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Souvenirs d’un Chef de section parachutiste.

dimanche 20 avril 2008, par Roger SABOUREAU


Souvenirs de Roger Saboureau, ancien du 9e RCP en Algérie.

Les Aurès ont mauvaise réputation. C’est là que la rébellion est née et, en cette année 1957, c’est une région où elle demeure encore très solidement implantée.

Les agglomérations et les voies de communication sont peu nombreuses dans ce massif montagneux dressé telle une forteresse dans la partie sud-est de l’Algérie. Son climat rigoureux aux écarts extrêmes et son relief tourmenté ont contribué à maintenir cette région dans un isolement sauvage.

Ses habitants les « Chaouias », cultivent un particularisme ombrageux ainsi qu’une vieille tradition guerrière, parfois tournée en banditisme et qui les pousse maintenant vers la nouvelle cause.

Le 9ème Régiment de chasseurs parachutistes (9e RCP), au sein duquel je sers comme chef de section à la 3ème Compagnie, opère dans cette région depuis le début de l’année. C’est un corps de réserve générale à la disposition de la Zone opérationnelle des Aurès (ZOA), commandée par le général Vanuxem.

La période est difficile. L’adversaire est déterminé et manœuvrier, ses bandes sont mobiles et bien armées. Les opérations se succèdent à un rythme éprouvant, les accrochages sont fréquents et meurtriers, la liste de nos pertes s’allonge.

Au soir du 27 juin, nous arrivons épuisés à la ferme Berthon, grosse exploitation agricole au pied du massif. Nous nous installons pour récupérer. En pleine nuit, le capitaine est convoque pour un briefing du chef de corps, le colonel Buchoud. Une bande forte d’environ cent cinquante rebelles se trouve dans la région de Tizi Nouhis à proximité du djebel Faraoun où elle opère parmi une population réputée complice. La mission du régiment est simple : « localiser la bande, la fixer, la détruire ».

LA SECTION DE JOUR SAUTERA EN TETE

Mais le plus étonnant n’est pas là. Cette fois, pas de longues heures sur les banquettes de bois des GMC, pas d’épuisantes marches d’approche qui souvent donnent l’éveil aux "choufs" postés dans les rochers, non ! Cette fois c’est une opération aéroportée, on sautera ! Comme les Anciens en Indochine ! Les "fells", cette fois ne nous échapperont pas. Les avions, cinq Dakotas, se poseront au lever du jour sur la piste en terre de l’exploitation et largueront deux compagnies au plus près des rebelles en vue de les fixer. La 3° compagnie, unité de jour, formera la première vague et la section de jour sautera en tête : la section de jour est la mienne. Saut en conditions d’opération : approche en vol tactique à moins de 100 mètres, largage en colonne à 300 mètres, un seul passage, pas de siki (le siki est un mannequin que l’on largue avant les sauts d’entraînement pour calculer la dérive des parachutes). Distribution des cartes, étude du terrain, répartition des missions avec les cadres, nous dormons quelques courtes heures.

Lorsque les avions se posent dans un grand nuage de poussière, nous sommes prêts. Perception des parachutes et des leg-bags, vérification rapide, équipement, embarquement, décollage. J’ai décidé de sauter en tête. Je dois marquer la DZ et mon leg-bag est plein de pots fumigènes que j’allumerai dés mon arrivée au sol. Mon adjoint, le sergent Manneville, sautera en serre-file.

Les avions volent en colonne, se guidant sur le leader « au ras des clochers » mais ici pas de clochers ni même de minarets, des crêtes rocheuses à l’infini que nous sautons au plus près ; ça "tabasse" dur et nous avons du mal à garder nos petits déjeuners.

Quelques-uns tentent de lancer les chants traditionnels, mais ils ne rencontrent que peu d’écho. Manneville se lève et en s’accrochant ici et là parvient à me rejoindre au terme d’une progression cahotante. Il se penche vers moi : le pourvoyeur du fusil-mitrailleur François L., un petit ch’timi, pique une crise de nerfs au fond de l’avion et il s’est déséquipé. C’est un refus de saut, cas rare mais sérieux, car il peut affecter le moral des moins aguerris et amputer l’effectif combattant. À régler immédiatement, mais en douceur car on sait que dans ce genre de situation il n’y a pas de contrainte qui vaille.

Nous gagnons le fond de la carlingue et entourons le garçon. Tentant de dominer le bruit des moteurs, nous commençons à lui parler. Avec les mêmes pauvres mots, nous faisons appel à sa fierté d’homme et de para, nous invoquons sa petite amie et le dégoût que lui inspirerait un "dégonflé". Nous parvenons à le calmer et lui remettons son parachute.

Je décide alors de permuter avec Manneville, il sautera en tête et moi en queue de stick immédiatement derrière L., la proximité de ma personne et mon autorité étant censées l’aider à passer la porte.

L’avion effectue une courte montée puis le régime des moteurs diminue, le rouge s’allume : « debout, accrochez ». Le petit L. se lève avec difficulté, il paraît absent et comme engourdi. Je prends le mousqueton de son parachute et je l’accroche sur le câble. Le signal passe au vert et le klaxon lance son appel lancinant. Sur les talons de Manneville la section gicle par la portière. Je suis le mouvement, je soutiens François L., je le pousse, m’apprêtant à le propulser dehors d’une solide bourrade dés qu’il sera à la porte. On y est presque, je bande mes muscles, il se redresse, il va sauter ! Non ! il ouvre les bras et verrouille ses mains sur les longerons de la portière, tétanisé, refusant le dernier pas de tout son corps.

