Écrit par Ismaÿl Urbain alors qu’il était au gouvernement algérien, le livre L’ALGÉRIE FRANÇAISE, INDIGÈNES ET IMMIGRANTS publié sous l’anonymat, inspirera la lettre impériale du 6 février 1863 qui va déchaîner les passions.
Ce livre prémonitoire d’une grande lucidité, inspiré par le respect et l’amitié envers la communauté musulmane, a paru révolutionnaire à l’époque alors que de nos jours il parait d’une grande évidence aux hommes de coeur. S’il avait été mis en œuvre, le sort de l’Algérie aurait été changé : les communautés vivraient en grande harmonie et seraient une référence pour le monde.
Sa lecture s’impose pour comprendre l’aveuglement d’une époque et les clivages d’alors entre colonistes et non colonistes.
Voici un aperçu du contexte présenté à partir d’un extrait du livre de Michel LEVALLOIS , Ismaÿl Urbain Royaume arabe ou Algérie franco-musulmane ? CHAPITRE VIII LA PÉTITION COLONISTE ET LA LETTRE DE L’EMPEREUR, (l9 NOVEMBRE l862 - 22 AVRIL 1863)
La lettre impériale du 6 février 1863 page 363 et suivantes
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La campagne de signature de la pétition de la chambre de commerce battait donc son plein lorsque, le vendredi 13 février, la lettre de l’Empereur au maréchal-gouverneur général annoncée la veille par Le Moniteur de l’Algérie, parut dans les journaux de la colonie [1]. Le Moniteur algérien la publia dans ses éditions des 14 et 15 février, et L’Akhbar précisa que la lettre impériale ne devait pas empêcher la signature de la pétition, car bien au contraire, elle lui donnait le « caractère d’une nécessité absolue »
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Lacroix triomphait en envoyant à Urbain Le Moniteur universel qui contenait « le coup de massue impérial, l’acte d’émancipation de trois millions d’esclaves indigènes, la grande charte algérienne ». Il voulait que son ami partage son enthousiasme. « Cher impatient, êtes-vous satisfait ? Commencez-vous à être persuadé que personne ne vous a trompé ? Et ne conviendrez-vous pas avec moi que le programme impérial dépasse nos espérances ? Est-il possible d’être plus net, plus carré, plus révolutionnaire ? "L’Algérie est un Royaume arabe et non une colonie’1, "je suis l’Empereur des Arabes aussi bien que l’Empereur des Français", que peut-on dire de plus radical ? Nous-mêmes aurions nous osé formuler publiquement de semblables vérités ? » II ajoutait -364- qu’il avait été stupéfait de lire dans la lettre impériale les théories développées dans sa brochure sur l’égale protection à apporter aux indigènes et aux Européens, sur la division du travail entre les uns et les autres, l’échec de la colonisation, la condamnation du cantonnement et de la spoliation foncière des indigènes, la nécessité de civiliser les indigènes. « On dirait véritablement que vous avez écrit sous la dictée de l’Empereur. En tous cas, on n’avait jamais vu un acte officiel, un acte solennel ainsi calqué sur un écrit émané d’une initiative toute personnelle [2]. Il était lyrique. « Heureux plagiat. Et gloire à vous, cher ami, à vous qui avez inspiré de si nobles résolutions [...]. Je vais faire le diable pour vous faire donner la croix d’officier de la Légion d’honneur [3] » . Il est de fait que la lettre du 6 février aussi bien dans son inspiration que dans ses formulations doit beaucoup à L’Algérie française d’Urbain. L’historien Marcel Émerit eut le premier l’idée de suivre le conseil donné par Lacroix, de rapprocher la brochure d’Urbain de la lettre de l’Empereur. Il en a conclu que la confrontation était saisissante. « Jamais peut-être au cours de l’histoire un acte officiel n’a été si parfaitement calqué sur l’œuvre d’un pamphlétaire [4] » L’Empereur le dira publiquement quelques mois plus tard, lors de son arrivée à Alger : « M. Urbain, j’ai pillé votre brochure pour écrire ma lettre du 6 février [5] » Tous les thèmes s’y retrouvent, en effet : rappel de l’engagement solennel pris en 1830 par le général de Bourmont de respecter la religion et les propriétés des Arabes, nécessité de consolider la propriété entre les mains de ceux qui la détiennent et qui sont les seuls à payer l’impôt, la colonisation ne s’exerce que sur une faible étendue du territoire et ce n’est pas le terrain qui manquera de longtemps à l’activité des colons, il n’y a pas « utilité à cantonner les indigènes, c’est-à-dire à prendre une certaine portion de leurs terres pour accroître la part de la colonisation », il faut « convaincre les Arabes que la France n’est pas venue en Algérie pour les opprimer et les spolier mais pour leur apporter les bienfaits de la civilisation », l’État ne saurait se prévaloir du droit despotique du sultan pour dépouiller les anciens possesseurs du sol, ce qui aurait pour effet « de refouler la population arabe dans le désert et lui infliger le sort des Indiens d’Amérique du Nord, chose impossible et inhumaine », « cherchons par tous les moyens à nous concilier cette race intelligente, fière, guerrière et agricole », reconnaissons le territoire des tribus et le droit incommutable des indigènes sur leur sol, la reconnaissance de l’indigène comme le vrai paysan de l’Algérie, la nécessité que l’État abandonne son rôle « d’entrepreneur d’émigrations et de colonisations » et cesse de « soutenir péniblement des individus sans ressources, attirés par des concessions gratuites. »
