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Bonne année !... ou frousse rétrospective à « djenan Bey ».

samedi 11 octobre 2008, par Jean RUDLOFF

La guerre d’Algérie a été un enchevêtrement de drames humains pour les protagonistes de ce conflit. Jean Rudloff, l’a vécue pendant de longues années au sein de la Légion étrangère en parcourant les djebels des Aurès à l’Ouarsenis à la recherche du contact avec les rebelles.


L’auteur est né à Alger en 1933, dans une famille d’officiers. Alors que tout le prédestinait au métier des armes (Saint-Cyr, Légion étrangère comme officier (1er Étranger, 13e DBLE et 5e Étranger), il quitte l’Armée en novembre 1961 pour embrasser une carrière civile qui le verra à la direction d’entreprises prestigieuses de réputation internationale et simultanément à des postes de responsabilité au plus haut niveau d’instances patronales.

Dans son livre "Le hasard ça n’existe pas et autres contes de la giberne", ce conteur exceptionnel s’est volontairement limité à nous présenter (mais avec quel talent !) de façon captivante, certains aspects insolites de ses longues opérations dans les djebels où les hommes ont rendez-vous avec le destin.

Cet officier humaniste réussit le tour de magie de nous présenter les hommes, de dérouler le fil du temps de leurs histoires croisées et de nous faire découvrir leur nature profonde face aux choix exceptionnellement difficiles imposés par cette guerre fratricide.

En accord l’auteur avec qui j’ai en commun d’avoir servi au Régiment du Tonkin, j’ai choisi de présenter le dernier conte : « Bonne année !.. ». Un tableau tout en douceur des dernières années de la propriété de ses beaux-parents, « Les Oliviers », domaine connu localement sous le nom de « djenan Bey », le jardin du Bey .

Sa lecture fait revivre la couleur des lieux, le calme du domaine et l’odeur du suint du troupeau de Southdown, ces moutons à forte encolure, avant la rencontre de personnages que la mise en valeur du domaine unissait, mais que le destin allait opposer puis séparer.

Loin des clichés conventionnels, une histoire authentique, pudique et poignante, relatant l’abandon du domaine et l’éloignement des coeurs.


« Bonne année !.. ». ou frousse rétrospective à « djenan Bey ».

C’EST MARCO QUI AVAIT ATTAQUÉ : « Dis, GPP, tu nous racontes une histoire d’Algérie, après le dîner ? » Pierre Saint-Romain avait tenté, en vain, de se faire appeler Grand-papa par ses petits-enfants, mais la manie moderne des abréviations et sigles, soutenue par la téléphonie mobile et ses SMS, l’avait emporté. GPP avait remplacé sans poésie le surnom affectueux qu’il avait choisi. Tant pis. Il en avait fait son deuil et avait même parfois tendance à signer son courrier personnel GPP.

Dans la vaste maison de Mougins où il avait regroupé avec Nicole, son épouse, l’ensemble des enfants et petits-enfants, le calme revenait après une bonne journée d’hiver. À Noël, une année sur deux, toute la famille se retrouvait pour une courte semaine, et cousins et cousines s’en donnaient à cœur joie du matin au soir. La brochette des onze petits enfants s’étalait de quinze à cinq ans, à raison d’un par an, et prouvait par ses cris et ses jeux une éclatante bonne santé.

Les six grands, c’est-à-dire ceux qui avaient passé le cap des dix ans, bénéficiaient, depuis cette année, du privilège de prendre le repas du soir avec parents et grands-parents. Le dîner s’achevait généralement par quelques jeux où étaient testées les capacités de mémoire ou de calcul mental, et dont les Smarties étaient les pions éphémères. Puis, les jeunes étaient envoyés au lit et les « vieux" profitaient encore un bon moment de ces retrouvailles hivernales.

L’idée de Marc ne déchaîna pas l’enthousiasme chez les mères qui se remémorèrent à la suite de semblables divagations de CPP, des nuits d’insomnie meublées de cauchemars d’enfants claquant des dents de peur, et venant frapper, pieds nus et en hurlant, à la porte de la chambre de leurs parents.

Nicole qui se faisait appeler Mamoune, tenta de dévier la conversation et rappela aux trois garçons qu’ils avaient prévu une randonnée en vélo, le lendemain matin, autour des étangs et du golf de Mougins, et qu’il serait sage d’aller préparer leur matériel et leur casse-croûte avant de procéder au rite sacrosaint du lavage de dents.