Je hurle à ses oreilles, frappe ses avant-bras du tranchant de ma main, rien n’y fait. Le largueur se joint à moi, mais la terreur qui se lit dans les yeux du garçon décuple ses forces, nous nous arc-boutons, il va lâcher, mais dans un sursaut se cabre brutalement et tire la poignée de son ventral. La voile envahit la carlingue, m’enveloppe et m’aveugle. Dans un mouvement réflexe, je parviens à me dépêtrer et m’élance par la portière.

Mon parachute se déploie et c’est le silence. Je suis seul en l’air. Au loin, une coupole de parachute disparaît derrière un mouvement de terrain.

Je prends alors conscience de la situation. L’incident provoqué par L. n’a pas duré bien longtemps mais pendant ces quelques instants l’avion a continué sa route (à 180 km/h une minute représente 3 kilomètres sur le terrain). je suis donc loin de mes camarades, la faible hauteur de largage et le cloisonnement du terrain ont aussi contribué à m’isoler des autres. Bref, je suis bel et bien paumé !

Tout en réfléchissant, je fais mon tour d’horizon et m’aperçois que je descends droit sur un gros douar, je tire sur mes suspentes pour essayer de m’éloigner, mais c’est trop tard et je suis trop bas. Là, comme on dit, je commence à gamberger : village, population acquise à la rébellion, un parachutiste isolé !

Dans mon imagination je revois les corps de civils mutilés, je me remémore en un éclair les rumeurs de popote sur le traitement réservé aux rares prisonniers et je vois dans ma tête se lever les faucilles et s’abattre les fléaux à blé. Je n’ai pour tout armement qu’un petit pistolet MAC 50 qui reste d’ailleurs coincé sous mon harnais. Mais la manœuvre d’atterrissage m’obligeant à concentrer mon attention, mes inquiétudes sont vite balayées.

J’ai le temps d’apercevoir un groupe gesticulant et je me pose entre deux murs de torchis, dans ce qui paraît être une ruelle étroite tandis que ma voilure vient coiffer mollement le toit de la mechta la plus proche.

Je me relève et me dégage de mon harnais avec la hâte que l’on imagine ! A peine celui-ci tombe-t-il à terre que je suis entouré, submergé par une volée de gamins hilares et surexcités qui se précipitent pour m’aider et m’apostrophent en arabe, à moins que ce ne soit en dialecte chaouïa, en montrant tous les signes de la joie la plus extrême. Les hommes les suivent aussitôt. Les anciens combattants ont pris le temps d’agrafer leurs décorations, je vois briller des médailles militaires, des croix de guerre, des commémoratives de toutes les couleurs. Des hommes déjà âgés, mais aussi de plus jeunes me saluent avec déférence et chaleur, me citent des numéros de régiments d’Afrique, de tirailleurs, de spahis, où ils ont servi en Italie, en Allemagne, en Indochine.

UNE MANIFESTATION D’AMITIÉ SPONTANÉE

L’émotion m’envahit, non pas ce soulagement un peu lâche qui accompagne la disparition d’un danger, car la peur n’avait pas eu le temps de s’installer, mais celle née de la découverte brutale d’une telle manifestation d’amitié spontanée au sein de cette communauté isolée, donnée comme hostile ; l’émotion de vérifier que, dans ce pays, comme nous le croyons profondément, tout peut encore être sauvé puisqu’il existe des situations comme celle que je suis en train de vivre.

Dans ce village perdu des Aurès, alors que je suis totalement à leur merci, ces paysans m’accueillent fraternellement, en bravant le FLN et en prenant de ce fait le risque de terribles représailles.

On m’offre le thé et on m’accompagne en un groupe joyeux, l’un portant mon sac, l’autre mon parachute, vers le lieu-dit que l’on a identifié comme étant le site de la DZ. Du haut d’une crête, j’aperçois enfin au loin, dans la plaine en contrebas des éléments du régiment.

Mes nouveaux amis m’escortent jusqu’aux premières sentinelles et nous nous quittons avec de longues démonstrations de fraternité. Ma compagnie est restée sur place et lorsque je la rejoins, on est à peine surpris de me voir tant est grand le désordre qui semble régner.

En effet les sticks n’ont pas été largués dans la plaine mais sur les premières pentes du Djebel Faraoun, parmi un amoncellement de blocs rocheux. La 3éme a bien joué son rôle de siki, car elle a permis un largage correct de la deuxième vague, mais à quel prix !

Treize fractures et entorses diverses, le poste SCR 300 du capitaine et le mortier de 60 détruits après que leurs gaines soient tombées en torche. Hélas, la bande rebelle nous échappe ! Par la suite, nous utiliserons plutôt l’hélicoptère plus adapté à ce type de conflit.

François L., pourvoyeur au fusil-mitrailleur, a atterri ce jour-là à Telergma avec son Dakota. À la fin de l’opération, il a rejoint ses camarades et affronté leur regard. C’était un brave garçon et tout le monde l’aimait bien. Nous n’avons jamais reparlé du Djebel Faraoun. Bien sûr, il devait quitter les paras, c’est la règle en cas de refus de saut, mais en attendant sa mutation il a continué à partager courageusement la vie de la section. Quelque temps après je suis parti en permission, j’ai passé mon commandement à l’aspirant Thierry, un jeune séminariste qui sera tué quelques mois plus tard.

A mon retour, j’ai trouvé tous mes gars à l’hôpital, leur GMC avait basculé dans un ravin. Un seul manquait à l’appel, le pourvoyeur FM François L., tué par une ridelle du camion qui lui avait transpercé la poitrine.

François L., quelle obscure prémonition t’habitait, ce 28 juin 1957, dans le ciel du Faraoun ? Et vous mes amis du douar perdu, qu’êtes-vous devenus ?

Roger SABOUREAU

Article publié dans N°5 GUERRE D’ALGÉRIE Magazine-Septembre - Octobre 2002

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