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Lettre à Joël

dimanche 23 novembre 2008, par René ROUBY

Au coeur de l’hiver 1959, Joêl et René sont enlevés par un groupe de fellaghas, alors qu’ils faisaient la classe à Agouni Hamed en Grande Kabylie.

Ils vont rejoindre d’autres prisonniers. S’en suit, à travers les forêts de Kabyle, un chemin de croix collectif qui va durer 114 jours.

Joël mourra d’épuisement en cours de route.

Depuis, Joël est présent dans le coeur de René et guide son action.

René écrit cette lettre à Joël. Poignant et bouleversant !....

Lettre à Joel.

Tu as disparu brutalement cette nuit-là alors que nous luttions tous pour notre survie dans cet impitoyable déchaînement des éléments. La pluie, le vent, le noir de cette nuit d’encre s’étaient ligués contre cette misérable colonne de fuyards que nous formions et dans laquelle prisonniers et rebelles se confondaient. Un peu comme si la nature elle-même voulait nous empêcher de fuir devant les soldats français nous interdire tout espoir de survie…


Nous marchions, nous courrions, nous trébuchions et nous tombions, la peur au ventre, cette peur de ne pas pouvoir continuer pour aller au bout….

Au bout de quoi d’ailleurs ? Nos gardiens eux-mêmes ne le savaient plus, égarés qu’ils étaient au milieu de cette forêt de l’Akfadou qui s’apprêtait à nous dévorer tous, telle une ogresse jamais rassasiée.

Elle nous avait déjà pris Louis Marceau, en tout début de cette course avant de tuer Jean Azzopardi écroulé dans un fossé. Puis il y a eu cet oued à traverser. Il était en furie, gonflé par ses eaux tumultueuses et rugissantes. Mais il fallait passer coûte que coûte…

Nous avons lutté contre ce courant qui voulait nous emporter en s’accrochant les uns aux autres. Et nous avons réussi. Tous…Écroulés sur l’autre rive encore vivants. Mais c’est là que Michel Champignoux nous a quittés, asphyxié par l’eau qu’il avait avalée, paralysé par le froid. Il est mort sur le bord, sans un mot, sans adieux…À cet instant tu étais encore des nôtres.

Et nous avons continué. Deux groupes se sont naturellement formés, les moins atteints étaient devant, les autres peinaient à l’arrière. J’ai eu la chance d’avoir Mokrane près de moi cette nuit-là, c’était mon ange gardien et grâce à lui je marchais avec les premiers…

Toi, tu étais exténué et à bout depuis quelque temps déjà. Lorsque je t’avais vu quelques heures avant cette fuite, figés au bord de l’oued, attendant le départ des soldats français, ton regard m’avait dit que tu ne pouvais plus continuer ainsi…Mais ton étoile brillait encore et malgré ta faiblesse tu marchais comme nous tous, avec nous …

Et puis cette chute sur la piste, ton cœur qui combattait depuis des semaines a cessé de lutter et a abandonné la partie…Mourir à 19 ans quelle ignominieuse injustice…

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Joël Caye.

Toi, Joel, toi le joueur d’échecs imbattable, tu venais de perdre cette maudite partie engagée contre une nature implacable et cruelle. J’ai pleuré ta mort, mais je t’en ai voulu d’être parti sans prévenir. Ton gardien m’a alors dit que ton dernier mot avait été « Maman ! »

Ah ! ta maman ! comme tu l’aimais ! et comme elle t’adorait…

Te souviens-tu lorsque nous étions dans la cour de récréation de notre école à Agouni Hamed ?…Cette façon que tu avais de t’arrêter soudain de me parler pour fixer la montagne, en face, puis de me dire quelques minutes plus tard : « excuse- moi, J’étais avec ma mère… ».

Ta maman qui, cette nuit là, la nuit du douze au treize mars, dans une vision prémonitoire a entendu ton cri puisque le lendemain elle écrivait à mes parents « sont-ils encore en vie ? »

Quand nous sommes revenus au camp, plusieurs jours après, nous n’étions plus que quinze.

Il y avait un vide immense autour de nous. Vous étiez dix à nous avoir faussé compagnie. Affamés, exténués, désespérés au point de presque envier votre sort qui vous délivrait enfin de ces douleurs atroces… Nous étions devenus des morts vivants.

