Cependant, l’ensemble de ceux qui portaient l’uniforme, d’un côté comme de l’autre, n’a pas failli et n’a pas participé à des actes de violence ou de torture.
En outre, contrairement à des idées reçues, aucun des camps ne peut prétendre détenir le monopole de la morale ou de la vérité.
Dernièrement, j’ai eu l’occasion d’entrer en contact avec René ROUBY qui a vécu une expérience tragique en 1959. Son chemin douloureux a pour cadre la forêt d’Akfadou, près de Bouzeguène et celle de Tigrine près de Tabarourt ; l’un de ses libérateurs est de Bouzeguène.
Mais surtout, ce qui est extraordinaire dans son témoignage, c’est son cheminement personnel : après les épreuves endurées, René nous parle d’espérance avec conviction et sincérité.
Dans la préface du livre de René "otage d’Amirouche", Jean Paul Mazot cite Voltaire "La vérité est un fruit qui ne doit être cueilli que s’il est tout à fait mur " et d’ajouter "Après avoir laissé du temps au temps, quarante années ont passé, l’heure a peut-être sonné de clamer cette vérité même si parfois elle risque de s’avérer surprenante."
Au nom de la vérité et de la main tendue par ceux qui ont souffert, voici le témoignage de René Rouby, tiré de son livre "Otage d’Amirouche" 3e édition.
Claude.
Pour des raisons technique, le texte de cette conférence est scindé en deux articles.
L’ensemble est présentée au format pdf in fine de la partie 2.
Conférence et Témoignage au sujet de mon enlèvement par des Fellaghas le 21 janvier 1959. (Extraits). par René ROUBY.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
En vous remerciant pour votre invitation à venir vous parler d’un sujet qui m’est particulièrement cher, je voudrais simplement dire que mon intervention se situe dans le cadre du devoir de mémoire sur la guerre d’Algérie et que je bénéficie, entre autres, du soutien moral de la Fédération André Maginot qui a bien voulu par ailleurs parrainer mon ouvrage sur ce sujet et dont je salue ici le représentant régional.
Je vais donc vous parler d’un fait tragique qui s’est déroulé, parmi tant d’autres en Algérie il y a quelque 49 ans…Cette histoire, c’est un drame que j’ai vécu, c’est une souffrance que j’ai endurée, mais c’est surtout un témoignage et des souvenirs que je souhaite vous faire partager, sans agressivité, mais sans complaisance non plus… Oui, je vais vous parler de ce que m’a réservé le destin en cette année de mes 18 ans.
Fait prisonnier et pris en otage par le F.L.N, j’ai été un acteur et un témoin involontaire d’événements qui se sont déroulés entre septembre 1958 et mai 1959 en Grande Kabylie. Le récit que je vais vous faire et le livre que j’ai écrit « Otage d’Amirouche, témoigner pour le souvenir » sont ainsi ma modeste contribution à ce devoir de mémoire et de vérité dont on parle tant depuis quelque temps sur cette guerre d’Algérie.
Tout ce qui se dit sur la torture et les sévices pratiqués là-bas à cette époque, tous ces discours qui dans, leur grande majorité, ne veulent faire voir qu’un seul côté de l’horreur de cette guerre et dont la partialité parfois excessive a pu porter atteinte à la dignité des centaines de milliers d’hommes, notamment des anciens qui ont combattu en Algérie, tout cela donc m’a poussé à donner mon témoignage et ma part de vérité entre autres par respect pour mes camarades morts en captivité.
Cette vérité ainsi définie par le célèbre orateur romain Cicéron : « Qui ignore que la première loi de l’histoire c’est de s’interdire d’avancer quelque chose de faux ? Et ensuite d’oser dire tout ce qui est vrai ? »
Pour conforter ce témoignage je voudrais vous citer ici quelques phrases écrites par un homme au parcourt exceptionnel : le commandant Hélie de Saint Marc :
« Les témoins, dit-il, sont le sel d’un pays. De près, ils brûlent la peau, car personne n’a envie de les entendre. Mais ils persistent, solitaires et tristes, accrochés à leur mémoire… pour éviter que nos enfants aient un jour les dents gâtées par les raisins verts de l’oubli… …Ecrire, écrire et raconter non pour juger, mais pour expliquer…Ne pas lâcher prise pour celui dont l’amour est resté là bas dans une colline de l’Alma…et parce que l’Histoire est un orage qui hache les hommes comme du bois sec… »
Oui, cette guerre a été dure et sale des deux côtés, mais connaît-on une guerre douce et propre ? Et pour ma part je n’ai pas oublié ce que j’ai vu et vécu là-bas
Mes souvenirs sont toujours présents qui s’enchaînent et m’entraînent sans cesse vers ce pays qui m’a pris un peu de ma jeunesse…faisant de moi un « miraculé » par rapport à mes camarades, notamment Joël, qui sont morts dans la forêt de l’Akfadou.