Peine perdue. Tandis que les femmes débarrassaient la table, les six grands s’étaient déjà regroupés autour de la cheminée où pétaradait joyeusement un bon feu odorant de bois d’olivier et de cyprès. Le teckel à poils durs Tsirane céda sa place sans plaisir à Cécile qui, usant de son droit d’aînée, avait choisi un confortable fauteuil. Les inséparables Pierre et Marc s’étaient placés côte à côte sur un divan, tandis que Paul, concentré et sérieux, se postait au plus près de l’orateur. Le tandem Marion-Sophie, bien serré sur le même fauteuil, se réchauffait sous des chandails hâtivement noués autour du cou. Le silence se fit tandis que CPP s’installait.

  • Je vais vous raconter un 31 décembre à Mascara, dit il. C’est une histoire de frousse rétrospective.
  • De …quoi ?.
  • Attendez, vous allez voir.

C’était en 1959. Nous habitions Oran, à cette époque, et nous avions décidé d’aller passer les fêtes à Mascara, chez Grand-père et Grand-Mère, les parents de Mamoune. Ils vivaient dans une grande ferme, entourée des terres qu’ils exploitaient. C’était un vaste carré de bâtiments parmi lesquels il y avait les hangars du matériel agricole, les étables des moutons, les vaches, les chevaux, l’usine où chaque automne on faisait l’huile d’olive, et l’habitation du commis, c’est-à-dire du fermier en chef. Il y avait aussi la cave, une très grande bâtisse où on faisait le vin que l’on entreposait dans d’énormes cuves. Jacques, votre oncle, était tombé dans une de ces cuves, une année, quand il était encore tout petit, et il aurait pu s’y noyer si le chef de cave, Salah, un Arabe, ne l’en avait pas sorti !

La maison de vos arrière-grands-parents était l’un des côtés de ce carré, avec un grand espace plein de fleurs qu’entretenait Ali, le jardinier, sous les ordres de Grand Mère, un tennis car Grand-Père aimait beaucoup y jouer, et une piscine. Tout cet ensemble était un peu en dehors de la ville, au fond d’une longue allée toute droite, bordée d’oliviers, au bout de laquelle on apercevait le mur blanc de leur maison, barré d’une grille vert clair.

Comme d’habitude, lorsque nous le pouvions, nous consacrions la veillée et le jour de Noël aux réunions familiales, et le soir du 31 décembre à nos amis personnels. Cette année-là, le Cercle des Officiers de Mascara organisait une grande soirée à laquelle nous avions été invités. Nous nous réjouissions de renouer contact avec nos bons amis et de retrouver l’ambiance que nous avions connue, lorsque nous nous étions rencontrés quatre ou cinq ans plus tôt. Il y avait aussi de très bonnes amies de Mamoune qu’elle ne voyait plus souvent et qui ne manqueraient sûrement pas un réveillon au Cercle de la Légion. Celles qui n’étaient pas encore mariées espéraient toujours y trouver l’homme de leur vie !

Vers 8 heures du soir, nous quittions la ferme, laissant nos deux bébés sous la bonne garde de leurs grands-parents. En nous accompagnant au portail où nous avions rangé notre belle 403 Peugeot, Grand-Père nous dit :

  • Je ne verrouillerai pas la deuxième serrure de la porte du garage. Comme ça, à votre retour, vous ne perdrez pas de temps ! Le garage était un petit bâtiment blanc, devant la ferme, à côté du portail ; il n’y avait qu’une vingtaine de mètres à parcourir pour ouvrir ensuite la grille du jardin, et encore autant jusqu’à la porte d’entrée de la maison. Mais, comme je vous l’ai dit, la ferme était en dehors de la ville de Mascara et dès qu’on en sortait, on était environné de champs de vigne et de plantations d’oliviers.

Le soir, les ouvriers fermaient soigneusement les deux grandes portes métalliques qui donnaient accès à la cour et aux bâtiments d’exploitation. Ceux d’entre eux qui y habitaient se calfeutraient de crainte d’être visités par des fellaghas. Car les rebelles passaient souvent, la nuit. Ils exigeaient que les Arabes les nourrissent et les hébergent, rançonnaient ceux qui travaillaient pour les Français, et égorgeaient parfois ceux qui les avaient trahis.

Aussi, en nous souhaitant bonne soirée, Grand-Père nous recommanda encore d’être prudents. Je lui montrai discrètement mon Colt que j’avais emmené dans une petite sacoche en cuir, et nous prîmes la direction du Cercle.

Il Y avait beaucoup de monde et l’ambiance était déjà chaude. Tous ces jeunes lieutenants ou capitaines revenant d’opérations racontaient leurs campagnes sous les yeux émerveillés des jeunes et jolies mascaréennes. Un solide buffet nous attendait, que précédait le traditionnel apéritif de la Légion, le « képi blanc », moitié rhum, moitié lait concentré sucré, garni dans chaque verre d’une cerise confite pour lui donner une touche de couleur.