Les jours et les semaines ont passé jusqu’à cet instant où le nouveau chef de la wilaya 3, Mira est venu, accompagné du docteur Benabid nous annoncer que la fin du cauchemar était proche…Nous allions être libérés !

Lorsque plus tard j’ai retrouvé ma famille, ma mère, mon père, mon frère, mes amis, j’ai su que le bonheur extrême qui inondait leur cœur ne serait jamais partagé avec les tiens qui pleuraient ton absence.

Conscients de l’indicible douleur qui les épargnait, mes parents m’engagèrent alors à aller voir ta maman et ton papa ainsi que ta petite sœur Sylviane.

Je dois t’avouer, cher Joel, que j’ai hésité un temps avant de me décider et de partir pour Baccarat. Mais les lettres de ta mère me convainquirent et à la mi-août je rencontrais ta famille. Deux jours, pendant lesquels j’ai pu raconter notre vie d’avant l’enlèvement et notre séjour forcé en Akfadou.

Ils voulaient tout savoir : comment c’était arrivé, comment nous étions traités, la description du camp et de notre prison, nos compagnons, nos gardiens,notre mental et notre forme physique, la nourriture et tout ce qui occupait notre quotidien d’otages. Mais surtout comment, en cette maudite nuit du au treize mars tu étais tombé, à bout de force…Pour ne plus repartir…Toi, jeune garçon français, volontaire pour participer à ce vaste programme de scolarisation des enfants d’Algérie, tu venais de mourir pour ton pays la France…

Je sais que tu aurais fait pour mes parents ce que j’ai fait pour les tiens, mais mon Dieu, que ce fut douloureux, pour eux d’entendre ce récit et pour moi de le narrer, conscient du mal qui les détruisait au fur et à mesure que je parlais. Mais il fallait le faire et, heureux rescapé de l’enfer, je savais que ce devoir qui m’était imposé devenait peu à peu comme un acte d’affection et d’amour envers cette famille éplorée.

A plusieurs reprises ta maman m’a pris dans ses bras, un peu comme si c’était toi qu’elle serrait. C’est là, Joel, dans ces instants de tendresses que j’ai senti que je devenais un peu leur fils, et donc un peu ton frère. Cette amitié qui nous liait, née dans notre petite école d’Agouni-Hamed et fortifiée par les épreuves que nous avons subies devenait d’un seul coup de la fraternité…

Quand, un jour de décembre 1959, ta petite sœur, notre petite sœur devrais je dire, m’a annoncé le décès de votre maman, je n’ai pas pleuré. Madame Caye devait être la plus heureuse des mamans puisqu’elle te rejoignait dans ce qui allait devenir votre éternité…De même pour ton papa qui vous a retrouvés deux ans plus tard. Cette culpabilité de t’avoir laissé partir en Algérie qui le poursuivait sans cesse l’avait anéanti et finalement terrassé. Tout comme mon père qui est mort presque à la même date avec les mêmes sentiments d’injustice et d’incompréhension pour ces malheurs qui s’étaient abattus sur eux.

Puis le temps a passé. J’ai peu à peu enfoui ces souvenirs au fond de ma mémoire et oublié notre sinistre aventure.

Ta petite sœur, devenue orpheline n’a pas eu l’adolescence épanouie qu’elle méritait…Elle a grandi seule sans soutien familial pour affronter une vie remplie d’embûches et sans concession.

Dans le témoignage qu’elle m’a envoyé, elle raconte comment, trente ans plus tard, nos chemins se sont à nouveau croisés. Et tu n’es pas étranger à ces retrouvailles puisqu’à la radio où j’intervenais pour soutenir les familles de personnes retenues en otages au Liban, je parlais de toi…

Depuis, le contact avec Sylviane est rétabli et même si on ne se voit pas souvent, nous le gardons précieusement.

Puis il y a eu cette conférence donnée en Lozère par un ami qui racontait notre histoire, notre captivité et tout ce qui en découla….Puis mon livre, et un deuxième accompagné de conférences pour raconter, témoigner, et montrer enfin combien les guerres sont cruelles et injustes pour ceux qui les subissent.

