Jean Ouvrier avait alors vingt ans. Il est originaire d’un milieu rural en Savoie. Ses parents, l’été venant, quittaient St Nicolas la Chapelle pour monter, avec le troupeau de vaches, à leur chalet d’alpage de LA GIETTAZ.
Plus tard ses parents, quittent la Savoie pour St Martin-Bellevue où ils louent une ferme, plus précisément au hameau de "GORGY", très proche de Cuvat, commune où il passera son CEP. Plus tard, il fréquente la "Maison familiale " de Cruseilles où il prépare au CAP d’agriculture ! Jean qui est né en 1936, a trois sœurs et un très jeune petit frère né en 1954.
1954 ! est aussi l’année du début de ce qu’on appelle maintenant la Guerre d’Algérie.
Fin 1954, il pense que tout cela sera de courte durée. Il n’en est rien. Vient son tour d’être incorporé et d’aller servir là-bas, très loin, l’autre côté de la Méditerranée. Bien qu’admis aux tests de sélection pour entrer aux E.O.R., il refuse cette voie, l’armée n’étant pas pour lui la chose la plus importante. Le 8 novembre 1956, il est incorporé au "27" à ANNECY. Classe 56 2 B.
Laissons-lui la parole.
Mes Classes.
On a "visité" tous les sommets qui de près ou de loin dominent le bassin annecien, dormant dans la neige, poursuivant un ennemi invisible, vivant de rations et d’eau claire… Nous avions la forme et ces sorties de plusieurs jours n’affectaient pas notre solide constitution de Haut-Savoyards. Je n’en dirais pas autant des "Parisiens " qui finirent tout de même par devenir de vrais montagnards ! Il faut encore nous remémorer les cross du matin, jusqu’aux "Glaisins" et retour à la caserne, sans oublier le "tour du Veyrier"…Pour faire bon poids, j’ai suivi les stages et réussi les examens d’aptitude aux grades de Caporal puis de Sergent. En super forme, super entraînés, pour nous est venu le temps de partir. Nous ne redoutions pas ce départ et même nous l’attendions, portés par un sentiment de curiosité et puis "ça ne sera pas long" et "on n’est pas les seuls" !... Rien qu’à Cuvat, nous étions trois à partir. Pour nos parents ce n’était pas aussi facile. On n’en parlait pas trop. Je savais que cette cassure serait une terrible souffrance pour eux. Le retour du corps de René TISSOT à St Martin-Belleville, marqua les esprits et renforça certainement leurs craintes.
Marseille.
Le 3 mars 1957, nous embarquons sur le "VILLE D’ORAN" pour une traversée sans histoire où nous nous encourageons mutuellement : "dans 6 mois on est de retour, on y va pour pacifier, ouvrir des écoles, construire des routes…" tous volontaires !... En fait, je n’étais pas mécontent de quitter le Centre de Transit de MARSEILLE où, de corvée pour brûler des ordures, le chauffeur ayant reculé sur les flammes, les pneus ont pris feu et j’ai été privé de sortie. Ils ne m’ont pas privé longtemps du plaisir d’aller humer, une dernière fois, les senteurs méditerranéennes de mon pays.
Alger.
Hier nous avons vu "NOTRE DAME DE LA GARDE" s’éloigner. Aujourd’hui, "ALGER LA BLANCHE" s’offre à nos regards et marque à jamais notre mémoire. Je passe sur le centre de transit, encore moins accueillant que le précédent, crasseux et où les coups de gueule des petits gradés n’impressionnaient plus grand monde ! On part enfin en convoi. On ne sait rien de notre destination : la KABYLIE. On n’est même pas armés ! Simplement, reçoit-on cette consigne chargée de menaces : "quand votre véhicule s’arrête, vous sautez et vous vous mettez à l’abri !..."
TIZI-OUZOU, AZAZGA, IFFIGHA, HAOURA.
Inconsciemment peut-être, oppressés également par un paysage nouveau pour nous, ne disposant d’aucuns repères, nous avons hâte de rejoindre le 27. AZAZGA n’est qu’une étape de cette longue quête et elle n’est pas encore la bonne. On abandonne les GMC pour des 6/6. Notre escorte est armée et la KABYLIE dans ce qu’elle a de plus majestueux mais aussi de plus menaçant, nous fait quitter définitivement le monde de la quiétude. IFFIGHA : le "27" !... enfin !....
Je me remémore cette phrase entendue pendant mes classes : "…vous rejoindrez, ensuite, le Bataillon sur sa zone de combat"… Peut-être déjà, sommes-nous devenus des hommes différents confrontés ou amenés à être demain confrontés aux réalités de la guerre. Aujourd’hui, avec ce que nous avons vécu et dont je parlerai plus loin, oui nous étions devenus l’ennemi à abattre pour ceux qui s’étaient engagés dans la voie de l’insurrection.
