INTRODUCTION HISTORIQUE
par le général Maurice Faivre
En Algérie, comme dans tous les pays où elle a exercé sa souveraineté, la France a engagé dans ses armées, comme soldats de métier, comme conscrits ou comme supplétifs, de nombreux ressortissants des populations locales.
À partir de 1830, au fur et à mesure de la conquête et des campagnes de « pacification » de l’Algérie, la mobilisation sélective de combattants musulmans a procuré aux armées françaises l’appoint d’effectifs conséquents. Ils étaient zouaves, chasseurs d’Afrique, tirailleurs ou spahis, ces derniers ayant été conçus et entraînés sur le prestigieux modèle de la cavalerie française.
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- Harkis, soldats abandonnés
- Ouvrage dans lequel témoignent Atmane AYATA harki, Maurice DE KERVENOAEL, Aïcha BAZIZ, Général François MEYER, Brahim SADOUNI, Ahmed TABAALI, Lieutenant-colonel Armand BÉNÉSIS DE ROTROU, Jacques ALIM, Abdel Madjid LALEM, Général Maurice FAIVRE.,
SUPPLETIFS ET MILITAIRES
Quand éclate le soulèvement du 1er novembre 1954, la plupart des unités nord-africaines se trouvent encore en Indochine. Le recours à des supplétifs musulmans - ceux qu’on va appeler les « harkis » - a répondu à un besoin militaire indispensable. Sous ce terme global dérivé du mot arabe harka (pour « mouvement »), on a ensuite désigné une nébuleuse de formations diverses, créées successivement de 1954 à 1959 :
- en janvier 1955, le gouverneur Léonard met sur pied 34 groupes mobiles de protection rurale, baptisés « Groupes mobiles de sécurité » (GMS) en 1958. En 1962, il y aura 110 GMS ;
- en septembre 1955, le gouverneur Soustelle crée les « Sections administratives spécialisées » (SAS), dont la protection est assurée par des makhzens de 20 à 50 moghaznis ; il y aura 700 SAS en 1961, pour un effectif de 19 000 moghaznis ;
- en février 1956, le général Lorillot prescrit de former une harka dans chaque quartier de pacification, au niveau des sous-préfectures. En 1961, 800 harkas regroupent 60 000 harkis ;
- en 1957 sont créés des « Groupes d’autodéfense » (GAD) dans les villages en voie de pacification. Deux mille GAD seront constitués, comptant 60 000 gardes dont la moitié sont armés de fusils de chasse ou fusils Lebel ; - en 1959, le général Challe crée les « commandos de chasse », chargés de rechercher les rebelles qui ont échappé aux opérations des divisions parachutistes.
- Défilé de harkis à la Sénia près d’Oran
Il faut préciser qu’environ 3 000 harkis ont été des « ralliés », c’est-à-dire qu’ils avaient été recrutés parmi des prisonniers FLN qui reprenaient la guerre en se retournant contre leurs anciens camarades insurgés. Beaucoup de ces « ralliés » appartenaient aux « commandos de chasse ». Le sort de ceux d’entre eux qui n’ont pas pu gagner la France compte parmi les plus tragiques lors de l’indépendance de l’Algérie.
Enfin, à l’écart de la communauté des supplétifs servant en Algérie, les membres de la « Force de police auxiliaire » (FPA), surnommés les « harkis de Paris », ont compté jusqu’à 400 hommes, tous musulmans, gradés compris. Sous le commandement du capitaine Montaner, un ancien officier des SAS, la FPA fut mise en place dans la capitale pour riposter « sur son terrain » à la puissante Fédération de France du FLN. Une lutte d’une grande violence, conduite par le FLN en métropole contre le MNA de Messali Hadj, se traduit par plus de 4 000 tués, dont 150 Français, 53 policiers et 46 harkis de la FPA. En trois ans, la FPA réussit à éliminer 500 membres des commandos de choc du FLN, à saisir 650 armes de guerre, 150 grenades et 40 bombes. Après la dissolution de la FPA, plusieurs choix ont été donnés aux « harkis de Paris » : rester dans l’armée, entrer dans la police ou se faire aider à trouver un emploi dans la vie civile.
