Nous marchions, nous courrions, nous trébuchions et nous tombions, la peur au ventre, cette peur de ne pas pouvoir continuer pour aller au bout….
Au bout de quoi d’ailleurs ? Nos gardiens eux-mêmes ne le savaient plus, égarés qu’ils étaient au milieu de cette forêt de l’Akfadou qui s’apprêtait à nous dévorer tous, telle une ogresse jamais rassasiée.
Elle nous avait déjà pris Louis Marceau, en tout début de cette course avant de tuer Jean Azzopardi écroulé dans un fossé. Puis il y a eu cet oued à traverser. Il était en furie, gonflé par ses eaux tumultueuses et rugissantes. Mais il fallait passer coûte que coûte…
Nous avons lutté contre ce courant qui voulait nous emporter en s’accrochant les uns aux autres. Et nous avons réussi. Tous…Écroulés sur l’autre rive encore vivants. Mais c’est là que Michel Champignoux nous a quittés, asphyxié par l’eau qu’il avait avalée, paralysé par le froid. Il est mort sur le bord, sans un mot, sans adieux…À cet instant tu étais encore des nôtres.
Et nous avons continué. Deux groupes se sont naturellement formés, les moins atteints étaient devant, les autres peinaient à l’arrière. J’ai eu la chance d’avoir Mokrane près de moi cette nuit-là, c’était mon ange gardien et grâce à lui je marchais avec les premiers…
Toi, tu étais exténué et à bout depuis quelque temps déjà. Lorsque je t’avais vu quelques heures avant cette fuite, figés au bord de l’oued, attendant le départ des soldats français, ton regard m’avait dit que tu ne pouvais plus continuer ainsi…Mais ton étoile brillait encore et malgré ta faiblesse tu marchais comme nous tous, avec nous …
Et puis cette chute sur la piste, ton cœur qui combattait depuis des semaines a cessé de lutter et a abandonné la partie…Mourir à 19 ans quelle ignominieuse injustice…
- Joël Caye.
Toi, Joel, toi le joueur d’échecs imbattable, tu venais de perdre cette maudite partie engagée contre une nature implacable et cruelle. J’ai pleuré ta mort, mais je t’en ai voulu d’être parti sans prévenir. Ton gardien m’a alors dit que ton dernier mot avait été « Maman ! »
Ah ! ta maman ! comme tu l’aimais ! et comme elle t’adorait…
Te souviens-tu lorsque nous étions dans la cour de récréation de notre école à Agouni Hamed ?…Cette façon que tu avais de t’arrêter soudain de me parler pour fixer la montagne, en face, puis de me dire quelques minutes plus tard : « excuse- moi, J’étais avec ma mère… ».
Ta maman qui, cette nuit là, la nuit du douze au treize mars, dans une vision prémonitoire a entendu ton cri puisque le lendemain elle écrivait à mes parents « sont-ils encore en vie ? »
Quand nous sommes revenus au camp, plusieurs jours après, nous n’étions plus que quinze.
Il y avait un vide immense autour de nous. Vous étiez dix à nous avoir faussé compagnie. Affamés, exténués, désespérés au point de presque envier votre sort qui vous délivrait enfin de ces douleurs atroces… Nous étions devenus des morts vivants.
Les jours et les semaines ont passé jusqu’à cet instant où le nouveau chef de la wilaya 3, Mira est venu, accompagné du docteur Benabid nous annoncer que la fin du cauchemar était proche…Nous allions être libérés !
Lorsque plus tard j’ai retrouvé ma famille, ma mère, mon père, mon frère, mes amis, j’ai su que le bonheur extrême qui inondait leur cœur ne serait jamais partagé avec les tiens qui pleuraient ton absence.
Conscients de l’indicible douleur qui les épargnait, mes parents m’engagèrent alors à aller voir ta maman et ton papa ainsi que ta petite sœur Sylviane.
Je dois t’avouer, cher Joel, que j’ai hésité un temps avant de me décider et de partir pour Baccarat. Mais les lettres de ta mère me convainquirent et à la mi-août je rencontrais ta famille. Deux jours, pendant lesquels j’ai pu raconter notre vie d’avant l’enlèvement et notre séjour forcé en Akfadou.
