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L’après 19 mars 1962 d’un maréchal des logis en Grande Kabylie.

dimanche 22 mars 2009, par Pierre-Antoine THENON

« J’ai été appelé en 1956, puis engagé jusqu’au début d’octobre 1962. Voici le récit de mes tribulations en Algérie.

C’est un hommage aux officiers, sous-officiers, hommes de troupe et harkis à qui j’ai eu affaire (à quelques exceptions prés).

C’est aussi la guerre en Grande Kabylie telle que je l’ai vue, vécue et ressentie.

Un ministre de l’intérieur a dit qu’on ne traitait pas avec des rebelles,

Un président a dit : « La France de Dunkerque à Tamanrasset ! »

J’y ai cru ».


Appelé sous les drapeaux et incorporé à Grenoble le 3 juillet 1956, dans l’artillerie de montagne au 1/93e RAM, Pierre-Antoine Thenon, après avoir effectué ses classes et suivi une formation pour devenir sous-officier, part un an plus tard en Algérie. Il atterrit en Grande Kabylie à Ighil Bouzerou d’où il participe à de nombreuses opérations du secteur. Démobilisé en octobre 1958, il reprend du service en janvier 1960, et retourne au 93e RAM, en Grande Kabylie. Affecté dans un premier temps au service auto à Oued Aïssi, il obtient en octobre 1961 le commandement de la harka du secteur. Dans les chapitres présentés, l’auteur raconte comment il a vécu le cessez le feu et comment il a pu arracher quelques familles de Harkis aux griffes de l’ALN.

Une période surréaliste et dramatique découlant de l’application des conditions prévues pour le cessez-le-feu par des technocrates bien loin des réalités du terrain.

A méditer par ceux qui ont la conscience tranquille parce que les accords d’Evian ont été ratifiés par un référendum plébiscité par le peuple français.

Merci Pierre Antoine pour avoir écrit ce témoignage et en avoir autorisé la publication.


XIV LA FIN D’UNE GUERRE.

Nous arrivons à la cité. Le Corse est rentré, mais en convalescence ; il nous attend, l’air préoccupé.

  • Salut Grand ! Le colon veut vous voir dans une heure au bordj !
  • Ah ? Salut Jean-Paul ! Ça va ?
  • Ça va, oui, merci, mais... qu’est-ce que je m’emmerde, et je t’envie !
  • Que veux-tu ? La tranquillité... tu n’y entends rien et c’est le moment de le dire ou jamais ! Tu montes avec nous au bordj ?
  • Bien sûr !
  • Bon. Mohou Ali... Rassemblement immédiat et présentable ! OK ? Et ensuite, tout le monde aux camions. Dis donc Jean-Paul... au courant ?... Que se passe-t-il ?
  • ... Le cessez-le-feu !
  • Le... Hein ! Quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
  • Eh oui ! Cette connerie, en plus de toutes celles d’avant qui n’auront servi à rien ! J’ai entendu à la radio « qu’ils » doivent se réunir à Évian, ceux du gouvernement provisoire algérien et « nos » représentants... Tu parles !... nos représentants !... Pas les miens en tout cas !
  • Ni les miens non plus !
  • Et puis... Mais tu n’en sais rien ?
  • Ben non ! Vois-tu... ce n’est pas dans le djebel qu’on peut savoir quoi que ce soit d’officiel... Radio djebel est en panne. Alors quoi ?
  • Et ben. .. À Alger, ça ne va pas : il y a de la bagarre... Les Pieds Noirs se sont groupés... L’O.A.S qu’ils appellent ça !
  • Traduis. .. Ça veut dire quoi ?
  • « Organisation Armée Secrète »... et crois-moi, c’est la fiesta du plastic à entendre ceux qui en parlent.

Les deux véhicules démarrent à mon commandement et traversent la ville puis gravissent la rampe qui mène au bordj ; nous y entrons, traversons les baraquements du matériel et arrivons dans la cour du 2e Bureau.

Le Corse et moi rassemblons nos Harkis sur deux rangs. Nous nous plaçons à leurs extrémités et attendons le colon. C’est d’abord le capitaine qui sort avec son bras droit d’adjudant. Puis, c’est enfin le colon qui passe la porte du bureau, l’air grave, sombre et gêné. Je ne voudrais pas être à sa place pour dire ce qu’il va nous annoncer.

Le Corse va gueuler le traditionnel « Garde à vous ! » Le colon lève la main :

  • Tss- Tss ! Laissez, cela ira comme ça ! Bonjour Messieurs...

Et, par phrases hachées, cherchant ses mots, la voix étranglée, il explique ce qu’est le cessez-le-feu :

  • Ce qu’on attend de nous, la Harka : l’obéissance aux, ordres et aux règles fixées... Ne pas tirer les premiers et éviter l’accrochage si nous avons à faire directement avec l’ ALN, surtout, pas d’explications et ne pas quand même dramatiser : les familles, les Harkis, ceux qui le voudront, du moins, pourront embarquer à destination de la France le moment venu.

Dans un silence religieux, les Harkis ont écouté ; maintenant, ils sont anéantis. Un seul mot murmuré à peine audible : « On nous abandonne ». Je les comprends très bien, trop bien et pour une fois, je ne voudrais pas être de cette Harka, ce dont, pourtant, j’étais si fier.

18 mars 1962... Le cessez-le-feu. Dans l’après-midi, le capitaine du 2e Bureau m’a fait appeler et m’a fixé un objectif de patrouille : Tala Alem, une heure impérative de retour, vingt-quatre heures (on joue les cendrillons... en rangers), une consigne : essayer de coincer les chefs FLN qui se seraient donné rendez-vous dans ce village, et un ordre : ne tirer qu’en cas de légitime défense. Je lui ai quand même demandé si c’était tout. Lui, très froid, me l’a confirmé.

Les Harkis sont intenables : c’est la valse des bières... Quand ce n’est pas carrément le vin de l’ordinaire. En un mot, je me demande combien j’en aurai, capables de marcher droit, ce soir. Pour arranger les choses, le Corse est en ville. Je me balade comme un lion en cage à l’intérieur des barbelés de la Harka, au milieu desquels flotte encore le drapeau bleu, blanc, rouge... Mais pour combien de temps encore ?

19 heures. C’est l’heure de partir... à pied. Les Harkis sont prêts... enfin, presque ! Moi aussi, j’enfile dans les poches de ma veste camouflée deux vieux chargeurs de MAT un peu rouillés, à moitié chargés de vénérables cartouches qui, si on les percutait, feraient long feu ; le tout en récupération dans une cache, il y a quelques mois.

Nous partons, traversons la ville et attaquons la pente à la sortie d’Aïn Halouff, la ville haute de Tizi Ouzou, sorte de mini « kasbah » avec ses dédales de petites rues tortueuses, sombres et mystérieuses où les Fells nous glissaient entre les mains avec une facilité frisant l’indécence, une vraie cour des miracles, un coupe-gorge dont certains, s’ils pouvaient encore parler, ne me contrediraient pas.

Nous quittons les dernières maisons et marchons dans l’ombre lunaire des oliviers, sans excessives précautions. Tala Alem.... nous y voici ; voilà la maison où le Corse avait flingué à longue distance la sentinelle, en nous arrosant copieusement de ses 9 mm. Nous passons devant les maisons et inspectons discrètement les cours désertes et écrasées sous l’ombre nocturne ; rien, désespérément rien... pas le plus petit prétexte d’ouvrir le feu.

Je fais monter les Harkis au-delà des mechtas et les dispose en embuscade, automatisme de l’habitude. Une heure d’attente et toujours rien. Il est temps de songer à faire demi-tour. Je me lève, fais signe aux gars et nous commençons à descendre en direction de la ferme Galli. Nous faisons deux cents mètres et je souris en pensant au feu d’artifice que je vais déclencher. Je vais réveiller Tizi Ouzou et ses environs. Il n’y a que Charlot que j’ai vaguement mis au courant.

En marchant, je me retourne, m’assure que personne ne surveille mes gestes et balance mes deux vieux chargeurs que je vais ainsi tirer de l’anonymat sans gloire. J’ouvre le feu droit devant moi ; je n’arrête mon tir que quand la culasse vient se bloquer en un claquement sec dans l’entrée du canon vide. Par contre, les autres, instinctivement, ont tiré et... ça tire de tous les côtés. Quinze MAT, deux Garants lance-patates et une AA 52 : ça fait du bruit, surtout que le tireur d’AA 52 a accroché quatre bandes ensemble ce qui fait deux cents cartouches à la fois, auxquelles il faut ajouter quatre fusées éclairantes et autant de grenades explosives.

Inutile ! Ce que je fais est imbécilement inutile ! Pourtant, j’en ressens une joie amère : nous avons tiré les dernières balles officielles avant le cessez-le-feu pour la région d’une guerre qui ne voulait pas dire son nom, qu’on cachait pudiquement sous l’appellation contrôlée... mais en fait d’appellation contrôlée... c’est de la piquette amère !... Et quand le vin est tiré. .. il faut le boire.

Je ne prends même pas la peine de me mettre à l’écoute radio, soit au 536, soit au 300. Nous rentrons. Tout le monde discute à voix haute. Nous passons d’abord par le bordj où le capitaine commence à râler... Moi aussi !

  • Sur quoi nous avons tiré ? ... Mais sur des arbres. Voilà la preuve de leur acharnement !

Et je balance sur le bureau les deux vieux chargeurs que j’ai pris soin de récupérer. Le capitaine est ahuri et je le plante avec ses réflexions. Je suis en rogne contre moi-même et contre tout le monde.

Le meilleur... Non, le pire est qu’à partir du 19 mars, on se farcit … de la manœuvre à pied et, avec les Harkis, croyez-moi, il faut le faire... Il faut même être obligé de le faire ! Faire marcher au pas Bellalem équivaut à essayer de manœuvrer un AM X 30 sans en connaître les commandes. J’ai tout essayé : lui attacher les jambes à un autre Harki (ce qui a fait deux chutes) ou lui botter le cul, rien à faire ! Et quand je parle de Bellalem... je pourrais bien les nommer presque tous, les uns après les autres.

Au « Présentez armes ! », j’avais au moins deux flingues qui atterrissaient violemment. C’est que nos Harkis avaient été choisis pour pister et pour combattre mais n’étaient pas conditionnés du tout pour la parade. Seulement, voilà, maintenant, on voulait les faire passer d’active. Jusqu’à maintenant, ils n’étaient que des « journaliers » encadrés par des gradés d’active ; maintenant, on allait les intégrer à l’armée régulière. Le sergent harki Mohou Ali, Bouboule et Areski, les deux caporaux, devraient, pour conserver leurs galons, passer les pelotons. D’autres, 2e classe actuellement, monteront peut-être en grade. Maintenant, on songe à normaliser alors que tout est fini.

