulle, symbole du colonialisme, que les rangs du peuple algérien sont sains... que son aspiration est unique : « l’indépendance totale de l’Algérie. »

Et le « G.P-R.A. » a déclaré, le 14 mars I960, à Tunis : « Nous poursuivrons la guerre de libération nationale jusqu’à la réalisation de notre indépendance. »

Il faut donc reconnaître que l’idée suivant laquelle le F.L.N., adoptant une ligne « modérée », se laisserait séduire par une solution « moyenne » d’autonomie est pure chimère. Ce n’est pas sur une telle illusion qu’on peut bâtir une politique.

Certains demanderont peut-être pourquoi le F.L.N. ne se prête pas à cette formule, puisque, nous l’avons dit, elle pourrait lui permettre d’arriver à ses fins par la méthode de Bourguiba, celle de l’artichaut que l’on dévore feuille par feuille. On peut penser que ce refus repose sur deux raisons fondamentales :

  • d’abord, les éléments hostiles au « bourguibisme » (communistes ou communisants, tels qu’Oussedik, Ben Khedda, Boussouf ; fanatiques pan-arabes tels que Lamine Debaghine ; aventuriers tels que Krim Belkacem et l’ancien S.S. Mohammedi Saïd) remportent, et de loin, avec l’appui des wilayas, sur les « politiques » tels que Ferhat Abbas et Yazid ;
  • ensuite, le F.L.N. sait que, s’il n’y a pas eu de frein à l’éviction des Français de Tunisie et du Maroc, il y en aurait un à celle des Français d’Algérie, trop nombreux et trop attachés à leur sol.

Il lui faut donc la victoire totale.

3. - Autre idée de base : On peut organiser en Algérie un fédéralisme interne, fondé sur les communautés ethniques, et analogue au système des cantons suisses. Cette vue de l’esprit est malheureusement en contradiction avec les réalités de l’Algérie.

Alors qu’après tant de siècles de vie commune, les cantons suisses présentent encore des populations remarquablement homogènes, quant à la langue et à la religion (protestants de langue française à Genève et dans le canton de Vaud ; catholiques de langue française dans le Valais ; catholiques parlant allemand à Lucerne ; catholiques parlant italien dans le Tessin), il n’existe en Algérie que deux régions de quelque importance où une certaine « ethnie corresponde à un territoire déterminé : c’est la Grande Kabylie et l’Aurès, peuplés de Musulmans qui parlent berbère.

Partout ailleurs, dans les villes comme dans les campagnes, l’Algérie n’est même pas une mosaïque mais une émulsion. Paysans et bourgeois arabo-berbères, commerçants kabyles et mozabites, artisans, médecins, avocats juifs, cultivateurs européens, se mêlent inextricablement dans le bled. En ville, le mélange est plus intime encore.

La mise en place de cantons territoriaux correspondant à des entités ethniques, religieuses et linguistiques est impossible, à moins de déplacements massifs et forcés de populations. Certes, on peut concevoir que de gigantesques coups de filet aillent ramasser dans les villages tous les Européens pour les ramener sur la côte, et de vastes coups de balai chassent d’Alger, de Cherchell ou d’Oran, les Arabes et les Berbères qui y résident : mais il ne faut pas se dissimuler qu’une telle opération n’aurait rien à voir avec la coexistence pacifique des communautés, et encore moins avec leur association fédérale. Ce serait, en fait, un partage assorti de millions de drames humains, et l’éclatement de l’Algérie. On reparlera plus loin de ce partage : qu’il suffise de dire ici que ce serait, pour tous les Algériens, la dernière, la plus désespérée des solutions.

Plus utopique encore nous paraît l’idée suivant laquelle les « minorités » seraient garanties. Aucun accord de protection des minorités, comme par exemple ceux qui ont été élaborés après la guerre de 1914-18 pour l’Europe centrale et balkanique, n’a jamais vraiment joué. Face au pan-arabisme et an communisme, aucun « chiffon de papier » n’empêchera l’oppression, tantôt sournoise, tantôt ouverte, des Européens chrétiens ou juifs, coupables d’être « infidèles », voire des Mozabites parce qu’hérétiques, des Berbères réfractaires à l’arabisation, des Musulmans suspects de sympathies pour la France, et de quiconque déplaira au parti au pouvoir. Aucune convention, violée aussitôt que signée, ne pourra endiguer l’arbitraire ni empêcher l’Algérie autonome et bientôt indépendante de sombrer dans l’intolérance et le pogrom.

4.-Enfin, on admet plus ou moins explicitement qu’une fois créé un État algérien, on le lierait à la France par un système de relations économiques et juridiques. Après avoir tranché, on s’efforcerait de recoudre.

