Tourisme algérien : la Grande Kabylie.
Revue du Touring Club de France. Mars 1934. Extrait du N° 472
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- Tourisme algérien : la Grande Kabylie
- Article de Martial Remond et Georges Rozet paru dans la revue du Touring Club de France en mars 1934.
- En Kabylie. – Une oliveraie à Maillot.
Au PAYS DU PROVISOIRE. Quelques lambeaux de roches éruptives échelonnés sur le pourtour de la Méditerranée occidentale, depuis la Provence jusqu’à l’Andalousie, en passant par la Calabre et les côtes algériennes, un bloc de même formation en Sardaigne et en Corse, ces vieux témoins des soubresauts de l’écorce terrestre suffisent aux géologues pour affirmer l’existence, à l’époque primaire, sur l’emplacement de la mer Tyrrhénienne, d’une terre dite Tyrrhénide.
Aux périodes suivantes du Lias et du Jurassique, nous dit le professeur E.-F. Gautier, l’Algérie était un bras de mer dont les sédiments, longuement accumulés, finirent par se dresser, de-ci, de-là, en hautes masses de calcaires abrupts, dénudés et déchiquetés par l’érosion.
Ainsi naquirent, du moins le croit-on, la chaîne du Djurjura et son flanqueraient Nord, le massif ancien de la Kabylie centrale.
Confirmant l’hypothèse de leurs savants confrères, des zoologistes ont identifié, dans les îles de la côte italienne, toute une faune non insulaire ; ils ont même dénombré, parmi les seize sortes de mammifères de la Corse et de la Sardaigne, sept espèces manquant en Italie et vivant toutes en Algérie.
À compter par périodes géologiques, la cassure est récente, de la fin du pliocène tout au plus. D’aucuns pensent même qu’elle eut l’homme pour témoin et qu’une communauté d’origine s’avérerait possible entre les divers types humains des deux rives méditerranéennes. Fragiles hypothèses, d’autant plus qu’aucune légende n’a gardé le souvenir de cette terre singulière ! Moins fortunée que l’Atlantide, il manque à la Tyrrhénide le récit d’un Platon et le mystère d’une Antinéa ; il lui faut se contenter d’une héroïne toute moderne, Thamil’la, la fille malheureuse de la terre kabyle.
Branche majeure de la grande famille berbère, proches parents des Chaouias de l’Aurès, des Touaregs et des montagnards de l’Atlas marocain, comme eux réfugiés dans un abri de désert ou de rochers, les Kabyles sont les autochtones du pays qu’ils habitent ; c’est tout ce que l’on sait de leurs origines. À s’en tenir aux apparences, leur arrivée daterait d’hier, tant leur pays donne l’impression d’un lieu de campement, hâtivement choisi par des tribus pourchassées, comme refuge provisoire, en raison de ses commodités de défense.
Installation sommaire, masures peureusement blotties les unes contre les autres, sur des arêtes secondaires, loin des points d’eau, tout semble avoir été sacrifié à d’impérieuses raisons de sécurité immédiate. Chaque clan, en quête d’un abri, a disposé ses fragiles demeures en chapelet, au long d’une crête facile à défendre, loin des traîtrises des vallons encaissés : pillards, fauves ou pestilences. Lorsque la montagne eut rempli son office coutumier de protection, la crainte de dangers extérieurs communs fit place à des préoccupations moins générales ; les groupes familiaux reprirent leur individualité ancestrale et s’organisèrent en autant de fourmilières indépendantes, bientôt rivales, dont la cohésion devait persister à travers les âges ; forteresse en miniature, chaque bourgade semble, maintenant encore, veiller sur le proche pays d’alentour, comme sur une terre interdite.
Les siècles ont passé ; nul étranger ne s’est jamais installé en Kabylie centrale. Les Romains, tout au plus, en ont grignoté les frontières, vers Boghni et la vallée du Sébaou.
Comme tant d’autres, les tribus kabyles auraient fini par former un faisceau compact et solide, si tout ne leur avait manqué pour devenir une nation : terres riches procurant l’aisance et permettant l’existence de classes supérieures, croisée de chemins, centres urbains développant le commerce et le luxe, esprit de conquête, prosélytisme religieux, crainte commune de dangers extérieurs, aucune de ces forces ou de ces idées, aucun de ces ferments capables d’amalgamer en une société compacte les noyaux épars d’un peuple.
De crainte de se donner des maîtres, les petites démocraties kabyles, repliées, sur elles-mêmes, isolées et jalouses les unes des autres, se sont privées de chefs ; mais, pour assurer leur liberté et leur durée, elles se sont astreintes à des règlements tracassiers, les « Kanounes », comparables, par leur minutie, aux lois d’Israël, telles que nous les rapporte le Pentateuque.