Un beau jour, on nous amène les Harkis du 15e BCA de Tighzirt sur Mer... avec leur famille. La Cité Évolutive devient un camp de regroupement.

Me voilà devenu, par la force des choses, pratiquement secrétaire d’état civil.

Il me faut établir les dossiers de toutes les familles qui veulent partir en France, donc les familles de notre Harka et celles du 15e BCA, plus quelques autres encore qu’on nous rajoute et qui viennent d’autres régiments ou camps.

Pour notre Harka, ça va : je connais tout le monde ; je finis donc par m’en tirer relativement vite. Le plus dur à établir, ce sont les dates de naissance et les filiations ; et il me faut faire vite, car le Corse et nos Harkis partent à Alger faire du « maintien de l’ordre ». Jean-Paul est furieux et râle tant qu’il le peut :

  • Non mais... ils sont complètement dingues ! Moi... avec les Harkis... jouer aux flics et, cette fois-ci, contre des Européens ! Alors, d’un côté, on se retrouvera contre les Pieds Noirs et, si on tourne la tête, ce sera contre le FLN ! Pris entre deux feux, en somme ! Non, mais ! Ça ne va pas, non ?

Un de nos deux chauffeurs le regarde avec un grand sourire :

  • Vous savez chef, vous pourrez vous mettre entre les deux parties et gueuler : OAS, OAS et FLN, FLN !
  • Hein ?
  • Ben oui, quoi ! OAS = on a soif et FLN = fait le nécessaire !

Et le Corse éclate de rire, d’un rire homérique qui dissipe pour quelques instants sa mauvaise humeur.

Et ils sont partis à Alger. Maintenant, je me sens isolé, presque inutile et cela me pèse : l’inaction, le fait d’évoluer au milieu de gens dont je n’ai pas l’habitude... Je réalise alors que je faisais partie d’une équipe ; oh d’accord, il y avait des frictions, des heurts même parfois, mais je me rends compte que j’aimais cette vie incertaine, dure et pleine d’actions et de dangers. Je me rends également compte que l’espèce de rivalité inconsciente qui existait entre le Corse et moi ce n’était, en fait, que de la camaraderie et, en fin de compte, je me prends à le regretter et à penser qu’il est impossible que nous ne puissions plus continuer à courir dans le djebel....

Je le revois aussi quand nous nous préparions un casse-croûte... Il me racontait sa campagne d’Indochine ou me parlait de son île en en traçant l’analogie avec les paysages d’ici : il n’y manquait ni bourricots, ni chèvres, ni oliviers et même pas les figuiers de barbarie.

Maintenant, il me faut m’occuper des autres Harkis, de leurs papiers et de leur dossier. Il y a une dizaine de familles au moins, pour lesquelles le père et la mère ne sont jamais passés devant un cadi et encore moins devant un maire pour légaliser leur union, et il fallait courir au commissariat pour obtenir une attestation validant leur union. Pour la plupart des gens, il fallait établir des cartes d’identité et, pour prouver la filiation de leurs enfants, il me fallait encore faire établir des attestations... Bref, un vrai trapèze avec des paperasses. Ces gens-là étaient démoralisés en voyant tout ce qu’il fallait de papiers. C’est bien simple... sur une cinquantaine de dossiers que j’ai dû établir, il n’y en a que deux pour lesquels je n’ai pas eu à faire établir de papiers d’identité : deux familles qui avaient leur livret de famille délivré par des SAS, et leur carte d’identité....

Je vais à pied au bordj. Cela me fait bizarre d’y aller seul, comme ça, presque en promeneur. J’ai laissé au clou ma tenue camouflée ; je suis en tenue claire. Maintenu par ma ceinture, sous la chemise, je sens la dureté de mon Beretta 9 mm court (à tout hasard, il y a toujours une balle dans le canon). Quand on a l’horreur - non, l’honneur - de croiser quelques membres armés de l’ALN, on ne sait jamais s’il n’y aura pas quelques contestations au sujet d’une éventuelle priorité de passage, par exemple. Eux parlent et rient en marchant. Les autres gens que je croise - Européens ou Musulmans - avancent rapidement, silencieux et inquiets.

Je passe devant la CCS du 121 e RI puis je traverse la route d’Azazga. Devant un restaurant musulman, sous le porche qui sert d’entrée, j’aperçois Ferri, un des deux seuls Harkis qui n’est pas allé à Alger ; c’est le plus vieux, le chibani ou amhar de la Harka, celui qui montait la garde au camp quand nous partions en opérations ; maintenant aussi, il semble monter la garde, là. Il a un rapide mouvement de recul en m’apercevant, mais j’arrive sur lui :

  • Alors Ferri ! Ça va ? - Ça va chef.
  • Que fais-tu ici ?
    - J’attends.
  • Tu attends quoi au juste ?.. Que ceux qui entrent là-dedans te montrent leur laissez-passer de l’ ALN avec le tampon de la Wilaya III ?
  • Ah Karbi, chef...
  • Écrases Ferri ! Si ce n’est pas vrai, viens avec moi. On va entrer boire un coup ensemble, du chrav !
  • Non, chef ! Je ne bois pas !
  • Entre, je te dis ! C’est moi qui paie !
  • Non, chef...
  • Grouilles... Avances !

Et je le pousse ; il crève de peur et il sait que je ne sors jamais sans arme et il sait aussi que ceux de l’ ALN sont, eux aussi, armés.

Nous arrivons dans la salle après avoir rapidement traversé la petite cour... moi, toujours poussant Ferri. Un type qui était dans le coin de la porte, pantalon civil et veste de combat, mitraillette Skoda à la main, se pousse à notre arrivée et va se placer contre le mur du fond. Je pousse Ferri à droite contre le comptoir. Il est entre moi et la Skoda. Bouzard, le patron est vert :

  • Je... Je vous sers quoi ? Messieurs.
  • Oh, oh ! On est bien cérémonieux aujourd’hui... Avant, tu étais plus gai, plus affable. Sers-nous de la bière !
  • Plus d’alcool ! ... Juste sodas, limonade, eau minérale.
  • Tu parles d’une crémerie... Bonsoir Bouzard. Amuse-toi bien en compagnie de ces messieurs. J’espère que tu les voleras autant que tu nous as volés !

Et nous ressortons. Arrivés sur le trottoir de la route d’Azazga, j’attrape Ferri par le paletot :

  • Alors, Chibani ! Que fais-tu maintenant ?... Ça ne va pas ?... OK, je comprends ! Monte au camp et tu m’y attends : on discutera !

Je plaque là Ferri complètement déboussolé et je continue, seul, en direction du bordj où j’arrive sans autre rencontre. Je passe la porte du 2e Bureau. Les quatre secrétaires - tous des appelés - frappent consciencieusement les touches de leur machine à écrire. Je réponds à leur bonjour, traverse la pièce et frappe à la porte du capitaine.

  • Entrez !

Je pousse la porte, entre et salue.

  • Mes respects mon capitaine !
  • Tiens, vous voilà ! Il fallait justement que je vous voie. ; Quel bon vent ?
  • Je venais vous rendre compte de la fin de l’établissement des dossiers des familles des Harkis.
  • Donc, vous êtes libre maintenant... Tant mieux ! Autant que j’aie pu m’en rendre compte, vous connaissez comme votre poche les Beni Douala et les environs ?
  • Oui mon capitaine.
  • Alors, voilà : avec un lieutenant du 15e BCA et autant d’hommes que vous estimerez nécessaire, vous me récupérerez toutes les familles possibles de Harkis que vous ne connaissez peut-être pas d’ailleurs. Alors attention, et ceci est impératif : vous ne forcez pas ces gens à vous suivre. Ils doivent venir de leur plein gré. Par contre, le cas échéant, si la femme ne veut pas venir, l’homme pourra prendre ses enfants s’il le désire. Vous éviterez tout accrochage avec les Katibas ou groupuscules de l’ ALN, mais éventuellement vous ne vous laissez pas faire quand même ! Compris ?
  • Oui mon capitaine.
  • Combien pensez-vous emmener de véhicules ?
  • Trois GMC dont au moins un blindé, le tout pour le groupe d’escorte... une section ?
  • Mmm !
  • Bon, si possible, deux scout-cars ou half-track et...mettons quatre véhicules pour les familles ?
  • Adopté ! J’ai pris note ! Soyez prêt demain matin à six heures trente, ici. Tout sera prêt, y compris les moyens radio !
  • OK, mon capitaine... et merci d’avoir pensé à moi.
  • Ne me remerciez pas ! Il me fallait absolument quelqu’un qui connaisse parfaitement le coin, les villages, et même, éventuellement les mechtas. Or, vous êtes le seul, puisque le dernier ! Ah, au fait, Sâadi Saïdi, celui de vos deux Harkis qui ont demandé à rejoindre leur village... et bien, une patrouille du 15e BCA l’a retrouvé mort et... mutilé. Ça vous fout un coup ?
  • Même pas mon capitaine ! C’était plus ou moins prévisible et ils étaient prévenus. Au fait, je vous rends compte que je vais balancer Ferri !

Et je lui raconte ce qui s’est passé tout à l’heure. Il me confirme d’agir comme je le pensais.

En arrivant à la Cité, j’attrape Ferri et lui dis que dès le lendemain, il pourra embarquer sa famille et aller où il voudra, mais que, surtout, je ne veux plus le revoir ici, au camp sinon il me servira de cible. Ferri n’attend pas si longtemps. Le soir même, il quitte le camp avec sa femme et ses enfants.

Sept heures. Nous quittons le bordj. Le convoi s’étire sur la route. Avec le lieutenant de chasseurs, nous avons convenu de laisser 50 mètres entre chaque véhicule. Je suis monté dans celui de tête : un GMC blindé ; derrière, c’est un half-track avec une 12,7 et une 7,62 ; après, deux GMC vides et un GMC blindé avec des hommes d’escorte, puis encore deux véhicules vides, un dernier GMC d’escorte et, en queue de convoi, un scout-car armé d’une 7,62.

Nous attaquons la rampe d’Ighil Bouzerou et nous passons au milieu de Tighzert où des habitants nous regardent passer ; tous des civils ; nous arrivons à Beni Douala. Là, premier arrêt, histoire de demander aux derniers gendarmes français, seuls occupants de l’ancien poste du 121e RI déserté par le reste de l’armée. Les gendarmes de la « blanche » sont inquiets et il y a de quoi : autour de leur petit bâtiment, passent et repassent des moudjahidines, soit isolés, soit carrément en groupes, marchant au pas, l’arme agressive... mais ils nous ignorent délibérément et j’aime mieux ça.