Tout ce qui se passe en Afrique depuis 1954 démontre que c’est là un espoir sans fondement. Même les États africains où ne se pose aucun problème de luttes entre groupes ethniques ou religieux, comme le Mali ou Madagascar, franchissent en quelques mois toutes les étapes. Les seules relations qui subsistent sont celles d’une aide économique et financière qui suscite plus de récriminations que de gratitude. Mais comment croire qu’une Algérie où le nationalisme pan-arabe se gonflerait du succès obtenu par la création d’un État, une Algérie où une Assemblée et un gouvernement centraux fonctionneraient sous la pression de la rue et du terrorisme, demeurerait plus d’un instant dans l’orbite de la France ?

Tout d’abord, la logique même d’un État, dès lors qu’il possède les attributs et la machinerie qui lui sont propres, le pousse nécessairement à la souveraineté totale, donc à l’indépendance.

En outre, il est évident qu’un État autonome mais non souverain, encastré en Afrique du Nord entre la Tunisie et le Maroc, serait irrésistiblement amené à revendiquer les mêmes prérogatives que ses deux voisins : il voudrait adhérer comme eux à la Ligue Arabe et à l’O.N.U., pérorer au Caire, faire flotter son drapeau à New York. Une province française peut dédaigner ces satisfactions, car elle en a d’autres ; un État ne peut s’en priver.

Enfin, comment ne pas voir que les organes dirigeants de cet État fourniraient un point d’application à toutes les pressions extérieures, au pan-arabisme et au communisme notamment, qui, combinant la flatterie, la menace, l’offre d’aides financières et économiques, l’intrigue politique, s’efforceraient de faire franchir le plus vite possible l’ultime étape de l’autonomie à l’indépendance ?

En réalité, la mise en place d’un État algérien ne peut être acceptée que dans deux hypothèses : 1. - Celle où la France métropolitaine elle-même se donnerait une structure fédérale du type américain, de sorte que l’État (ou peut-être les États) d’Algérie s’y incorporaient à côté des États de Bretagne, de Provence ou de Savoie et sur le même pied, comme l’Alaska dans la fédération que coiffe le gouvernement de Washington ;

2. - Celle où la république autonome d’Algérie se trouverait amarrée à la métropole, non par des « liens » juridiques sur le papier, mais par les chaînes de fer d’un parti unique et totalitaire, comme l’Ukraine ou la Biélorussie.

Observons les faits tels qu’ils sont : la Métropole est plus éloignée que jamais de l’idée fédérale, comme le montre l’évolution de la Communauté ; et je ne pense pas, ni ne souhaite, que nous nous orientions vers un régime dictatorial de parti unique et de Guépéou.

On est donc obligé de conclure que les théories « associationnistes » reposent sur des illusions, que ne corroborent ni les réalités ethniques et sociologiques de l’Algérie, ni les exemples nord-africains. Au demeurant, s’il est vrai que l’Algérie n’est pas la Bretagne ou l’Alsace, elle est encore moins la Sicile ou Chypre. Des comparaisons boiteuses ne peuvent tenir lieu de raisons.

Ce qu’il faut cependant retenir de ces théories, c’est l’accent à mettre - dans le cadre de l’intégration - sur la décentralisation de certaines zones telles que la Kabylie, sans oublier toutefois qu’Alger, par exemple, est pour une large part une ville kabyle et que toute « politique berbère » provoque invariablement une réaction hostile, comme on l’a bien vu au Maroc à propos du fameux « dahir berbère ». La France susciterait contre elle l’hostilité militante de la plupart des Musulmans et même des Européens, si elle donnait imprudemment l’impression qu’elle veut morceler l’Algérie de façon plus ou moins arbitraire.

Enfin, il faut se demander ce que les Musulmans peuvent penser d’une telle solution politique. S’y intéressent-ils ? L’estiment-ils satisfaisante ? J’ai la conviction, fondée sur de très nombreuses conversations avec des Musulmans représentatifs, qu’en réalité ils la repoussent. Pourquoi ? Parce qu’ils considèrent qu’un Algérien musulman peut souhaiter soit d’être un citoyen de plein droit d’une Algérie indépendante, soit un Français de plein droit au sein de la République française, mais non de devenir une sorte de quasi-Français de seconde zone dans un État algérien qui ne serait pas pleinement un État.

