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Tel Père, telle fille

samedi 17 novembre 2012, par Hélène BENOS

Article paru dans les SAS, Bulletin historique des Anciens des Affaires Algériennes N° 21 d’avril 2004


Dimanche après-midi. Au cinéma Jacques Becker de ma ville, on nous propose :

"LA GUERRE SANS NOM", de

Bertrand Tavernier. Le film sera suivi d’un débat en présence du réalisateur. Mes crises de spasmophilie me rendent claustrophobe. Impossible de rester enfermée trois heures dans une petite salle surchauffée. Alors, je me procure le livre de référence que je dévore en peu de temps et je décide de participer à la discussion. D’une main fébrile, je note sur une feuille quelques idées et j’attends la fin de la projection dans ma voiture sur le parking du cinéma. Je tremble... Ira ? Ira pas ? Est-ce que j’aurai la force d’intervenir ? Je me sens si faible par moments. Ah, quelques spectateurs commencent à à sortir allez, j’y vais, on verra bien mes jambes me portent à peine je m’installe furtivement sur un strapontin. Tavernier est debout devant l’écran. Je le trouve imposant.

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Dessin de Maurice Vittoz

La discussion s’engage. J’ai chaud à la tête, ça bourdonne. J’écoute à peine les réponses à des questions qui ne me concernent pas vraiment. J’ai le sentiment que l’essentiel est ailleurs. Qui va intervenir sur l’essentiel ? Le temps passe. Quelques personnes commencent à sortir. Mon cœur s’emballe. Je transpire abondamment. Dira ? Dira pas ? Je lève depuis un moment une main aussi discrète que tremblotante...

  • "Je crois que nous avons terminé", dit Tavernier, apparemment pressé d’en finir.
  • "Non ! Une dame demande la parole depuis tout à l’heure !" dit avec fermeté une voix de toute évidence maghrébine dans ma rangée. J’ai été repérée !
  • "Oui Madame ? Alors, allez-y !"

Je me lève, en nage, le cœur battant si fort que j’ai l’impression qu’il remplit la salle. Respire, respire en profondeur, par le ventre ! Courage ! Tu vas y arriver ! Peu à peu, mes tremblements s’apaisent. Une autre moi-même a pris le relais et commence à parler dans un silence impressionnant :

  • "De l’Algérie, comme de toute aventure ou expérience partagée, chacun a sa vision des choses, SA VÉRITÉ". La Guerre sans nom relate une Algérie, celle de quelques jeunes appelés de France, qui eux-mêmes ont eu des approches et un "vécu" différents de ce drame. Ce qui me frappe encore dans ce contexte, c’est que se soient trouvés confrontés dans le cadre terrible d’une guerre des êtres si peu informés de ce qu’ils allaient y faire, des raisons pour lesquelles ils y allaient, des gens qu’ils allaient y rencontrer. Les "Français de France" connaissaient mal, voire pas du tout l’Algérie. Certains comme on le voit dans ce reportage pensaient : on nous avait dit, l’Algérie, c’est la France. Mais nous, on s’en foutait un peu. D’autres :
  • "Quand je suis arrivé là-bas, j’étais un peu perdu. J’avais regardé dans le dictionnaire. Je ne savais pas où j’allais. On m’avait dit : "c ’est dans une forêt de cèdres". Pour ces jeunes appelés, l’Algérie c’est donc pas grand chose. Comme tous les jeunes métropolitains, ils ignorent à peu près tout des départements d’outremer. Il faut dire aussi qu’à vingt ans, et bien on a vingt ans, tout simplement. Tant de choses à vivre, à découvrir, à construire ! Alors, ce que "les plus anciens" ont vécu, on connaît mal, voire pas du tout. On les a bien entendus parfois raconter leurs expériences, LEUR HISTOIRE, on s’y est même intéressé en passant mais bon, le Présent et l’Avenir sont tellement plus absorbants, plus réels.

Pour les jeunes garçons qui ont vingt ans aujourd’hui, c’est quoi l’Algérie ? L’un de mes fils a cet âge. Il vient de voir le film, "La Guerre sans nom", dans la ville où il est étudiant. Il m’a justement téléphoné cette semaine, prenant soudain conscience de l’importance de l’événement d’une part, cette "guerre sans nom", la guerre d’Algérie, et de sa filiation d’autre part. Et oui. Ses grands-parents sont nés là-bas. Son grand-père y a fait une grande partie de sa carrière comme Chef de Bataillon de Tirailleurs algériens. Sa mère -moi-donc - y a vécu aussi plusieurs années de son enfance et de son adolescence sur fond de guerre. Nous avons évoqué parfois devant mes enfants ces pans de vie si chargés de souvenirs, si denses, mais dans quelle mesure se sont-ils sentis concernés ? Et voilà que soudain, grâce à ce film, l’un se réveille, s’interroge.