- Saïd Benaisse Boualem, dit le Bachaga Bouatem,
- chef de la harka de l’Ouarsenis, colonel de l’armée française et homme politique, dans sa tribu des Beni-doudouane.
Pour la France, ces différentes organisations de « harkis », au sens large, étaient administrées soit par l’autorité civile pour les SAS et les GMS, soit par l’autorité militaire pour les GAD et les harkas. Rappelons qu’en 1912, la conscription avait été instaurée dans les trois départements d’Algérie. Cette conscription étant sélective, et les besoins de l’armée limités à 5 000 hommes par mois, 50 % des jeunes musulmans ne sont pas convoqués, parmi lesquels certains ont pris le maquis. En sus de ces jeunes appelés, 26 000 engagés volontaires ont servi sous contrat. Ces militaires de carrière, comme ceux du contingent, n’étaient donc pas, au départ, des « harkis », dans le sens que ce terme a acquis après coup. Cette « appellation » générique a fini par recouvrir l’ensemble des Algériens musulmans profrançais, qu’ils soient supplétifs, militaires, anciens combattants, élus ou fonctionnaires, depuis l’hiver 1954 jusqu’au cessez-le-feu de mars 1962, soit un total de 263 000 hommes. Le sort de ceux d’entre eux qui n’ont pas pu gagner la France compte parmi Les plus tragiques Lors de L’indépendance de l’Algérie.
LES MOTIVATIONS D’ENGAGEMENT AUX CÔTÉS DE LA FRANCE
En janvier 1961, le recrutement des musulmans a atteint son maximum de 60 000 harkis, 19 000 moghaznis et 8 000 GMS. Il arriva même, à l’époque, que l’armée française recrute quelques « enfants-soldats » de 16 ou 17 ans. Dans un pays où l’état civil n’était pas toujours bien tenu, l’urgence a fait qu’on n’y regarda pas de trop près.
Bien que leurs moyens de départ et leurs logiques de recrutement ne soient guère comparables, on peut se faire une idée de la dimension de « guerre civile » qu’eut aussi la guerre d’Algérie, à partir de ce constat : on estime qu’il y aura eu trois ou quatre fois plus de musulmans dans l’armée française que dans l’Armée de libération nationale (ALN). Pourquoi se sont-ils donc « engagés » si nombreux ?
La population d’Algérie était cruellement consciente des inégalités entre « Français de souche européenne » et « Français de souche nord-africaine », selon ces expressions de l’époque, si peu heureuses de nos jours. Il y avait la pauvreté, les enfants qui n’allaient pas à l’école. Et un système électoral tout à fait inégalitaire, avec ses deux collèges, l’un musulman (représentant 9 millions de personnes), l’autre européen (1 million de personnes). Une voix européenne valait alors neuf voix de musulmans. Cette formule fut remplacée en novembre 1957 par la loi-cadre de Robert Lacoste, instaurant le collège unique, qui fut mis en œuvre lors du référendum de septembre 1958. Au tout début de la guerre, nombreux dans la population musulmane étaient ceux qui étaient acquis à l’idée d’indépendance parce qu’ils souhaitaient que leur dignité et leurs droits soient reconnus. Mais les méthodes violentes du FLN, passant par une politique de terreur, ont vite provoqué la lassitude dans une partie du « bled » et elles ont certainement favorisé l’extension des harkas et autres makhzens. La protection de sa famille contre la terreur qu’exerçaient les clandestins vient assurément en tête des motivations.
- Un harki armé monte la garde.
La deuxième cause d’engagement est un certain patriotisme pro-français (alors que l’idée nationale algérienne s’éveillait à peine dans certaines régions). « Je me bats pour la prospérité de mon village, la tranquillité de tous et l’avenir des jeunes dans une Algérie heureuse et française pour toujours », faisait ainsi jurer à ses harkis un capitaine en Kabylie. Un tel patriotisme fut notamment revendiqué par beaucoup d’anciens combattants des deux guerres mondiales. En 1914-1918, 176000 musulmans d’Algérie avaient été engagés sous les drapeaux de la République. Entre les deux guerres, dix-huit régiments de tirailleurs et de spahis ont tenu garnison en France. En 1939-1940, 123000 Algériens furent engagés en métropole, beaucoup furent faits prisonniers, et, en 1942-1945, 134000 ont participé à la libération de la France. En 1953, à la veille de la guerre d’Algérie, une trentaine de bataillons nord-africains combattaient en Indochine.