Esclaves de leur indépendance, de leur isolement et de leur sol ingrat vivant surtout sur eux-mêmes, dans une économie pour ainsi dire fermée, les gens de la montagne ont mené, pendant des siècles, la vie difficile d’une place assiégée, sous une stricte discipline et un régime de rationnement.
Horizon borné, vie léthargique, écrasant rideau de hautes cîmes, autant de raisons pour contraindre le Kabyle à un rôle secondaire de moindre effort. Tournant en rond dans son étroite cage de montagnes, il n’a profité d’aucun apport extérieur et, comme les familles qui s’unissent entre elles, il a fini par dégénérer. Faute d’avoir su rajeunir le vieux levain de sa dure pâte, il s’est contenté, au cours des siècles, d’une existence terre à terre, limitée aux contingences immédiates, sans autre étincelle d’art qu’un peu de bijouterie et quelques motifs de décoration, sur les poteries ou les tissages.
Le provisoire dure toujours, à quelques réserves près ; le pays est comme figé dans le même comportement, depuis les âges lointains de son occupation. Ni ruine, ni trace d’aucun monument tant soit peu digne de ce nom, aucun repère de comparaison permettant de remonter le cours des siècles. Il faut longtemps chercher avant de découvrir, sous un amas de pierrailles ou le couvert d’une broussaille, l’emplacement d’un village abandonné, à jamais enseveli dans l’oubli du temps et des hommes.
- Les voies d’accès au massif du Djurdjura
- Une rue à Taourirt.Amokran (Kabylie).
Telles leurs aïeux les construisaient, telles sont encore les masures kabyles, bâties et rebâties sur les mêmes emplacements, avec les mêmes pierres, le même mortier de terre, les mêmes tuiles creuses, verdies par les intempéries et les ans, les mêmes poutres, grossièrement équarries.
En vain chercherait-on, à travers la campagne, le lent travail des ancêtres ; aucun de ces alignements de murettes qui, dans d’autres pays, retiennent les terres sur les pentes, ni jardins étages ni sol épierré, aucun arbre taillé. Tout semble, depuis toujours, abandonné aux caprices d’une nature hostile. Produit de successives copies d’un passé, toujours semblable à lui-même, le présent fait figure d’ancien. Instruments de labour, mobilier, vêtements même, tout est demeuré d’une antique simplicité ; n’étaient quelques maisons neuves, tout paraît démodé, hors d’âge. Cette fixité des gens et des choses donne à la montagne kabyle un cachet particulier d’abandonné, d’inachevé, de provisoire, de vieillot, qui en fait le charme - du moins pour le visiteur.
- En Kabylie. – Les toits en terrasse d’Agouni Guehrane et le Rocher du corbeau.
- Taourirt-Amokran (Kabylie).
L’INTROUVABLE FORET. Comme si montagne et forêt allaient toujours de pair, j’avais, dans je ne sais quel rêve, couvert la Kabylie centrale, d’un manteau de boisements continus. Cette idée ne s’accordait guère avec la notion, précise celle-ci, d’une contrée surpeuplée. Mais les opinions préconçues ne sont-elles pas, souvent, les plus tenaces ?
Dès Tizi-Ouzou, cette introuvable forêt dont l’obsession devait me poursuivre si longtemps, il me semble déjà l’entrevoir, à travers les arbres des coteaux voisins ; même mirage, parmi les eucalyptus flamboyants des bords incertains du Sébaou, aujourd’hui perdu dans un désert de graviers et de sables.
Mirage encore, mais combien subtil et parfumé, l’immense verger de l’Oued Aïssi, fleuri de milliers d’étoiles, en ce printemps précoce.
- Route du col de Tirourda.
Voici maintenant, sur les premières pentes de la montagne, des figuiers dont l’écorce patinée a la douceur d’un moelleux velours ; puis des oliviers centenaires, aux troncs noueux et trapus, des frênes sans âge, dont les branches mutilées semblent des massues de géant ; plus haut encore, des acacias, des ormeaux ou des chênes-verts, parés de la lourde toison de leurs chatons couleur de sépia.
Tantôt isolées, tantôt pressées en bosquets, vingt espèces d’arbres font espérer une forêt prochaine ; mais à chaque tournant de la route, dans son escalade de chèvre, c’est une déception nouvelle, répétée sans fin, jusqu’au pied même des monts.
- Sur les cimes du Djurjura.