C’est aussi parce qu’ils redoutent que ces formules d’autonomie ne cachent en réalité une double discrimination :

  • politique, contre les Musulmans que la métropole empêcherait d’accéder à la pleine égalité dans l’accession aux fonctions publiques, aux sièges parlementaires, etc.
  • économique, car l’autonomie servirait de prétexte (comme dans le système antérieur) pour refuser aux Algériens l’extension des mesures dont bénéficient les Français du nord de la Méditerranée.

Contre cette discrimination, ils se cabrent souvent violemment. « Nous ne vous avons pas demandé de venir en Algérie en 1830, me disait non sans humour un lettré arabe influent ; mais vous y êtes, et vous y avez introduit de tels bouleversements économiques, sociaux et culturels, que maintenant vous n’avez plus le droit de nous abandonner sous prétexte d’autonomie. »

Voici le compte-rendu textuel des propos tenus par un notable berbère : « II ne peut y avoir que deux solutions :
- 1) Donner l’indépendance totale à l’Algérie... Cette solution serait une catastrophe.
- 2) Égalité complète de tous les habitants de l’Algérie (autochtones ou Français de souche, quelles que soient leur race et leur religion) avec les Français. « C’est ce que, du fond du cœur, les Musulmans attendent. « Toute solution autre que l’indépendance ou l’égalité ne peut être qu’une tricherie. « (Elle ne serait) qu’un moyen après tant d’autres pour faire des Musulmans d’Algérie des citoyens de deuxième zone. « ... Si la deuxième solution était rapidement prise et avec sincérité, des hommes comme (ici des noms dont on comprendra que je ne les divulgue pas), qui ont une audience certaine dans tous les milieux musulmans, pourraient l’appuyer de tout leur poids. « Mais il est impossible d’espérer d’eux qu’ils soutiennent toute solution intermédiaire qu’ils estiment sans issue. »

En conclusion, il faut souligner que tout dépend de la réponse qu’on donne à la question de savoir si, dans le statut futur de l’Algérie, il existera ou non un État algérien, unitaire ou fédéral. L’Algérie, sans État qui lui soit propre, sans les attributs d’un État, sans une souveraineté distincte, c’est l’intégration, si poussée que soit la décentralisation, si minutieux le respect de ses particularismes. L’Algérie dotée d’un État avec sa souveraineté, quels que soient les artifices juridiques où l’on prétendra l’enfermer, c’est, par un processus irréversible, la sécession. Dans une interview, certes démentie, mais qu’on a de bonnes raisons de tenir pour exacte (Jours de France, 17 octobre 1959), Ferhat Abbas a déclaré : « Association ou indépendance, c’est la même chose. L’association, c’est l’indépendance dans les deux mois ». Mettons : dans les six mois. En quoi il se montre plus clairvoyant que Boussouf et Krim.

VII - La Sécession.

Relisons la définition donnée par le général de Gaulle, le 16 septembre 1959 : « La sécession, où certains croient trouver l’indépendance. La France quitterait alors les Algériens qui exprimeraient la volonté de se séparer d’elle. Ceux-ci organiseraient, sans elle, le territoire où ils vivent, les ressources dont ils peuvent disposer, le Gouvernement qu’ils souhaitent. Je suis, pour ma part, convaincu qu’un tel aboutissement serait invraisemblable et désastreux. L’Algérie étant actuellement ce qu’elle est et le monde ce que nous savons, la sécession entraînerait une misère épouvantable, un affreux chaos politique, l’égorgement généralisé et, bientôt, la dictature belliqueuse des communistes. Mais il faut que ce démon soit exorcisé et qu’il le soit par les Algériens. Car, s’il devait apparaître, par extraordinaire malheur, que telle est bien leur volonté, la France cesserait à coup sûr de consacrer tant de valeurs et de milliards à servir une cause sans espérance. Il va de soi, que, dans cette hypothèse, ceux des Algériens de toutes origines qui voudraient rester Français le resteraient de toute façon, et que la France réaliserait, si cela était nécessaire, leur regroupement et leur établissement. D’autre part, toutes dispositions seraient prises pour que l’exploitation, l’acheminement, l’embarquement du pétrole saharien, qui sont l’œuvre de la France et intéressent tout l’Occident, soient assurés quoi qu’il arrive. »

Pour être parfaitement compris, ce passage du discours du 16 septembre doit être rapproché de deux autres : celui où il est précisé que « la question sera posée aux Algériens en tant qu’individus », et celui qui indique que l’on demandera aux Algériens de fixer leur choix « dans leurs douze départements », c’est-à-dire en Algérie du Nord, à l’exclusion du Sahara.