Les gendarmes ne nous apprennent pas grand-chose que nous ne sachions déjà : comme ils ne sortent pas et pour cause, ils ne peuvent que nous affirmer que ça remue par là, qu’il y a beaucoup de changement et de propagande. Je laisse le lieutenant discuter avec les gendarmes. Moi, j’essaie d’interpréter ce que je peux voir, de dénombrer si possible, les moudjahidines qui passent.

Au sud du village, débouche un petit groupe de cinq ou six tenues camouflées encadrant et poussant devant eux autant de civils aux jambes flageolantes, pâles, hirsutes, vêtements en loques et, au milieu d’eux, un vieux compagnon du temps où je commençais à crapahuter, du temps où j’étais un appelé : Ben Ariff. Il m’a souvent montré de petits trucs de combat ; il m’a sauvé la vie en me plaquant à terre avant qu’une grenade quadrillée n’explose juste derrière nous. Maintenant, il passe devant moi, tête basse et poignets liés. Je sais qu’il m’a vu et reconnu. Au moment où il est vraiment à ma hauteur, il redresse la tête brusquement... Ses yeux plissés et perçants m’observent et l’ombre d’un sourire tire les commissures de ses lèvres.

Instinctivement, j’ai un mouvement : j’écarte les jambes de façon à avoir de l’assise, ma MAT se lève légèrement (elle est déjà armée). Alors, d’un imperceptible (pour ses voisins) signe de tête, il me fait rester tranquille... puis, des yeux, me montre les camions, car il a compris, le vieux baroudeur, à quoi ils servaient, me faisant comprendre que j’ai une mission à remplir. Et brièvement, il détourne la tête, l’air indifférent et usé.

Je reste là, interloqué et anéanti. Un sentiment d’impuissance m’envahit. Je me sens encore plus troublé face au déroulement des événements, à la fin brutale de cette guerre, soi-disant négociée, à cette paix où coule le sang.

Liberté retrouvée clament à tue-tête les jeunes FLN... liberté et chaînes vont souvent de pair dans des cas semblables. Cela dépend seulement de quel côté on est.

Je lève les yeux et me ressaisis :

  • Mon lieutenant, il nous faut continuer. Allons-y, je vous en prie ! Il acquiesce. Nous remontons dans nos véhicules et redémarrons. Il faut dire qu’actuellement nous suivons un itinéraire qui n’est destiné qu’à donner le change. Car j’avais prévu au moins une chose : c’est que là où nous passons actuellement, on ne nous laisserait pas revenir sans heurts, avec des familles et il serait trop facile à de petites unités de l’ ALN de nous empoisonner l’existence. C’est pourquoi la deuxième partie de notre périple, qui sera celle du ramassage, sera aussi celle du retour. Sur cette partie, l’implantation du FLN est plus clairsemée ; de plus, nous arrivons de suite aux endroits les plus risqués pour continuer en augmentant nos chances de tranquillité, en nous rapprochant de plus en plus de Tizi Ouzou.

Notre vitesse est relativement réduite vu les sinuosités de la piste,ce qui me permet de regarder partout et d’avoir des renseignements sur les positions ou sur l’implantation de l’ ALN que nous pourrons voir ou rencontrer.

Nous passons devant Ichiardiouène ou Fellah où de braves gens lèvent le poing dans notre direction. Puis, c’est Tiril ou Mezzir et ensuite, Tirilt Mahmound.

Là, il y a un grand baraquement sur lequel flotte le drapeau vert et blanc, frappé de l’étoile et du croissant rouge. Ça, par contre, au bordj, nous l’ignorions, d’autant qu’à côté du drapeau il y a une longue antenne radio.

À la sortie du village, nous devons ralentir, car nous croisons trois sections de l’ALN en exercice de défilé. Leur chef, un lieutenant, pour autant que j’aie pu le détailler, nous salue militairement... le premier salut FLN que je vois de près et auquel, c’est un comble, je me dois de répondre... La main me démange !

En tous les cas, il y a du monde dans le coin et ce monde-là... J’aimerais mieux le savoir ailleurs, surtout aujourd’hui. C’est d’ailleurs à se demander d’où ils sortent tous ces gars en tenue camouflée... Il y a quatre mois de ça, on en trouvait difficilement quatre ou cinq au cours d’opérations patrouille, et quand on en trouvait une vingtaine au cours d’une grande opération, c’était devenu énorme. Il fallait remonter à 1958 pour trouver tant de monde à la fois. Il faut croire que des vocations s’étaient réveillées sur le tard.

Nous mettons le cap au nord, puis au bout de quelques kilomètres, nous obliquons sur l’oued Arif et remontons à Ighil el Mal, premier arrêt de ramassage. Trois fells en armes, inquiets, nous regardent débarquer des véhicules. À toute vitesse, je fais mettre un groupe en surplomb de l’oued et, un deuxième, au pas de course, contourne le village. Au tireur du half-track, je fais pointer la 12,7 directement sur le village pendant que le lieutenant, à qui je demande de rester aux camions, fait face aux trois mousquetaires de l’ALN.

Nous montons ensuite, une dizaine de gars et moi, à travers les ruelles du village. Si Moh, un sergent d’une Harka du 121e RI, qui est venu avec nous, marche rapidement vers sa maison où, très vite, il retrouve femme et enfants. Tout le monde s’affaire à préparer quelques objets hâtivement rassemblés.

Seul, je marche quelques instants dans le village. Ne trouvant rien de bizarre, j’active le petit groupe, le pressant de rejoindre le convoi, car nous n’avons pas terminé notre périple.

J’ai la surprise de croiser un gars qui avait servi pendant deux mois dans notre Harka mais que j’avais viré : en embuscade de nuit, dans ce village, ses balles m’étaient passées trop près de mes oreilles ; il avait disparu. Maintenant, il est là, en tenue camouflée et ornée d’un galon de sergent de l’ALN. Il me voit et, rapidement, fait demi-tour pour disparaître à jamais de ma vue.

Nous arrivons aux camions. Le lieutenant, en nous voyant arriver, leur fait faire demi-tour. Un des appelés du groupe, qui a contourné le village, arrive en courant vers nous et s’adresse, essoufflé, à mon compagnon :

  • Mon lieutenant, il y a des types armés dans le fond de l’oued. Il semblerait qu’ils soient partis d’ici et traversent en direction du village qui est sur l’autre crête. Ils courent !

Avec le jeune lieutenant, nous nous regardons :

  • Dites donc, mon lieutenant, je ne pense quand même pas que nous leur ayons foutu la trouille !
  • Non, je ne le pense pas non plus.
  • Alors que nous réservent-ils ? Ont-ils deviné ce que nous voulons faire ? Où nous allons après ? Dans ce cas, nous allons avoir des surprises !
  • J’en ai l’impression. Nous verrons bien !

Nous regroupons tout notre monde, embarquons et démarrons sans plus attendre.

Pour rejoindre Agouni Bou Fahl, le ramassage suivant, situé sur l’autre crête et distant, à vol d’oiseau, d’un kilomètre environ d’où nous nous trouvons, il va nous falloir nous payer un sacré détour, car la piste sinueuse suivant les crêtes n’emprunte pas la ligne droite du chemin le plus court. Il nous faudrait des hélicoptères !

Nous arrivons à Agoumi Bou Fahl. La piste est en cul-de-sac. Nous arrêtons le convoi à environ cinq cents mètres du village et faisons approcher le scout-car et le faisons stopper devant une mechta sur le seuil de laquelle se tient, bras croisés, un officier de l’ALN.

Il nous surveille, immobile. Derrière lui, dans la pénombre de la salle, on devine d’autres hommes. Personne ne parle.

Nous laissons un quart de nos effectifs à la garde du convoi. Un autre quart prend, sur notre ordre, position face au P.C. ennemi, sous la protection du scout-car. Le lieutenant et moi, avec la deuxième moitié de notre petite troupe, plus Si Salem, un gars d’active, celui-là, que je connaissais assez peu ; nous amorçons la descente qui doit nous mener à la petite ferme de ce dernier.

Nous atteignons assez rapidement notre but. Le grand portail qui donne sur la cour est fermé. Je grimpe le long du mur et m’y installe à califourchon. Personne ! Je fais signe à Si Salem et à un appelé de monter ; ils me rejoignent puis sautent dans la cour pendant que je les couvre. L’appelé va ouvrir le portail pendant que Si Salem se rue sur la porte de la maison : fermée ! Il prend son élan et, d’un coup d’épaule, il l’enfonce. Personne ! Alors, en courant, il ouvre tour à tour la porte d’une écurie, puis d’une grange. Il appelle : personne ne répond. Il s’élance dehors, sur la piste, s’arrête, regarde et sonde l’ombre des arbres ainsi que les cailloux de l’oued en contrebas ; personne encore ! Alors, il appelle... il appelle sa femme et ses enfants ; il hurle leur nom. L’écho de ses appels résonne sans réponse sur les pentes de l’oued et les rochers hostiles. Alors, écroulé sous le poids du chagrin et de la colère, vidé, cet homme qui doit pourtant un dur, s’immobilise, les bras ballants, et les yeux fixes et embués.

Moi, en inspectant la mechta, j’ai le temps de vérifier que, dans le canoun, de petites flammes dansent encore sur des braises... Il n’y a donc pas longtemps, une demi-heure ou une heure au maximum, que les occupants ont quitté précipitamment les lieux ; précipitamment, car la pâte toute prête attend d’être posée dans une poêle à frire où l’huile est encore chaude.

Je rejoins Si Salem, lui pose la main sur l’épaule et lui fais part de mes découvertes :

  • Écoutes Si Salem... ta femme et tes gosses ont dû être embarqués de force par le FLN, du moins, c’est ainsi que je vois les choses... Alors, je te promets que je ferai l’impossible s’il le faut pour revenir, mais pas, comme aujourd’hui, nous sommes trop visibles et trop lents ; nous avons peut-être une chance de trouver ta femme et tes enfants sur place.
  • Les salauds ! Ils me le paieront, et tout de suite !
  • Tss, tss ! Reste calme ! Ne fais pas de conneries, ce serait irréparable et tu as encore l’espoir de revenir, alors, tiens-toi peinard ! D’ailleurs, nous allons interroger le vieux qui nous zieute, là-bas, devant la baraque ! Eh, amhrar, aya !