  • "Téléphone à ton grand-père", lui ai-je dit.
  • "Et toi, Maman ? "
  • "Moi, je te répondrai quand tu viendras, aux prochaines vacances...". Mais je lui raconterai quoi, au fait, à mon fils ? C’est quoi, mon Algérie ? Enfance, adolescence, vécues sur ce sol d’Afrique du Nord que je retrouverai quelques années plus tard pour vivre quatorze ans dans un pays voisin, mon Algérie c’est avant tout une idée léguée par mes parents, par mon père. L’idée d’une "certaine France", grande et belle, un peu lointaine et proche à la fois, que nous étions sensés représenter chez nous. Ah, les défilés ! Ah, les quatorze Juillet ! L’idée d’un Idéal Patriotique, d’un Code de l’Honneur, un jour bafoués. L’idée d’une déchirure, d’une souffrance, d’un déracinement. L’idée aussi d’une terre et d’un peuple attachants, profondément aimés. J’ai toujours en-tendu parler d’un pays merveilleux, d’une région belle entre toutes, La Kabylie. J’ai entendu parler de soldats formidables, à Cassino comme dans les djebels, du courage des Tirailleurs algériens, de la fidélité des Harkis, de "la classe", mot cher à mon père, des Grands Chefs F.L.N. J’ai baigné dans l’enthousiasme de la mise en place des "SAS" :
  • "Tu sais, la mission des "SAS" est d’apprendre aux villageois à s’autogérer. Quand on part sur la pointe des pieds et qu ’ils ne s’en rendent pas compte, c ’est qu ’on a réussi". A l’époque, je ne comprenais pas très bien, mais quand j’y repense aujourd’hui, je m’interroge : "Dites-moi, c’est pas ça, la base de La Formation dont on parle tant maintenant ? Ça fait pourtant bien longtemps que j’ai eu ces explications ! " C’est vrai que j’ai aussi entendu parler de La Bête qui sommeille en nous, de l’instinct de survie. Cent fois mon père nous a raconté :
  • "J’ai toujours menacé ceux qui étaient sous mes ordres de les fusiller moi-même si j’apprenais qu ’un seul de mes hommes avait pratiqué la torture ! "

II poursuivait :

  • "J’ai des amis qui ont torturé, qui m’ont confié : "je savais que je me damnais mais tant de vies dépendaient de l’information à obtenir ! " Et mon père concluait :
  • "Je remercie Dieu de m’avoir épargné ce qu’ils ont vécu". Voilà donc dans quoi j’ai grandi. Le temps a passé. Et puis un jour, un soir plutôt, pas si lointain, sur la banquette-arrière d’un taxi parisien, j’ai eu un choc.

C’était la fête de la musique. J’avais longuement marché le long des avenues. J’ai dit au chauffeur :

  • "C’est bon, des jeunes qui courent dans les rues avec des saxos au bout des bras !"
  • "Ouais, c’est drôlement bon ! "

J’ai immédiatement reconnu la légère pointe d’accent :

  • "Vous êtes étranger ? " II s’est retourné vivement. Je n’ai vu que son regard alors dans la pénombre, des yeux noirs, fiers, accompagnant ce cri du cœur :
  • "Je suis kabyle ! " Et moi, toute contente :
  • "Le plus beau pays du monde ! " Lui :
  • "Vous connaissez ? " Moi :
  • "On m’en a beaucoup parlé ! " Alors, pendant trois heures, il m’a raconté sa Kabylie, son Algérie. Pour lui, les soldats français, c’étaient des salauds, des tortionnaires. Les pires, c’étaient les Harkis, "la Gestapo". Il tapait sur le volant... J’étais pétrifiée, hypnotisée... "Le Bachaga Boualem, ami de la France, chef des Harkis, proche de mon père, un "SS" ?

Je n’ai pas raconté au chauffeur de taxi mon Algérie ni celle de ses parents, les bagarres de mon gamin de père dans les rues de Constantine, les premiers pas de ma mère à Mostaganem, ma communion solennelle à Hydra, mes jeunes amours à la cité d’El-biar et mes "compos" au lycée Ben Aknoun. On a parlé de la vie, de la famille, de cette femme à la fois berbère et française qu’il revoit en cachette, qu’il adore, en laquelle il se retrouve si bien, de sa fille difficile à comprendre. Il a parlé longtemps puis nous nous sommes quittés en échangeant nos cartes de visite... On se retrouvera sûrement un jour. Ce n’est pas l’essentiel. Ce qui compte, c’est qu’il m’a révélé "Sa Vérité", celle de ses parents surtout, car il était encore bien jeune lorsqu’il a fui la Kabylie pour se réfugier en... France ! Voilà, la boucle est bouclée.