Enfin, la motivation alimentaire - la « gamelle » - n’est sûrement pas à écarter. Dans la situation de pénurie de l’Algérie, rares étaient les personnes totalement désintéressées. GMS et moghaznis étaient engagés sous contrat renouvelable de six et douze mois et bénéficiaient d’avantages sociaux : allocations familiales, Sécurité sociale, congé annuel, logement, indemnités de déplacement, législation sur les accidents du travail. La solde des supplétifs de 7,50 francs par jour, payée mensuellement, fut portée à 8,25 francs en janvier 1959. À l’exception de soins médicaux, les harkis ne bénéficiaient pas de prestations sociales. Engagés sans contrat, ils pouvaient être licenciés sans préavis. En contrepartie, ils pouvaient quitter la harka à leur convenance. Sauf qu’une fois « compromis » aux yeux du FLN par un tel engagement aux côtés des Français, ils n’avaient certes pas intérêt à le faire.
INQUIETUDES, MENACES ET « GARANTIES »
Dès juin 1960, avec les premières négociations entre la France et le Gouvernement provisoire algérien, à Melun, une certaine appréhension sur leur avenir a commencé à se faire jour parmi les supplétifs. Le 23 juillet 1960, le chef d’état-major de l’armée de terre estime dans une note que leur moral s’est dégradé en raison des « inquiétudes qu’ils ont sur leur destin ». Six mois plus tard, les grandes manifestations indépendantistes de décembre 1960 suscitent de nouvelles réactions de crainte, alors même que la courbe des effectifs musulmans de l’armée française est en train d’atteindre son apogée.
La question de leur avenir avait été évoquée par les négociateurs des futurs accords d’Évian. Mais, en fin de compte, elle ne sera pas retenue dans le texte final. Les négociations menées par la France avec le FLN, du 20 mai au 13 juin 1961, avaient pourtant expressément stipulé des « garanties à négocier en faveur des musulmans fidèles à notre cause ». Le non-recours aux représailles avait été accepté en décembre 1961, à Bâle, par les représentants du FLN. Cette promesse ne figure plus dans le texte de l’accord de cessez-le-feu, le seul signé par les deux parties. Les accords d’Évian, le 18 mars 1962, engageaient bien l’Algérie à « interdire tous recours aux actes de violences collectives ou individuelles ». Mais les « Français musulmans » ou Algériens qui avaient servi les autorités françaises n’y étaient plus explicitement cités.
Les menaces, pourtant, se firent de plus en plus précises, et certaines présageaient du pire. Ainsi ce tract du 7 juin 1961, à Grarem (Constantine), qui appelle naïvement à la vengeance : « Ceux qui ont travaillé avec la France, harkis, rengagés, autodéfenses, seront égorgés. Nous garderons les moins mauvais : non payés et soumis "comme des cochons", ils travailleront à votre place. » Ou encore ce procès-verbal de réunion de la Nahia 333 (découpage géographique), du 18 juillet 1961 : « Toutes les femmes qui décideront de se marier ou mariées déjà, avec les goumiers seront condamnées à mort. » Ce type d’« avertissements » et d’appels au lynchage qui parcouraient toute l’Algérie - il est vrai au milieu des attentats de l’OAS - aurait dû laisser pressentir la tournure tragique qu’allaient prendre les événements vis-à-vis des harkis. Et cela, en dépit des déclarations officielles rassurantes de la direction du FLN ou des promesses lénifiantes de la France, comme ce tract diffusé par le commandement français en Algérie après le cessez-le-feu de mars 1962 : « Harkis ! Les combats ont cessé, la paix est revenue dans votre pays. Chacun de vous, avec l’aide de la France, pourra - si Dieu le veut - bâtir à son gré son avenir en Algérie ou en métropole. (...) La France est là pour vous aider. (...) Elle est prête à vous donner, pour peu que vous l’y encouragiez par votre travail : un emploi, un toit, des ressources. »
90% des harkis ont partagé, un temps, cette illusion de sécurité et ont préféré le retour à la vie civile.