Le vieux arrive. Je le questionne. Non, il n’a rien vu, il vient juste d’arriver. Je l’attrape par le col et le bouscule un peu. Ah karbi, il n’a rien vu. Enfin, le vieux admet qu’il a vu arriver des lascars (nous) en armes... Il n’en a pas demandé davantage et est entré chez lui. Il n’en est ressorti que lorsqu’il a entendu Si Salem appeler. C’est tout, ah karbi ! Ça, par contre, c’est vrai !

Nous remontons vers le convoi. En arrivant en vue de notre scout-car, nous pouvons voir qu’il est encadré et encerclé ainsi que les hommes d’escorte par l’effectif d’une bonne katiba de l’ALN. Comme comité d’accueil, c’est réussi !

Nous continuons en bon ordre notre progression. Étant en tête, le lieutenant au milieu du dernier groupe, j’arrive face au premier djoundi. Il ne bouge pas d’un poil.

Semblant l’ignorer, mais en le surveillant et en surveillant d’ailleurs toute la scène, je le frôle, le dépasse, atteins le scout-car et donne l’ordre à notre colonne de stopper sur place. Un lourd silence s’établit. J’ai l’impression que si un seul homme éternue, ça va péter de tous les côtés.

Alors, je donne l’ordre au chauffeur de faire faire demi-tour à son véhicule. Le bruit du démarreur, puis du moteur, rompt le silence. Dans un mouchoir de poche, car pas un de ces messieurs ne veut bouger, le véhicule manœuvre et, finalement, est prêt à partir. Alors, je m’approche de l’officier FLN :

  • Je crois qu’il va falloir donner l’ordre à vos hommes de dégager la route. Nous repartons et, vous le voyez, nous n’avons rien cassé ici !
  • Vous ne passerez pas !
  • Oh que si, mon vieux !... D’ailleurs, vous avez dû les voir, nous avons des hommes à 500 mètres d’ici, avec un half-track. Je suis certain que vous n’avez pas pu les encercler à l’endroit où ils sont et surtout comme ils sont placés. Alors, si vous ne voulez pas assister à un massacre que votre entêtement aura déclenché, et vous aurez à rendre compte à votre colonel Si Mohand ou el Hadj des dégâts, il voudrait donc mieux pour vous, nous laisser passer !

L’homme réfléchit. Ça doit se bousculer dans sa tête. Enfin, il donne l’ordre à ses hommes de dégager le passage. Ouf !... Nous avons eu chaud car nous étions vraiment mal placés !

Nous rejoignons le convoi, embarquons et repartons. Nous roulons quelques minutes et arrêtons le convoi à un croisement de pistes. Ici, nous sommes sur une crête. À notre gauche, un petit village que nous dominons, établi à flanc de pente : Si Ali Moussa. Nous y avons plus d’une fois accroché durement des éléments rebelles, il y a peu de temps, mais maintenant, le village a l’air calme, baigné de soleil et à peine ombragé de-ci de-là par de grands oliviers. Il y a très peu d’animation dans les ruelles.

Nous étant assurés qu’il n’y avait, a priori, rien de suspect, nous descendons avec Babou, dont la femme et les enfants devraient nous attendre. Babou est arrivé au bordj il y a huit jours environ, en se traînant. Il geignait et demandait, en haletant, à boire. Quand, à l’infirmerie où nous l’avions amené de toute urgence, nous lui avions déshabillé le torse pour le soigner. Nous avions eu un mouvement de recul : le torse et le dos étaient tailladés ; des traînées de sang coagulé se mêlaient à une crasse infecte dont on voyait qu’elle avait été appliquée exprès, sur les entailles. On remarquait nettement des brûlures de cigarettes probablement, ou encore de petits tisons.

Quand il a été en état de parler intelligiblement, quelques heures plus tard, il a pu nous expliquer que tous ces souvenirs lui avaient été faits par des civils de son village, sous l’œil goguenard et protecteur de djounoud locaux. Pas d’exactions nous avait-on dit ?... Et la réciproque ?... Oh du bien fait, les décisions prises entre gens qui ne savent rien et ne voulaient rien savoir des « petits détails » ! Car à Évian, on ne s’embarrasse pas de petits détails et encore moins d’essayer de les prévoir. Que sont quelques vies humaines ? Qu’est-ce que la dignité de quelques personnes qui avaient eu foi en la parole et en la force de notre armée ?... Face à la liberté de tout un peuple qui commence à s’enchaîner lui-même !

J’en suis là de mes sombres pensées quand nous arrivons devant la maison de Babou. Elle est vide. Seuls, une chèvre et ses petits errent dans la cour. Un civil narquois passe devant la porte ; je le hèle et lui demande s’il sait où se trouve la famille de Babou. L’homme a un ricanement et, du doigt, me montre les bêtes :

  • La voilà la femme de Babou et voilà ses enfants ! Et de s’esclaffer. La rage me prend. Je saute devant le gars et lui enfonce durement le canon de ma MAT dans son ventre.
  • Assez ! me crie le lieutenant.

Je me reprends rapidement, ma mâchoire me fait mal. L’homme transpire abondamment. Je lui envoie deux coups de revers de main sur sa face puis l’expédie, d’un coup de pied bien ajusté, aux pieds de la chèvre, sa figure dans la merde.

  • La voilà la seule famille que vous pouvez rendre à quelqu’un ? Vous semez la merde, et bien, bouffe-la maintenant !

Nous continuons notre tournée. Nous arrivons à AÏt ZaÏm. Nous nous arrêtons à l’entrée du village. À notre gauche, quelques maisons basses et légèrement en contrebas, le gros du village est devant nous. Toujours à notre gauche, entre les maisons et nous, quelques dalles plates : le cimetière ombragé de quelques petits oliviers ; au début du cimetière, un bois d’oliviers qui monte jusqu’à un piton, sous le tir éventuel du half-track ; à l’autre extrémité, un croisement de pistes.

À notre droite, sur deux cents mètres environ, un précipice au fond duquel serpente l’oued. La maison qui nous intéresse est juste à côté de nous. Si Moh, sergent Harki d’une autre Harka du 121e RI, entre, rassemble sa famille et prépare ses affaires.

Le lieutenant et moi, nous sommes sur la piste à deviser tranquillement. Un martèlement de pas derrière le croisement des pistes nous fait nous retourner. Avant de voir quoi que ce soit, nous donnons l’ordre au mitrailleur du scout-car de se mettre en batterie face au croisement et d’attendre.

Il est à peine prêt qu’apparaît une katiba FLN, en ordre, marchant au pas... accéléré. Un ordre bref, un claquement de pieds ; les hommes s’arrêtent dans un ensemble impeccable. On tient, j’en ai l’impression, à nous démontrer qu’ils sont disciplinés... les moudjahidines. L’aspirant qui les commande va se placer devant eux et lance un ordre bref ; tout ce monde se met au repos, en silence, sans mouvement belliqueux.

Cette proximité, pourtant apparemment passive, me chiffonne et me laisse perplexe. Je regarde le lieutenant... un peu jeune dans le métier, me semble-t-il... Et puis, je le connais si peu. .. Oh, et puis merde !

  • Mon lieutenant, cette immobilité de nos voisins, cela ne vous semble-t-il pas bizarre ?
  • Si, mais je ne vois pas en quoi !

Je me retourne et regarde le piton couvert d’oliviers ainsi que la piste par laquelle nous sommes arrivés... mais au fait... par là... bien sûr, en coupant à travers l’oued, ceux d’Agoumi Bou Fahl peuvent arriver très vite jusqu’au piton même... pendant que nous sommes à nous demander ce que foutent les autres, là, l’arme au pied... Ils ne sont là que pour nous amuser... et après, on sera pris entre deux feux !

Je cours, passant devant le lieutenant sidéré et fonce sur le GMC où il y a un groupe de combat complet, pièce et voltige :

  • Vite, vous autres, à terre !... La pièce, ici, au-dessus de la piste... en rasance, vous pourrez la balayer, même après le virage. Planquez-vous, je ne veux pas qu’on vous aperçoive, et ne tirez que sur ordre, vu ?
    - Vu !
  • La voltige, crapahutez dare-dare jusqu’en haut du piton, de façon à surveiller le sud et à en être masqués... Pareil, ouverture du feu sur ordre seulement, et ne bougez pas !
    - ,D’accord, chef ! Tout le monde s’élance sur les positions désignées.

Fiévreusement, je me retourne vers le half-track :

  • Vite, moteur en marche !... Ça y est ? OK, sur moi, doucement, suivez mes gestes ! Je dirige et place le blindé sur la petite bute en pente où il y a des tombes et désigne au mitrailleur de la 12,7 la piste, la lui fixant comme objectif et à celui de la 7,62, l’oued.

Dix minutes plus tard, si Moh et sa famille embarquent dans un GMC vide. Nous pourrions partir, mais à ce moment-là, un des hommes de la pièce nous prévient que beaucoup de visiteurs nous arrivent par la piste de Soukh el Khemis. J’avais eu raison, mais n’en éprouvais aucune fierté. J’aurais préféré, de beaucoup, m’être trompé. Mais la réalité est là, arrivant au galop avec une âme tirant tant de Zorro que d’un bulldozer. Monsieur l’officier FLN qui n’a pas digéré tout à l’heure veut se faire justice !

Je lance un ordre au mitrailleur du half-track :
- Armez la 12,7 ! Le claquement métallique stoppe l’ardeur des moudjahidines. L’officier de l’ ALN veut faire déborder ses hommes vers le piton. Je crie :

  • La voltige, armez !

Une série de bruits de culasse se répercute sous les oliviers. Devançant le chef FLN, je hurle :

  • Chef de pièce, prêt ?

Sur sa réponse affirmative, je me retourne vers le lieutenant :

  • Mon lieutenant, à vous l’honneur ! Il s’avance vers le half-track et demande que les deux officiers de l’ALN l’y rejoignent. Je reste à deux pas derrière lui. Les deux hommes approchent. Le lieutenant attaque
  • Messieurs, je vous demande pour la seconde fois aujourd’hui de nous laisser vaquer à nos occupations. Je vous ferai toute fois remarquer qu’elles s’inscrivent dans le cadre des accords d’Évian, et que nous n’avons rien tenté pour vous nuire et vous ne pouvez pas m’en dire autant. D’autre part, vous pouvez le constater, nous sommes prêts à toute éventualité. Je pense que vous ne chercherez donc pas à vous opposer à ce que nous continuions ?

Les deux officiers ennemis se concertent rapidement puis, le plus âgé, celui d’Agoumi Bou Fahl, trouve le biais :

  • Nous venions juste pour constater que vous agissez bien dans le cadre des accords d’Évian. Il n’est pas question que l’on vous gêne, Messieurs !