IFFIGHA,
c’est aussi le moment où l’on est séparés de nos copains, celui de la répartition entre les Compagnies. Je suis affecté à la 4ème à HAOURA. Je touche le paquetage de circonstance, le PM, des munitions, des grenades…Au cœur du djebel, il y a un an, la Compagnie s’était installée à proximité du village ; une Compagnie de rappelés à qui l’on doit tout, car à leur arrivée il n’y avait rien. Les tentes cèdent, petit à petit, la place aux constructions en dur. Les villageois ont bâti le mur d’enceinte. Notre drapeau claque au vent.
Je rejoins la 1ère Section, dotée des armements et équipements permettant de faire face aux situations les plus complexes et qui la qualifient de "Section spécialisée". Gardes, embuscades, opérations de pacification… se succèdent jusqu’au…
Premier accrochage de BENI ZIKI (juin 1957).
Nous ferons partie d’un dispositif destiné à encercler une bande de rebelles signalée et localisée au cœur d’un massif montagneux entrecoupé de vallées. Nous partons pour 3 jours. Nous rejoignons le "bouclage" par une longue marche de nuit avec, pour ne rien arranger, un épais brouillard. Nous atteignons notre objectif le lendemain vers 8 h 30.
Nous subissons rapidement un feu nourri, notamment les tirs provenant d’un mortier de 60 (il sera récupéré plus tard). Je suis obligé de décrocher pour aller chercher un Chasseur qui ne nous a pas suivis (ses relations auraient dû lui permettre d’être dispensé de tels risques). Quand je veux rejoindre les rochers derrière lesquels nos camarades se sont abrités, ceux-ci (les rochers !) fument sous les impacts. Un Caporal est blessé et est évacué. Un Sergent Chef a le malheur de lancer des grenades sur un nid d’abeilles et l’essaim rageur se fait le complice des fellagas !... Subissant les douloureuses piqûres, le Sergent Chef, prenant tous les risques, cherche à se jeter dans un oued vers lequel il se précipite en hurlant. Il sera héliporté et s’en sortira. Nous, on décroche. Bilan : le 27 compte 4 blessés, en face 25 tués.
J’ai oublié de dire : depuis le 11 juin, je suis Caporal ! Chaque jour qui passait nous rapprochait un peu plus de l’horreur.
30 août 1957.
Nous rentrons en convoi d’AZAZGA. Des "libérables" y ont passé la visite médicale qui annonce leur prochain retour à la maison. Nous rapportons, également, le ravitaillement de la Compagnie. Chef de convoi, j’ai pris place dans le "half-track" de tête. Suivent quatre GMC de Chasseurs. Nous abordons une large courbe de la piste suivant le carrefour des Généraux, lieu de passage connu, emprunté par les hommes et les femmes du village, mais aussi, de nuit, par les fellagas. Les accrochages y ont été et le seront encore, nombreux. Le terrain est dégagé, simplement dominé par d’énormes rochers posés dans la pente qui va vers le fond de la vallée où coule l’oued. Les premières mechtas sont à moins d’un kilomètre.
Soudain, le ciel nous tombe sur la tête. Un déluge de feu s’abat sur le convoi. Les tirs partent des blocs de rochers. Notre chauffeur, touché au mollet, ne peut dégager son véhicule. Le piège se ferme. Un Chasseur, monté avec nous, me dit "J’ai un fell dans ma ligne de mire ". Je lui dis de faire comme au "pas de tir". Au moment où il appuie sur la gâchette, une décharge de chevrotine heurte les tôles du half-track. Sa balle va se perdre dans le ciel.
Le tireur de la 12/7, SARTORETTI, est blessé au ventre. Allongé sur la banquette, il va mourir. Marié, son épouse attend un enfant. Il était volontaire pour être tireur à la 12/7. Nos mitrailleuses 12/7 et 7/62 s’enrayent l’une après l’autre. Appuyés par les tirs de leurs armes lourdes, des fellaghas évalués à une katiba, sortent de derrière les rochers et dévalent vers nous en tirant et en hurlant : le hakka des Alls Blacks de Nouvelle Zélande n’est qu’une pâle reflet de leurs cris inhumains et sauvages. Je les entends encore et je dois fermer les yeux pour les chasser de mon esprit.
Il faut combattre. En nous exposant, nous faisons feu de nos deux PM, tirant par-dessus les tôles latérales de notre véhicule. Ce sont elles qui nous séparent maintenant des assaillants et nous nous dégageons en lançant nos grenades. On les laisse fuser avant de les jeter. Tout le convoi est tombé sous la coupe des tueurs.