Et voyez-vous il a fallu longtemps, oui, longtemps pour que le temps qui passe calme, atténue puis fasse disparaître cette haine, cette rancune et cet esprit de vengeance qui m’habitaient.. En outre, cette vengeance que je nourrissais ne faisait d’ailleurs tout compte fait que me faire souffrir inutilement m’empêchant ainsi de retrouver calme et sérénité. Mais si aujourd’hui je n’ai plus de rancune, je n’oublie pas pour autant ce que mes camarades et moi avons enduré pendant des mois interminables.
Répondant en août 1958 à l’appel du gouvernement du général de Gaulle qui voulait des volontaires métropolitains pour aller « faire l’école aux petits Algériens », j’avais été candidat à un poste « d’instructeur du plan de scolarisation de l’Algérie », pensant avoir trouvé là une opportunité pour assurer mon avenir, et unir ainsi ma soif d’aventure à mon désir d’exercer un métier qui devait me mettre en contact avec la jeunesse.
Du fond de ma Lozère natale dans la paix et la douceur de mon village, je croyais l’Algérie au bout du monde et j’étais loin d’imaginer ce qui se passait là-bas. En effet à la maison, on ne parlait pas de ce qui s’y déroulait, et seules les quelques lettres de mon frère alors en garnison à Oran nous donnaient une vague idée de la tragique situation de ce pays. N’oublions pas par ailleurs qu’une censure sévère et vigilante était établie et que les journaux ne rapportaient qu’une partie de ce que l’on nommait pudiquement « les événements d’Algérie »
Ma demande ayant été acceptée, et doté de l’autorisation de mes parents, car à 18 ans, j’étais encore mineur, je suis donc parti fin septembre pour cette région française en guerre non déclarée, qu’on appelait « maintien de l’ordre », direction Tizi-Ouzou.
Parti en bateau de Marseille, en arrivant à Alger on peut imaginer le choc que j’ai ressenti. Émerveillé par cette ville blanche qui descend en cascade jusqu’à la mer et par son atmosphère orientale qui y régnait, j’étais intrigué par les charmeurs de serpents, les gens en burnous et turbans, les femmes voilées, les gosses nu-pieds, les étalages des marchands, bref un univers que je n’avais jamais rencontré dans ma chère Lozère ! Je ne voyais même pas les patrouilles de soldats qui sillonnaient Alger. Le dépaysement était total. C’était du Jules Verne en vrai !…cet auteur qui avait alimenté mes rêves de jeunesse…
Quelques heures plus tard, je montais dans la micheline qui à travers la campagne algérienne m’emporta jusqu’à Tizi-Ouzou, le chef lieu de la Grande Kabylie. J’y resterai 3 semaines, en stage dans une école de la ville, vivant avec les militaires, partageant chaque jour leurs repas et leur logis avant d’être transporté par hélicoptère jusqu’au douar des Béni-Yenni, en plein cœur du pays kabyle. Quand je dis en hélicoptère c’est parce que les routes n’étant pas sûres, il était exclu de circuler hors de convois de militaires et ceux-ci n’étaient pas organisés tous les jours
Car en 1958, la grande Kabylie était toujours en proie à de violents soubresauts infligés à l’ALN par les forces de l’ordre. De nombreuses opérations secouaient chaque jour la campagne kabyle avec hélas son lot de peine, de douleurs et de morts. Mais surtout elle était au cœur d’un tourbillon de violence inouïe provoquée par Amirouche, qui avec ses purges sanglantes se chargeait lui-même de détruire ses propres troupes. Je vous en parlerai un peu plus tard…
Le douar des Béni Yenni, perché à plus de 1000 mètres d’altitude, avec une vue extraordinaire et imprenable sur la grande montagne du Djurdjura, est célèbre, encore aujourd’hui pour les bijoux kabyles qui y sont fabriqués et dont la ciselure et d’une finesse incomparable.