Tu parles ! Il a de l’aplomb, le gars ; après nous avoir flanqué des bâtons dans les roues, tout à l’heure. Il a dans un candide sourire, le toupet d’affirmer qu’il ne cherche pas à nous nuire... c’est de bonne guerre, quoi ! Et dire qu’on ne peut même pas lui signifier ce que nous pouvons en penser.

Nous regroupons nos effectifs, tout en restant sur le qui-vive et embarquons à nouveau, non sans avoir, au préalable rendu compte par radio au bordj de la situation et de la réponse du chef FLN, des fois qu’il change d’avis, l’animal.

Nous commençons à descendre vers la route de Tleta. Il ne nous reste plus qu’une famille à ramasser à Tizi Tzougart. Nous y arrivons ; une fois de plus, nous stoppons. Les hommes sautent des véhicules et prennent position immédiatement... ils commencent à croire que beaucoup trop de choses peuvent arriver, ils se méfient de cette « guerre finie ». Et cette fois, nous attendons depuis la route, car les gens doivent venir vers nous, s’ils le peuvent, le village étant tenu par une unité de l’ ALN. ... Celle-là, au moins, nous savions qu’elle y est.

La piste sur laquelle nous sommes ne passe pas dans le village. Les minutes passent... Rien ! À la jumelle, je surveille l’animation des ruelles du village : rien d’anormal ! Je promène un peu l’objectif sur le paysage et l’arrête sur une vieille mosquée désaffectée ; j’aperçois une sentinelle devant, en arme, mais il a l’air désœuvré. Je continue à inspecter les alentours : rien non plus !

Tout d’un coup, ça bouge : des cris lointains et des coups de feu espacés ; ça y est, c’est vers la vieille mosquée et c’est la sentinelle qui tire. C’est lui qui crie en brandissant son arme après deux hommes qui courent très vite, quoique dans une position bizarre : leurs bras ne rythment pas leur course, ils sont joints par-devant eux. À la jumelle, je m’aperçois qu’ils sont attachés. Les deux hommes courent vers nous.

Ils arrivent essoufflés. Leurs poursuivants, qui sont maintenant trois, s’arrêtent loin de nous et nous observent. Les deux hommes sont là, deux anciens de la Harka de Menassera. Tous deux, en entendant discuter leurs gardiens, avaient compris qu’un convoi de l’armée française arrivait. Après bien des ennuis, ils avaient donc décidé de nous rejoindre coûte que coûte et par tous les moyens possibles. Ils sont là ; leurs poignets portent la marque profonde de leurs liens trop serrés ; très vite, ils se dégourdissent les mains.

Le lieutenant et moi sommes d’accord : il n’est pas besoin d’attendre plus longtemps. Nous repartons. Cette fois, nous quittons les pistes pour rouler sur la route en direction de Tizi Ouzou.

Ouf, quelle journée... et dire qu’il me faut encore en faire le rapport au 2e Bureau : et bien, ils en auront pour leurs ronds, ces messieurs... compte rendu de mission et en prime, tout ce que j’ai vu et deviné.

Je suis content : j’ai enfin eu du mouvement ; de plus, je sais qu’il y a encore à faire. Mais cette fois, nous aurons des hélicoptères.

Quant au jeune lieutenant, j’ai pu l’apprécier : il est à la hauteur, et ses gars, tous des appelés, sont parfaitement disciplinés et groupés en une entente impeccable.

Quatre jours ont passé. D’Alger, on m’a envoyé Djabeur, un de nos Harkis. Le fils de Khaldi est encore dans le djebel chez ses grands-parents, sur les pentes du Djurdjura, au-dessus de Boghni. Khaldi, autre Harki, est ici, lui aussi, mais reste auprès de sa femme qui doit accoucher ; c’est donc Djabeur que j’emmènerai pour récupérer l’enfant.

Pour mettre le maximum de chances de réussite de notre côté, il nous faut attendre un jour où il n’y aura pratiquement pas de vent, car près des parois rocheuses du Djurdjura, où est située la ferme de Khaldi, cela deviendrait dangereux pour les hélicos....

Les Harkis reviennent d’Alger. Leur départ en métropole est proche. Leurs familles - cousins, frères, beaux-frères, etc… essaient de les dissuader de partir :

  • Restez... on passe l’éponge, on a besoin de vous. On vous jure que tout ira bien. C’est le leitmotiv.

Ainsi, Mohou Ali éjecte proprement son cousin sous la menace d’un lüger ; Charlot envoie promener son propre frère ; Hacène, le frère de Yamina vient la chercher et je lui interdis l’accès du camp ; d’ailleurs, elle le renvoie fermement se faire voir ailleurs ; quant à Igoulmimen, un gars d’active qu’on nous a adjoint récemment, son beau-frère qui vient chercher sa sœur pas d’accord du tout pour le suivre. Il lui prend son bébé des bras et tente de s’enfuir avec, en enjambant les barbelés. Prévenu de ce qui se passe par Charlot, j’arrive avec le Beretta au poing et donne l’ordre au gars de stopper ; il a un ricanement déplaisant :

  • Attention au bébé ! crie-t-il. Je lui réitère l’ordre et lui, sûr que je ne bougerai pas, continue d’avancer lentement ; je tire une seule balle qui le touche à la jambe ; il a un cri de douleur. Je récupère d’abord l’enfant que je rends à sa mère en larmes ; l’homme étant toujours dans les barbelés qu’il n’arrive plus à enjamber, je vais vers lui, le fouille, lui sors son portefeuille dont je prélève sa carte d’identité et son laissez-passer du FLN, déchire ces deux documents, réintègre le portefeuille dans sa poche et le tire sans ménagement des barbelés puis l’expédie hors du camp. Il hurle :
  • Mes papiers... Je vais me faire arrêter !
  • Je l’ai fait exprès. Tu expliqueras à l’ALN pourquoi tu te balades sans papiers en règle. Je ne crois pas qu’ils te croiront, même si tu leur dis toute la vérité !
  • Vous...
  • Ta gueule ! Ça suffit comme ça ! Il ne fallait pas faire ce que tu as fait ! Fous le camp ! Vite ! Et il part en boitant.

Quatorze heures. Tizi-Orly ! Le vent s’est atténué. Le ciel est clair, à peine quelques nuages qui s’étirent paresseusement, coiffant, au sud, les crêtes du Djurdjura.

J’ai retrouvé le lieutenant du 15e BCA et sa section. Si Salem est là, ainsi que Djabeur. Pour Si Salem, on va essayer à nouveau de récupérer sa femme et ses enfants. Djabeur, lui, connaissant le père de Khaldi, nous aidera à récupérer l’enfant de celui-ci ; avec nous, deux gendarmes de la « blanche ».

En face de nous, du parking, devant les hangars, il y a quatre Sikorsky, dont un armé d’un canon de 20 mm à tir rapide et une Alouette. C’est un capitaine de l’Armée de l’Air, pilote de l’Alouette qui dirigera la partie vol de l’opération. Le lieutenant du 15e BCA dirigera la section au sol et moi, je coordonnerai les deux, indiquant au lieutenant la marche à suivre. Les pilotes montent à bord ; la section embarque dans les trois Sikos non armés, et moi, je monte dans l’alouette.

Un sifflement qui se prolonge et des vibrations : les pales du rotor commencent à brasser l’air. Le sifflement augmente et le sol semble s’éloigner du plexiglas de la cabine. Nous sautons par-dessus les eucalyptus de la route d’Azazga, traversons la route de Fort National, survolons l’oued Aïssi puis Tamarought, Tighzert, sautons l’oued Fali et arrivons à l’aplomb d’Agoumi Bou Fahl. Par radio, j’appelle le Siko armé du canon :

  • Pirate de Alouette... Pirate de Alouette, me recevez vous ? Parlez !
  • Alouette de Pirate, je vous reçois... À vous !
  • Pirate de Alouette, essayez de vous maintenir à l’aplomb de l’entrée sud du village que vous aurez ainsi au complet dans votre axe de tir. Autant que possible, essayez de surveiller la deuxième maison à gauche de la piste... C’est un repaire ALN !
  • ici Pirate... Vu, Alouette et bien compris... Terminé ! Et maintenant, à la section :
  • Ventilateur 1 d’Alouette... À vous... Parlez !
  • Alouette de Ventilateur l, j’écoute !
  • Vous pouvez larguer la moitié de la section au-dessus de la baraque que vous connaissez, mais faites vite ! De toute façon, nous vous couvrons.
  • Reçu Alouette... Nous y allons ! Le premier des Sikorsky descend lentement et se stabilise à trois mètres environ du sol. Le souffle de son rotor éparpille la poussière de la piste et propulse les brindilles. Les dix hommes, le lieutenant, Si Salem et les gendarmes sautent à terre et commencent à courir sur la piste qui mène à la ferme.

L’hélico remonte et dégage le coin, nous laissant l’espace au « Pirate » et à nous. Nous nous mettons à la verticale de la ferme et tournons lentement autour en cercles courts.

Cette fois, la femme et les enfants de Si Salem sont là. Les moudjahidines et autres djounoud n’ont pas eu le temps de les emmener plus loin. Je vois Si Salem gesticuler devant sa femme qui tient, derrière elle, les enfants, puis il se tourne vers les gendarmes ; ceux-ci approchent. Devant eux, il déchire un carré vert que je devine être le livret de famille ; donc, il « casse » le mariage ; il al’ air furieux, fait demi-tour et sort sur la piste, passe devant le P.C de l’ALN d’où une tenue camouflée les regarde mais très passivement, en jetant, semble-t-il de temps à autre, un regard inquiet vers le « Pirate ». Ventilo 1 se pose et la petite troupe y embarque. Les quatre Sikorsky reprennent leur formation derrière nous et nous piquons droit sur le Djurdjura.

Nous survolons Tirilt Mahmoud où il y a toujours autant de FLN, traversons la plaine des Ouhadias et arrivons à Tirilt Taourirt. L’ancienne DZ est là, devant nous, celle qui servait pour l’ex SAS dont le bâtiment proche arbore maintenant le pavillon du FLN. Plusieurs hommes en sortent, armés, et nous observent.

Ventilo 1 descend, se pose et largue la petite troupe, puis redécolle. À son tour, Ventilo 2 se pose, lâche le deuxième groupe et nous rejoint dans les airs. En colonne, la section emprunte la piste qui s’élève en serpentant à travers les rochers. Les hommes ont environ deux kilomètres à se farcir pour atteindre leur but. De l’alouette, nous suivons leur lente progression, les devançant de temps à autre pour voir si personne ne risque de leur tendre une embuscade. Ils atteignent une sorte de plate-forme où, en bordure de quelques champs aux dimensions restreintes, il y a une ferme, celle de la famille de Khaldi ; ils entrent ; le lieutenant appelle :

  • Alouette de section, je vous préviens que je garde le contact radio permanent. Vous pourrez ainsi suivre l’évolution et, éventuellement, intervenir.