À la Compagnie, l’Officier de quart, alerté par les tirs, observe à la jumelle la scène. Il se trompe sur l’identité des acteurs, pense que nous sommes ceux qui poursuivont les fellagas et ne fait rien. Le poste d’Aït Megève à Bouzeguène, lui, a compris. Il rassemble rapidement 2 Sections. Pour eux, notre destin est scellé. Il avait déjà engagé une partie de ses effectifs dans un bouclage. L’aviation a été alertée. Un message radio annule la demande d’un appui aérien. Les fellagas disposaient-ils des moyens radio pour le faire ? Les T6 font demi-tour.
Vient le silence, aussi violent que l’engagement que nous venons de vivre. "Vivre" est-il encore le bon mot ? Je pense aux copains de l’arrière du convoi. Leurs véhicules ne leur offraient qu’une protection très limitée. Ont-ils réussi à se regrouper et créer un point de défense ? On se hasarde à jeter un regard. Les fells ont décroché. Le spectacle est celui d’un très mauvais rêve, d’une très mauvaise mise en scène, d’un terrible cauchemar.
Les camions dressent leurs carcasses criblées de balles, vides de leurs occupants. Et puis viennent les corps, disloqués, sans vie, tombant encore ou reposant déjà sur le sol. On dénombrera quelques blessés, rescapés devrais-je dire, car les autres blessés ont été achevés. Gustave LARUE d’Archamps, mon ami, est mort. Il a été achevé. Mon cœur crie de douleur et pourtant aucun son ne sort de ma bouche.
On ne retrouvera jamais le Caporal Chef Paul BONHOMME, fait prisonnier. J’ai appris il y a quelques jours qu’il était mort.
Ceux qui étaient du côté aval des véhicules ont sauté. Ils se sont enfuis en empruntant le fond du talweg et ont rejoint le village d’Aït Ferrach puis notre poste. L’affirmation selon laquelle l’attaque a eu lieu des deux côtés du convoi tombe d’elle-même. On retrouvera le vaguemestre qui au départ il était dans le même véhicule que nous, à genoux sur le sol, le canon de son pistolet appuyé sur la tempe : "si les fells étaient arrivés sur moi, je me tirai une balle dans la tête".
La Compagnie a été décimée. Les fellagas ont emporté les armes, les radios (SCR 300). Les camions sont HS…Je joins à mon témoignage une copie de la première page du rapport. Il donne la liste des tués et des blessés, ainsi que les pertes en armements et en matériels. Trop d’armes perdues donc aucune décoration, hormis celles destinées à ceux qui sont tombés. Aucune décoration mais tant de questions, de jours et de nuits à revivre ce cauchemar, tant de larmes contenues, de silences acceptés, de refus de témoigner jusqu’à aujourd’hui.
Mes parents se douteront de quelque chose. Je leur soutiendrai qu’il n’en est rien. Il y a un an, j’ai écrit la vérité dans une lettre que je destinais à ma maman. Elle est morte avant de la recevoir.
Les fells seront accrochés plus tard dans la forêt de l’Akfadou. Une Compagnie de paras viendra compléter nos effectifs. Le combat continuait, renforcés dans nos convictions qu’il fallait relever la tête, ne pas laisser tomber Paul BONHOMME, le retrouver…On ne tarda pas à prendre conscience que la forêt de l’Akfadou était devenue le centre stratégique de la rébellion en Kabylie. Je n’ai pas tourné la page d’une embuscade qui a marqué notre Bataillon. Si l’occasion m’est donnée de pouvoir retourner en Algérie, je chercherai à rencontrer un de ceux qui avaient participé à cette embuscade.
Le 1er décembre 57 je suis nommé Sergent…
P’tit chef.
Un jeune sous-lieutenant est venu prendre, plus tard, le commandement de notre Section. Nous partons, avec lui, en "ouverture de piste. Une ouverture qui a cruellement manqué le 30 août. Elle aurait épargné bien des vies. Le lieutenant me commande d’avancer "tout droit". Mon expérience me commande de progresser par bons successifs, de part et d’autre de la piste. J’obéis à mon expérience et désobéis donc au lieutenant : "je ferai un rapport au capitaine, vous serez de patrouille de nuit et vous vous présenterez à 23 h avec vos hommes". A 23 h, je me présente donc avec mes hommes, au Capitaine. Il pleut comme "vache qui pisse" ! Sortir par un tel temps doit lui paraître dangereux ou représenter une punition mal calibrée par rapport à mon acte de désobéissance, "allez vous coucher…" me dit-il. L’école de guerre et l’école de la guerre ont du bon !...
