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Souvenirs des Affaires Algériennes.

mardi 4 novembre 2008, par Pierre QUIEFFIN

Le Colonel Pierre QUIEFFIN a été chef de SAS de Turenne - Francis Garnier - Ménerville - Aïn El Ibel.

Son témoignage fait revivre les difficultés de mise en place des SAS.

Je reproduis d’autant plus volontier son article que Turenne a été mon cantonnement d’attache pendant près d’un an fin 1957.


Vendredi 30 septembre 1955 : débarquement à Alger. Après un séjour de 27 mois au Tchad et un congé de "fin de campagne", voici à nouveau affecté en Algérie où j’ai servi sept ans auparavant à la tête d’une compagnie de Tirailleurs Sénégalais. Mais cette fois placé en position hors cadres au titre du Ministère de l’Intérieur, je suis mis à la disposition du Gouverneur Général de l’Algérie afin d’exercer des fonctions administratives au terme d’un stage de formation de six mois.

Il faut dire que la rébellion armée qui a éclaté un an plus tôt dans le Constantinois n’a pas été maîtrisée et que l’on craint, sinon une insurrection populaire totalement impensable, du moins une extension en taches d’huile des zones d’insécurité. Parallèlement à une action militaire contre les "maquis" en voie d’organisation, il est apparu de la plus haute importance de rapprocher l’administration des administrés afin que ces derniers ne soient pas livrés à eux-mêmes... et aux hors-la-loi. L’infrastructure administrative est en effet fort légère. Les Communes Mixtes sont immenses et les Administrateurs trop peu nombreux pour exercer une action efficace sur la population par les intermédiaires que sont les Caïds. Or, il n’existe aucune réserve de fonctionnaires qualifiés pour renforcer le dispositif. On fait donc appel à l’Armée.

Dans un premier temps, c’est le Colonel Parlange qui arrive au printemps 1955 dans le Constantinois avec une poignée d’officiers des Affaires Indigènes du Maroc. Dans un deuxième temps, on a recours au Ministère des Armées. Ce dernier ne pouvant vider de leurs cadres les régiments nord-africains, est obligé de faire appel à des officiers de toutes armes sans qualification particulière pour une approche du monde arabe. Certains sont volontaires, d’autres sont désignés d’office. En ce qui me concerne, j’espère une nomination à Paris ou en Allemagne. C’est donc contre mon gré que je me trouve engagé dans cette aventure extra-militaire, aventure qui, pour moi, va durer cinq ans.

Samedi 1er octobre 1955 au matin : présentation au Colonel Constans, chef du cabinet militaire du Gouverneur général. Nous sommes là, vingt-quatre lieutenants ou capitaines de toutes armes, de toutes origines, de tous âges, quelque peu intimidés par cette intrusion dans le monde des fonctionnaires. Les plus inquiets sont bien entendu ceux qui n’ont jamais mis les pieds en Afrique du Nord (la moitié d’entre nous), ceux qui rêvent de baroud, de citations, de promotions, ne cachent pas leur mécontentement.

Notre stage doit débuter lundi matin et pour en donner le coup d’envoi, M. Jacques Soustelle, Gouverneur Général, nous convoque ce lundi dans la matinée en sa résidence du Palais d’Été. Son accueil est cordial, son propos bref : "Messieurs, la rébellion vient brusquement de s’étendre à l’Oranie. En conséquence, votre stage est supprimé et vous partez tous pour Oran par le train de ce soir. Chacun d’entre vous sera affecté dans une Commune Mixte du département afin d’y créer une Section Administrative Spécialisée. Dans cette subdivision nouvelle de la Commune, vous aurez compétence pour agir au nom de l’Administrateur en Chef... et de la France".

Adieu, Alger la Blanche ! Adieu femme et enfants qui ont suivi le chef de famille .. et qui sont là, sur le qui de la gare, un mouchoir à la main !

Le lendemain matin nous arrivons à Oran où nous sommes reçus sans perdre de temps à la Préfecture par le Préfet Lambert, véritable proconsul de la République entouré de tous les sous-préfets et Administrateurs-chefs de communes du département. Nos affectations sont prononcées d’emblée et chacun d’entre nous est immédiatement pris en charge par son patron.

Pour ma part, je suis nommé à Turenne, dans l’arrondissement de Tlemcen ; Turenne est une commune de plein exercice à la tête de laquelle se trouve un maire élu ; de ce fait, son territoire n’est pas de mon ressort. Font exclusivement partie de la S.A.S. les douars environnants de la commune mixte de Montagnac.