- Agouni Hamed, paisible petit village sur un piton
Rejoint par 5 autres camarades, nous formions ensemble un groupe dynamique et plein d’ardeur, le plus jeune, moi, 18 ans et demi, le plus âgé 24. J’avais été affecté à l’école de Agouni-Hamed avec Joël Caye, un jeune homme de Baccarat (Meurthe-et-Moselle).
Le premier trimestre s’est déroulé sans incident. Nous faisions de notre mieux pour assurer aux petits Kabyles l’enseignement et la présence de la France à travers nous.
La tâche était rude, mais exaltante et sous la protection de la S.A.S. nous restions relativement étrangers aux événements qui se déroulaient dans tout le pays.
Nous aidions certains commerçants du village à faire leurs comptes, nous soignions les gamins…Bref, par notre attitude neutre, nous pensions avoir la confiance des gens dont certains d’ailleurs nous invitaient dans leurs maisons, tel ce grand-père qui pour me remercier d’avoir soigné son petit fils, nous offrit une soirée dans sa mechta qui fut vraiment à la hauteur de l’hospitalité kabyle...
Ce patriarche dans sa djellaba blanche imposait le respect. Sur sa poitrine une médaille militaire brillait, souvenir de sa campagne de France en 1940…Son fils était au maquis, c’était un fellagha, et lui, le grand-père, s’occupait de la famille…
J’en arrive à présent à ce jour où tout a basculé dans l’horreur, à ce tragique rendez-vous que nous donnait le destin comme je le disais plus haut, et qui allait nous transformer, Joël et moi en otages du F.L.N., entre les mains des fellaghas…
Le 21 janvier 1959, un mercredi, vers 16 heures, quelques minutes avant la fin de la classe, on frappe violemment à la porte…Les garçons poussent un grand cri…Un commando de rebelles armés de pistolets mitrailleurs fait soudain irruption dans notre école. En quelques minutes et sans aucune possibilité de résister, Joël et moi étions enlevés et poussés sur le sentier qui nous menait au maquis… dès cet instant va commencer une épreuve qui pour moi durera 114 jours.
C’est la fuite dans l’inconnu. Nous courons, poussés en avant, la peur au ventre, sans comprendre ce qui se passe, mais déjà sans illusion pour notre proche avenir. A un moment, le groupe fait halte et on nous pousse contre un mur. Va-t-on nous tuer ? Non, le chef du commando nous dit que la route va être longue et nous donne des fruits : oranges, dattes, figues : « Mangez,dit-il, on va marcher longtemps. »
- Le maquis kabyle, sauvage et inquiétant.
Mais avant de reprendre la course, les fellaghas nous attachent les mains avec une corde et nous entraînent, à travers les bois dans le maquis et le djébel, par une marche forcée et épuisante. Très vite, Joël, malade et à bout de souffle ne peut supporter ce rythme et s’écroule à plusieurs reprises. Je devrai alors soutenir mon camarade et le porter pendant cinq jours et cinq nuits qui se passeront à marcher sans cesse sous les coups et les sarcasmes de nos ravisseurs qui riaient de notre douleur et de notre peur.
Joël et moi étions devenus amis dès les premières heures de notre rencontre. Le même âge, le même idéal, la même éducation faite du respect des principes moraux, spirituels et familiaux, l’éloignement de nos familles nous avaient rapprochés et créé une amitié forte et sincère.
Et cette terrible épreuve allait faire de nous des frères unis dans le malheur et la souffrance…
Pour aller plus vite, les fellaghas nous frappent à coups de crosses, à coups de poing, à coups de pieds ; les haltes seront rares et courtes. C’est d’ailleurs au cours de la première de ces périodes de repos, le premier soir, qu’on dressera un inventaire de nos affaires et qu’on nous annoncera que nous serions jugés par le colonel Amirouche.