Impossible pourtant de faire un pas dans ce pays tourmenté, sans rencontrer un arbre ou franchir un buisson. Et quelle diversité d’essences, depuis le fragile oranger dont les fruits d’or mûrissent au creux des ravins abrités, jusqu’au cèdre majestueux languissant sur les cimes ! Un immense bocage couvre les hautes collines d’un habit d’Arlequin, paré de cent ornements : plumetis de figuiers aux jeunes pousses pareilles à de gros papillons prêts à s’envoler, arabesques capricieuses de rangées de frênes, de micocouliers, d’ormeaux ou de chênes, au long des sentiers et des ravins, marqueteries compliquées de landes couvertes de fougères frisées et de genêts épineux, festons gracieux de vignes courant d’un arbre à l’autre. Tout un mélange de styles !
Après des lacets et des détours sans nombre, il faut parvenir au sommet de la falaise qui domine la vallée du Sébaou et ses reflets de mercure, pour s’expliquer enfin l’absence de forêt, malgré l’abondance des arbres.
Imaginez tout un enchevêtrement de crêtes zigzagantes, séparées par de profonds ravins et venant aboutir, tels des arcs-boutants chargés de la soutenir, au flanc d’une énorme muraille dénudée et sans vie ; aux périodes géologiques, tout le moyen pays était, du moins on se l’imagine, un vaste plateau que des eaux torrentielles, venues de quelque glacier, ont lentement creusé, tailladé et découpé en minces tranches, dont les plans successifs font silhouette l’un sur l’autre.
Sur chaque arête, une suite de villages se donnent la main pour mener une farandole audacieuse et sans fin, devant l’immense autel des monts. Fiévreusement cramponnés au faîte des pitons dont ils épousent la forme, tantôt allongés en chenilles, tantôt pareils à des chéchias, ils semblent des repaires de pillards ou des refuges de hordes pourchassées, avides les uns et les autres d’indépendance, d’isolement et de liberté. Comment concevoir des forêts au milieu de tout ce grouillement de vie ? Certains villages ont plus de 2.500 habitants et la densité moyenne de population atteint 230 au kilomètre carré. Autant qu’en Belgique. C’est à ne pas y croire !
Les dernières pluies ont avivé les couleurs de la montagne. Au fond des vallées, les ultimes brumes de l’hiver, rassemblées par le froid des matins donnent au pays l’aspect d’une mer immense d’où émergent les villages, comme autant d’îlots d’un vaste archipel.
Au bord de la route, le véronèse des jeunes orges contraste avec l’ocre du sol et le rouge éteint des toitures. Sur les coteaux plus éloignés, les couleurs s’apaisent ; des rochers gris sale font tache dans toute une mosaïque de petits lopins de terre rougeâtres, semés de rides, de bariolages et de quadrillés baroques. Les pentes passent insensiblement des tons éclatants du lavis aux douceurs atténuées de la gouache, indigo et cobalt, vert profond et violet tendre. Vers la mer, les dernières collines se perdent dans les nuages bleu turquoise ou rosé pâle.
En cette saison de printemps, le temps change vite ; filtrant, par de larges échappées, au travers des nuages qui s’effilochent lentement, le soleil nous inonde maintenant de lumière ; les ravins se creusent en d’insondables fossés ; la montagne se dresse, lointaine et farouche, dominant tout un déferlement de vagues. Rapides contrastes !
L’unique et lente patache qui me conduisit autrefois, en une longue et fatigante journée de Tizi-Ouzou à Michelet est maintenant remplacée par de confortables autobus aux couleurs attirantes et aux noms prometteurs : "l’oiseau bleu", "la gazelle du Djurjura", la "flèche des hautes montagnes"... Où sont les mules d’antan ?
Au moindre voyageur qui veut descendre ou monter, l’autobus s’arrête, n’importe où ; chaque fois, c’est un long remue-ménage de bagages hétéroclites. Les jours de marché, des chapelets de morceaux de viande emplissent capuchons et pans de burnous. Des cuisses entières de bœuf, destinées à tout un clan de village et posées debout sur le parquet des voitures, entremêlent leurs genoux sanguinolents avec ceux des voyageurs. Sur l’impériale, des moutons, solidement garrottés, gisent à côté des valises pleines à craquer où les ouvriers, retour de France, ont entassé les mille riens qui feront les délices de leurs parents, dans quelque village perdu de la montagne.
AUX AIT YENNI. Je croyais pouvoir recueillir, au cours de mon séjour en tribu kabyle, une honorable moisson de documents, d’anecdotes ou de récits. Il me fallut bien vite déchanter. Mauvais accueil ? La proverbiale hospitalité berbère m’assurait du contraire. Mais au pays de la montagne, où pourtant les hommes instruits sont nombreux, personne ne sait rien du passé, pas même du passé d’hier. On croirait un peuple sans mémoire !