Mon chef hiérarchique est donc l’administrateur de cette commune. Il s’agit de M. Marmet, un fonctionnaire de grande classe dont la gentillesse à mon égard a été au niveau de sa compétence. Je vais dans le courant de l’après-midi partir avec lui pour Montagnac, chef-lieu de la commune, et cela, après avoir pris possession d’une jeep Delahaye, d’un pistolet et d’une boîte de cartouches. De leur côté, mes camarades sont dispersés aux quatre coins du département et je n’aurai plus l’occasion de revoir la plupart d’entre eux.

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Viaduc chemin de fer avant entrée de Turenne.

Montagnac est une petite bourgade en plein bled où l’on se sent très loin d’Alger et d’Oran. À la résidence du chef de commune, je reçois un accueil des plus cordiaux. J’y passe la nuit, mais le lendemain il me faut repartir sur Turenne car chaque officier a reçu l’ordre de rejoindre au plus vite son lieu d’affectation. M. Marmet m’accompagne afin de me présenter aux notables du coin. Comme tous les villages de "colonisation" Turenne ressemble davantage à un village français qu’à une agglomération nord-africaine. On ne s’y attarde pas. Les chefs de SAS doivent en effet s’installer au coeur des douars, et ma destination finale se situe 10 km plus loin, à Bou-Halou, usine de filtrage des eaux de la ville d’Oran.

Le directeur, M. Régis vit sur place avec sa famille et m’offre généreusement l’hospitalité. M. Marmet repart sur Montagnac et ce mercredi soir, quarante-huit heures après avoir quitté Alger, je suis à pied d’oeuvre avec une jeep, un pistolet, de larges crédits ouverts sans formalisme administratif et la tête pleine d’une foule d’informations sur le pays et ses habitants, qui heures. Des idées générales - plutôt que directrices - nous ont été fournies à chaque étape de notre voyage, mais il appartient à chacun d’entre nous de les interpréter pour les traduire dans l’action.

C’est ainsi que certains camarades vont donner la priorité au recrutement de trois attachés et au maghzen, d’autres à l’installation matérielle, d’autres à l’action psychologique et politique, d’autres aux travaux administratifs, d’autres au renseignement, d’autres à l’action militaire... II n’y a pas deux SAS qui se ressemblent. Cette diversité va se maintenir au cours des années, justifiée par la diversité de la géographie physique et humaine, mais la cause première en a été l’absence de directive précise sur l’activité multiforme que nous devions développer pour remplir notre mission, sur la hiérarchie des tâches à accomplir. Par exemple, concentrer en première urgence son activité sur la construction d’un bordj (un crédit de 30 millions nous est attribué), comme certains ont pu le faire, est une absurdité. On n’aménage pas le château quand les écuries sont en flammes (ou vice-versa).

À Bou-Halou, ma vie matérielle et ma sécurité sont assurées. Je dors sur un divan du salon et dîne fréquemment avec ma famille d’accueil. Les murs sont en béton et les installations sont gardées, d’abord par des préposés de l’usine, puis très rapidement par une compagnie des Groupes Mobiles de Sécurité (GMS), équivalent algérien des CRS métropolitains. J’ai en outre la chance d’être épaulé par M. Régis, Officier de réserve vivant depuis plusieurs années en contacts étroits avec les populations locales, il va grandement me faciliter la connaissance du terrain, des familles et de la vie locale.

Le lendemain de mon arrivée est consacré au recrutement d’un interprète, auxiliaire indispensable, puisque j’ignore tout de la langue arabe. Cet acte est important, car il conditionne les bons rapports qu’il me faut avoir avec les habitants. Sur renseignements recoupés de toutes parts, je choisis un sergent-chef retraité dont le loyalisme paraît sans faille. Je ne me suis pas trompé. Jour après jour il va se montrer digne de confiance et me rendre de très grands services. Par la suite je recruterai trois moghaznis pour assurer ma protection rapprochée et je m’en tiendrai là. Dans ma situation, avec Bou-Halou comme base et un champ d’action très perméable aux véhicules il est en effet parfaitement inutile et même peu recommandable pour symboliser l’Homme de la Paix de se déplacer au milieu d’une cohorte de gens en armes.