Il s’ensuit que la sécession, telle que l’entend le Président de la République, répondrait aux caractéristiques suivantes :

- 1) Seraient abandonnées par la France les portions de territoire où la majorité se serait prononcée pour l’indépendance, et où libre cours serait laissé au chaos, à l’égorgement généralisé et à la dictature communiste ;
- 2) Ceux des Algériens, de souche métropolitaine ou autochtone, qui auraient choisi de demeurer Français, seraient regroupés et établis, sous la protection de la France, dans les zones où la majorité se serait déclarée pour la francisation ou l’association ;
- 3) En tout état de cause, l’autorité française continuerait à s’exercer au Sahara (dont les deux : départements ne sont pas appelés à « s’auto-déterminer ») et assurerait « quoi qu’il arrive », c’est-à-dire par la force si nécessaire, l’acheminement et l’embarquement du pétrole.

Nul ne peut nier que le Chef de l’État a fait une description exacte de ce que seraient les effets de la sécession : désordres, massacres, communisme.

Il est évident que, dans son esprit, une telle hypothèse, si elle venait à se réaliser, entraînerait ipso facto le partage du territoire algérien : d’abord parce que subsisteraient des zones où s’organiseraient le regroupement et l’établissement des Algériens de volonté française ; ensuite, parce qu’entre le Sahara et les ports d’embarquement tels que Bougie, au long des oléoducs et des gazoducs, la France devrait, en tout état de cause, maintenir l’afflux régulier des produits du sous-sol saharien.

La situation hypothétique dans laquelle s’est placé le général de Gaulle est celle où cette sécession découlerait du suffrage des Algériens dans une consultation libre. On peut et doit aussi envisager la possibilité qu’une Algérie « associée » fasse sécession par une décision de son gouvernement. Il reste à savoir si, dans ce cas, la France assumerait les mêmes responsabilités à l’égard de la population qui désirerait demeurer française et en ce qui concerne les produits sahariens.

Quoi qu’il en soit, l’idée la plus frappante et la plus juste, à laquelle ne peuvent que souscrire tous ceux qui connaissent l’Algérie, c’est que la prétendue indépendance débouche nécessairement sur le partage ou, pour parler plus exactement, sur la dislocation de l’Algérie. Il y aurait une chance sur mille pour qu’un tel partage, avec les déplacements et regroupements qu’il impliquerait, pût se réaliser à peu près pacifiquement. Selon toute vraisemblance, il aurait lieu dans un chaos indescriptible et entraînerait d’immenses pertes en biens matériels et en vies humaines. Dans un désordre général et une guerre civile illimitée où tout le monde combattrait tout le monde, sans doute des frontières, ou plutôt des lignes d’armistices précaires finiraient par se fixer, comme ce fut le cas en Palestine il y a onze ans. Ce qui est certain, c’est que le pays serait plongé dans un bain de sang auprès duquel l’actuel conflit apparaîtrait comme une pièce de patronage.

D’autre part, on imaginera ce que représenterait la protection permanente du pipe-line de Biskra à Bougie, à travers l’Aurès, le Hodna et la Soummam, et l’état de guerre endémique qui régnerait tout au long de cette ligne névralgique depuis le désert jusqu’à la mer.

Enfin, il est bien évident que, dans une telle hypothèse, l’État ou les États arabes qui surgiraient de cette tempête n’auraient plus d’autre but, d’autre idéal, et d’autre ambition nationale que de réduire les zones demeurées françaises, tandis que dans celles-ci se maintiendrait par la force des choses une mentalité obsidionale, et que leur économie, leur politique et toute leur existence seraient dominées par la dure nécessité de survivre à tout prix.

Certes, tout cela est imaginable. L’exemple d’Israël démontre qu’un petit État isolé, entouré de haines tenaces, peut non seulement résister mais grandir et progresser. Il vaut mieux, en fin de compte, être un citoyen libre dans, une oasis assiégée qu’un esclave dans un État totalitaire. Il n’en est pas moins vrai que le partage serait, de tous les aboutissements possibles, le plus atroce et le plus désespéré à l’exception, bien entendu, de la dictature F.L.N, ou communiste.

Toute politique française en Algérie doit se fixer pour but d’écarter cette éventualité, qui réduirait pour longtemps à néant l’œuvre accomplie au cours de 130 années. Ce n’est que si les choses en arrivaient au pire que la communauté européenne et les Musulmans réfractaires à la domination du F.L.N. devraient, avec l’aide de la métropole, sauver pour eux-mêmes et pour leurs libertés telles portions du territoire qu’ils pourraient soustraire à la vague totalitaire. A certaines époques de l’histoire, ces « réduits » ont leur valeur : c’est parce que les populations de culture romaine du Nord-Est de l’Italie résistèrent aux invasions barbares en s’établissant sur les îlots et dans les lagunes de l’Adriatique, que Venise a pu, quelques siècles plus tard, faire triompher ses flottes, son commerce et ses arts depuis les Alpes jusqu’au Bosphore.