Le peu que nous avions appris sur cet homme nous terrorisa et nous crûmes alors que nous n’en reviendrions pas, car la réputation d’Amirouche était connue sur tout le territoire algérien. Je vais vous parler un peu de ce terrible personnage qui terrorisa toute une région pendant des années. Ce que je vais vous dire est particulièrement dur à entendre, mais cela fait partie de la vérité historique
De son vrai nom Aït-Hamouda, Amirouche est né le 13 octobre 1927 à Tassaft, dans les Béni-Yenni .
Arrêté en 1950 par la police, il est emprisonné puis interdit de séjour à Alger. Il arrive en France en 54. Là il milite au sein du MNA et tout naturellement revient en Algérie lorsqu’éclatent en novembre les évènements. Il remonte dans son douar et s’engage dans l’ALN.
Responsable de la sécurité du congrès de la Soumman du 20 août au 4 sept 1956, il va s’affirmer par son caractère dur et une endurance à la fatigue hors du commun. En 1957, il va en Tunisie et y restera 3 mois et en revient avec le grade de colonel, chef de la wilaya 3. Il va alors semer la terreur en Grande Kabylie et mériter le triste surnom de « boucher de l’Akfadou », avec, ce que l’on va appeler, la Bleuïte.
Amirouche, averti un jour que ses troupes seraient infiltrées par des espions à la solde du MNA (parti adversaire du FLN) est très sensible au discours qu’on lui tient et devient obsédé par ces trahisons supposées. En fait, il s’agissait d’une opération d’intoxication montée par un officier français des renseignements : le capitaine Leger.
Un climat d’espionnite va très vite s’installer dans son secteur. Il écrit aux chefs de zones une lettre dans laquelle il exprime son inquiétude, demande une grande vigilance et ordonne des consignes d’une sévérité extrême.
Dès lors, dénonciations, arrestations, interrogatoires au sein de la wilaya 3 se succéderont à un rythme de plus en plus rapide et effrayant. Tortures atroces et violences bestiales sur les « pseudo- espions » feront dire n’importe quoi aux malheureux suspects qui avoueront tout et dénonceront d’autres camarades avant d’être mutilés, égorgés, tués.
La mention, « décédé pendant l’instruction », sera la maxime de l’équipe de tortionnaires dirigée par le sinistre capitaine Mayouz Ahcène un obscur chef de zone qui était devenu le bourreau d’Amirouche. Il mettait d’ailleurs en application ce qu’il avait appris lors de la 2e Guerre mondiale, dans les services spéciaux des S.S. allemands dans lesquels il s’était engagé. Tout membre de l’ALN, du simple fellagha aux officiers, sera soupçonné et ira ainsi grossir en quelques mois les charniers de l’Akfadou.
Des milliers de cadavres seront plus tard découverts dans la forêt, victimes de cette formidable intoxication montée par le capitaine Léger du service de renseignement français.
Ce sera donc la fameuse « bleuïte » ainsi appelée parce que les supplétifs de la casbah et les fellaghas ralliés et retournés par le capitaine Léger étaient habillés couleur bleu de chauffe. Surnommé « Le loup et le boucher de l’Akfadou » par l’armée et la population, Amirouche fera également massacrer des centaines de civils, malheureux fellahs du bled, accusés de collaborer avec les Français semant ainsi la terreur dans toute la Kabylie.
La défiance d’Amirouche à l’égard de son entourage était telle que lorsqu’il quittait un secteur, tout déplacement de quiconque était interdit pendant 24 heures afin de ne pas faciliter une embuscade suite à une information sur ses trajets.... Particulièrement méfiant à l’égard des jeunes femmes qui venaient au maquis pour servir l’ALN, il les obligeait à subir un examen médical pour vérifier leur virginité « car, c’est bien connu, disait-il, les espionnes couchent avec leurs chefs ! »
Pour Amirouche, la non-virginité était une preuve de trahison et la malheureuse fille était exécutée aussitôt.
Pour plaire à son chef et satisfaire son abominable perversité Mayouz Ahcène, surnommé « Ahcène la torture ou encore « le Heichmann kabyle » avait inventé un supplice particulièrement atroce appelé « le supplice de l’hélicoptère »….
Et tous les témoignages que m’ont fait des dizaines d’Anciens d’Algérie, montrent, s’il le fallait, que le cauchemar « Amirouche » n’était pas un mauvais rêve, mais hélas une douloureuse et honteuse réalité.