La façon dont on me regarde, par manière de réponse à mes questions, semble dire : comme je vous plains, cher monsieur, de vous intéresser à ce passé sans vie ; à quoi bon perdre ainsi votre temps ; n’avez-vous pas assez du présent pour vous occuper ? Quand je prétends découvrir de vieilles choses, des coffres en bois, des ustensiles du passé, des constructions anciennes, des poteries patinées, on m’éconduit poliment. De vieux fusils à pierre, comme en fabriquait encore, il y a tout juste un demi-siècle, l’ancêtre de ce coutelier ? On ne ’pourrait s’en servir ! Parlez plutôt d’un Hamerless ! De vieux bijoux ? Ils étaient usés ; on les a fondus, pour les remplacer par d’autres, tout pareils, mais neufs. Les moules dont se servait le grand-père de tel bijoutier, pour fabriquer de la fausse monnaie ? Auriez-vous des soupçons ?
Aucun témoignage de civilisation antérieure, ni monument, ni écrit, ni légende digne d’intérêt, rien, on ne trouve absolument rien d’ancien, aucun souvenir des siècles d’autrefois.
- Au Houriet.- Séchage des olives sur les toits.
- Village de Taguemount Djedid.
Même échec quand j’aborde le domaine des traditions locales ou des récits des guerres du passé. Tout est vague, imprécis ou confus et je finis par croire que ces gens craignent d’offenser Allah en cherchant à pénétrer ses secrets. Hier, comme demain, lui appartient ; il serait sacrilège de s’en préoccuper.
Les « Kanounes » eux-mêmes, ces règlements coutumiers qui, pendant tant de générations, ont réglé tous les détails de la vie journalière des montagnards, les Kanounes ne sont connus que par tradition orale.
Des mines éveillées, des figures ouvertes, des jeunes gens et même des hommes parlant bien et écrivant correctement le français, il n’en manque pourtant pas dans ce douar des Àït Yenni où la curiosité m’a conduit.
Quand je parle du présent, des dernières nouvelles du Maroc, du cours du blé, de l’huile ou des figues, du nouveau gouvernement, de la S. D. N., des menaces de conflits internationaux, en un mot de tout ce dont il est question dans les journaux - qu’ils lisent avec avidité -, j’ai souvent plus d’interlocuteurs que je n’en voudrais. Leur salive est inépuisable ; oh ! les beaux parleurs !
Mais dès que je voudrais savoir les origines de leurs aïeux, l’époque à laquelle ils se sont fixés dans le pays, leurs contrées d’origine, les croyances de leurs ancêtres, leur problématique conversion au christianisme et bien d’autres détails encore, plus personne.
Les savants d’Alger les mieux avertis de ces choses m’avaient dit eux-mêmes, il est vrai, n’en rien savoir ; des probabilités, tout au plus ! Comment ai-je jamais pu penser en apprendre davantage des Kabyles ? Où donc auraient-ils conservé des archives ? Dans leurs lieux de réunion ouverts à tous les vents ? Dans leurs misérables mosquées où il serait impie d’avoir d’autre pensée que pour Allah ? Dans leurs masures où ils semblent se faire un point d’honneur de séjourner le moins possible ? Et surtout, en l’absence d’une écriture propre !
De lointaines origines de nomades, une pauvreté uniforme, le mépris de cette vie terrestre, le souvenir vivace de luttes sanglantes, tout semble avoir contraint les Kabyles à se contenter du strict minimum, à ne s’encombrer d’aucun superflu, à vivre repliés sur eux-mêmes, rapetissés, ratatinés, oserai-je dire, pour offrir moins de prise et mieux pouvoir se défendre. Maintenant encore, on les dirait toujours prêts à décamper, au moindre signal d’alarme. Permanent qui-vive !
- Un cimetière Kabyle.
Au long des vieux sentiers que j’ai pris, pour aller d’un village à l’autre, je retrouve la même impression de défensive. Trois kilomètres à peine séparent Taourirt el Hadjadj d’Aït Lhacène, en passant par Taourirt Mimoun et Aït Larbâa. Quatre villages, quatre bourgs pourrait-on dire, dont les maisons sont aussi serrées que les alvéoles d’un gâteau de miel. Au total, 6.200 âmes ! Quel entassement !