ALGERIE FRANÇAISE ET AUTO-DETERMINATION

Cependant, nous n’en sommes pas là, et nous n’avons pas de raison de partager une vision pessimiste de l’histoire présente qui nous condamnerait à une telle extrémité.

La France peut, et doit, jouer et gagner sa partie en Algérie.

L’idée de l’auto-détermination, introduite avec éclat le 16 septembre 1959, correspond comme nous l’avons dit non à un but de guerre, mais à une procédure. L’essentiel est de savoir à quoi cette procédure peut conduire ; comme la langue d’Ésope, elle peut nous mener vers le meilleur ou vers le pire. Tout dépend des conditions dans lesquelles, si ce plan est appliqué jusqu’à son terme, se déroulera la consultation des populations algériennes. Si le F.L.N., ses tueurs et ses démagogues, apparaissent aux yeux de la masse musulmane, surtout rurale, comme auréolés de prestige par une reconnaissance officielle ou tacite : si le couteau et la mitraillette des terroristes servent d’arguments dans la campagne du référendum ; si l’armée, garante des vies et des biens, est contrainte de s’effacer ; si l’anarchie intellectuelle qui sévit en métropole permet à toute une presse anti-française d’expression française de semer le doute et le désespoir, l’auto-détermination, faussée et pervertie, conduira aux pires abandons. Si au contraire, les Algériens, au moment de s’exprimer, se savent et se voient défendus par l’armée dans laquelle ils ont confiance, si le F.L.N. n’est pas devant eux comme le triomphateur du lendemain mais comme l’affreux et sanglant fantôme d’un passé révolu, alors l’Algérie française sortira de cette épreuve confirmée et raffermie.

Il y a une grande vérité dans cette idée que la paix durable ne peut être fondée que sur une adhésion sincère des populations. Que cette adhésion, déjà exprimée après le 13 mai, soit solennellement confirmée dans la paix retrouvée, après une période suffisamment longue de calme, de travail et d’action constructive, cela peut être le salut.

Encore faut-il que les questions soient bien posées et qu’on écarte de cette consultation les slogans artificieux ou les chimères.

On parle du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; ceux qui en parlent le plus souvent et le plus fort à l’O.N.U. ou à la radio du Caire entendent généralement par là le droit qu’ils s’arrogent eux-mêmes de disposer des peuples.

Que le pan-arabisme, idéologie raciste et fasciste, incarnée par un dictateur qu’entourent et conseillent de notoires nazis, ex-agents de la Gestapo ou garde-chiourme des camps d’extermination, puisse trouver chez nous et dans le monde dit « libre » de l’Occident le soutien complaisant de tant d’hommes qui se disent libéraux et progressistes, apparaîtra aux historiens de l’avenir comme une des aberrations et des hontes de notre époque.

Avec toute la sérénité qui se fonde sur une connaissance objective des choses, il faut rappeler inlassablement qu’il n’y a pas un peuple algérien ; qu’il existe en Algérie plusieurs peuples de culture musulmane et un peuple de culture française ; que l’Algérie, c’est précisément cela, c’est-à-dire la coexistence d’Arabes et de Berbères musulmans, de Juifs citoyens français depuis 1871, de Chrétiens originaires de la métropole et de plusieurs pays méditerranéens. Ces peuples divers ont les mêmes droits. La propagande haineuse menée depuis des années contre les « colons » [12] d’Algérie tend à faire oublier que ces Européens sont chez eux dans ce pays autant que n’importe quel paysan ou ouvrier français dans sa province métropolitaine. Ce serait commettre une injustice abominable que de les condamner à la spoliation, à l’exil ou au massacre.

Rien ne sera fait qui vaille en Algérie si l’on prétend opprimer, écraser ou chasser ce peuple, de même qu’il serait fou de vouloir bâtir l’Algérie nouvelle sans ou contre les Musulmans.

Cela dit, si l’on revient brièvement sur les diverses « options » qui ont été examinées plus haut, on voit qu’au bout du compte ce tableau complexe se ramène à un choix beaucoup plus simple.

Aucune forme de retour au passé n’est concevable ; l’assimilation pas davantage ; la « francisation », dans la mesure où elle apparaît comme une variante de l’assimilation, ne saurait satisfaire aux exigences de la réalité algérienne.

D’autre part, toute formule qui créerait un État algérien distinct de l’État français, avec une souveraineté particulière, conduirait sans délai à la sécession.