Depuis le début de mon engagement pour le « devoir de mémoire », j’ai senti que je n’étais pas seul, que l’inspiration de mes textes avait une origine : Toi. ! Oui, je suis certain que c’est toi qui a mis dans mon cerveau cette notion de « ni haine ni rancune, pardon et souvenir » que j’ai appliquée dans mon bouquin et dans mes conférences parce que cela correspond à ta mentalité, toi le non-violent, le pacifiste utopiste et généreux…

Au début je me demandais comment allait être accueillie cette philosophie. On m’aurait certainement pardonné de me laisser aller à du ressentiment…Mais ton message, notre message est bien passé. Sais-tu qu’à ce jour personne ne m’a encore blâmé pour mon esprit de mansuétude ! Au contraire. Remarque, l’idée venant de toi et placé comme tu l’es là-haut, rien de mauvais ou de négatif ne peut arriver, car notre témoignage ne peut pas être galvaudé.

Cette idée de témoigner pour la vérité, la tolérance et la réconciliation a permis des rencontres hors de l’ordinaire. Voir les fils du commandant Mira et faire en sorte que l’un d’eux, Tarik, député de Béjaia, accepte de participer à ma démarche et m’envoie son témoignage est à mon avis un signe fort encourageant pour l’avenir.

Merci Joel pour ton aide. De là-haut et de la place que tu occupes entre tes parents et les miens, continue à nous inspirer.

Et si au détour d’un nuage tu rencontres Mokrane, Mira et le docteur Benabid, salue-les de ma part…Après tout si je peux t’écrire aujourd’hui c’est bien un peu grâce à eux !

Allez, adieu Joel, adieu mon frère et à « Quand le Bon Dieu voudra » !

René.

Extrait du livre Otage d’Amirouche Témoigner pour le souvenir de René Rouby.

Voir la rubrique bibliographie et le texte de la conférence de René Rouby

5 Messages de forum

  • Lettre à Joël 1er septembre 2009 19:20, par Valukhova

    Un grand salut à vous, Monsieur,

    J’ai lu d’un bout à l’autre votre lettre à Joël, votre ami. Cela m’a rapprochée de Raymond, encore bien plus fort. Car, je suis l’épouse de Raymond qui fut touché par balle à la tête en 1960, à Aït Ziri, en Haute-KABYLIE, lors d’une grave embuscade des fellaghas. L’un des gars du Commando de Choc 6ème Bataillon de Chasseurs Alpins venant d’être touché, le jeune Raymond agile comme un chamois de la montagne d’où il arrivait, saute pour le ramener, le sauver. C’est là, qu’il est touché... et le copain est déjà mort... Evidemment, dans les années qui ont suivi, après la guérison miraculeuse de ce garçon, de toutes les façons, téméraire, il a été décoré de la Légion d’Honneur au Péril de la Vie, etcetc...

    J’ai pris le relai de sa maman, Louise aujourd’hu iâgée de 93 ans, en l’an 2000 car elle n’en pouvait plus. J’avais 15 ans et j’habitais Lyon, lorsque l’on parlait de la guerre en Algérie. Peu de souvenirs de tout ça.

    Depuis, j’ai appris "la guerre d’Algérie" par coeur, mais abreuvée de sentiments de haine. Doucement, j’ai fait ce que j’ai pu pour le pacifier. Voilà, ce que pour le moment j’avais à dire. La suite sera dans un livre, sûrement, signé de mon nom.

    • Lettre à Joël 22 novembre 2009 21:56, par sihadj.abdenour

      BONJOUR MADAME Valukhova j’ai lu votre réponse a René et lu egalement l’ouvrage de René Rouby je voudrais savoir si vous avez ecrit votre livre pour que je puisse l’acquerir, comme je l’ai fait pour plusieurs auteurs anciens militaires français engagés dans la guerre d’Algerie vous pouvez voir l’autre facette de la guerre en vous procurant mes ouvrages edités aux editions publibook 1.fils de fellagha 2.la guerre vecue par un chasseur alpin cordialement abdenour si hadj sihadj.abdenour@hotmail.com