Ces purges donc, dues à la bleuite, saignèrent la willaya 3 et quand Amirouche mourra le 29 mars 1959, la Kabylie respirera.
Amirouche est bien mort en effet ce 29 mars 1959 dans le djébel Thameur avec Si Haoues chef de la wilaya 4, abattu dans la région de Bordj de l’Agha, alors qu’il se dirigeait vers la Tunisie pour y faire un rapport sur ses méthodes de combat et en revenir avec le grade de général de toute l’ALN… Une embuscade fut tendue par l’armée, notamment par les hommes du colonel Ducasse du 6e RPIMA et du 4° Régiment de Tirailleurs entre autres…
Cette opération qui causera la mort de 6 soldats français et 18 blessés plus un avion T6 et son équipage qui s’est écrasé, fera, sur les 2 jours qu’a duré l’opération, 126 tués rebelles dont Amirouche et Haoues.
Mais je reviens à présent à mon récit et à ce repos du premier soir qui sera de courte durée. En pleine nuit pour nous soustraire à une patrouille française on nous entraîne soudain dans la forêt jusqu’à une cache, un trou dans la terre où on nous enferme avec 2 fellaghas, dans le noir, le silence et la peur…Cette peur qui nous prend au ventre et ne nous quittera plus.
Quand, plusieurs heures plus tard, on nous sortira de cet abri, à demi asphyxiés, ce sera pour reprendre la piste à travers le maquis kabyle.
5 jours et 5 nuits de marche, Mesdames et Messieurs, pour arriver enfin au camp, trois cabanes en branchages dans une clairière, en plein cœur de la forêt de l’Akfadou. L’une sert aux fellaghas, une autre d’entrepôt, la troisième est la prison.
On nous enleva les cordes qui entravaient nos mains…des chaînes les remplacèrent. Ravalés à la condition de bêtes, notre rang d’esclaves se concrétisait par ces entraves. Ces chaînes, je ne les ai jamais oubliées. Une couverture sale et déchirée, une boite de conserve, une cuillère furent les seules choses qu’on nous donna. À compter de cet instant, la vie s’est arrêtée.
Et c’est ainsi que Joël et moi avons rejoint d’autres « prisonniers de guerre et politiques ». J’en compterai 26, des civils, des Arabes et des soldats français qui nous expliqueront rapidement qu’ici règne la discipline d’un camp de concentration. Défense de parler à haute voix, défense de se lever sans permission, corvées fréquentes et sujettes à sanctions et brimades. Selon l’humeur du gardien, on peut être battu ou privé de nourriture.
Dans cette hutte en branches avec des fougères comme paillasse, nous étions disposés sur 2 rangées face à face. Un gardien se tenait assis à l’entrée près d’un feu qui brûlait nuit et jour, surveillant nos gestes et notre attitude…
Nous étions hors du temps qui passait…les jours et les nuits avec ou sans sommeil. Le sommeil, autre oubli, autre silence, permettant à l’innocent qui s’endormait d’être enfin apaisé jusqu’au moment du réveil, cet instant confus où, pendant quelques secondes, on ne savait pas encore où l’on était, et qui on était…Le jour nous poussait vers la vie, mais chaque fois, la réalité nous ramenait dans cet immobile cauchemar de notre condition d’otages, avec le silence, l’attente, l’oubli, remplis de cette mortelle solitude du prisonnier réduit à l’état d’esclave, enchaîné et désespéré…Et l’interdiction de parler après le repas du soir.
Je ferai d’ailleurs très vite l’expérience de cette règle à mes dépens. Un soir, surpris d’avoir parlé à mon voisin, une fois allongé sur nos fougères, je fus contraint de me tenir à genoux, une lourde pierre sur mes bras tendus. Dès que la fatigue me faisait baisser les bras, le gardien me frappait sous les coudes avec un bâton…Au bout de je ne sais plus de temps je m’évanouis…
Un jour, pour un seau d’eau renversé, je fus assommé à coup de crosses de fusil…une autre fois au cours d’une corvée de charbon de bois, je faillis être décapité par une brute qui voulait me tuer avec sa hache. Cette brute se nommait Brahim et j’étais devenu son souffre-douleur : pour un oui ou pour un non, il me frappait avec sadisme et toujours en souriant…un sourire de salaud…Et la ration de coups était quasiment quotidienne.