LES TROIS SOLUTIONS OFFERTES AUX HARKIS
Huit jours avant le cessez-le-feu de mars 1962, plusieurs solutions furent proposées aux harkis. La première fut rengagement dans l’armée française pour les plus aptes. Elle a été, sur le terrain, extrêmement limitée. Certains témoignages d’officiers français ont fait état de l’opposition de leur hiérarchie lorsqu’ils ont voulu faire engager leurs harkis pour les protéger de représailles pressenties. Et les harkis furent parfois difficiles à persuader. Croyant dans les promesses de pardon du FLN, et cédant aux pressions de leur famille angoissée à l’idée de s’expatrier, 90 % des harkis ont partagé, un temps, cette illusion de sécurité et ont préféré le retour à la vie civile, deuxième choix que leur proposaient les autorités françaises. Le retour au village était accompagné d’une prime de un mois et demi de solde par année de service (le solde d’un mois se montait à 22 500 AF). Mais une fois l’enveloppe en poche, les anciens harkis ont été soumis au règlement rétroactif des cotisations au FLN, non acquittées pendant la guerre, et calculées par mois de non-paiement. Les primes de licenciement ou de recasement ont été ainsi, en grande partie, récupérées par des cadres locaux du FLN. A Arris, par exemple, un document a montré comment « la prime de recasement fut payée à la sous-préfecture, en présence d’un représentant du FLN, auquel chaque harki reversait "spontanément" l’enveloppe qu’on venait de lui remettre ». Il avait été également prévu que les harkis qui se sentaient menacés aient la possibilité de demander leur rapatriement, mais, au 15 mai 1962, il n’y avait eu que cinq mille demandes, familles comprises. Submergés par une multiplicité de missions contradictoires, dans l’ambiance d’un dégagement anarchique et d’une extrême confusion politique, la majorité des officiers français ont « voulu croire » aux garanties et ont sous-estimé les risques.
LE RAPATRIEMENT DE LA PURE INTERDICTION À UNE EXTRÊME LIMITATION
- Embarquement à Bône de harkis rapatriés en 1962.
Malgré les premiers témoignages de violences à l’égard des anciens supplétifs qui parvenaient à Paris, le gouvernement français, redoutant l’infiltration d’« éléments indésirables » parmi les harkis, cherchant à éviter des afflux massifs de réfugiés et donnant la priorité aux pieds-noirs qui submergeaient les ports de Méditerranée, a pris la décision d’interdire les initiatives de rapatriement.
Le télégramme, désormais fameux, signé le 12 mai 1962 par le ministre d’État des Affaires algériennes, Louis Joxe, évoque les « rapatriements prématurés de supplétifs », et ordonne : « Vous voudrez bien faire rechercher tant dans l’armée que dans l’administration les promoteurs et les complices de ces entreprises et faire prendre les sanctions appropriées. Les supplétifs débarqués en métropole en dehors du plan général de rapatriement seront en principe renvoyés en Algérie. » Et le ministre d’ajouter à son message frappé du tampon « TRÈS SECRET » cette précision qui met clairement l’accent sur la lutte contre l’OAS au détriment de toute action humanitaire concernant les « harkis » : « Je n’ignore pas que ce renvoi peut être interprété par les propagandistes de la sédition comme un refus d’assurer l’avenir de ceux qui nous sont demeurés fidèles. Il conviendra donc d’éviter de donner la moindre publicité à cette mesure. »
Bien sûr, ce texte « très secret » a aussitôt été publié par la presse, commenté par les députés à l’Assemblée nationale, déclenchant l’indignation dans l’opinion publique française. Ce qui a entraîné quelques revirements dans le gouvernement français.
Sur place, en Algérie, l’armée a atténué la rigueur des consignes restrictives des Affaires algériennes, et, parfois même, ne les a pas transmises. Le ministère des Armées n’a ainsi jamais prononcé de sanctions à rencontre de ses officiers qui avaient pris des initiatives personnelles de rapatriement.