Je veux conclure en rêvant de nous réunir tous un jour en paix autour d’un verre de thé à la menthe, de coca, de bordeaux, de saké ou de vodka. J’aimerais qu’on laisse derrière nous nos peurs et nos larmes, nos haines et nos hontes, nos sentiments d’exclusion. J’aimerais qu’on SE RENCONTRE POUR DE VRAI en s’écoutant, parce que ce que je viens de vous raconter avec mon chauffeur de taxi, c’est valable pour TOUT.

On ne progressera, chez nous, en Europe ou dans le Monde, que si on part vraiment, sans à priori, à la rencontre de la Vérité de l’autre. Seule cette démarche permet d’avancer, en prenant en compte la vérité de chacun pour construire dans l’intérêt commun une vérité commune. Dites-moi que je ne rêve pas trop. Soyez "sympas" après tout, même s’il pleut aujourd’hui, c’est le printemps depuis hier ! Alors, on s’écoute ?

Je me rassieds dans un silence total, comme recueilli, puis les premiers applaudissements entraînent le reste de la salle et c’est une ovation générale.

  • "Tout est dit", conclut Tavernier. J’avance vers la sortie comme un automate mais plusieurs personnes m’interpellent au passage :
  • "Formidable ! Vous êtes formidable ! C’est courageux d’avoir dit ça ! " Un homme s’approche :
  • "Je suis kabyle. Vous savez, moi je ne pense pas comme le chauffeur de taxi ! J’ai beaucoup de respect pour l * Armée française ! " Un autre :
  • "Ça m’a fait du bien, ce que vous avez raconté. Merci ! Dites, votre père, il s’appelait comment ? "

En titubant un peu, après plusieurs verres de kyr, j’ai fini par retrouver ma voiture sur le parking. Elle était glacée mais j’avais les joues et le cœur chauds, et je chantonnais au rythme des essuie-glace. Je crois que c’est un de ces moments très forts qui m’a donné envie d’écrire. •

Hélène BENOS

Extrait de "CimËre",

Fille du Cdt Benos Directeur du cours des A.A.


D’après le général Partiot, l’action des officiers sous ses ordres doit contribuer à « élever l’homme, à le promouvoir dans le domaine moral, intellectuel, matériel », de manière à « amener ces populations à la France par le coeur et par la raison ». Pour le commandant Benos, directeur du cours de formation, la pacification, qui exige « la suppression totale de la rébellion », impose tout autant « l’élimination tenace, acharnée », de « la grande misère physique et intellectuelle qui afflige les sept dixièmes des femmes et des hommes de ce pays » (5. Allocution à l’ouverture du cours de formation des officiers stagiaires, 1er octobre 1959.) ….

C’est le moment où un certain nombre d’officiers de SAS commencent à exprimer des doutes sur l’avenir. À l’occasion de la fin de stage de la promotion des officiers SAS, une cérémonie est organisée le 30 juin 1960, en présence des principaux responsables du service. Le délégué général Paul Delouvrier, représentant du gouvernement en Algérie, inaugure une salle dédiée à la mémoire du lieutenant Schoen, major du premier cours, et tué en opération le 18 février 1959, alors qu’il commandait la SAS de l’Alma, à 35 km d’Alger. C’est l’occasion d’un vif échange de propos. Le chef du cours, le colonel Benos, exprime dans son discours le voeu que le sacrifice du lieutenant ne soit pas inutile. Il ne faudrait pas, suggère-t-il, qu’on puisse se demander un jour si cet officier est bien mort pour la France. Un autre officier déclare que l’évolution de la politique du général de Gaulle a soulevé des inquiétudes chez les musulmans comme chez les officiers des SAS. Il souhaite des directives politiques. Un autre encore rapporte l’angoisse de son chef de maghzen, qui se plaint que seuls puissent se faire entendre les adversaires de la France. Paul Delouvrier se contente d’en appeler à la discipline, et de souligner qu’il n’est pas question de faire une politique qui réponde aux souhaits des seuls Européens. Extrait de Les SAS (sections administratives spécialisées) par Jacques FREMEAUX http://www.cairn.info/article.php?I...


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