Le pick-up, confié pour la soirée au plus jeune des aspirants, déversait alternativement les derniers succès de Gilbert Bécaud -« C’était mon copain, c’était mon ami... » ou « Mes mains » - et ceux des Platters déjà très à la mode, comme « Only YOu » ou « The Great Pretender ». Les serveurs, légionnaires chevronnés et impassibles dans leur tenue blanche, proposaient sans cesse plateaux de petits sandwichs ou coupes de champagne aux convives bavards et aux premiers danseurs.

La soirée fut très animée, et vers 2 ou 3 heures du matin tous se mirent à chanter ces vieux airs de la Légion au rythme lent et nostalgique, venus de toutes les parties du monde.

Puis, dans un fraternel brouhaha d’adieux et de promesses de se revoir dont on savait qu’elles ne seraient jamais tenues, et aussi de souhaits de bonne année dont nous avions bien besoin et auxquels nous ne croyions guère, nous nous séparâmes.

Sur le trottoir, on échangea encore de vigoureuses tapes dans le dos ; les dernières plaisanteries fusèrent, et dans un grondement de moteurs les attardés disparurent. Quelques centaines de mètres nous séparaient des remparts de la vieille cité de l’émir Abd-el-Kader. Sortie de l’enceinte des fortifications, une longue allée d’un kilomètre environ conduisait directement à la ferme. Il nous fallut peu de temps pour la parcourir.

La nuit était très sombre, et pas une lumière ne filtrait de la maison. J’avais demandé à Mamoune de conduire pour aller moi-même ouvrir le garage. Je descendis de la 403, et, éclairé par les phares, je bataillai un peu avec la clef dans la serrure qui consentit enfin à céder. Deux minutes s’écoulèrent, à peine le temps nécessaire pour fermer le garage dans un claquement métallique, et, une lampe électrique à la main, pour atteindre et ouvrir la lourde porte en bois de la maison, que Grand-Père avait solidement verrouillée après notre départ. En refermant derrière nous cette dernière barrière, nous nous regardâmes, contents d’être à l’abri et en sécurité. En essayant de ne pas faire de bruit, nous sommes allés nous coucher !


Un long silence se fait : mes six auditeurs me regardent, un peu déroutés par ce banal dénouement. Ils espéraient visiblement mIeux.

  • Et... c’est fini ? demande enfin Cécile, un peu déçue.
  • C’est tout !
  • Mais, dit Paul dont la mécanique intellectuelle continue de fonctionner, pourquoi as-tu parlé de frousse réprostec... répossective... ou je ne sais plus comment ?
  • Ah, voilà ! dis-je, c’est effectivement là qu’il y a une suite à l’histoire ! Mais je vous la raconterai demain soir, il est tard maintenant, on va aller se coucher ! Des hurlements m’empêchent de continuer :
  • Non ! Tout de suite, raconte ! Promis, on ira se coucher très sagement et sans faire de bruit ! On veut la fin !

Comme je le prévoyais, je n’aurais pas le dessus...

  • La suite, elle nous a été racontée par Grand-Père, plus de deux ans après, lorsqu’il est revenu définitivement en France, au moment de l’indépendance de l’Algérie.

Il y avait, à la ferme, un vieil ouvrier qui se nommait Abderahmane. Il avait toujours été très fidèle et aimait beaucoup toute la famille. Il n’était pas très grand, mais droit comme un I dans son burnous de laine blanche.

Il devait avoir une bonne cinquantaine d’années mais on ne lui donnait pas d’âge. Ses traits étaient burinés, son visage couleur de cuivre était marqué de profondes rides et barré d’une grosse moustache noire. Et, au milieu de ce visage dur et sévère, on découvrait deux yeux d’un bleu extraordinaire comme en ont parfois les Kabyles, deux yeux francs et expressifs, à qui de petites pattes d’oie gravées en brun plus clair, donnaient un regard presque rieur.

Il avait longtemps été le responsable du troupeau de moutons, 200 ou 300 bêtes : c’étaient des Southdown (on disait des « soussedonnes ») des moutons à tête triangulaire et à forte encolure, un peu rustiques. Grand-Père en était très fier car ils donnaient une laine d’excellente qualité. La cérémonie annuelle de la tonte était un grand spectacle qui passionnait toujours les enfants !