Le 1er juin 1962, le gouvernement a confié aux armées le soin de rapatrier certains moghaznis et leurs familles, soit cinq mille personnes. Dix camps de regroupement ont été mis sur pied dans le corps d’armée de Constantine, autant dans la totalité des autres corps. Limités initialement à l’accueil de sept mille personnes, ces camps ont alors été rapidement submergés. A compter du 12 juin 1962 seulement, des bateaux de la Marine nationale furent mis à la disposition de l’armée pour assurer ces rapatriements. Le ministère des Armées n’a ainsi jamais prononcé de sanctions à [’encontre de ses officiers qui avaient pris des initiatives personnelles de rapatriement.
REPRESAILLES, MASSACRES ET CAMPS D’INTERNEMENT
C’est à partir du 6 juillet 1962, au lendemain de la proclamation de l’indépendance de l’Algérie, et surtout du 15 juillet, que débutent les massacres organisés dans pratiquement toutes les régions de l’Algérie. Les militaires sous contrat, dont plus de dix-huit mille avaient quitté le service en 1962, ont été relativement épargnés. En général, ils n’avaient pas été employés dans leur propre région. Ils ont souvent pu regagner discrètement leur village ou leur quartier. Il n’en a pas été de même pour les supplétifs. « La chasse aux harkis » se poursuit, note l’état-major interarmées. Nombre des persécuteurs se recrutent parmi les « marsiens », ces Algériens attentistes, « indépendantistes de la dernière heure », qui, à partir de mars 1962, s’efforcèrent de démontrer leur bonne volonté au nouveau pouvoir. À la Nahia 3, on poursuit les « grands criminels ». Le 10 août, le colonel de la wilaya 1 déclare : « Les musulmans ayant collaboré avec la France (...) seront impitoyablement punis par le Peuple. Les supplétifs et leurs familles seront employés au déminage. » Le 28 août, la wilaya 2 donne l’ordre d’arrêter les anciens harkis et leurs enfants de plus de 12 ans et de les diriger vers le barrage (électrifié, établi entre l’Algérie et la Tunisie ou le Maroc) pour y participer au déminage. Pratiqué à mains nues, sans appareil de détection, ce déminage a causé de nombreuses victimes. Quant aux supplices auxquels furent soumis les supplétifs, ils ont été décrits dans de nombreux ouvrages : « Émasculés, écorchés vifs, bouillis, mutilés, coupés en morceaux, écartelés ou écrasés par des camions, familles entières exterminées, femmes violées, enfants égorgés. » Les historiens ne sont pas d’accord sur le nombre de harkis victimes de massacres entre 1962 et 1963. On a cité des chiffres allant de dix mille jusqu’à cent cinquante mille morts. Une évaluation plus précise reste aujourd’hui impossible. Un consensus tend à se dégager autour d’un total compris entre soixante mille et quatre-vingt mille harkis massacrés.
- Les harkis du commando Cobra escaladent les Ksours.
Le 19 septembre 1962, puis à nouveau le 13 novembre 1962, l’ambassadeur de France à Alger a adressé au gouvernement algérien des lettres de protestation contre les violences « qui n’ont pas cessé depuis deux mois » à l’encontre des anciens auxiliaires de l’armée française. « II ne se passe pas de jour que l’on ne relève en différents points du territoire algérien des arrestations, des tortures, des exécutions », dénonce l’ambassadeur qui recense plus de sept mille anciens harkis détenus dans des camps d’internement des autorités algériennes, où ils subissent « des traitements particulièrement odieux ». On ne saura jamais combien de supplétifs ont été emprisonnés en Algérie après l’indépendance. Six mois plus tard, la Croix-Rouge comptait encore deux mille quatre cents harkis incarcérés dans les prisons des grandes villes. Elle estimait à treize mille cinq cents ceux qui étaient emprisonnés dans les nombreux camps de détention du pays.