Mais tout le monde n’est pas logé à la même enseigne. N’est-ce pas, jeune lieutenant d’infanterie métropolitaine, chef de la SAS voisine sur la frontière algéro-marocaine ? Installé de but en blanc dans une école inoccupée, en pleine nature, située à quelque deux kilomètres d’une compagnie de Légion Étrangère, il bénéficie pendant la première semaine de la protection d’une section, protection temporaire jusqu’au recrutement de son maghzen. Comment un jeune officier qui foule pour la première fois le sol d’Afrique du Nord, qui ignore tout du pays et de ses habitants, qui se sent perdu au milieu d’une région inhospitalière, peut-il procéder à ce recrutement ? Le seul moyen est de faire confiance à son caïd, comme le lui a d’ailleurs conseillé l’administrateur-chef de commune. Le caîd se portant garant de trente volontaires, trente moghaznis sont enrôlés et armés... Et la section de Légion repart vers son bivouac. Pendant plusieurs semaines tout se passe normalement...

Les supplétifs montent la garde. Les rebelles ne se manifestent pas, sinon par quelques coups de feu isolés et lointains à la nuit tombée. Tout semble paisible et rassurant à tel point que l’officier, jeune marié, obtient l’autorisation de se faire rejoindre par sa femme.

Elle arrive d’Alger en une journée, et les deux tourtereaux de roucouler... Hélas ! les transports amoureux sont de courte durée ! La deuxième ou troisième nuit, c’est le drame. Tout près de l’école, un coup de feu claque, suivi de nombreux autres et de rafales. Le lieutenant bondit à la porte pour rameuter ses hommes et organiser la défense. Stupéfaction ! Il n’y a plus personne ! Tout le maghzen s’est évanoui dans la nuit. Le feu redouble d’intensité. Les balles traversent portes et volets et se fichent dans les murs et les plafonds des pièces. Les rebelles ne sont plus qu’à quelques mètres, et se glissent de part et d’autre de l’habitation pour tenter de couper le chemin de repli. Pistolet au poing, désemparé, l’officier en un instant comprend qu’il est trahi et que le salut ne peut être trouvé que dans la fuite. À "quatre pattes" avec sa femme en chemise de nuit, il sort par une porte dérobée et réussit, grâce à l’obscurité et servi par une chance inouïe, à passer à travers les assaillants. Après une course éperdue, le couple parvient à rejoindre le poste militaire en état d’alerte, mais à quel prix ? La perte de trente fusils vaudra trente jours d’arrêts de rigueur à l’officier, avec remise à la disposition de son arme... et le profond traumatisme que j’ai pu constater par la suite.

Dieu merci ! Le climat de Bou-Halou est beaucoup plus serein. Le pays n’est pas en état de rébellion. Les voitures et les trains circulent librement. La vie économique est normale. Les rapports entre Européens et Arabes ne sont pas sensiblement altérés. Toutefois, ce n’est plus tout à fait la paix. Une vingtaine d’hommes, jeunes pour la plupart, ont "pris le maquis" avec leurs armes de chasse. Très vite, j’apprends à connaître leurs noms ( car ils sont fichés depuis des années par la Gendarmerie pour leur action politique anti-française), leurs habitations, leurs familles, et même les zones retirées où ils se cachent avec d’autres hors-la-loi venus d’ailleurs. Je sais qu’ils reviennent de temps à autre chez eux afin d’y passer une nuit sur la couche conjugale. Leurs activités restent modestes comme s’ils étaient encore impressionnés par leur audace après avoir "franchi le Rubicon". Ils se livrent à des sabotages, commencent à percevoir un impôt et mettent en place une organisation politico-administrative pour s’assurer de la complicité de la population. Ce n’est pas encore la guerre, mais ce n’est plus tout à fait la paix.

La France néanmoins conserve toutes ses chances de surmonter cette crise. S’il existe une indéniable solidarité arabe, qui s’étend d’ailleurs bien au-delà des frontières de l’Algérie, le nationalisme algérien est pratiquement inexistant dans le peuple. Les rebelles eux-mêmes agissent beaucoup plus par racisme, haine de la France et ambition personnelle que par idéal patriotique.

Ce qui me paraît le plus urgent, c’est de prendre contact avec la population, "voir et se faire voir", s’intégrer dans le pays et faciliter la vie de ses habitants en tout domaine. À cet effet, toujours flanqué de mon interprète et parfois d’un ou deux gardes du corps, je pars dès l’aube sur le terrain et j’en reviens à la nuit tombante. Jour après jour je visite toutes les familles, sondant les cœurs, recevant les doléances, abordant des problèmes administratifs de tous ordres, recueillant des renseignements, tranchant dans les chikayas, et surtout parlant de la France et des perspectives qu’elle ouvre à l’Algérie. Partout, même dans les familles qui comptent des hors-la-loi, je reçois un très bon accueil, avec la déférence qui s’impose vis-à-vis d’un officier français.