Vers les années 1957 ou 1958, Grand-Père, qui avait confiance en lui, en avait fait le gardien de nuit de la ferme. Il habitait dans l’un des bâtiments, juste à côté de ses moutons qu’il n’avait pas voulu quitter complètement, et, toute la nuit, il faisait des rondes, vérifiait que les portes étaient bien fermées et qu’il n’y avait rien d’anormal.

Le matin, on le voyait dans la cour, accroupi, chèche sur la tête et drapé dans son burnous de laine, buvant sa tasse de café en l’aspirant avec beaucoup de bruit ; il souriait, ses yeux bleus plissés, disait « salam aleikoum », puis disparaissait et allait se reposer dans son petit abri à côté de ses chers moutons.

Quand Grand-Père a été obligé de partir en 1962, le nouveau gouvernement algérien l’ayant expulsé après avoir nationalisé son exploitation et confisqué sa maison et tous ses biens, Abderahmane est venu le trouver, un matin, devant la ferme. Le jour venait de se lever, et le soleil rasant éclairait ces belles vignes dont on tirait un si bon vin et que Grand Père avait plantées quinze ou vingt ans plus tôt. Elles jaillissaient, vert clair, avec leurs ceps noirs et tordus, sur cette terre rouge foncé, presque grenat, dont je n’ai jamais retrouvé la couleur en France.

  • Moulchi ! appela-t-il, ce qui voulait dire patron en arabe : c’est comme cela que l’appelaient ses ouvriers, sauf les très vieux qui l’avaient connu gamin et disaient « Jeannot ».
  • Oui, dit Grand Père, qu’y a-t-il ?
  • Moulchi, il faut que je te dise quelque chose.
  • Abderahmane, je sais ce que tu vas me dire : que tu m’aimais bien, que tu aimais bien aussi ma femme et ma famille, mes enfants...
  • Oui, moulchi, mais autre chose encore.
  • Que tu es triste de nous voir partir comme cela, en abandonnant tout, et en vous laissant, vous, mes fidèles ouvriers, dans un pays en pleine révolution... Je sais, mais que veux-tu que j’y fasse ? Je n’ai plus rien à moi, je dois partir, sinon le FLN viendra, me mettra en prison ou me fera égorger, va savoir. . .
  • Moulchi, c’est vrai tout ça, mais avant que tu nous quittes, je dois te parler !
  • Eh bien, vas-y, qu’as-tu à dire ?

Et Abderahmane racla sa gorge, cracha par terre et raconta.


Le canon qui, tous les soirs, annonce le couvre-feu, l’heure à partir de laquelle on n’a plus le droit de se promener sans autorisation, vient de tonner.

La ferme est calme en cette période hivernale. Peu de travaux aux champs. L’huilerie a cessé son activité, et le vieux Guellil s’occupe maintenant de graisser et d’entretenir toute cette machinerie et ces moteurs, et aussi de nettoyer les centaines de scourtins, ces disques en alfa dans lesquels on place la pâte d’olives pour la soumettre au pressage. Tout cela ne servira plus jusqu’à l’automne prochain. La vigne, affaiblie et décharnée, attend le printemps pour se donner de nouvelles couleurs, et exploser dans un jaillissement de vert clair et de jaune sur le sol aux teintes de brique cuite. Seuls, les oliviers bien alignés sur leurs collines moutonneuses conservent leur gris pastel et ignorent l’hiver. Le ciel, un peu plus pâle mais sans nuage, éclaire de rose les longues étendues ordonnées et sereines où s’allongent les ombres d’un soleil couchant.

Pensif, Abderahmane termine le tour de la ferme.

Le rectangle de grandes bâtisses blanches émerge dans le vallonnement des coteaux de Mascara. Un peu plus loin, la cave, longue et puissante charpente métallique, abrite sous son toit de tuiles les cuves hautes de deux étages où se fait, lentement, le vin que l’on boira l’an prochain.

Devant, et en haut du fronton, une inscription gravée dans la pierre en grosses lettres majuscules : « les Oliviers ». Mais le vrai nom de la propriété, c’est « Djenan Bey », le jardin du Bey. Car ici a vécu Abd-el-Kader, l’émir qui résista aux Français au moment de la conquête de l’Algérie, qui se battit longuement et se rendit enfin en 1843 au duc d’Aumale, après que toute sa suite - sa smalah - eut été cernée et faite prisonnière par ces Français qui aujourd’hui encore occupent le pays.

Djenan bey... le jardin de l’émir ! C’était là qu’habitaient sa famille, ses femmes, ses nombreux serviteurs et où il venait se reposer avant de reprendre son mouka1a, le long fusil à silex à la crosse incrustée de nacre et d’argent, signe distinctif du chef militaire, et de repartir faire la guerre.