      Voir en ligne : guerre d’algerie-temoigner

  • Lettre à Joël 28 juin 2010 10:17, par Marie-Jo Gérardin

    Bonjour Monsieur Rouby, Quelle émotion ce matin ! J’ai tél. à Sylviane comme je le fais chaque année le 28 juin, jour de l’anniversaire de Joël et elle m’a indiqué ce site. Je suis certaine que des amis aussi fidèle que vous, ça n’existe plus. Je suis boulversée en lisant cette "lettre à Joël". J’ai pourtant votre livre et tout ce qui concerne ces tristes moments mais le temps aidant plus les aléas de la vie font que les souvenirs s’estompent petit à petit pour ne laisser que de la tendresse dans nos coeurs. Revivre ça aujourd’hui ravive le manque de la personne tant aimée. J’attends toujours son retour et je rêve très régulièrement que je le vois tout naturellement arriver Ce rêve se situe toujours au même endroit, un endroit privilégié que nous avions à Baccarat.

    Je ne sais si vous vous souvenez mais nous avons déjà eu un échange de courrier. Je suis l’amie d’enfance de Joël née à deux maisons de distance de la sienne le 18 juin 1939. Nous avons vécu jusqu’à l’âge de 10 ans comme des jumeaux. Il était pour moi plus qu’un ami et plus qu’un frère. La vie s’est chargée de nous séparer mais nous avons toujours gardé ce contact magique qui unit 2 êtres qui se suffisent à eux-mêmes. Je l’ai accompagné avec sa maman et Silviane à la gare de Baccarat lors de son départ pour l’Algérie.

    Le but de ce message n’étant pas d’entrer dans les détails, je veux simplement vous dire merci, vous êtes formidable de perpétrer son souvenir et de garder de lui cette lumière qu’il savait si bien distribuer autour de lui. Mes pensées s’envolent souvent vers lui et je suis persuadée qu’il me guide parfois dans des choix difficiles. Nous avons beaucoup partagé tous les deux. Merci pour ce moment d’émotion intense.

  • Lettre à Joël 3 décembre 2011 22:14, par Elève de M.ROUBY

    A l’attention de Monsieur ROUBY René

    Je suis l’un de vos éléves ayant assisté à votre enlèvement. Evidemment je ne peux, ni ne doit comparer nos peurs respectives qui d’ailleurs sont de nature différentes. La lettre à joél qu je viens de lire m’a évidemment fait couler des larmes . La majorité sinon nous tous ignorions le mobile ( humanitaire) de votre présence à agouni ahmed et vos âges.

    Que d’admirations, que de respects forcés, que de tendresses, que vous susciter par votre précoce maturité à vous engager dans de l’humanitaire à une époque où l’humanitaire n’est perceptible que chez l’élite.

    Je me demande monsieur ROUBY si vous avez lu dans nos visages (nous vos éléves qui étions au premier rang du comité d’acceuil à votre descente d’hélicoptère) la satisfaction de vous revoir de retour parmi nous, ce n’est qu’une fois reparti pour ne plus revenir à l’école que nous avons compris le drame.

    Je suis trés peiné pour M. Joel et vos deux familles. Ainsi vas la vie.

    • Lettre à Joël 27 février 2012 20:05

      Bonjour,

      Je suis doctorant à l’Université de Cambridge en Angleterre, écrivant ma thèse sur l’histoire de l’école en Algérie pendant la guerre 1954-1962.

      Dans le cadre de ce projet, je cherche à recueillir des renseignements sur les violences subies par des membres du corps enseignants en Algérie durant la guerre.

      J’organise aussi une série d’entretiens avec d’anciens élèves et enseignants qui retiennent des souvenirs personnels de cette période historique.

      Si vous avez des témoignages personnels liés à ce thème, si vous détenez des informations ou des documents pertinents, ou si vous connaissez des personnes dans votre entourage susceptibles d’être intéressés par ce sujet de recherche, je vous prie de me contacter.

      Toute aide que vous pouvez apporter à ce projet serait grandement appréciée et contribuera à la dissémination du savoir sur cette facette de l’histoire commune entre la France et l’Algérie.

      Cordialement,

      —  Alexis Artaud de La Ferriere PhD Candidate Darwin College University of Cambridge TEL : +44 (0)7552773982EMAIL : ama53@cam.ac.uk


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