Longuement tracés, au cours des âges, sur une glèbe capricieuse et inféconde, ces sentiers de chèvre, comme je leur sais gré de me faire comprendre le pays kabyle et la mentalité de ses habitants ! Passant aux petits cols qui marquent les dénivellations de la longue arête, puis à mi-côte, sagement en dehors des agglomérations, bordés de cactus aux fines et tenaces épines, partout encombrés d’obstacles, ronces, arbres, racines, branches ou rochers, ils s’en vont sans fin, obstinés et tortueux.
Chaque ressaut de terrain, la bosse d’un frêne, la branche d’un figuier, une pousse nouvelle, un buisson, le moindre petit ravin, un trou, une flaque d’eau, tout est prétexte à en dévier le cours normal. Faute d’un effort minime, d’un coup de pioche ou de serpe, d’une pelletée de terre ou de cailloux, ils serpentent désordonnés et fantasques, vivants témoignages de l’individualisme kabyle, preuve de l’invincible attachement d’un peuple à ses préjugés, ses habitudes, ses traditions.
FOURMILIERES KABYLES. Entassés sur eux-mêmes, les villages semblent d’énormes carapaces dont chaque écaille est un toit ; ou bien encore, on s’imagine une forteresse : les remparts sont faits de l’étagement des maisons sans fenêtre et le réduit, du minaret de la mosquée.
De loin, cela ne manque ni d’allure ni de pittoresque, ces typiques villages ; mais de près, quelle désillusion ! Tel le ramier ou l’aigle de la montagne, le Kabyle a construit son nid sur des rochers à peine accessibles ; comme eux, il va chercher sa nourriture au loin et revient à son aire pour y faire souche… sur un lit de guano.
Un dédale de venelles tourmentées et sans issue, comme si les habitations qui les bordent cherchaient à se dissimuler dans les replis mystérieux d’un labyrinthe ; des ruelles juste assez larges pour laisser passer une bête chargée, dans le creux d’une rigole pleine d’immondices, de poussière ou de boue. Bordant ces étroits couloirs, des alignements biscornus et dénivelés de murs décrépits, laissant voir la trame grossière des lits de galets dont ils se composent. Çà et là, comme à intervalles réguliers, des entrées de cour, basses, mal commodes et soupçonneuses, seules ouvertures donnant sur la rue. Tel est, en raccourci, l’aspect intérieur d’un village kabyle.
De temps à autre, pourtant, un porche-rue vient rompre la monotonie du décor et marquer l’emplacement d’un nouveau quartier. De part et d’autre du chemin, réduit à l’extrême, s’étalent de grossières banquettes de pierres, à peine taillées, où les désœuvrés viennent s’asseoir et répéter, à longueur de journée, les insignifiants détails dont finiront par se tisser les nouvelles sérieuses, comme les racontars les moins fondés dont se nourrit la chronique indigène.
- Dans la forêt des cèdres de Tikjda.
- Un chemin sur les crêtes du Djurjura.
Polies par le frôlement répété de mains huileuses et de vêtements crasseux, les dalles ont des reflets de patine. Par endroits, des creux, mollement arrondis, où, depuis toujours, s’aiguisent les hachettes. Ailleurs, des rayures maladroites et des petits trous disposés en carrés, souvenir des jeux patients et naïfs de marelle auxquels se plaisaient les anciens ; mais les jeunes les dédaignent pour des plaisirs plus marqués. L’aspect paisible de ces lieux de réunion, de ces « tadjemaït », petits parlements kabyles, ne doit pourtant pas vous tromper. Leur position même, en travers de la rue, indique leur rôle essentiel, aux siècles d’insécurité. Nul ne pouvait aller plus avant, dans la petite cité, sans avoir été soigneusement identifié par ses pairs. Des agresseurs étrangers auraient-ils voulu pénétrer de force, la « tadjemaït » se transformait aussitôt en barricade et, pour garder les abords, des tireurs se postaient aux barbacanes que l’on découvre dans les murs voisins... On ne sait jamais, cela pourrait encore servir !
Enfin, me voici parvenu, après mille détours de ruelles, d’impasses, de couloirs et d’escaliers, dans l’étroite chambre qu’une prévoyante amitié a mise à ma disposition, en plein cœur de ce village d’Aït Lhacène, qui compte plus de 2.500 habitants et où je croyais vivre quelques jours d’isolement, de calme et de repos.
Mais qui donc est maître de sa destinée ? Tout en dégustant la traditionnelle tasse, de café de bienvenue, j’essayais de mettre un peu d’ordre dans mes idées et m’imaginais déjà avoir perdu tout contact avec la vie trépidante de nos cités quand retentit, tout à coup, l’appel désagréable d’une sonnerie prolongée. Un réveil-matin mal réglé, pensais-je d’abord. Mais non, pas du tout ; c’était le téléphone, notre énervant téléphone, dont la continuelle menace gâte jusqu’à nos moindres moments de loisir.