Nous étions obligés à participer aux corvées : le nettoyage du camp, la provision d’eau ou de bois, chacune sanctionnée par une punition si l’eau ou le bois étaient renversés : coup de poing, coups de pied, coups de crosse de fusil ou bastonnades étaient monnaie courante. Mais le plus dur, restait la privation de nourriture déjà si pauvre.
Je sus un jour le pourquoi de ces sévices. Il ne fallait absolument rien laisser sur la piste qui puisse faire croire à un passage d’hommes. En effet les pisteurs de l’armée, souvent des fellaghas ralliés, étaient d’une très grande efficacité. (Une branche cassée, des excréments non enterrés leur suffisaient pour déterminer l’heure de passage d’un groupe).
Chaque prisonnier avait un gardien en particulier lors des fuites en forêt. Certains, comme Brahim, étaient particulièrement cruels, mais grâce à Dieu le mien était un brave type. Mon gardien s’appelait Mokrane. Et il ne m’a jamais frappé…Il m’a même souvent aidé quand je trébuchais sur la piste… Mais hélas je ne l’avais pas toujours près de moi ! Mais si je suis en vie, je dois le dire, c’est un peu grâce à lui…et ça je ne l’ai jamais oublié. Mokrane m’a réconforté lorsque Joël est mort, c’est lui qui m’a annoncé l’affreuse nouvelle en me serrant le bras en un geste de compassion, et le jour ou nous avons été relâchés il m’a dit :
« Quand la guerre sera finie, René, tu viendras à la maison pour manger un couscous »…et il a ajouté « tu sais, j’ai un fils qui a ton âge ! »
Voyez-vous Mokrane était un fellagha sans grade, son pouvoir était limité, mais cet obscur fellah kabyle avait un coeur…Et c’est toujours avec beaucoup d’émotion que je parle de lui même plus de 49 ans après ces faits…
Pas d’hygiène dans la prison : on ne pouvait se laver et nous étions remplis de poux et de vermine.
La faim était un supplice atroce parce que permanent : le matin, un peu de café, un petit morceau de galette à midi et le soir 10 à 12 cuillerées de semoules, et encore pas tous les jours. Cérémonial par ailleurs morbide qui nous faisait mettre en 2 cercles entourant une gamelle de semoule, chacun surveillant son voisin pour qu’il ne prenne pas une cuillère de plus. Nous étions personnels, solitaires, la faim chassant la solidarité faisant de nous des chiens affamés.
La détresse morale, la plus éprouvante, difficile à endurer et ce sentiment que nous avions tous d’être abandonnés par notre pays devenaient une épreuve chaque jour plus insupportable. Et les fellaghas jouaient d’ailleurs avec cette détresse en nous affirmant que : « Toi, ta France, tu la reverras pas ! ».
Ils jouaient aussi à cache-cache avec les Français qui continuaient leurs ratissages et leurs opérations. D’où les longs et pénibles déplacements des prisonniers dans la foret et les djebels. Enchaînés en permanence, par 5 ou 6 nous marchions alors jusqu’à épuisement presque toujours sans aucune nourriture.
Nous étions comme un troupeau de bêtes affamées qui rodait dans les bois. Combien de jours et de nuits avons-nous passés ainsi à marcher dans le maquis, sans rien manger. Une anecdote résume à elle seule le pathétique de la situation : parvenus un jour dans une clairière où poussaient des fleurs et de l’ail sauvage, à quatre pattes, nous avons brouté l’herbe et les racines comme des bêtes. En quelques minutes il n’y avait plus une plante sur le sol… !
Ces marches forcées, plutôt ces fuites et ces conditions de survie eurent vite des conséquences…Ajoutées aux mauvais traitements plusieurs de mes compagnons ne purent résister et quelques-uns succombèrent à ces mauvais traitements, à ces tortures. Mais le plus dur restait à venir.
Car, j’en arrive à présent à l’épisode le plus dramatique, celui qui nous a tous marqués, nous les survivants, pour toute notre vie. Il ne se passe pas un jour que je me remémore ce drame.