Je constate que malgré Diên Biên Phu et notre départ d’Indochine l’année passée, le prestige de l’armée française est encore très grand. Aux yeux de la plupart, sa puissance rend dérisoire la rébellion de quelques groupes d’individus. Cette armée française va fatalement intervenir, et le pays dans ses profondeurs attend en retenant son souffle.

L’événement attendu survient un beau matin sous la forme d’une opération de ratissage exécutée par un bataillon qui débarque à Bou-Halou sans crier gare et se déploie face à une vallée profonde de quatre kilomètres, vallée que je sillonne journellement et dont je sais pertinemment qu’elle n’abrite aucun rebelle dans la journée ! Non seulement je n’ai pas été avisé de cette opération, mais pendant son déroulement, son commandant m’ignore superbement comme il ignore d’ailleurs l’Administrateur et le Brigadier de Gendarmerie accourus pour se mettre à la disposition de l’autorité militaire.

Comme il était prévisible, cette première intervention est un fiasco complet... et les troupes rembarquent "Gros-Jean comme devant " ! Pourquoi le commandement a-t-il cru bon d’engager ainsi à la légère le prestige de l’Armée ? Si le résultat militaire est nul, le résultat psychologique ne l’est pas, mais il est négatif, et j’enrage devant ce gâchis, car je possède déjà de nombreux et bons renseignements.

Cette absence de coordination entre les différentes autorités ou services français, qui devraient mettre l’intérêt général du pays au-dessus des ambitions personnelles et faire litière de cet individualisme gaulois qui nous a causé tant de déboires au cours de notre histoire, me remplit d’inquiétude quant à l’avenir de l’Algérie.

Fort heureusement, à quelque temps de là, la France va redorer son blason. Une opération militaire est décidée, mettant cette fois en œuvre des moyens beaucoup plus importants. Le colonel de Tirailleurs marocains qui en assume la direction (je revois encore son crâne chauve rond comme une boule et ses yeux malicieux) associe à son opération l’administrateur Marmet. Le Brigadier de Gendarmerie et moi-même qui lui fournissons des renseignements très précis sur le pays et les rebelles.

En cours d’opération, je ne quitte pas le P.C. où je suis fréquemment consulté. Le résultat dépasse toutes nos espérances. Pris à revers, une dizaine de rebelles en armes (soit la moitié des hors-la-loi sur le territoire de la S.A.S.) parviennent à se glisser sans se faire repérer jusqu’aux premières maisons de l’agglomération de Turenne.

Mais là ils sont à notre merci. Une fouille approfondie permet de les découvrir et ils se rendent sans combattre, paralysés par la peur. Ce succès de l’armée a un retentissement considérable. En quelques heures la nouvelle est colportée de proche en proche jusque dans les endroits les plus éloignés. Une autre nouvelle non moins sensationnelle se répand comme une traînée de poudre : l’organisateur de la base de recueil des rebelles et leur chef, resté dans la légalité, n’est autre que le premier adjoint musulman du maire de Turenne, propriétaire aisé et l’une des personnalités insoupçonnables le plus en vue de la région. Bien entendu il est arrêté sur-le-champ et l’on découvre chez lui armes et documents.

Sous peine de perdre la face après, cet échec spectaculaire, les fellaghas encore en liberté sont dans l’obligation de s’affirmer par une action d’éclat pour frapper les esprits et renverser le courant d’une opinion publique qui penche vers la France victorieuse, ils assassinent, par une belle nuit le Garde champêtre d’un douar.. C’est le premier mort d’une longue série ! ’"

Et comme nous sommes toujours dans un état de droit, l’ancien combattant d’Indochine que je suis voit arriver avec stupeur sur les lieux du crime, outre les gendarmes, le procureur de la République de Tlemcen, un juge d’instruction ainsi qu’un médecin légiste. Tandis que ce dernier procède à l’autopsie sur une table improvisée à proximité immédiate du gourbi du défunt, je me pose la question : "le calibre et le trajet de la balle ont-ils donc une telle importance pour la suite des événements ?"