Le choix se réduit en somme à une alternative :

  • ou bien l’intégration, qui implique l’égalité des citoyens et le respect de la personnalité algérienne,
  • ou bien la sécession aboutissant à un sanglant chaos et à l’éclatement de l’Algérie.

Dans le premier cas, c’est l’Algérie française ; dans le deuxième, il n’y a plus d’Algérie du tout.

Intégration ou sécession : tel est le choix, et il n’y eu a pas d’autre.


LES CHEMINS DE LA PAIX

L’immense majorité des Algériens, quelle que soit leur origine, aspirent passionnément à la paix. Il en est de même des Français de la métropole. Pour les besoins de leur cause, les propagandistes communistes et progressistes ont inventé le mythe selon lequel ceux qui ne partagent pas leurs thèses et qui sont décidés à résister au F.L.N., voudraient sciemment prolonger le conflit, notamment afin d’accroître les pouvoirs de l’armée et de modifier dans un sens « fasciste » les institutions de la métropole. Cet argument polémique n’est que mensonge et procès d’intentions. Il est d’ailleurs fondamentalement absurde, car l’Algérie française ne peut se réaliser que dans la paix, et ceux qui sont attachés à cette Algérie le savent mieux que personne. En réalité, ce sont les « résistants » qui peuvent rejeter à juste titre ce reproche sur les « défaitistes » : dans une guerre subversive, le soutien idéologique et le support de propagande (sans même parler de l’aide plus concrète qu’apportent à la rébellion les réseaux progressistes qui cachent les tueurs, organisent le trafic d’armes, recueillent l’argent) ont autant de valeur que des effectifs ou de l’armement.

Tel article fait plus pour le F.L.N. qu’une embuscade plus ou moins réussie. Quelques avocats ou journalistes, confortablement installés à Paris où ils font figure d’esprits avancés dans certains milieux mondains, sont plus efficaces qu’une bande de pauvres diables errant dans les djebels. Par la relance perpétuelle des campagnes d’agitation contre l’armée, par la dénonciation forcenée de la pacification, par les encouragements qu’ils prodiguent aux fellagha, ils contribuent d’une façon certaine à prolonger effectivement la guerre.

Dans n’importe quel conflit armé, il existe évidemment deux manières de parvenir à la paix : l’une consiste à capituler devant l’adversaire, l’autre à le vaincre. C’est la première méthode que recommandent, sous le nom de « négociation », tous les complices avoués ou non de la rébellion.

Cependant, il est plus que probable que le procédé qu’ils préconisent, même si la France, son Gouvernement et son armée s’y prêtaient, n’aurait même pas le mérite de conduire à la paix. L’ouverture de négociations politiques avec le comité directeur de l’insurrection aurait immédiatement pour résultat de le « bâtir » (selon l’expression du général de Gaulle) comme Gouvernement algérien, en lui conférant le privilège exorbitant d’apparaître comme le seul « interlocuteur valable » avec lequel la France discuterait de l’avenir de l’Algérie. Comme ce privilège, qui lui ouvrirait la voie de la dictature, est le but de guerre essentiel de l’organisme insurrectionnel, celui-ci aurait atteint son objectif, avant même que la négociation se fût déroulée, par le seul fait qu’elle ait été engagée. Son triomphe final ne ferait alors plus de doute pour personne, et les masses musulmanes, se voyant déjà abandonnées par la France, se résoudraient à donner des gages au futur vainqueur.

Dans une guerre subversive, politique, un tel événement équivaut à ce qu’est, dans une guerre classique, l’anéantissement d’une armée en campagne ou la perte d’une flotte.

Que se passerait-il alors ? Face à un ennemi enhardi par ce succès et plus exigeant que jamais, le gouvernement français n’aurait très vite le choix qu’entre deux attitudes :

  • ou bien rejeter les prétentions de l’adversaire et reprendre la guerre dans des conditions infiniment plus difficiles qu’auparavant ;
  • ou bien tout abandonner.

Dans le premier cas, on se trouverait dans une situation qui ne serait pas sans analogie avec Munich. Comme en 1938, il ne manquerait pas de gens pour dire d’abord, avec un « lâche soulagement, que la paix vaut bien des sacrifices. Après quoi, on retomberait dans la guerre, avec un adversaire renforcé et encouragé.

Dans le deuxième, comme on l’a montré plus haut, nous n’aurions pas pour autant la paix. L’Algérie, se disloquant en ses éléments constitutifs, serait le théâtre d’un affreux chaos devant lequel l’armée ne pourrait rester neutre ni la métropole indifférente.