Urbain fut soulagé. L’orage qui menaçait depuis si longtemps avait enfin éclaté. « La lecture de la lettre a été pour moi comme pour vous une des plus douces joies de celles que j’ai éprouvées dans ma vie. Ce grand acte libérateur pour les indigènes, ce programme de la prospérité de l’Algérie n’a pas été accueilli par moi comme un triomphe, mais comme un témoignage que j’avais bien rempli mon devoir. H a couronné mon édifice, ma vie apostolique, les aspirations de ma jeunesse, les efforts de mon âge mûr ! Maintenant l’heure du repos éternel peut sonner pour moi, on pourra écrire sur ma tombe que je n’ai pas passé inutilement sur la terre. Comme dans toutes les circonstances solennelles de l’existence, j’avais auprès de moi les deux témoins indispensables, vous et La Beaume. Plus que deux témoins, vous surtout, vous avez été mon soutien, mon aide, mon auxiliaire, mon collaborateur. Vous avez le droit de donner un nom à mon enfant ; vous en êtes le parrain dans le sens étendu et élevé qu’avait le mot auprès des premiers chrétiens. Mais ce n’est ni à vous ni à moi qu’il faut crier gloire ! C’est à l’Empereur. Nous avons pensé, il a fait loi ! Et il n’a pas fini. Gloire et reconnaissance à lui seul ! Il ne trouvera pas entre lui et son peuple notre personnalité ni notre vanité. Pas plus que moi vous n’admettez que le penseur ait besoin d’un salaire. Nous avons travaillé pour la gloire de la France et la civilisation de l’Algérie et non pour avoir des places. Cette lettre est grande et belle, elle est complète, elle ouvre des horizons étendus à la pensée et au cœur. Le mot royaume arabe a été dénaturé et on en a fait une arme pour dénigrer l’œuvre impériale. Je ferme la bouche à tous en leur disant : ingrats, vous ne voyez pas que l’Empereur vous prépare un bienfait ! Croyez-vous qu’il serait indifférent à l’avenir de ce pays que le -365- prince impérial portât le titre de roi de l’Algérie ? Aux esprits sérieux, je réponds : comment voulez-vous supposer qu’on pense à établir un royaume arabe sur une terre devenue française ? L’expression s’applique au passé et non à l’avenir. Quant à l’Empereur des Arabes, j’insinue aux plus malins : cela prépare le rôle que la France doit jouer en Orient. Abd el Kader sera en Syrie le représentant de l’Empereur des Arabes ; au protectorat des Chrétiens, nous joindrons celui des Arabes [6]. »
Le gouverneur était furieux. La lettre impériale annonçait le renversement de politique que les colonistes et lui redoutaient en des termes qui ne pouvaient que les scandaliser : « II me semble indispensable pour le repos et la prospérité de l’Algérie de consolider la propriété entre les mains de ceux qui la détiennent [...]. Comment augmenter les revenus de l’État lorsqu’on diminue sans cesse la valeur du fonds arabe qui seul paye l’impôt [...], On ne peut admettre qu’il y ait utilité à cantonner les indigènes, c’est-à-dire à prendre une certaine portion de leurs terres pour accroître la part de la colonisation [...]. Cherchons par tous les moyens à nous concilier cette race intelligente, fière, guerrière et agricole [...]. L’Algérie n’est pas une colonie proprement dite, mais un royaume arabe. Les indigènes ont comme les colons un droit égal à ma protection et je suis aussi bien l’Empereur des Arabes que l’Empereur des Français [...]. » L’Empereur avait conclu sa lettre par ces mots personnels au maréchal Pélissier : « Ces idées sont les vôtres, elles sont aussi celles du ministre de la guerre [7] ». Le maréchal reçut cette amabilité de l’Empereur comme un camouflet. Lui faire endosser les idées dont il savait pertinemment qu’elles avaient été soufflées au souverain par Urbain via Lacroix, Fleury et Randon, c’était insupportable ! Lors d’un banquet auquel il avait été convié par le maire d’Alger, il démentit que ces idées fussent les siennes et il en accusa Urbain qu’il injuria nommément avec une grossièreté remarquée [8]. Les convives se turent pendant le toast porté à la famille impériale et réservèrent leurs acclamations au duc de Malakoff [9]
Comble de la forfaiture, Jourdan qui était à Alger rapportera que Pélissier se rendit « sur la place du Gouvernement où les pétitions continuaient à attirer badauds et curieux et il engageait les Européens à la signer des deux mains [10] ».