Fête de famille.
Patrouille de nuit, nous progressons derrière nos voltigeurs. Silencieux, ils avancent aguerris à un conflit où il faut déjouer les pièges de l’ennemi invisible. Un grand cri !... et puis plus rien. L’un d’entre eux, le meilleur devrais-je dire, un Auvergnat solide comme un roc vient de tomber dans le ravin !... Notre anxiété est grande, le gouffre béant. Mais notre homme réapparaît. Il est remonté par ses propres moyens. Quand je vous disais qu’il était solide ! Nous avons fait beaucoup trop de bruit pour compter sur un effet de surprise. Nous rentrons. On le saura plus tard, au village, des fellaghas venus de l’Akfadou s’étaient réunis pour une fête de famille ! Vous imaginez : "prenez la peine d’entrer, venez prendre un verre avec nous et manger une part de galette, mettez-vous à l’aise, débarrassez-vous de vos armes !..
Quand Laïla dégrafait son corsage.
Le "carrefour des Généraux", de triste mémoire, est resté un point de passage important. A l’occasion d’un contrôle, je fouille une femme. De ses vêtements bigarrés, elle met à nu un sein et m’arrose copieusement de son lait !... Hilarité générale…
Lourdes (juin 1958).
Des volontaires sont demandés pour participer au pèlerinage militaire. On ne se fait pas prier. A la clé, une petite permission de quelques jours et l’obligation de rentrer pour le…On prend le bateau à Marseille, le train pour rejoindre Lourdes où nous faisons honneur à notre Bataillon. Ensuite, nous nous séparons pour profiter au mieux de quelques jours qui nous restent. Pour moi c’est revoir mes parents : le train, le car, un peu de marche, un voisin plus que surpris : "tes parents savent-ils ?" Ma réponse est "non !". Papa et maman sont en train de "faire les foins" : surpris, on le serait à moins, "mon Dieu" diront-ils d’une seule voix ajoutant "c’est grâce à la Vierge !...". Pour respecter autant que faire se peut l’échéance du retour, à LYON je prends l’avion. A Alger, j’ai déjà 6 jours de retard et il n’y a pas de liaison. Finalement nous retrouverons notre Compagnie avec 8 jours de retard mis sur le compte de liaisons aléatoires. Je croise le Capitaine : "tu tombes bien, demain matin on part en OP !".
Épilogue.
L’aventure se termine pour moi le 22 janvier 1959. Je décide de rester à la ferme avec mes parents. Le travail ne manque pas. Pendant quelque temps, j’occupe un emploi comme Secrétaire d’une Mutuelle Incendie Accidents. Puis, la Commune de CUVAT recherchant des volontaires pour effectuer des travaux de réfection de fossés, avec des copains, on répond présents ! On est payés au mètre linéaire et comme on n’est pas feignants, on gagne beaucoup d’argent ! Les Forges de CRAN, SNR embauchent. La rumeur dit qu’à SNR on embauche après une période d’essai de 8 jours. C’était exact, je serai embauché au bout de 8 jours et pour 38 ans. Je me marie, construis ma maison à Argonay et crée la Section. 1995, je rejoins l’UDC AFN, 1995 l’année de mon opération du cœur.
Le Mémorial.
Il est le symbole de ce combat d’où certains d’entre nous ne sont pas revenus. Je m’y attarde souvent, les yeux embués de larmes, m’attardant sur le nom de "LARUE" revivant ce 30 août où nous avons côtoyé l’horreur et la mort. Un jour, de jeunes enfants jouaient avec l’eau, sans méchanceté, avec l’insouciance de leur âge. Je les ai interpellés, gentiment, sans agressivité. J’ai pris le temps de leur expliquer. Ils ont écouté avec gravité et nul doute que, pour eux, ce lieu de Mémoire ne pourrait plus jamais constituer un terrain de jeux. J’entends encore leur très émouvant : "merci Monsieur…"
Bonus.
En Kabylie, j’ai un jour rencontré un fellah qui fauchait l’herbe. Sa position était mauvaise, sa faux mal réglée. J’ai fait ce qu’il fallait pour la faux et je lui ai montré la bonne position, celle qu’il devait adopter…d’où la photo !...
Jean OUVRIER et Jean-Marc BOCCARD pour "GENERATIONS COMBATTANTES" oct 2008
- Saouda
- Saouda qui sera adoptée par un sous officier libérable
En complément au message de Claude du 28 mai 2009. L’enfant récupérée dans le djebel et que les parachutistes appelleront Saouda. Elle sera adoptée par un sous-officier libérable.