« Allô, allô... sokor... zalamit ;... tobus.. » Pour autant que je puisse comprendre les bribes de la conversation, moitié français, moitié kabyle, il s’agit d’approvisionnements de sucre, de cigarettes et d’allumettes qui devront être confiés au plus prochain courrier.
Comment ! le téléphone ici, dans cette montagne reculée, au cœur de ce village sordide ! Mais oui ! Je suis chez un riche commerçant dont le magasin ne mesure pas trois mètres sur deux et qui, pourtant, fait un chiffre d’affaires mensuel de plusieurs dizaines de milliers de francs. Trompeuses apparences !
La chambre que j’occupe, en un minuscule étage, est celle du fils cadet, actuellement en France, ancien soldat de la guerre, dont la mâle prestance s’étale sur toute une suite de photographies clouées à même le mur. À leur voisinage, des images polychromes et naïves évoquent quelque récit des temps très anciens dont le Coran, après la Bible, nous a transmis une identique tradition : le sacrifice d’Abraham, la justice de Salomon ou l’arche de Noé ; d’autres rappellent l’histoire des premiers siècles de l’Hégire : le Prophète conduit au septième ciel par l’ange Gabriel, l’Émir et ses deux fils Hocine et Hacène ; d’autres enfin, montrent une vue des lieux saints de l’Islam ou donnent le portrait du Sultan de Turquie et de Mustapha Kemal.
Les murs, peints à la chaux bleutée, s’ornent encore de dessins symboliques, maladroits et sans grâce : un lion (la force), des fruits (l’abondance), des palmiers (la fraîcheur), des entrelacs compliqués de fleurs stylisées (les parfums) ou de versets du Coran. Les soubassements, couleur terre de Sienne brûlée, s’égaient de la reposante tonalité claire de dessins géométriques, losanges, triangles, arêtes de poissons ou parallèles.
Au-dessus de la porte basse par laquelle je suis entré, en me courbant, une main de Fatma, largement appliquée en porte-bonheur, complète l’ensemble de ce moderne intérieur kabyle, d’une agréable fraîcheur.
Mais que c’est petit ! À peine puis-je utiliser une table minuscule, tant occupe de place le lit anglais où, faute de draps, je coucherai, ce soir, entre deux lourdes couvertures de laine.
J’en étais à me demander pourquoi cet indigène aisé avait si mal calculé les dimensions de la chambre, lorsque mon regard se porta vers l’unique et étroite fenêtre, soigneusement baraudée. Oserai-je l’avouer ? Ma curiosité fut plus forte que ma discrétion et, comme j’étais seul à ce moment, ma vue plongea, par-dessus la peinture recouvrant les vitres inférieures, dans une cour voisine où des femmes s’ébattaient à leur aise et se lavaient la chevelure, dans l’impudique abandon d’une retraite qu’elles croyaient inviolée.
Je n’insistai pas. Je venais de saisir, sur le vif, si je puis dire, une des causes principales qui font obstacle à l’évolution de l’habitat kabyle : la cohésion du groupement patriarcal et tous ses inconvénients de promiscuité. Comment concevoir des étages dans une cité organisée pour n’en point avoir ? La femme kabyle n’est pas claustrée ; n’empêche, eIle passe une grande partie de sa vie dans l’isolement de sa maison, à l’inverse des hommes. Raison suffisante, peut-être pour que ceux-ci n’y prêtent guère attention !
Combien de Kabyles pourtant, soit par désir de mieux-être, soit par orgueil, ont voulu bâtir et, faute de mieux, s’agrandir en hauteur. Mais de soupçonneux voisins les en ont souvent empêchés ou les ont obligés à garder closes leurs aventureuses fenêtres.
Martial REMOND.
NDLR. - Après l’intéressante étude de M. Martial Rémond, nos camarades auront plaisir à trouver plus loin la minutieuse description d’un itinéraire en Haute-Kabylie que M. Georges Roget, qui est expert en pareille matière, a rédigée à leur intention. Si M. Martial Rémond, administrateur de commune mixte en Algérie - et auteur d’un bel ouvrage sur le pays kabyle [1] lui a valu, en 1932, le prix littéraire de l’Automobile Club d’Alger - s’est attaché davantage, dans son article, à expliquer plutôt qu’à dépeindre ce qui donne à la Kabylie un caractère si particulier, M, Georges Rouet, spécialiste averti du tourisme algérien, s’est placé uniquement au point de vue de l’agrément du touriste, qui tient avant tout à suivre l’itinéraire qui lui révélera le mieux les beautés du pays.