À la veillée, le soir, au coin du feu, au fond des mechtas enfumées aux fortes odeurs de mouton cuit, on en parle encore. Et les anciens racontent ce que leurs pères et grands-pères leur ont narré, les yeux brillants, la voix un peu enrouée, lorsqu’ils étaient petits. Abd-el-Kader caracolant sur son petit alezan roux et vif, à l’encolure courbée comme tous ces chevaux arabes, à cause de ces mors d’acier qui leur meurtrissaient le palais, mais au pied sûr... Il fallait les laisser trouver leur chemin, les rênes longues, dans les ravins profonds et les sentiers caillouteux des Beni-Chougrane.

L’émir qui résista à l’envahisseur, tua et massacra sans pitié les prisonniers qu’il faisait, et ne se rendit que lorsqu’il fut assuré de l’aman, ce pardon donné aux braves et que la France lui avait promis.

La guerre, Abderahmane connaît.

Engagé volontaire en 1939, il a fait la courte et triste campagne de 1940. Raillé par les vieux qui, eux, avaient gagné en 14-18 contre les Allemands, il est revenu, honteux, dans sa province après l’humiliante défaite, et a insisté pour continuer à combattre, un peu plus tard, dans les rangs de la 1re DFL, au 22e bataillon nord-africain.

L’Italie, le Garigliano, Radicofani, et les galons de caporal gagnés au feu, lui ont redonné ce prestige dont il avait besoin pour être à nouveau considéré dans son pays d’origine. Dans son portefeuille de cuir rouge, il y a toujours son certificat de bonne conduite, et la copie, aux plis usés d’avoir été cent fois dépliée et montrée, de cette citation à l’ordre du régiment, durement acquise un soir de mai 1944 : il avait 34 ans.

Quinze années ont passé, gravant sur son visage les entailles de la vie, du soleil et des soucis.

Bien droit sous le chaud burnous dont il a rabattu les pans derrière son dos, Abderahmane termine le tour de la maison. Les portes métalliques sont toutes verrouillées. Dans la maison du commis Antoine Bedda, les lumières viennent de s’allumer derrière les barreaux de fer. C’est vrai, aujourd’hui, pour les roumis, c’est la fête, la fin de l’année. Ils vont chanter et boire et festoyer comme tous les ans. Et se réjouir d’avoir gagné beaucoup d’argent en vendant les richesses de ce pays qui ne leur appartient pas, le raisin et les olives, les moutons et le blé...

Tiens, remarque-t-il au passage, une brique est descellée, près de l’entrée des tracteurs. Il faudra le dire au commis ou peut-être même à moulchi, demain matin - sinon, très vite, le mur se gangrène et s’effrite comme une lèpre, sur une belle surface blanche.

Abderahmane se promet d’en parler au patron dès qu’il le verra. Il tire derrière lui le lourd portail de fer et regarde sa montre. Il est à peine 19 heures 30 et les frères ne viendront qu’à la nuit tombée. Vers 21 ou 22 heures. Il ira attendre leur signal, un ululement de chouette répété quatre fois que leur chef lancera à l’angle nord-est de la ferme, là où il a le moins de chance d’être repéré. Et il ira alors, tout doucement, ouvrir cette lucarne que plus personne ne connaît, au fond du hangar aux moutons, cette petite fenêtre sans barreaux, cachée de l’intérieur par des mottes de paille et de l’extérieur par un énorme aloès déraciné que l’on peut facilement déplacer. Les hommes en treillis kaki, aux mines fourbues, sales et mal rasées, entreront alors sans faire de bruit, souples comme des chats...

Abderahmane n’a pu s’empêcher de passer dans le vaste hangar où se pressent les moutons. Une forte odeur de suint l’agresse, tandis que les bêlements des mères et des agneaux l’accueillent dès son entrée. Pensif, il s’accoude sur la demi-porte en bois qui limite leur domaine. Le bélier Brutus, qui domine d’une forte tête l’ensemble du troupeau, se dresse et se fraie un chemin parmi les bêtes serrées les unes contre les autres, pour venir jusqu’à lui.

Des années durant, Abderahmane les a conduits, soignés, guidés vers des pâturages plus verts, a aidé à mettre au monde les agnelets malingres et tremblants qui sont maintenant de gros et gras moutons.

C’était le bon temps. On ne parlait ni d’indépendance, ni de FLN, de rançon et de meurtres. On vivait tranquillement, sans souci du lendemain, et si le salaire n’était pas très élevé, il tombait à chaque fin de mois, distribué d’une main équitable par le commandant, le comptable de la ferme.