La négociation politique avec le F.L.N. est le piège le plus dangereux qu’on puisse nous tendre : aussi les rebelles et leurs soutiens la réclament-ils inlassablement ; aussi le gouvernement et le Président de la République ont-ils à maintes reprises affirmé qu’ils ne s’y prêteraient pas.

Il faut donc vaincre : il n’existe pas d’autre voie qui conduise à une paix durable. Mais là encore, il faut comprendre la nature particulière de ce conflit. Vaincre, dans une guerre du type classique, c’est imposer sa volonté à l’ennemi en détruisant ses forces régulières, voire en occupant son territoire.

Dans la guerre subversive, la victoire suppose deux conditions :
- 1. - Que l’adversaire dépose les armes, soit par suite d’un cessez-le-feu concerté, soit comme conséquence des opérations de pacification - qui elles-mêmes présentent un double aspect, militaire et politique ;
- 2.- Que les populations intéressées se rallient à une formule déterminée d’avenir politique, ôtant de ce fait tout soutien à la reprise d’une action, clandestine ou non, de combat ou de propagande.

La première condition peut être remplie par un accord sur une cessation des hostilités : les gouvernements français successifs, de Guy Mollet au général de Gaulle, ont proposé solennellement un « cessez-le-feu ».

Bien qu’à diverses reprises il ait pu sembler probable qu’un accord allait intervenir, les événements, au moment où nous écrivons (mars 1960), n’ont pas justifié ces espoirs ; ils ont plutôt corroboré le scepticisme de ceux qui, se fondant sur l’analyse de la rébellion et du comportement de ses chefs, ne croyaient pas que le F.L.N. voulût réellement la paix. Par le jeu des « préalables » et des conditions, le prétendu « gouvernement » algérien du Caire et de Tunis s’est toujours dérobé. Pourquoi ?

Sans aucun doute, parce que les dirigeants rebelles, mesurant l’immense avantage que leur donnerait l’ouverture de négociations politiques, ne se résignent pas à un accord purement militaire ; parce qu’ils espèrent encore imposer leur revendication fondamentale au gouvernement français en combinant la pression internationale et l’agitation intérieure ; enfin parce qu’ils ne sont pas libres, et que les leaders pan-arabes et communistes, égyptiens, chinois ou autres, dont ils dépendent, se soucient peu de voir la paix revenir en Algérie : ils préfèrent évidemment entretenir la plaie.

Tirant les conclusions de cet état de fait, le Chef de l’État a déclaré en Algérie : « S’il n’y a pas de cessez-le-feu, il faudra continuer à aller chercher les armes... On ne peut rien faire si, d’abord, on ne l’a pas emporté sur le terrain d’une manière indiscutable…Il faut donc obtenir une victoire par les armes » (Le Figaro, 4 mars 1960). Ce propos est parfaitement logique, et on comprend mal la surprise et le mécontentement qu’il a provoqués dans certains milieux politiques.

Mais si la pacification doit être poursuivie, on doit tout mettre en œuvre pour qu’elle aboutisse dans les moindres délais. Il y a une évidente contradiction entre la volonté affirmée, d’une part, de mener à bien cette tâche, et d’autre part, des mesures telles que la liquidation des services d’action psychologique de l’armée, les mutations massives d’officiers et de fonctionnaires expérimentés, l’arrêt subséquent de certaines opérations militaires, l’inaction de la justice à l’égard des campagnes défaitistes en métropole. Il est paradoxal de faire la guerre dans les djebels et d’oublier les arrières, de tirer sur les fellagha et d’épargner leurs agents, de quadriller le terrain et de négliger les esprits. L’armée, beaucoup plus poignardée dans le dos qu’attaquée de face, se trouve en porte-à-faux. On doit, et le plus tôt sera le mieux, extraire de l’affirmation initiale de la pacification nécessaire toutes ses conséquences logiques et pratiques.

En admettant cette condition remplie, on en vient à la deuxième, qui n’est pas moins importante, car c’est d’elle que dépend en définitive le retour réel à la paix, à une paix durable : il s’agit de rassembler autour d’une idée-force le maximum des masses populaires de l’Algérie en opposant cette idée au mythe de l’indépendance. Or, il suffit d’observer ce qui se passe en Algérie depuis près de six ans pour conclure qu’il n’y a pas d’autre alternative possible à l’indépendance que l’intégration.