Urbain ne s’était jamais fait d’illusions sur ceux qu’il appelle « ses pauvres Algériens » et il s’était fait souvent reprocher son pessimisme par Lacroix qui pensait que la lettre de l’Empereur « les crosserait et déterminerait une volte-face générale ». C’était « compter sans la folie, sans le vertige, sans la bêtise féroce des intérêts alarmés par leurs propres rumeurs [11] ». Le 14, le lendemain de la publication de la lettre à Alger, il note « que l’autorité continue à fomenter l’agitation et à semer l’inquiétude. On signe avec fureur la pétition qui en appelle au Sénat des erreurs de l’Empereur. On colporte publiquement les bruits les plus absurdes, les plus calomnieux, les plus séditieux même. L’autorité les encourage, loin d’éclairer, de calmer, de réprimer. La justice se tait. Jamais je n’ai assisté, même en février 48 à un tel désordre moral, à un pareil scandale. Jamais confirmation plus éclatante ne pourra être donnée aux accusations portées contre l’égoïsme, la cupidité, les préjugés, et les mauvaises passions de ceux qui s’instituent les colons ! Une demi-mesure n’est plus possible, il faut un coup de balai générâl [12] ». Emporté par son indignation, il va jusqu’à écrire : « Je frémis en pensant combien j’avais raison lorsque dam une de mes lettres, je vous disais qu’il faudrait le balai de la ruine uni à celui du choléra et de la guerre pour nettoyer le pays. Ah ! Ils parlent de quitter l’Algérie, qu’ils partent donc et qu’ils nous délivrent des miasmes délétères qu’ils répandent autour d’eux. L’Algérie sera sauvée le jour où elle sera délivrée de cette lèpre. Vienne, vienne le jour de la liquidation [...]. » II demande à Lacroix que Randon envoie un « missi dominici » avec des pouvoirs spéciaux, pourquoi pas le général Morris, pour rétablir l’ordre avec énergie et fermeté. « II faut que tous ceux qui ont été assez fous pour espérer de faire reculer l’Empereur soient frappés [13]. »
Les notables arabes d’Alger eurent l’intention de faire, le vendredi 13 février, dans les mosquées, une prière solennelle à l’intention de l’Empereur, de la famille impériale et de tous ceux qui l’avaient éclairé au sujet du droit de propriété algérien. Mais ayant vu le « grand mouvement » des Européens qui s’attroupaient sur la place publique pour discuter de la lettre de l’Empereur, afin d’éviter « toute espèce de désagrément » de leur part, ils décidèrent d’y renoncer et de faire leurs prières chacun dans sa maison [14].
Les chrétiens n’eurent pas les mêmes prudences. Ils n’étaient pas la majorité mais ils étaient du camp des vainqueurs et ils considéraient qu’ils devaient rester les maîtres. Le dimanche 15 février, les curés lurent en chaire dans toutes les églises, une lettre de monseigneur Pavy, l’évêque d’Alger, qu’Urbain qualifia de « modèle de perfidie déclamatoire » au service de la conspiration contre la lettre de l’Empereur [15]. Pour rassurer les colons d’Algérie, l’évêque affirmait leur cause juste, leur mission providentielle, et il les assurait que la Croix, fortune de la colonisation et symbole de l’Algérie chrétienne, n’aurait pas à reculer devant le Croissant. Il demandait d’ajouter une prière pour l’Algérie à celles des quarante heures et du salut de chaque dimanche [16]. Le soir du même jour, Mercier-Lacombe applaudissait une pièce de théâtre intitulée Arabomania, où ne manquaient pas les allusions à la lettre et à la brochure [17].
« II faudra veiller à ce que les intentions impériales ne soient pas lettre morte », avait écrit Lacroix à Urbain le 8 février. Comment ? « Ceci est une question de personnes », avait-il ajouté, en avouant qu’il n’était pas sûr de réussir à faire comprendre la nécessité d’un remaniement [18]127. Urbain allait être bien seul à Alger pour un combat qui s’annonçait féroce.