Le plus important c’est, sans doute, l’écho de cet assassinat dans la population. Tout le monde sent qu’un nouveau pas est franchi vers l’insécurité et l’aventure. Chaque habitant, plus ou moins, est en danger, et chacun se demande qui sera la prochaine victime. La peur, véhiculée à la vitesse du "téléphone arabe", entraîne un mutisme général.

L’âge d’or des libres propos est terminé et ma mission va devenir beaucoup plus difficile à remplir. Les plus menacés sont bien sûr les Caïds, Gardes champêtres et Anciens Combattants. Ces notables ont leurs petites entrées à la Préfecture. Ils se précipitent à Tlemcen et à Oran pour demander aide et protection. Malheureusement, il est impossible de leur assurer une protection individuelle, car ils sont trop nombreux et trop dispersés. Alors, que faire ? Le Préfet Lambert a une idée : puisque ces braves gens qui ont fidèlement servi la France continuent à clamer bien haut leur loyalisme et déclarent vouloir se défendre, donnons-leur des armes. Aussitôt pensé, aussitôt décidé. Sans consultation préalable de ses subordonnés qui, sur le terrain, sont au contact des réalités, il prend une décision audacieuse : distribuer des fusils aux volontaires. À cette nouvelle, je suis atterré et j’interviens aussitôt par la voie administrative pour faire annuler l’opération projetée.

L’ auto-défense, en effet, ne peut être que collective. Or l’habitat de la S.A.S. est dispersé sur 200 km2. Aucune unité militaire ne stationne dans un rayon de 30 km. Comment peut-on imaginer qu’un homme isolé, armé d’un fusil, puisse utiliser son arme contre les fellaghas cernant son habitation sans se condamner à mort ? Peut-être le préfet est-il un joueur de poker, mais c’est un mauvais joueur, car les chances de gagner sont nulles. Quoi que je puisse penser, il maintient sa décision. Ce qui l’intéresse d’ailleurs, c’est davantage le coup médiatique que le bilan final de l’opération. Et le grand jour arrive. Une soixantaine de fusils Lebel modèle 07-15 avec baïonnettes ainsi que des caisses de munitions sont installés sur un terre-plein au centre du bourg de Turenne.

Toutes les autorités civiles et militaires de la région sont là. Une nuée de journalistes, de reporter radio, de photographes, s’agitent en tous sens. Une section rend les honneurs, et, tandis qu’une musique militaire attaque la Marseillaise, le préfet se fait photographier sur fond de drapeau tricolore remettant le premier fusil au premier volontaire.

Événement spectaculaire, propre à redonner confiance aux Français musulmans, pensent certains. Tel n’est pas mon avis ; mais la discipline faisant la force principale des armées, j’exécute les ordres. Je distribue donc soixante fusils à soixante notables et Anciens Combattants que j’avais préalablement sélectionnés, sur des critères de loyalisme et de bravoure, à partir de renseignements recueillis hâtivement. Comment être sûr de faire le bon choix lorsqu’on a seulement quelques semaines de présence dans le pays ? Le préfet repart pour Oran. Les hommes armés s’égaillent dans toutes les directions. Le lendemain, Turenne est à la une de tous les journaux.

Au cours des semaines suivantes, ce qui devait arriver arriva ! Non seulement aucune cartouche n’a jamais été tirée, mais chaque matin, un volontaire ou deux, la mine basse, venait me rendre compte de l’enlèvement de son arme par les rebelles... jusqu’au moment où la moitié de l’armement ayant disparu, il fallut récupérer en catastrophe ce qui restait. Mais mes jours à BouHalou sont comptés. Le capitaine commandant le Groupe Mobile de sécurité rêve de devenir dans cette région ce que le Général Giraud était à Alger : commandant en chef civil et militaire. Pour réaliser ce rêve, il lui faut m’éliminer et me remplacer tout en conservant son commandement... Pour y parvenir, tous les moyens sont bons et parmi eux, les plus ignobles qui soient. La crise devient extrêmement aigüe. Après une enquête conduite par le capitaine de Gendarmerie, le Sous-Préfet rend un jugement de Salomon prononçant la mutation simultanée du Groupe Mobile et du Chef de SAS.

Et c’est ainsi qu’après un mois et demi d’activité intense, tous mes efforts sont réduits à néant. Après mon départ, viendra pour me remplacer un officier qui recommencera ce que j’ai fait. En prenant congé du maire de Turenne, je lui déclare : "Je pars, mais la France reste. Espérons qu’elle restera encore longtemps".

Article du Colonel Pierre QUIEFFIN.

Paru dans la revue Les SAS N° 30 d’octobre 2008.


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