En novembre 1962, une note de l’armée française dresse la liste de ceux qui continuaient alors à frapper à la porte de ses centres d’accueil : « - les ex-supplétifs spoliés de tous leurs biens et condamnés au chômage par la population ;
- les ex-supplétifs libérés des camps de l’ALN, et en particulier ceux qui étaient employés au déminage sur les barrages ;
- les veuves et les orphelins, mis au ban de la société : pas de travail, pas d’école ;
- les familles réclamées par leurs chefs partis seuls en France, ou démunies de ressources car les mandats ne leur parviennent pas. »
Le sauvetage de supplétifs aurait nécessité une déclaration solennelle du gouvernement français invitant les Algériens à cesser toute exaction, et ordonnant à l’armée française encore présente en Algérie de retourner « dans le bled » pour assurer la protection de ses anciens combattants. Il n’y eut ni déclaration ni aucun ordre dans ce sens. Outre les nouvelles normes diplomatiques vis-à-vis de l’Algérie, rappelons au passage que ce genre d’initiatives aurait aussi risqué de compromettre la poursuite des essais nucléaires français dans le Sahara. En vertu d’une annexe secrète aux accords d’Évian, ces essais se prolongèrent longtemps après l’indépendance.
Un consensus tend à se dégager autour d’un total compris entre soixante mille et quatre-vingt mille harkis massacrés.
L’accueil en France a été improvisé par l’armée, chargée au dernier moment du rapatriement.
CAMPS DE TRANSIT ET HAMEAUX FORESTIERS
Vingt et un mille supplétifs ont été officiellement rapatriés en 1962, puis 15 000 en 1963, et encore 5 340 en 1965-1968 (familles comprises). Mais un grand nombre a rejoint la France par ses propres moyens.
Au final, 91 000 Français musulmans purent s’établir en France de 1962 à 1968, dont seulement 20 600 supplétifs (66 000 avec les familles). L’accueil en France a été improvisé par l’armée, chargée au dernier moment du rapatriement, alors que le ministère des Rapatriés était débordé par l’exode des « Français de souche ». Les premiers rapatriés furent ainsi logés sous la tente dans les camps de Larzac, Bourg-Lastic et Saint-Maurice-l’Ardoise, dans le froid et dans des conditions de confort très sommaires. Plus tard, des baraquements furent construits à Rivesaltes, les enfants scolarisés par des soldats instituteurs et les adultes formés à l’apprentissage des métiers manuels et aux tâches ménagères.
L’anthropologue Khemisti Bouneb a relaté les difficultés de l’installation : « Pour avoir vécu personnellement avec mes parents harkis dans différents camps, je pense qu’il y a eu une très grande exagération à propos de ces milieux fermés. Les chefs et les monitrices n’étaient pas des monstres ou des sadiques comme le prétendent certains ! Beaucoup ont accompli leur mission correctement. « Parmi les dirigeants de ces camps, souvent d’anciens militaires pieds-noirs ou Français de souche, il y avait des gens formidables et dévoués qui ont eu envers les harkis et leurs familles des conduites tout à fait remarquables. « Certes, ces camps n’étaient pas des hôtels trois étoiles ni des Club Med. Ils étaient constitués de baraquements rudimentaires et il y régnait une discipline stricte, mais ils répondaient aux exigences du moment, à savoir la prise en charge globale de familles rapatriées dans l’urgence. »
Les centres de transit ont été fermés à la fin de 1964, et les personnes malades, isolées ou handicapées ont été logées dans les centres d’accueil de Bias et Saint-Maurice-l’Ardoise, qui furent fermés en 1975 en raison des manifestations des enfants de harkis, fomentées de l’extérieur, selon la sénatrice Heinis, par d’anciens parlementaires musulmans.
Aux cités se sont ajoutés une quarantaine de « hameaux forestiers » créés dans le sud-est de la France, comme le Logis d’Anne, où deux mille anciens harkis étaient employés à des travaux de reboisement et d’aménagement des forêts domaniales pour le compte de l’Office national des forêts (ONF). Leur isolement au milieu des bois pour les hameaux, la précarité des installations pour les camps n’ont pas favorisé l’insertion des harkis. La construction par la Sonacotra de nombreux immeubles HLM réservés aux harkis, comme à Dreux, la création d’emplois industriels, puis les politiques d’insertion, parfois décousues, menées par les différents gouvernements, avec des rentes accordées à certains supplétifs, un statut des victimes de la captivité pour les anciens détenus, une aide aux veuves, ont peu à peu aidé à l’intégration des familles dans la société française.
