Mon cher Claude.
Merci pour ton courrier du 13 mars 2013 qui me touche car il prouve que tu ne m’oublies pas alors que notre rencontre date de plus d’un demi-siècle. Comme tu m’y invites, en attendant le plaisir de te revoir, je crois important de te fournir des informations sur un drame qui s’est déroulé à Ibekarène, tout près de chez moi avant que nous fassions connaissance et sur lequel j’avais dû garder le silence.
Car vois-tu, Claude, la vérité n’est pas universelle : chacun à la sienne. La perception des événements et des drames dépend de la place de chaque acteur dans le déroulement du film de la vie des hommes au contenu malheureusement bien souvent dicté par le mal, la folie et l’égoïsme.
Je suis heureux de constater qu’aujourd’hui tu commences à comprendre comment la France a conquis l’Algérie. Pendant trente ans la poudre a parlé. Pendant trente ans les tribus inorganisées ont résisté vaillamment. Elles ont fini par succomber, victimes de leurs dissensions, devant une armée moderne,aguerrie, bien disciplinée, commandée de surcroît par des officiers assoiffés d’ambition et de gloire pour la France du moment qui cherchait à retrouver son lustre dans le concert des nations et à étendre son territoire.
Mais une fois le pays conquis, que faire de ses habitants ? La France monarchique d’alors après avoir hésité, a décidé de faire de cette région une terre de colonisation c’est-à-dire d’émigration pour des Français qui fuyaient la misère ou qui étaient chassés par un régime politique pesant éloigné encore de la démocratie représentative. Ont encore été invités également à émigrer des Européens cherchant meilleure fortune ; l’objectif était de faire de l’Algérie un territoire français, et d’en garder le contrôle en adoptant un mode de gouvernance « adapté » aux communautés peuplant dorénavant le territoire.
Pour y parvenir, il fallait organiser la prééminence de la communauté européenne qui va transformer le pays. C’était dans l’air du temps et selon les conceptions des IIIe et IVe Républiques, d’un côté les nouveaux arrivants à qui sera octroyé si nécessaire l’accès à la citoyenneté française et de l’autre les autochtones. Ces derniers seront considérés comme d’éternels incapables majeurs placés sous tutelle grâce au régime de l’indigénat. Ils seront désignés au cours du temps : indigènes, musulmans, FSNA (Français de souche nord-africaine), ou citoyens français de statut civil de droit local par opposition aux citoyens français de statut civil de droit commun. Je te recommande à ce sujet l’article clair : « Français, Juifs, Musulmans ... en Algérie de 1830 à 1962 », « Une synthèse d’après l’ouvrage de Patrick Weil, « Qu’est-ce qu’un Français ? » - Grasset 2002 » à http://www.ldh-toulon.net/spip.php?...
En définitive, l’accès à la majorité démocratique ne concerne que certains d’entre eux triés au compte-goutte, alors que la conscription pour défendre la patrie commune en danger abolit toute distinction : les Algériens seront nombreux à ne pas revenir des champs de bataille en 14/18 ou des âpres combats de 39/45.
Rappelle-toi, Claude, c’est après l’insurrection du 13 mai 1958 qui a permis l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle que les citoyens français de statut civil de droit local obtiennent enfin la majorité électorale.
En effet, dès le 4 juin 1958 au forum d’Alger, devant une foule immense composée de toutes les communautés, le futur chef de gouvernement annonce un changement révolutionnaire : « Eh bien ! de tout cela je prends acte au nom de la France et je déclare qu’à partir d’aujourd’hui, la France considère que dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : il n’y a que des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs... ».
Plus tard, dans son discours du 30 août 1958, le général de Gaulle fait de la participation de tous les Algériens au futur scrutin du 28 septembre 1958, un enjeu majeur de l’avenir.
« Par leur vote, les habitants de l’Algérie vont fournir une réponse à la question de leur propre destin. Les bulletins qu’ils mettront dans l’urne auront, sur un point capital, une claire signification. Pour chacun, répondre « oui » dans les circonstances présentes, cela voudra dire, tout au moins, que l’on veut se comporter comme un Français à part entière et que l’on croit que l’évolution nécessaire de l’Algérie doit s’accomplir dans le cadre français ». [1]
Le nouveau guide de la France pourra se gargariser des résultats. Ils seront à la hauteur de ses espérances : « Trois millions et demi d’hommes et de femmes d’Algérie, sans distinction de communauté et dans l’égalité totale, sont venus des villages de toutes les régions et des quartiers de toutes les villes apporter à la France et à moi-même le bulletin de leur confiance. Ils l’ont fait tout simplement sans que nul ne les y contraigne et en dépit des menaces que des fanatiques font peser sur eux, sur leurs familles et sur leurs biens. Il y a là un fait aussi clair que l’éclatante lumière du ciel. Et ce fait est capital ... pour cette raison qu’il engage l’une envers l’autre et pour toujours l’Algérie et la France » [2].
Sans contraintes en dépit des menaces. Voire !....
Voici ce qui s’est passé le 28 septembre 1958 au moulin faisant face à l’entrée de ma maison, de l’autre côté de la ruelle.
Ce drame, Claude, à lui seul résume la tragédie algérienne.