Entre 50 000 fellagha activement acquis à la sécession et 120 000 harki ou supplétifs qui se battent pour la France, la masse musulmane dans son ensemble demeure hésitante et attentiste. Elle se partage selon des proportions impossibles à déterminer entre des sympathisants convaincus du F.L.N., des auxiliaires plus ou moins forcés de celui-ci, des partisans plus ou moins avoués de la France. Une seule fois, depuis 1954, de larges secteurs de la population autochtone, remués comme par une vague de fond, par une immense espérance, sont sortis de leur réserve : ce fut, à partir du 16 mai 1958, les quelques semaines pendant lesquelles nos compatriotes musulmans, sur le Forum d’Alger et sur les places des petites villes du bled, secouant leur crainte et leurs angoisses, ont proclamé leur confiance dans la France, leur volonté d’accéder à la dignité et à l’égalité, leur joie de voir enfin dissipés les vestiges du passé. Et tout cela s’est résumé en un mot : intégration.

Certes, la vague est retombée : mais seule la même cause qui l’a déjà suscitée peut la faire reparaître.

Seule l’intégration, idéal de progrès et de justice, peut être efficacement opposée par une France démocratique fidèle à ses traditions, au mythe farouche de la sécession. Elle constitue donc un élément essentiel du retour à la vie et à l’espoir. Par elle passe le chemin de la paix.

Paris, avril 1960. Jacques SOUSTELLE

Notes

[1] Dès le mois de février 1955, la capture en Kabylie d’un officier formé au Caire et à Bagdad, Hamadi el Aziz, fournissait la première preuve de l’intervention

[2] « Que la masse algérienne se soit tournée contre la France, alors, c’était le désastre ! » Général de Gaulle, 16 septembre 1959

[3] A moins que certains, au contraire, ne l’aient que trop bien raisonnée…

[4] Exempte : « De ce côté-ci de la Méditerranée, on n’a jamais cru sérieusement à l’intégration… au sens d’assimilation ». M Maurice Duverger, dans Le Monde, 15 avril 1959.

[5] Membres du mouvement religieux et nationaliste fondé en 1931 par Ben Badis. Son secrétaire général, Toufik el Madani, le représente au Caire dans le « gouvernement » F.L.N.

[6] « Je déclare qu’à partir d’aujourd’hui la France considère que dans toute l’Algérie il n’y a que des Français à part entière, avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. Tous les Français, y compris les dix millions de Français d’Algérie, auront à décider de leur propre destin ». Général de Gaulle. Alger, 4 juin 1958.

[7] Cette expression si souvent reprise a été lancée pour la première fois par Jacques Soustelle, à Oran, le 1er octobre 1955 : « ... pour qu’enfin il n’y ait partout, de Dunkerque à Tamanrasset, que des Français indissolublement unis. »

[8] « Aimée et Souffrante Algérie. », Paris (Pion) 1956, p. 93.

[9] Général de Gaulle. 16 septembre 1959

[10] Ce n’est pas sans surprise qu’on voit apparaître ici une communauté mozabite en Algérie. En effet, il n’y a guère en Algérie plus de 10 000 mozabites, d’ailleurs perpétuellement renouvelés par la migration et le retour au M’Zab. La communauté mozabite, dans les sept villes du M’Zab, est au Sahara - lequel, selon la déclaration du 16 septembre, est exclu de l’auto-détermination.

[11] « Aimée et Souffrante Algérie » , p. 203.

[12] Rappelons qu’il n’y a en Algérie, sur plus d’un million d’Européens, que 32 000 cultivateurs, dont 20 000 « colons » propriétaires ; 13 450 de ces domaines sont de petites propriétés d’une superficie moyenne de 6 ha, en zone côtière.

1 Message

  • ALGERIE Le Chemin de la PAIX 16 septembre 2014 20:34, par abdelkader wahrani

    le code d’indigenat fut adopté le 28 juin 1881, que le gouvernement fasciste colonial français l’impose au peuple dans son propre pays ? ce code assujettissait les bougnoules (nous les algériens) et les travailleurs immigrés aux travaux forcés, l’interdiction de circuler la nuit, aux réquisitions d’impôts de capitation sur les ressources et a un ensemble d’autre mesures tout aussi dégradantes il s’agissait d’un recueil de mesures destiné a faire régner le bon ordre colonial basé sur l’inégalité et la justice le code fut sans cesse amélioré de façon a adapter les intérêts des colons esposito,Aguilar, Martines Garcia... ect les suceurs de sang ? le code d’indigenat distinguait deux catégories de citoyens, les citoyens français de souche métropolitaine et les sujets francaoui c’est a dire ainsi que les travailleurs immigrés les sujets francaoui soumis au code de l’indigénat de la honte étaient privés de la majeure partie de leur liberté et de leurs droits politiques. Cependant les autorités fascistes coloniales française réussirent a faire perdurer le code l’indigénat de la honte en Algérie pratiquement jusqu’en l’independance1962.


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