Le palabre avec les parents de Khaldi s’engage et, autant que je puisse en juger, ils ne sont pas d’accord. Mais alors là, pas du tout. Le gosse essaie de filer vers Djabeur qu’il connaît très bien. Le capitaine pilote me rappelle subitement à notre mission de surveillance :

  • À midi, un piton ; derrière lui, je crois bien qu’il y a une troupe de bonshommes qui approchent en courant. Nous y faisons un tour pour voir ?
  • Bien sûr, mon capitaine.
  • Tenez, là derrière... et ils se rapprochent drôlement !
  • Oui, je les vois ; ils sont encore à presque deux kilomètres des nôtres. À la vitesse où ils vont, ils en ont pour douze à quinze minutes... Pirate de Alouette... Pirate de Alouette. .. Répondez !
  • Pirate écoute.
  • Pirate de Alouette, postez-vous en vitesse à sept heures pour vous, à l’aplomb d’un piton rocheux derrière lequel arrivent des indésirables !
  • Bien compris Alouette... On y va ! Terminé ! Le lieutenant, au sol, qui a entendu la conversation sur son poste, comprend très vite la situation :
  • Intercepté votre conversation radio, Alouette. Que faisons-nous ?
  • Ici Alouette, il n’y a plus à discuter... embarquez le gosse, de force s’ il le faut !
  • OK Alouette ! Terminé ! Et en effet, cela va vite : il empoigne l’enfant pendant que Djabeur, avec des gestes véhéments, fait comprendre au grand-père qu’il lui faut rentrer chez lui, et vite. La section se reforme sur la piste et la descend au pas accéléré. Djabeur a pris l’enfant sur ses épaules.

La katiba FLN a atteint la ferme et stoppe là sa progression, surveillée par le Pirate. Notre section est arrivée à la DZ au moment où Ventilo 1 se pose ; sans attendre, ses occupants embarquent ; l ’hélico remonte ; le deuxième Siko atterrit à son tour ; le reste de la section s’y engouffre ; il s’élève à son tour.

Notre petite escadrille se reforme et nous piquons vers le Nord ; Tizi Ouzou. Nous nous posons et, à ce moment précis, le capitaine éclate de rire et me tape dans le dos :

  • Vous voyez ce voyant rouge allumé ?
  • Oui mon capitaine.
  • Savez-vous ce qu’il veut dire ?
    - Non.
  • Et bien il signifie que nous arrivions à être à court de jus et, si vous avez bien vu, il y a déjà une bonne minute qu’il était allumé !
  • Ouf ! Je crois bien que, maintenant, c’est cuit pour essayer de récupérer des familles dans le djebel. D’ailleurs, pendant que nous opérions au sud de Tizi Ouzou, une autre section, avec sensiblement les mêmes moyens, ratissait le nord. Ceux qui voudront partir en France, maintenant, devront très certainement le faire sur la pointe des pieds. Encore de nouveaux drames en perspectives !

Ferri, l’ancien Harki que j’ai viré parce qu’il fricotait avec les fells, et bien... on l’a retrouvé... mutilé sur les rails vers Bou Halfa, à quelques kilomètres de Tizi Ouzou. Par un informateur, j’ai appris que sa femme et ses enfants étaient sains et saufs, dans leur village, à Hendoussa....

Au mois de juin, les Harkis sont tous regroupés ; c’est un immense convoi qui se forme sur la route à la sortie de Tizi Ouzou. Le drame du départ est en train de se jouer. Ces gens quittent leur terre, leur famille et leurs habitudes. Ils quittent ce que cent cinquante ans de présence française leur avaient laissé en partage, ce qu’ils avaient cultivé et arrangé à leur gré. Ils quittent leur terre … Pourquoi ? parce qu’ils ont cru que leur devoir était là, avec la France, et on leur a tellement prouvé et démontré qu’ils avaient eu, eux seuls, raison... que maintenant, la raison même de leur fidélité leur échappe et il y a de quoi ! À quoi bon essayer encore de les raisonner, maintenant, de leur prouver l’inutilité de leurs larmes ou de leur donner confiance en l’avenir en France... Moi, en tous les cas, je n’en ai ni la force persuasive, ni le courage. Je vais d’un camion à l’autre, la gorge serrée. Je ne peux même pas trouver un banal mot d’adieu ou un souhait de bonne chance. Mon pistolet brûle ma hanche malgré son étui... J’ai des envies de meurtre...

Mes yeux me brûlent, eux aussi ! Et oui, c’est tout ce que je peux trouver : un au revoir muet, mais combien sincère ! Le convoi démarre lentement comme douloureusement ; il s’étire comme s’il voulait s’agripper aux virages de la route et aux eucalyptus familiers ; il semble hésiter à quitter le paysage ancestral. Chaque véhicule qui passe devant moi, émet un concert de lamentations, de pleurs, de cris ; il émane de cette poussière soulevée en volutes gigantesques de ce grondement mécanique puissant un poignant désespoir enveloppant et étouffant. Je ne reconnais à personne le droit d’être à la place que j’occupe en ce moment, mais pourtant, je voudrais être ailleurs,… dans un combat, dans une embuscade dont l’animation arrêterait cette vision désespérée de fuite organisée et chasserait cet inexplicable et soudain cauchemar. Adieu compagnons des coups durs ; adieu gamins confiants, rieurs et bagarreurs ; adieu femmes effacées et discrètes ; adieu rêve d’homogénéité politique ; adieu rêve insensé de ce qui était pourtant la réalité : l’Algérie Française !

Le convoi a disparu derrière les dernières buttes de Bou Ralfa et je demeure là, sur le côté de la route, anéanti et étouffé par une émotion inconnue. Les appels d’un sous-lieutenant du 15e BCA me tirent de cette semi-torpeur, de ce désespoir. Nous remontons au bordj....

J’arrive au bordj. Le lieutenant Bouan, du 2e Bureau du 15e BCA, qui remplace dorénavant l’organisation précédente, m’aperçoit et vient vers moi :

  • Dites donc, maintenant, vous prendrez vos frusques et votre barda. Je vous ai fait préparer une chambre dans notre quatre étoiles du City bordj ; chambre à deux : vous et votre copain Maréchal !
  • Mais mon lieutenant...
  • Ah non, foutez-moi la paix ! Je sais, vous avez votre appartement en ville ! Et alors ?...Il n’y a plus personne dedans, maintenant ! Par contre, vous auriez peut-être du monde pour vous y attendre le soir, et ce monde... je ne pense pas que vous l’apprécieriez à sa juste valeur ! Je n’invente rien : un de nos informateurs m’a averti qu’entre autres, vous êtes couché sur la liste noire du FLN local, avant que celui-ci ne vous couche ailleurs ! Ça y est, oui ? Vous allez chercher vos affaires ou je vous y emmène de force ?
  • Bon, ça va, mon lieutenant ! Vos arguments percutants m’ont mis KO... J’y vais !
  • D’accord, mais pas tout seul ! Prenez le chauffeur armé et la jeep, et ajoutez-y un de vos copains, au choix ! Ah euh… équipez-vous sommairement vous aussi !
  • Oui mon lieutenant !

Le bâtiment HLM où j’occupe un logement F3 est au nord-est de Tizi Ouzou, c’est-à-dire à l’opposé même du bordj ; le bâtiment a trois étages ; les couloirs extérieurs sur toute la longueur de l’immeuble, permettent d’accéder aux appartements. Il y a deux escaliers : l’un à une extrémité des couloirs et l’autre, au centre. Je fais arrêter la jeep face au dernier et, avec Jean-Louis Maréchal, un des copains auquel a fait allusion le lieutenant, nous gagnons donc l’escalier central ; j’habite au deuxième étage. Au rez-de-chaussée, un coup d’œil à gauche, un autre à droite : rie ! Au premier étage, mêmes précautions : rien ! Avant d’arriver au deuxième, je fais signe à Jean-Louis de rester dans l’escalier. Ainsi, il contrôle la montée et, éventuellement, je l’ai donc à portée de voix. Je lui souffle :

  • Ne bouge pas, attends-moi là, le temps que j’entre chez moi faire une petite inspection et je t’appelle ! OK ?

Longeant le mur, j’inspecte à gauche : rien ; à droite... tiens ! Quelqu’un, un type en veste de combat et pantalon clair, ceinturon de cuir et étui avec pistolet, le gars est nonchalamment appuyé contre le mur rambarde, juste en face de chez moi. Je m’approche :

  • Pardon monsieur... Vous attendez quelqu’un ?
  • Mais oui... (Il me détaille des pieds à la tête.) Le lieutenant Harki qui habite ici !
  • Ah…. Vous le connaissez ?
    - Non !
  • Je vois... le lieutenant n’est pas lieutenant, je vous le dis pour que vous ne vous trompiez pas. Ah, au fait, pour ne pas le manquer. " C’est moi qui habite ici ! L’homme, jeune, a les sourcils qui montent subitement en accent circonflexe. Son cerveau fonctionne à tout va, cela se voit à son front plissé. Sa main descend rapidement vers la ceinture ; ma gauche part en manchette et le cueille sous la carotide ; ma droite attrape la boucle de la ceinture, monte le tout sur le garde-fou et... c’est parti ! Tout le monde descend ! Jusque-là, j’avais le sourire, mais il se fige ; je regarde partout : personne, apparemment, ne m’a vu. Je retourne chercher Jean-Louis.
  • Tu n’as rien vu ?
  • Non ! Et toi ?
  • Oh moi, je commence à en avoir ras le bol !... Tiens, penche-toi par là dessus. Que vois-tu ?
  • Ben, merde alors ! Là, un gus écroulé, en bas ; tu... tu l’as vu ?
  • Un peu, oui ! Il était là, à la place que tu occupes.
  • Hein ? Et tu l’as... ? Qu’est-ce qu’il foutait là ?
  • Il m’attendait !
  • Quoi ?
  • Il m’attendait. Seulement, coup de pot : on lui avait dit d’attendre le lieutenant Harki qui habite là ! J’aurais été un « une ou deux barrettes » je n’aurais probablement pas eu le temps d’ouvrir la bouche. Et puis, je ne sais pas... le réflexe et... hop !
  • Non, mais ça ne va pas, non ? Tu ne vas quand même pas t’excuser en plus ? Remarques... si tu veux, tu peux toujours lui payer une couronne. Et il éclate de rire.