Pour la mémoire des victimes, qui méritent le respect et d’être honorées, je vais dire la vérité sur ce drame vécu par les femmes et les enfants de mon village.
Dans le contexte de poker menteur d’alors où selon Ferhat Abbas « le train algérien est bloqué. Le voilà en marche. Mais personne ne sait dans quelle direction il avance et quelle sera sa direction », après déjà bientôt trois années de guerre fratricide, l’épreuve de force continue entre l’armée française et le FLN [3] et ses relais, son bras armé l’ALN [4] et son bras séculier l’OPA [5].
« La fin du mois d’août se précise, particulièrement mouvementée ; tous les jours ont lieu des échanges de coups de feu. L’approche du référendum n’est pas étrangère à cette agitation. Les SAS [6] et l’OPA font le forcing auprès de la population » [7].
Durant cette période, les harcèlements de poste, les mines, les coupures de route sont lots courants.
« Au plan politique, l’OPA interdit aux enfants kabyles de fréquenter l’école française. C’est ainsi qu’aucun élève ne s’est présenté à l’école d’Iffigha, récemment ouverte. Il en va de même dans les autres écoles du quartier. À tel point que les chasseurs sont obligés d’aller chercher chez eux les enfants ».
« Par ailleurs, la propagande s’intensifie et des tracts réclamant l’indépendance pure et simple sont retrouvés dans tous les villages ; particulièrement dans les djemâas ou près des cantonnements des groupes d’autodéfense ou des harkas ».
« Fort de cette logique, le FLN appelle à l’abstention, considérant que le référendum est une affaire de Français et que les Musulmans sont algériens ».
C’est une position logique en réplique aux initiatives du général de Gaulle qui bouleverse les codes. Étendre la capacité électorale en Algérie non seulement à tous les hommes, mais également à toutes les femmes constitue une véritable révolution culturelle que le FLN se doit de contrer.
Dans mon village pour le jour du référendum, l’OPA locale demande à tous les hommes en âge de voter de gagner la montagne. Ne restent au village que les femmes et les enfants dûment chapitrées par l’OPA.
Lorsque le groupe de chasseurs arrive au village pour chercher les votants, les femmes et les enfants se sont réfugiées dans l’espace clos du moulin à huile, près de ma maison.
S’engage alors une conversation surréaliste : Vous êtes françaises, venez voter !... Non nous sommes algériennes, nous ne venons pas voter. Vive l’Algérie indépendante !..
Les militaires insistent. Une femme agite une écharpe verte au bout d’un bâton… :
Le ton monte.
Le chef de détachement perd son self-contrôle et lâche des grenades offensives au milieu de l’assistance.
Pleurs, cris, désespoir.
À la non-violence et à la dignité passive a répondu un geste criminel stupide, indigne et lâche cause d’une tragédie sanglante où coule le sang innocent de femmes et d’enfants.
Les militaires penauds quittent les lieux…
Un mensonge couvrira l’opprobre de cet acte abominable et irresponsable gardé secret.
Aujourd’hui, il est temps de rompre le silence et d’honorer la mémoire des victimes.
Bilan trois morts :
Mohand, un garçon de deux ans,
Tounsia, une fille de quatre ans,
Rzika, une mère qui tenait sa fille blessée dans ses bras,
27 blessés. Certains sont encore en vie et gardent encore des séquelles traumatiques de ce jour sanglant.
Lorsque deux ans plus tard, nous avons travaillé ensemble, je portais dans mon cœur le souvenir de ces visages connus et aimés. Ce n’était pas le moment de t’en parler. Aujourd’hui que tu m’as écrit, pour mettre ma mort brutale en perspective, je me devais de dire la vérité et de rendre hommage à ces victimes innocentes que j’ai connues et qui m’étaient proches. Elles représentent le sang des innocents sacrifiés lors de la marche de nos deux pays vers la démocratie.
Puissent l’évocation de ces souvenirs douloureux et l’attitude digne et sans haine des survivants inspirer l’action des jeunes générations pour bâtir un monde meilleur plus fraternel.
En effet Claude, tu le sais et tu l’as constaté lors de tes derniers contacts, il n’y a pas de place pour la haine dans le cœur de ceux qui ont souffert. Ils ne demandent que la vérité sur le passé pour pouvoir regarder l’avenir avec tous ceux qui ont souffert à cause d’un système qui a engendré la folie de part et d’autre.
Comme maintenant tu dois avoir l’âge que j’avais lorsque nous travaillions ensemble, je vais, comme tu me le demandes, te faire réserver une place pas très loin de moi. J’aurai un grand plaisir à te revoir
Claude, à un de ces jours !
Saïd
PS : Je joins à mon courrier, le témoignage d’un tisseur de paix, habitué à soigner les cœurs meurtris.
Il avait 6 ans au moment du drame. Il était présent dans la cour du moulin avec sa mère, sa grand-mère et ses deux petits frères.
Il s’agit de Mohand Soulali, qui a écrit un petit livre sur le drame du moulin dont voici la couverture et le chapitre 2.
Il relate le drame sous forme d’un conte où la pudeur le dispute à la poésie. Pour lire cliquer sur la vignette photo