Ils voulaient tout savoir : comment c’était arrivé, comment nous étions traités, la description du camp et de notre prison, nos compagnons, nos gardiens,notre mental et notre forme physique, la nourriture et tout ce qui occupait notre quotidien d’otages. Mais surtout comment, en cette maudite nuit du au treize mars tu étais tombé, à bout de force…Pour ne plus repartir…Toi, jeune garçon français, volontaire pour participer à ce vaste programme de scolarisation des enfants d’Algérie, tu venais de mourir pour ton pays la France…
Je sais que tu aurais fait pour mes parents ce que j’ai fait pour les tiens, mais mon Dieu, que ce fut douloureux, pour eux d’entendre ce récit et pour moi de le narrer, conscient du mal qui les détruisait au fur et à mesure que je parlais. Mais il fallait le faire et, heureux rescapé de l’enfer, je savais que ce devoir qui m’était imposé devenait peu à peu comme un acte d’affection et d’amour envers cette famille éplorée.
A plusieurs reprises ta maman m’a pris dans ses bras, un peu comme si c’était toi qu’elle serrait. C’est là, Joel, dans ces instants de tendresses que j’ai senti que je devenais un peu leur fils, et donc un peu ton frère. Cette amitié qui nous liait, née dans notre petite école d’Agouni-Hamed et fortifiée par les épreuves que nous avons subies devenait d’un seul coup de la fraternité…
Quand, un jour de décembre 1959, ta petite sœur, notre petite sœur devrais je dire, m’a annoncé le décès de votre maman, je n’ai pas pleuré. Madame Caye devait être la plus heureuse des mamans puisqu’elle te rejoignait dans ce qui allait devenir votre éternité…De même pour ton papa qui vous a retrouvés deux ans plus tard. Cette culpabilité de t’avoir laissé partir en Algérie qui le poursuivait sans cesse l’avait anéanti et finalement terrassé. Tout comme mon père qui est mort presque à la même date avec les mêmes sentiments d’injustice et d’incompréhension pour ces malheurs qui s’étaient abattus sur eux.
Puis le temps a passé. J’ai peu à peu enfoui ces souvenirs au fond de ma mémoire et oublié notre sinistre aventure.
Ta petite sœur, devenue orpheline n’a pas eu l’adolescence épanouie qu’elle méritait…Elle a grandi seule sans soutien familial pour affronter une vie remplie d’embûches et sans concession.
Dans le témoignage qu’elle m’a envoyé, elle raconte comment, trente ans plus tard, nos chemins se sont à nouveau croisés. Et tu n’es pas étranger à ces retrouvailles puisqu’à la radio où j’intervenais pour soutenir les familles de personnes retenues en otages au Liban, je parlais de toi…
Depuis, le contact avec Sylviane est rétabli et même si on ne se voit pas souvent, nous le gardons précieusement.
Puis il y a eu cette conférence donnée en Lozère par un ami qui racontait notre histoire, notre captivité et tout ce qui en découla….Puis mon livre, et un deuxième accompagné de conférences pour raconter, témoigner, et montrer enfin combien les guerres sont cruelles et injustes pour ceux qui les subissent.
Depuis le début de mon engagement pour le « devoir de mémoire », j’ai senti que je n’étais pas seul, que l’inspiration de mes textes avait une origine : Toi. ! Oui, je suis certain que c’est toi qui a mis dans mon cerveau cette notion de « ni haine ni rancune, pardon et souvenir » que j’ai appliquée dans mon bouquin et dans mes conférences parce que cela correspond à ta mentalité, toi le non-violent, le pacifiste utopiste et généreux…
Au début je me demandais comment allait être accueillie cette philosophie. On m’aurait certainement pardonné de me laisser aller à du ressentiment…Mais ton message, notre message est bien passé. Sais-tu qu’à ce jour personne ne m’a encore blâmé pour mon esprit de mansuétude ! Au contraire. Remarque, l’idée venant de toi et placé comme tu l’es là-haut, rien de mauvais ou de négatif ne peut arriver, car notre témoignage ne peut pas être galvaudé.
Cette idée de témoigner pour la vérité, la tolérance et la réconciliation a permis des rencontres hors de l’ordinaire. Voir les fils du commandant Mira et faire en sorte que l’un d’eux, Tarik, député de Béjaia, accepte de participer à ma démarche et m’envoie son témoignage est à mon avis un signe fort encourageant pour l’avenir.
Merci Joel pour ton aide. De là-haut et de la place que tu occupes entre tes parents et les miens, continue à nous inspirer.
Et si au détour d’un nuage tu rencontres Mokrane, Mira et le docteur Benabid, salue-les de ma part…Après tout si je peux t’écrire aujourd’hui c’est bien un peu grâce à eux !
Allez, adieu Joel, adieu mon frère et à « Quand le Bon Dieu voudra » !
René.
Extrait du livre Otage d’Amirouche Témoigner pour le souvenir de René Rouby.
Voir la rubrique bibliographie et le texte de la conférence de René Rouby