Pendant ce temps, nous sommes entrés. Je prépare mon paquetage, récupère mon transistor et quelques objets personnels et... du vent ! Ce n’est pas le moment de traîner par ici. Nous repartons ; un coup d’œil en bas... plus rien ! Pas de corps ! De deux choses l’une, ou quelqu’un l’a récupéré ou... le gars, pas encore mort et pas assez cassé, s’est... cassé de lui-même. Pourquoi pas ? Et personne ne semble s’être aperçu de quoi que ce soit ; il faut dire qu’en ces temps troubles... les gens évitent de voir ce qui se passe !

Nous rentrons au bordj. Un compte rendu au lieutenant Bouan qui, en fait de chambre, nous a refilé, à Jean-Louis et moi, un bâtiment : l’ancienne infirmerie des prisonniers, hors des murs du bordj, mais évidemment à l’intérieur des barbelés.

La nuit kabyle se développe, nous enveloppe ; assis au coin de la porte, Jean-Louis et moi nous taisons ; devant nous scintillent les néons et les lumières de Tizi Ouzou d’où nous parviennent le bruissement et le ronronnement de cette nuit d’été. Une cigale attardée émet quelques crissements ; au loin, le chant des grenouilles et des crapauds. Au ciel, des étoiles ; dans ma tête, des souvenirs et des images qui défilent, se bousculent et se superposent : tous les départs de ces jours derniers… tout ce remue-ménage, toutes ces histoires qui nous arrivent d’Alger où les explosions de plastic succèdent aux rafales, les rafales aux invectives qui succèdent elles-mêmes à quelques cris de petits rassemblements... bref, ou un petit rien sert d’allumette à un embrasement. Alger où OAS et FLN s’affrontent, où l’armée et la police, dépassées, cognent tantôt à gauche, tantôt à droite, à tâtons, pratiquement. Alger où les sigles et inscriptions fleurissent. Alger où des scènes aberrantes se passent : on voit une voiture arriver au port, chargée de colis, valises et autres bagages ; une famille en descend, les empoigne fébrilement ; on se rassemble, on cherche des yeux quelque chose ou quelqu’un, un signe quoi... et on voit arriver quelqu’un qui, pour quelques milliers de francs de ce moment-là, embarque la voiture pour laquelle on a consenti d’énormes sacrifices et dont, maintenant, on se débarrasse, car on ne peut l’emmener ; d’ailleurs, où l’emmènerait-on ? Où va-t-on arriver dans cette métropole si lointaine ?...

Et une scène me revient à l’esprit : oui, c’était avant que ma femme et mes enfants ne partent ; un soir aussi, comme maintenant ; j’étais sur la petite loggia de notre appartement, assis, me balançant sur une chaise en fumant une cigarette ; brusquement, je l’ai éteinte, intéressé par le manège d’un homme... un Musulman, probablement, habillé... mais oui, c’est ça : une tenue camouflée ; il frappe à une porte ; elle s’ouvre ; une silhouette dans l’entrebâillement ; le musulman tend la main et la silhouette y met quelque chose, mais qu’est-ce que cela peut être ?... À cette distance, de nuit, bien que le couloir soit éclairé, je bondis dans la salle à manger, y ramasse à la volée mes jumelles et reviens à la loggia. Le type continue dans la pénombre…là, ça y est, je le distingue enfin ; il arrive devant une autre porte où l’opération se renouvelle, et deux autres fois encore. Sidéré, je m’aperçois que chaque fois qu’il tend la main, il la retire avec un billet de banque… tu parles ! Et ceux qui lui refilent ça... il y a même des troufions gradés, dedans... Ce n’est pas beau, ça ? Et comment se fait-il que le FLN n’ose pas venir quêter dans mon bâtiment où nous sommes deux soldats à y loger : un gendarme du 2e Bureau et moi. J’ai fait mon rapport à la Sécurité Militaire (SM) où on m’a répondu qu’on était au courant de ces pratiques, et même, de trafic d’effets militaires, quand ce n’était pas carrément des munitions !

Si on ajoute à cela les Forces locales (unités dépendant de l’armée française et du FLN) qui, prises de frénésie, rejoignaient l’ALN avec armes et matériels... français, bien sûr ! Mais crénom, de qui se fout-on ? « De nous, mon vieux... Tu rêves ou tu cauchemardes tout éveillé ? Allons réagis ! » C’est la voix de Jean-Louis qui me tire de mes pensées et, je comprends que j’ai même parlé tout haut.


XV LE DÉPART

Cela fait déjà quelques jours que je suis au bordj, et je m’y emmerde ferme. Je ne peux guère faire autrement. La journée, je tiens le poste de secrétaire au 1er Bureau ; je tape des notes de service et des propositions de citations... vous me direz que c’est toujours taper sur quelque chose, mais moi, cela ne me suffit pas ; l’esprit n’y est pas ; il est là, par-delà les murailles du bordj, par delà les barbelés qui ceignent la ville, il erre dans le djebel, à la poursuite des opérations, des patrouilles, des dangers de la vie et de la mort. Parfois, du 2e Bureau, on vient me demander si je connais Si Machin de tel village ; parfois, on vient me demander si, d’après ce que j’ai vu ou d’après ce que je sais, tel fait peut cadrer avec des renseignements actuels, compte tenu de l’évolution du temps et des événements. Le restant du temps, j’ai envie d’être ailleurs.

Après le dîner, au mess, ce soir, j’ai décidé d’aller faire un tour chez moi, voir comment les choses s’y passent, sans prévenir qui que ce soit. Me voilà parti, accompagné de mon Beretta ainsi que de mon écœurement et de mon désœuvrement ; je ne suis donc pas tout seul ! Je marche rapidement, à grandes enjambées, l’œil en éveil, surveillant tout, suspectant à priori tout ; je marche à ras des arbres qui bordent la route ; à côté du camp de la CCS du 121e RI, se trouve, oh ironie... le P.C du colonel Si Mohand Ou el Hadj, commandant la Wilaya III ; j’ai donc l’honneur de rendre leur salut à deux sentinelles à la fois : l’une française, l’autre FLN... et le P. C de Si Mohand Oou el Hadj, oh, autre ironie, l’ex récent centre de la Croix Rouge où demeuraient l’adjudant Lavergne du 2e Bureau et son infirmière de femme... comme quoi Mohandou el Hadj se soigne !

Un peu plus sur le qui-vive encore, je continue mon chemin, arrive à la cité et gravis les escaliers qui accèdent à mon appartement ; j’entre et vérifie d’un coup d’œil que tout est en place ; je ressors et referme la porte à clé ; puis semblant admirer le panorama en face de moi, je m’accoude sur la murette par-dessus laquelle j’ai viré le djoundi l’autre jour et passe lentement ma main sous une moulure du béton, et finalement y trouve l’aspérité que j’espérais y trouver ; je détache délicatement le sparadrap et le bout de papier qu’il maintenait. D’un geste brusque, je place les deux objets dans ma poche et repars.

Je repasse, par obligation, par la même route que celle par laquelle je suis venu, et cela, normalement ne se fait pas... seulement voilà, je suis pris par le temps, d’une part, et par le manque de choix d’itinéraires, d’autre part ; aussi, je n’éprouve aucune surprise en arrivant à la hauteur du P.C de Si Mohand Ou el Hadj, lorsque j’aperçois deux zigues pleins de suffisance par le fait de porter une tenue camouflée et une mitraillette Skoda flambant neuve. En marchant, j’observe qu’apparemment, ils ne s’en prennent à personne ; ils sont là, un point, c’est tout. Je ralentis quand même mon allure en allumant une cigarette pour me donner une contenance, une excuse à ce ralentissement et pour me permettre de les surveiller en manœuvrant de façon à passer à côté du gars de droite qui se trouve entre son compagnon et moi... Ça y est : je suis à côté de lui ; il me toise, semble me jauger et me juger ; je m’arrête et me baisse pour… relacer ma chaussure sans cesser de surveiller les deux lascars.

Rien ne se passe... pourtant, le gars qui est à côté de moi doit avoir des démangeaisons à sa main droite, crispée sur la crosse et la détente de son arme ; moi, je cramponne la crosse de mon Beretta, toujours prêt. À ce moment, je vois une jeep sortir de la CCS du 121e ; elle passe ; j’appelle ; le chauffeur me reconnaît et stoppe puis parle à son chef de bord ; j’en profite pour m’approcher d’eux en surveillant les deux djounoud ; ils ne bougent pas ; je saute dans la jeep qui démarre. Je remercie chaleureusement les deux appelés qui ne comprennent pas du tout l’insistance de mes « mercis ».

Je me fais déposer au Bureau de la place et termine mon trajet à pieds, et... je me fais engueuler par le lieutenant Bouan ; je laisse passer l’orage et, le calme. Ayant terminé de défroisser le papier collé dans le sparadrap, je l’étale et le regarde, de façon que mon compagnon puisse lire, lui aussi. C’est un papier à entête du FLN Wilaya III bourré de fautes d’orthographe, telles que « tribunal » avec un e et « condanés... à mort », bien sûr, suit la liste... Nous nous regardons tous les deux : il y a là, nos noms mais aussi cinq autres dont le gendarme Dussot, Jean-Paul et Mimi ; ce que c’est quand même que la célébrité ! Enfin, cela ajoute à notre valeur... Heu, bien sûr, puisque nous sommes avertis !

  • Vous croyez qu’il va falloir s’éterniser encore longtemps ?
  • Je ne pense pas, lieutenant ! D’ailleurs, il n’y a plus rien à foutre par ici !
  • Ouais !... Enfin, nous verrons ! Mais... faites gaffe encore davantage, mon vieux, et pas d’écarts !

Deux jours ont passé. Aujourd’hui, je sors : j’escorte notre colonel, le colonel Bordereau avec qui j’ai eu souvent à faire et Mimi Hachette, l’adjudant de la PM. Encore un départ ! Cela ne finira-t-il donc jamais ? J’en ai marre... sentir cette émotion dont je ne veux pas... Je voudrais être de roc : ne rien ressentir ! Donc, direction Alger, une fois de plus. Le colon et Mimi, dans une 403 et moi, je suis avec un chauffeur en jeep.

Voyage sans incident, sauf un abruti de sergent de l’ ALN qui voulait la carte grise de notre jeep pour laquelle nous n’avons qu’une carte mécanographique ; mais l’affreux ne veut rien savoir, il trépigne et ne se calme que lorsque nous lui proposons notre ordre de mission, à l’envers, mais lui, ne voit que le cachet militaire ; il opine du chef et nous fait un salut à l’ ALN bien sûr, et nous repartons.

Nous traversons Alger. Au square Bresson, nous rejoignons la 403 du colonel ; celui-ci veut voir une dernière fois Notre Dame d’Afrique... et bien, allons-y !