Dans son gourbi sobrement meublé d’un lit, d’un tapis de prières et d’une petite armoire, Abderahmane réfléchit et compte les heures.

Depuis un an et demi déjà, il est le responsable politico-administratif du faubourg Faidherbe, ce quartier est de Mascara peuplé de riches colons mais aussi d’artisans, de commerçants juifs, français ou espagnols, qui emploient une importante main-d’oeuvre arabe, facile à convaincre et à embrigader dans les rangs du FLN.

Son rôle est double : d’abord obtenir de nouvelles adhésions au mouvement indépendantiste et récolter des fonds - soit spontanément, mais le plus souvent sous la menace. Ensuite aider, nourrir et héberger les moudjahidine lors de leurs passages dans la région.

Ce soir, ils seront neuf. Leur chef n’est pas un inconnu pour Abderahmane. C’est un jeune citadin qui parle arabe avec difficulté et qui a fait toutes ses études au lycée Lamoricière à Oran.

Mohammed Ben Lakhdar se destinait à la médecine et allait commencer son PCB à Alger en 1957 lorsqu’un de ses frères, Ali, qui avait adhéré aux idées de Ben Bella et participé à un ou deux attentats avec lui, avait été ramassé par la police française. Il avait été emprisonné et n’avait plus donné de nouvelles. Déjà travaillé par les syndicats d’étudiants qui lui reprochaient sa passivité, Mohammed Ben Lakhdar s’était rallié au FLN et y avait conquis ses galons.

Comme tous les néophytes, il faisait du zèle. Il avait appris, auprès de ses coreligionnaires l’art du couteau, et n’hésitait pas à trancher lui-même la gorge de tous ceux dont l’engagement lui paraissait timide ou qui ne respectaient pas les consignes du mouvement.

Le « sourire kabyle », ce coup de rasoir donné d’une oreille à l’autre, en tenant du pouce et de l’index le nez de la victime pour bien lui dégager la gorge, comme pour tuer les moutons, était sa spécialité, et il était très fier de son arme, un couteau à la lame de dix centimètres, affûté comme un rasoir, qui ne le quittait jamais.

Il était très vite monté en grade et commandait une katiba, une centaine d’hommes qui nomadisaient dans les monts de Frenda et les Beni Chougrane, semant la terreur dans ces zones riches, peuplées à la fois d’Européens et d’Arabes.

Un ululement quatre fois répété rompt le silence de la nuit. Abderahmane a vérifié qu’il n’y avait personne dans la cour et s’est dirigé vers le fond du hangar aux moutons, se frayant un chemin au milieu du troupeau, caressant machinalement l’une ou l’autre des brebis dont il reconnaît la tête ou la voix dans la demi-obscurité. À genoux dans la paille, il dégage l’entrée du soupirail. De l’autre côté, le gros aloès a été déplacé, et une dizaine d’hommes étendus sur le sol attendent le moment de passer.

Mohammed Ben Lakhdar a sa tête des mauvais jours :

  • Que faisais-tu ? Nous t’attendons depuis une demi-heure ! Tu étais avec tes amis français ? Les combattants risquent leur vie pour des gens comme toi, et tu ne t’en rends pas compte !
  • Mohammed Ben Lakhdar, je fais ce qu’on m’a dit de faire, et je travaille comme toi pour la cause, mais ma mission est différente.

Abderahmane le transperce de son regard bleu, conscient de son âge et de son expérience, mais un peu craintif devant les excès possibles de ce jeune et fougueux révolutionnaire.

  • Allez, dépêche-toi, donne-nous à manger ; nous n’avons que quelques heures pour nous reposer et nous devons repartir très tôt vers le sud.

Abderahmane a tout prévu : de la keshra, de la semoule et des fruits dérobés tout à l’heure devant l’office, où la petite bonne espagnole qui revenait du potager avait posé ses paniers.

Un faible lumignon laisse filtrer une maigre clarté sur le petit groupe silencieux assis en rond dans le gourbi d’Abderahmane. Les doigts s’agitent dans les deux plats de semoule, les gourdes d’eau circulent, quelques éructations fusent, les corps engourdis et fatigués se détendent.

  • Abderahmane, tu vas faire le guet dehors pendant que nous prenons un peu de repos. Va maintenant, et viens nous chercher à 2 heures et demie.

Sans mot dire, Abderahmane acquiesce d’un hochement de tête, se lève, entoure son crâne de son chèche et se dirige vers la porte. Lorsque les moudjahidine passent, c’est la règle, ce sont eux qui commandent.

Dans la cour où la lune éclaire pour peu de temps encore les bâtiments déserts, on n’entend que le piaffement des chevaux, le bruit de la chaîne du taureau qui s’agite dans son enclos, et les cris des oiseaux nocturnes.