Le 12 mars, vers 6 heures du matin on nous crie : « Vite, debout, laissez vos affaires, il faut partir, fissa, vite ! ». Nous sortons. Il pleut. Il fait froid. Il faut savoir que en Grande Kabylie, l’hiver, il y a souvent de la neige et du gel.
Je n’ai pas le temps d’enfiler mon tricot que la veille j’avais tenté de débarrasser des poux en le plongeant dans l’eau glacée de l’oued et j’ai donc pour seul vêtement mon pantalon et un maillot de corps, un marcel. …
Nous entendons des hélicoptères c’est une opération-surprise. Les soldats occupent tous les pitons environnants. Les fellaghas se sentent cernés. Ils sont très nerveux. Nous courons jusqu’à l’oued où nous nous cachons, immobiles et silencieux derrière des rochers, dans la boue et sous la pluie, tétanisés par le froid et la peur, toute la journée, à attendre le départ des français que nous voyons postés de l’autre côté de l’oued. Impossible de signaler notre présence, car le regard des fellaghas est explicite et leur poignard dégainé l’est aussi :
- « si tu bouges tu crèves ! » Le soir enfin venu, nous ne pourrons pas revenir au camp, car la route nous est coupée par l’armée française.
Alors, c’est la marche dans la nuit et sous l’orage qui a éclaté avec une violence extraordinaire. Comme je n’y vois pas bien, on ne m’a pas enchaîné comme les autres par 6, mais par contre on m’a chargé comme un mulet, un paquetage que j’essaie de garder en équilibre malgré mes chaînes.
Et je voudrais dire ici combien c’était dur pour nous de subir le froid et la pluie. Cette eau qui nous transperçait et nous glaçait jusqu’aux os, ce froid qui nous paralysait et peu à peu nous transformait en automate avançant dans la nuit, sans pouvoir penser à rien d’autre que marcher, ne pas tomber…et surtout ne pas faire de bruit…
Vers 21 h, notre doyen, monsieur Marceau âgé de 60 ans s’effondre et meurt. Un peu plus tard un deuxième s’écroule, agonisant. Un fellagha se penche sur lui l’achève et le pousse sur le côté. Mais le drame continue…
Alors que nous traversons un oued en furie et en crue, avec de l’eau jusqu’aux épaules, un jeune militaire, Michel Champignoux tombe dans l’eau. Son gardien le repêche et le pousse sur la rive. Hélas, Michel meurt à son tour, asphyxié.
La peur au ventre, sans pouvoir réagir et sans un mot, nous continuons notre marche vers l’horreur, sous la pluie et le froid.
Puis c’est au tour de mon ami Joël de tomber. Dans un murmure il soupire :
- « Tuez-moi, je n’en puis plus » et mon camarade succombe. Joël vient de finir sa vie dans ce pays qu’il avait tant idéalisé et aimé. Son calvaire s’est achevé dans cette maudite forêt de l’Akfadou, et son corps ne sera jamais retrouvé. Joël est resté là-bas au cœur de la montagne kabyle. L’Algérie l’a gardé, à jamais.
Une chanson de Gilbert Becaud semble avoir été écrite spécialement pour lui. En voici quelques paroles :
« C’était mon copain, c’était mon ami, pauvre vieux copain de mon humble pays… Je revois ton visage au regard généreux, nous avions le même âge et nous étions heureux… J’écoute la ballade de la mort, de la vie…le vent de la frontière veut consoler mes pleurs, mais l’eau de la rivière a d’étranges couleurs… »
Voir la suite suite, "Témoigner pour le souvenir : otage d’Amirouche (2ère partie)
Publié dans le soir d’Algérie du 15 novembre 2010 FESTIVAL INTERNATIONAL D’AMIENS Paroles d’un prisonnier français de l’ALN en sélection officielle, le film documentaire Paroles d’un prisonnier français de l’ALN, réalisé par Salim Aggar, est sélectionné pour la 30e édition du Festival international d’Amiens en France qui se déroule du 12 au 20 novembre 2010.
....Ce film, produit par l’ENTV, est retenu dans la section Cinéma du monde. Paroles d’un prisonnier français de l’ALN est un entretien à bâtons rompus avec René Rouby qui a été prisonnier du groupe d’ Amirouche durant 114 jours en 1958 dans la région de l’Akfadou.