Les deux articles se complètent et nous unissons nos deux camarades dans un même remerciement. Ajoutons que M, Martial Rémond s’offre à donner tous renseignements complémentaires à ceux de nos lecteurs qui songeraient à visiter la Kabylie (lui écrire à Fort-National, département d’Alger).
Nous devons en outre de vifs remerciements aux "Horizons de France" qui ont mis si aimablement à notre disposition la vue du village d’Aït Mimoun qui orne notre couverture et aux photographes, professionnels ou amateurs, auxquels sont dues les illustrations de ces deux articles, notamment à M. M. Piquet, de Fort-National, Delaistre, Berlureau, Weinachter, ainsi qu’aux services de l’Ofalac (Office algérien d’action économique et touristique.)
- Monts du Djurjura. – La « Main du Juif » et l’Akouker.
Monts du Djurjura. – La « Main du Juif » et l’Akouker.
Comment visiter la Grande-Kabylie et le Djurjura
DEUX termes qui, à vrai dire désignent la même chose. Entendons - au-dessus de la Kabylie sylvestre et maritime (capitale : Bougie) dite Petite Kabylie, et de la charmante Kabylie de Collo, qui lui fait suite à l’est - le massif du Djurjura. C’est-à-dire la chaîne montagneuse la plus élevée, la mieux caractérisée, la plus individuelle, de l’Algérie, la plus éminemment touristique aussi.
Jusqu’en 1930 cependant, le tourisme moyen n’en a guère connu (de Tizi-Ouzou à Michelet, tout au plus jusqu’au col de Tirourda) que la face nord. Les hauteurs et le versant sud de la chaîne n’étaient guère ouverts - sauf aux routiers, par la grande transversale Tizi-Ouzou, Michelet, col de Tirourda et Maillot, et à quelques pédestrians intrépides, par des sentiers alpestres - au voyage aisé et rapide. En créant et en aménageant de façon suffisante pour les voitures légères, voire pour la bicyclette, le Circuit des Crêtes du Djurjura, le Gouvernement général nous a permis, depuis le Centenaire de l’Algérie, non seulement d’attaquer la chaîne sur ses deux faces et dans sa partie centrale, mais encore - grâce à une route d’altitude qui « corniche », si je puis dire, alternativement sur l’un et l’autre de ses versants - de jouir, de très haut, des deux visages de la Grande Kabylie : celui qui regarde le sud, jusqu’au Désert, et celui qui regarde le nord, jusqu’aux lointains estompés de la Méditerranée. Et ceci avec des postes d’étape, ou même de séjour, analogues à nos chalets-refuges des Alpes. La création du Circuit des crêtes de Djurjura est certainement l’une des plus belles conquêtes du tourisme français.
Servons-nous en pour proposer au touriste moyen, automobiliste (de préférence, je le répète, sur une 5, 6, au maximum 8 Cv) ou cyclotouriste (et même au bon marcheur de montagne) un itinéraire plus complet et plus nouveau que la seule et classique traversée de la Kabylie par Fort-National et Michelet.
Partons donc, par l’est d’Alger, jusqu’à Ménerville (54 km.), puis contournons le massif du Djurjura par le sud, par les Gorges de Palestro et Palestro (77 km.) tragique souvenir de la dernière révolte, en 1871, du pays kabyle, puis par Bouïra (123 km.), d’où part la deuxième des trois antennes qui relient la « nationale » à la Route des Crêtes. Je vous conseille de pousser jusqu’à la troisième de ces antennes, qui s’amorce à El-Adjiba (150 km.), situé à 400 m. d’altitude. Deux traversées à gué d’oued et de ruisseau. Après quoi, une montée de 24 km., tortueuse, caillouteuse, d’ailleurs bien ombragée, qui nous amène peu à peu à la région des cèdres - cette splendeur forestière de l’Algérie. Troncs colossaux aux sombres feuillages, dont les énormes racines s’emmêlent comme en un furieux combat de pieuvres.
Nous voici à Tikjda, au cœur de la forêt de Tigounatine (174 km.) où le Gouvernement général a fait construire un pavillon-refuge sévère, mais suffisamment confortable, centre d’une petite station estivale. Nous sommes déjà à 1472 m., au milieu d’un site inimaginé, préhistorique, hérissé par les falaises gris clair de l’Akouker et par la silhouette plus lointaine de la Lella-Khadidja (2308 m.), reine du Djurjura. De Tikjda, visite de l’étrange forêt de cèdres et, en une demi-journée, à pied ou à dos de mule, excursion de 28 km., aller et retour, dans un site plus sévère encore, où les cèdres ont cédé la place aux rocs et aux éboulis, jusqu’au lac aérien de Goulmine, à 1700 m. Chemin faisant, deux dioramas prodigieux, l’un sur Bouïra et le sud, l’autre sur le nord, le pays des Zouaoua ou purs Kabyles (d’où le mot zouaves) jusqu’à la tache indécise qui marque Tizi-Ouzou.