Regardant le ciel étoilé, Abderahmane calcule que ses visiteurs ne repartiront qu’à la nuit noire, limitant ainsi les risques de mauvaise rencontre. Il lui reste deux heures à tuer avant d’aller les réveiller.

Comme chaque nuit, il va faire le tour de la ferme, tranquillement, attentif au moindre bruit, de son pas silencieux de chasseur. Comme chaque nuit, il revoit, par une inévitable association d’idées, les collines de Toscane aux reliefs arrondis, couronnées de fermes aux toits de tuiles entourées de cyprès, où il a passé deux ou trois mois en 1944, avant de connaître les froideurs de l’Alsace, la neige, les contre-attaques meurtrières des Panzers et les bombardements allemands.

Au fond, c’est là qu’il aurait dû s’installer, avec une de ces petites Italiennes aux cheveux noirs et aux yeux brillants à qui il aurait fait plein d’enfants. Mais pouvait-il deviner, il y a quinze ans, ce que deviendrait son pays, cette Algérie où il avait connu une jeunesse calme et heureuse ? Comment deviner qu’il serait mis devant ce dilemme : trahir son patron et s’engager dans une bataille dont il ne voyait pas l’intérêt, ou se faire trancher la gorge comme ce petit mouton qu’on avait sacrifié ce matin pour le repas de moulchi et de sa famille, demain ?

Assis par terre devant la maison du patron d’où ne filtre ni bruit ni lumière, Abderahmane réfléchit encore. La fraîcheur de la nuit de décembre commence à pénétrer ses os malgré l’épaisse djellaba. Avait-il vraiment le choix ? Il ne suffisait plus, maintenant, de payer l’impôt au FLN, il fallait être actif, surtout lorsqu’on vivait dans l’ombre des Français, et, pire, à leur service. Il fallait « s’engager », oui, c’est cela, c’était le mot qu’ils employaient pour convaincre ou forcer les tièdes ardeurs de la population musulmane plus soucieuse de calme et de bien-être que de révolution.

Il s’assoupit un peu, et brutalement, se réveille en sursaut. Il est 2 heures 25, juste le temps de revenir à son gourbi et d’aider Mohammed Ben Lakhdar et ses hommes à quitter la ferme.

En quelques minutes, la petite troupe est prête ; yeux gonflés de sommeil, barbus et décoiffés, les soldats rajustent ceinturons et treillis, se distribuent les armes et les paquetages hétéroclites, évitant soigneusement tout cliquetis métallique qui pourrait trahir leur présence.

  • Prêt ? demande le chef.

Dans la mauvaise lumière de sa lampe électrique, seule lueur qui éclaire la scène, il sonde le regard bleu d’Abderahmane. Est-ce pour le conforter ou pour l’intimider ? L’ancien tirailleur a, de son geste machinal, rejeté les pans de son burnous en arrière. Silencieux, il hoche la tête, fait signe à l’autre d’éteindre sa lampe de poche, et entrouvre la porte.

Tout est calme. Inutile de traverser l’étable aux moutons pour repartir par la lucarne cachée. À cette heure-ci, la sortie se fera par le petit portillon d’acier dont Abderahmane a la clef et qui donne directement sur l’entrée de la propriété, face au garage de moulchi.

Les gonds sont bien huilés ; la porte tourne en silence et les dix hommes franchissent, avec une souplesse de chat, les quelques mètres qui les séparent du fossé de la route.

  • Montre-nous le chemin jusqu’au ravin des orangers, murmure Mohammed. Après, tu pourras nous laisser, ajoute-t-il, un peu méprisant.

Abderahmane a refermé le portillon et a glissé la clef dans sa poche. Au moment où il avance, un bruit de moteur venant de la ville se fait entendre, et le double pinceau lumineux des phares d’une voiture roulant à vive allure balaie la route, éclairant le portail de la maison du patron et la façade du garage.

Pas de temps à perdre ! L’auto va vite et sera devant eux dans quelques secondes. D’un geste, Abderahmane fait s’écraser la petite troupe dans le fossé, à l’abri d’une rangée d’oliviers. Profitant du ronflement du moteur, les hommes ont rapidement armé leurs mitraillettes, et, doigt sur la détente, un peu crispés, ils attendent le signal de leur chef. Celui-ci, couché contre Abderahmane, a levé l’avant-bras et intimé le silence à sa troupe.