LE SILENCE
Dans les années de l’immédiat après-guerre, les harkis - confondus avec l’ensemble des Français musulmans - ont été les victimes d’une chape de silence. Silence de l’Algérie, qui a imposé sa vision d’un peuple unanime dans la guerre d’indépendance et dénonçant les harkis comme des traîtres indignes de vivre, que l’histoire a jugés et condamnés à jamais. Silence complice de la France, cherchant à oublier cette page peu glorieuse, voire honteuse, de son histoire et laissant s’installer la thèse des harkis « traîtres collaborateurs », sans s’embarrasser de nuances ni de la complexité de leur histoire. Silence, enfin, des Français musulmans eux-mêmes, qui ont refoulé leur mémoire, ajoutant leur propre mutisme à l’amnésie officielle de la France et de l’Algérie. « Une des plus grandes ignominies, une des plus grandes hontes de toute l’histoire de France. » Maurice Allais
Les rares voix à s’être élevées en faveur des harkis méritent donc d’être signalées. D’abord, dès 1962, celle de Maurice Allais, prix Nobel d’économie, dans son livre L’Algérie d’Évian, publié par les éditions Jeune Pied-Noir. Le grand économiste dénonce un « véritable génocide » et un « crime contre l’humanité » dans « la politique mise en œuvre » qui « a débouché sur un bain de sang, celui de dizaines de milliers de harkis, au moins soixante mille à quatre-vingt mille et peut-être beaucoup plus... ». Il qualifie l’abandon des harkis par l’État français et les consignes données par les pouvoirs publics de n’effectuer aucun rapatriement massif de supplétifs d’« une des plus grandes ignominies, une des plus grandes hontes de toute l’histoire de France ». En 1999, dans une seconde édition de son ouvrage, il ajoute un « hommage aux officiers aussi clairvoyants que courageux qui, fidèles à l’honneur militaire et à rencontre des instructions des autorites, ont réussi à faire passer en France de nombreux harkis avec leurs familles ». Ces officiers méritent d’être appelés des « hommes d’honneur ».
En 1993, Dominique Schnapper, fille de l’intellectuel Raymond Aron, lui-même très tôt partisan de l’indépendance de l’Algérie, écrit dans la préface du livre « Et ils sont devenus harkis » de Mohand Hamoumou (aux éditions Fayard) : « L’épisode des harkis constitue une des pages honteuses de l’histoire de France, comme l’ont été l’instauration du statut des Juifs le 3 octobre 1940, ou bien la rafle du Vél d’Hiv le 16 juillet 1942. Bien des Juifs, dont je suis, souhaiteraient que, par un geste symbolique, les autorités françaises d’aujourd’hui reconnaissent la responsabilité de celles d’hier. » De la part des autorités politiques, signalons, en novembre 1991, Jacques Chirac, alors président du Rassemblement pour la République (RPR), qui déclare à La Roque-d’Anthéron que la situation « indigne » de la communauté harki était à « inscrire au passif des gouvernements successifs » et que « tous les hommes politiques assument une responsabilité commune » en la matière. Le 31 mars 2003, alors président de la République, il promulgue un décret officialisant et instaurant une Journée nationale d’hommage aux harkis et aux autres membres des formations supplétives des armées françaises, le 25 septembre de chaque année.
En novembre 2011, Jeannette Bougrab, secrétaire d’État à la Jeunesse, fille de harki, fait acte de présence aux Invalides lors de la remise de la grand-croix de la Légion d’honneur par le président de la République, Nicolas Sarkozy, au commandant Hélie de Saint-Marc, 89 ans, légionnaire parachutiste, putschiste gracié. La ministre avait tenu à être présente « pour son père », « un de ces hommes qui se sont battus jusqu’au bout pour la patrie ». Un geste rare. Mais les harkis attendent encore la reconnaissance officielle de la responsabilité de la France dans leur abandon et leur massacre.
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Lire également François Meyer, au nom de tous les harkis