Demain, reprenant notre voiture où notre vélo, sur les 13 km. qui séparent Tikjda de Tizi-N’Kouilal, nous allons jouir mieux encore de ce balcon double qu’est la Route des Crêtes. À notre droite, fauve et rosé, la plaine d’El-Adjiba, prolongée par l’atmosphère dorée du Sahara que l’on devine. Et soudain, sur notre gauche par une coupure abyssale qui sépare l’Akouker de l’Azrou-Gougane, la plus extraordinaire fenêtre ouverte au toit du Djurdjura sur la Kabylie du Nord, jusqu’à la mer…
Puis, les alpages inattendus de Boussouil, encore à 1700 m., la grotte mystérieuse du Terga M’ta Roumi, qui évoque les luttes entre Romains et Kabyles. Enfin, un peu avant N’Kouilal (187e km. de l’itinéraire), d’un belvédère appelé la Grande Terrasse, un nouveau créneau sur le nord, un diorama plus ample encore, avec - au premier plan - le formidable portant rocheux du Thaltat ou Main du Juif. Derrière nous, le sud barré par la silhouette énorme de la Lella-Khadidja. Ce belvédère deviendra célèbre.
De N’Kouilal, (modeste chalet-refuge) la Route des Crêtes va rejoindre la grande transversale kabyle au Col de Chellata (1456 m.), sensiblement plus bas que le Col de Tirourda (1760 m,), parfois embrumé ou même enneigé en mauvaise saison. Aussi bien, et j’y insiste, tout le trajet précédent, depuis El-Adjiba, est-il un itinéraire de printemps avancé ou d’automne très clément : c’est de mai à septembre seulement que la Route des Crêtes est d’une viabilité absolument assurée.
Ceci dit, je ne saurais trop vous conseiller, avant de redescendre sur la Grande-Kabylie des Zouaoua, de monter jusqu’au Col de Tirourda (soit à 17 km. de N’Kouilal) pour jouir de cette vue culminante, magnifiquement panoramique et double ; au sud, sur l’oued Sahel, les Bibans, la plate immensité du Hodna et la chaîne très lointaine de l’Atlas saharien ; au nord sur cette Kabylie habitée dont nous allons voir les aspects essentiels. Très rapidement d’ailleurs, car les 63 km. qui séparent Tirourda de Tizi-Ouzou sont classiques.
Corniche diaboliquement escarpée et tortueuse, la route descend à 8 et 10 %, comme dans le vide, au-dessus de gouffres perpendiculaires. Soyez prudent, surtout si vous rencontrez quelque caravane saharienne, comme il arrive fréquemment. Puis, le pays s’adoucit quelque peu, stylisé par les frênes aux silhouettes de coraux, par les figuiers aux troncs d’argent mat, par les nopals tarabiscotés ; alvéolé par une culture très morcelée, par de menues prairies d’un vert profond ; infiniment curieux surtout grâce aux innombrables villages qui couronnent les moindres mamelons.
La Grande Kabylie atteint son maximum de caractère à Michelet (très confortable hôtel) qui est à la fois un point de vue de choix sur le Djurjura et un centre excellent d’excursions sur les villages non encore effleurés par la civilisation française.
- Village au pied du Djurjura.
Au reste, même le long de la grande route, jusqu’à Fort-National et presque jusqu’à Tizi-Ouzou, c’est, toujours semblable à elle-même, la Kabylie des Berbères à tunique romaine, aux femmes non voilées, coiffées de couleurs éblouissantes, allant à la fontaine avec des attitudes de canéphores ; la Kabylie des marchés en plein air, copieux, grouillants et kaleidoscopiques, véritable régal pour le touriste. Mais aussi la Kabylie des écoles françaises bien tenues, dirigées avec tact et dévouement, d’où sort une race d’adolescents éveillés, intelligents, tout prêts à s’adapter - sans abandonner leurs traditions - à notre vie moderne.
J’avais bien peu de lignes pour décrire, pour résumer seulement, le charme pittoresque et humain de la Grande-Kabylie . Je n’ai voulu d’ailleurs que vous dessiner et vous suggérer un circuit-type de 390 km. (compris le retour de Tizi-Ouzou à Alger) capable d’éclairer et d’illustrer à vos yeux ces trop brèves notations.
GEORGES ROZET.