La 403 beige stoppe devant la porte du garage, à moins de dix mètres d’eux. Un lieutenant de Légion, en tenue, vareuse déboutonnée, en descend. La vitre, du côté conducteur, s’abaisse et un jeune visage féminin apparaît. Dans la lueur des phares, merveilleuse cible se découpant sur le blanc de la large porte, l’officier secoue un trousseau de clefs, hésite, se trompe en jurant à voix basse.

  • C’est la plus petite, celle qui a un anneau de ficelle, dit la jeune femme.

Mohammed Ben Lakhdar a sorti de sa poche le long rasoir qui ne le quitte jamais. Il le pose devant lui, sur l’herbe, et se tournant à moitié vers Abderahmane, passe sur son cou, d’une oreille à l’autre, son pouce retourné en un geste éloquent ; puis, un doigt sur ses lèvres pour imposer le silence, il se lève à moitié.

Abderahmane a jeté sa main, très vite, sur le couteau déployé.

  • Non ! murmure-t-il.

L’autre, interloqué, se laisse retomber à terre et dévisage, dans l’ombre, son interlocuteur.

  • Non, répète à voix à peine perceptible Abderahmane, c’est la fille de mon patron.
  • Et alors ?

La porte du garage a cédé durant ces brèves secondes. La 403 a bondi, éteint ses phares. Un claquement sec, la fermeture du vantail. Le jeune couple, une lampe électrique à la main, est maintenant devant la maison, hâtant le pas. La grille s’ouvre en grinçant.

Il est encore temps et Mohammed a sorti de son étui un pistolet P38.

Mais Abderahmane, d’une main ferme, lève le canon.

  • Non ! répète-t-il.

Dans la demi-obscurité, les deux regards s’affrontent, le regard noir de Mohammed qui filtre à peine entre ses paupières plissées, le regard bleu d’Abderahmane, dur et résolu.

Le chef de bande, maté, remet son pistolet à sa ceinture, crache par terre devant l’autre et jette :

  • Chien ! Allez, guide-nous maintenant !

La petite troupe qui n’a pas compris exactement ce qui se passait, se resserre. Courbés en deux, les hommes traversent un par un la route à nouveau déserte et se regroupent de l’autre côté.

Abderahmane a pris la tête de la colonne. Près de lui, l’œil mauvais, Mohammed Ben Lakhdar glisse son rasoir dans son étui après en avoir ostensiblement caressé le fil.

  • Attention à toi, chien, fils de chienne, dit-il, la révolution n’aime pas les traîtres !

  • Quelle angoisse ! murmure Cécile, en imitant sa tante et marraine dont c’est une des expressions favorites.
  • Et Abderahmane, qu’est-il devenu ? Les fellaghas l’ont tué ? demande Marc.
  • Non, répond Pierre Saint- Romain, mais lorsque nous sommes retournés en Algérie, en 1979, nous avons revu Abderahmane !
  • Raconte, raconte !
  • Il n’y a pas grand-chose à raconter. Nous avions décidé de revoir tous ces lieux qui nous tenaient tant à cœur. Nous avons donc embarqué une voiture sur un cargo Marseille-Alger, puis nous avons fait, en quinze jours, tout le tour de l’Algérie, d’Alger à Constantine, puis Biskra, Laghouat, Ghardaïa. Après le sud, nous nous sommes dirigés vers Mascara où nous avons passé quelques jours.

La ferme de Grand-Père avait été complètement transformée : les vignes avaient été arrachées et les oliviers étaient à l’abandon. La maison servait de bureaux à une compagnie d’assurances, et on ne reconnaissait rien : plus de jardin ni de tennis ni de piscine... Mais comme nous nous promenions autour de ces bâtiments, un ancien ouvrier de Grand-Père nous a reconnus.

Alors, le téléphone arabe a fonctionné, et deux heures plus tard, une dizaine de vieux étaient près de nous, nous invitaient à un couscous chez l’un, le lendemain, à un thé à la menthe chez l’autre, et le soir à un méchoui avec Ali, Guellil, et le gardien de nuit...

Et soudain, nous avons vu arriver Abderahmane. Il avait vieilli - il avait presque vingt ans de plus -, mais ses yeux bleus donnaient toujours un aspect insolite à ce visage encore plus brun, plus ridé et plus buriné qu’autrefois.

Il souriait et nous a tendu ses deux mains que nous avons longuement serrées. Il nous a parlé de sa famille, de ses enfants, nous a invités chez lui à prendre le thé...

Mais la nuit du 31 décembre 1959 n’a jamais été évoquée.

C’était un secret entre nous.

Jean Rudloff.

Extrait du livre "Le hasard ça n’existe pas et autres contes de la giberne. " 20 € + frais de port.

publié aux Éditions Italiques

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