De là-haut, à côté de la basilique, s’étend à nos pieds un panorama inoubliable et magnifique : la baie d’Alger... d’abord le port, puis à droite, s’estompant dans la brume mais nettement visible, le cap Matifou. À droite, presque à côté de nous, la Kasbah. C’est beau tout ça : de la couleur, de l’animation. Il se dégage de tout ça quelque chose d’indéfinissable qui me fait un nœud à l’estomac. Je regarde le colonel : il a les yeux fixes, l’air songeur et grave. Mimi essaie de plaisanter, mais ça sonne faux. Nous redescendons au port et passons la barrière puis la douane. Je monte aussi sur le bateau ; je veux rester jusqu’au dernier moment pour tenir compagnie à deux amis, deux hommes que je respecte et que j’ai même admirés en certaines circonstances.

L’heure du départ ; nous nous regardons une dernière fois ; je serre vigoureusement, trop peut-être, la main du colonel ; je le regarde, il a les yeux humides et sa voix réduite à un murmure, me dit :

  • Bonne chance ! Et faites attention à vous !

Je ne peux même pas répondre, il y a comme un nœud dans ma gorge. Je me retourne vers Mimi : lui, pleure sans honte... Nous nous étreignons et il arrive à me dire :

  • Grand, toi et Belaïd... vous êtes les deux héros de Harka... Je ne t’oublierai pas ! Je reste un instant interdit et lui réponds :
  • Non, Belaïd est mort. Lui, était un héros, moi... bof ! Moi non plus je ne vous oublierai jamais tous les deux !

Je franchis rapidement la passerelle au bas de laquelle je reste sur le quai, les pouces dans le ceinturon. Les amarres sont larguées, une à une ; l’énorme masse du navire bouge, vibre et avance lentement, comme à regret ; à l’arrière, un bouillonnement et à gauche, un remorqueur ; le deuxième doit être devant. Sur les ponts du navire, la foule des passagers est massée, silencieuse comme recueillie. Il y a quelques mois, des tas de mains s’agitaient dans des gestes d’au revoir, en direction du quai. Mais aujourd’hui, à qui dire au revoir ?... Aux amis ?... Si peu restent encore qu’ils ne sont pas sur le quai. À quoi dire au revoir ?... À la terre ?... Reverront-ils un jour ceux qui partent ainsi, fuyant les illusions, la foi aux paroles données... fuyant tout, quoi !

Un peu plus écœuré si possible, je fais lentement demi-tour et regagne la jeep. La 403 est déjà partie vers une autre mission. Je dis au chauffeur de prendre la route de Maison Blanche : nous devons y réceptionner deux sous-offs que je dois ramener à Tizi Ouzou... la relève, ou du moins, l’avant-garde de la relève, celle qui va clore définitivement notre présence.

Maison Blanche : les deux mousquetaires nous attendent sans impatience devant des bières bien fraîches. Aussi, je ne m’excuse de notre retard que pour la forme. Les deux sous-offs se casent à l’arrière de la jeep mais, seulement voilà, le plus âgé des deux, un sergent-chef, me demande :

  • Je vous en prie, vous n’avez pas de galons, mais vous semblez être gradé et, de toute façon, vous êtes chef de bord, alors... pouvez-vous nous amener boire une bière dans Alger que nous ne connaissons pas encore... oui, pour aller dans le sud, nous passions par Oran.
  • Vous savez chef, il n’y a pas grand-chose à voir maintenant, d’une part, et d’autre part, le tourisme y est mort comme beaucoup de choses ici ! De plus, le fait de laisser une jeep juste avec son chauffeur c’est risquer de se la faire chouraver par l’ALN... Il y a eu déjà plusieurs cas ! Si je rajoute qu’il faut que nous soyons le plus vite possible à Tizi Ouzou... vous comprenez que je me trouve au regret de ne pouvoir accéder à votre désir, pourtant légitime. Mais voilà…

Nous prenons la route et, le reste du trajet, je reste muet. Je repense au colonel et à Mimi. Je revois le colonel, il n’y a pas longtemps, le jour de l’indépendance ; il arpentait le chemin de ronde du vieux bordj. Nous étions plusieurs, massés autour de l’épaisse muraille, jumelles rivées aux yeux, regardant la foule dense sur la place de la mairie. Tout d’un coup, le colonel avait cessé d’arpenter les vieilles dalles et, s’adressant à nous tous, ses collaborateurs :

  • Messieurs... j’ai une invitation signée Si Mohand Ou el Hadj, pour cette « fête ». Personnellement, je n’ai aucune envie d’y aller, mais... j’y suis obligé politiquement ; je ne puis m’y soustraire !

Presque unanimement, nous avons essayé de l’en dissuader ; rien à faire. Plusieurs se proposent de l’escorter, dont moi : non ! Rien à faire non plus : seul, le lieutenant Bouan l’accompagnera ainsi que le chauffeur, Hartman. Le colon se retourne vers nous autres :

  • Comprenez-moi, Messieurs, je ne veux pas emmener avec moi une escorte en armes : premièrement, cela pourrait laisser à penser que nous avons peur qu’il puisse se passer quelque chose alors que cela ne fait que m’ennuyer profondément et, deuxièmement, cela évitera d’avoir à rendre des honneurs militaires à nos. .. adversaires et puis…. c’est une fête !

Et il était parti, flanqué du lieutenant. Nous avions pu les apercevoir, toujours à la jumelle, aux côtés de Si Mohand ou el Hadj, pendant le discours de celui-ci. Puis, ils étaient revenus au bordj, mornes et silencieux... et nous n’avions pas, alors, osé leur demander quoi que ce soit.

Écartant d’un revers de la main sur le front ces souvenirs si proches et pourtant, déjà, du passé, nous arrivons à Tizi Ouzou. Au bordj, j’amène mes deux compagnons chez le major et les y laisse. Je vais au « bercail » et y retrouve Jean-Louis à qui je détaille ma journée.

Les journées passent, monotones, entre ces vieux murs. Tous les mercredis, le SCA (Service Cinématographique des Armées) nous passe un film. Le reste du temps libre nous le passons au mess où l’on boit sec... façon de parler.

Je viens de recevoir une lettre de France : ma femme, Yamina et les enfants, après avoir atterri à Lyon Bron, ont d’abord été dirigés sur un camp de rapatriés à Mably dans la Loire, et sont maintenant dans le Beaujolais, chez mes parents. J’ai obtenu, ce jour, l’autorisation de descendre à la zone pour emmener des dossiers au bureau du général Simon. Descendre en 2 CV camionnette, comme chef de bord...enfin !... si c’est le seul moyen officiel d’aller faire un tour et voir de près la ville et ce qui s’y passe…

La 2 CV quitte le vieux bordj et passe la barrière du poste de garde... nous sommes dehors ! Nous passons le premier baraquement et allons entamer le second. Devant nous, à notre droite, des baraquements qui, il y a peu de temps, appartenaient à l’intendance, et à gauche, une pente herbeuse et quelques rares oliviers ; des baraquements de droite sort brusquement une 404 qui vient se mettre en travers de la route au moment où nous arrivons ; nous la heurtons de plein fouet. Sous le choc, la portière gauche est arrachée, le chauffeur est éjecté et roule dans l’herbe de la pente ; quant à moi, je passe complètement à travers le pare-brise, glisse sur le capot et rejoins, en une culbute, le chauffeur. À demi inconscient, je vois, auréolés d’une brume irréelle, devant la 404, quatre djounoud armés de Skodas qu’ils braquent sur nous... Je tire péniblement mon Beretta de ma ceinture… mais c’est tout ; je ne peux plus bouger... non, je n’y arrive pas ! Ils sont toujours là, démesurés, en dessous de nous... un bourdonnement m’emplit les oreilles... c’est tout !

Quelques instants plus tard, on me remue et on me parle de très près... on me bouscule, même ; je le sens confusément. J’ouvre, avec peine, les yeux et aperçois, autour de moi, un tas de jeunes du 15e BCA, en tenue claire de sortie, sans arme.

Ils m’expliquent qu’ils étaient dans trois camions qui sortaient du bordj, qu’ils sont libérables et donc qu’ils allaient prendre le train. Quand ils ont vu ce qui se passait, ils ont arrêté les camions et ont couru vers nous. Ainsi, le bourdonnement que j’entendais, en perdant connaissance, c’était celui produit par les camions... À quoi tient la vie, parfois ?

Une ambulance Dodge arrive du bordj. Les libérables grimpent dans leurs camions et nous chantent« Ce n’est qu’un au revoir ! » et crient : « La quille ! ». Et ils disparaissent. J’arrive péniblement à me relever ; le chauffeur, plus difficilement : il doit avoir l’épaule démise en dehors de chocs plus bénins ; moi, j’ai du sang partout. Nous arrivons à l’ambulance ; tiens, au fait… disparue, la 404… et les fells aussi ; oui, bien sûr... je réalise qu’ils n’y étaient plus quand je suis sorti de mon étourdissement, mais je réalise qu’un des fells était Hacène, le frère de Yamina. Alors, cette embuscade... coïncidence ou... Et si c’était le cas, comment Hacène aurait-il pu savoir que je serais dans cette 2 CV ?

On nous emmène à l’infirmerie. Et là, pour ma part, j’ai droit à me faire coudre les deux arcades sourcilières et le nez en une seule couture et, en prime, le cuir chevelu sur dix centimètres ; j’ai une épaule en compote, je tire la patte... bref... je suis presque présentable, mais au moins, je peux sortir en claudiquant soit, mais je suis hors de l’infirmerie une heure après y être entré. Le chauffeur, lui, par contre, y reste le temps qu’on lui plâtre l’épaule. Tout compte fait, nous ne nous en tirons pas trop mal....

Ça, c’était, il y a une semaine. Maintenant, me traînant en boitant de l’infirmerie pour rejoindre le vieux bordj, je croise le lieutenant Bouan. Il m’arrête, l’air grave et indécis à la fois :

  • Grand ! (tiens, il prend l’habitude des copains) Il va vous falloir faire vos valises. Vous le voyez, l’ALN ne vous fera pas de cadeaux ! Quant à nos gens qui nous entourent et qui n’ont pas connu les courses à travers le djebel, je crois bien que nous leur faisons peur. Moi, ça va ! Ils prennent l’habitude de me voir, mais vous. D’autant que tous vos copains ou amis qui étaient, soit du 93e RAM, soit du 121e RI, sont partis maintenant. Non, voyez-vous, je n’aimerais pas avoir à vous dire ça : vous savez qu’autant que je comptais sur vous et que je n’ai jamais eu à le regretter ! Vous pouvez compter sur moi... mais je ne suis que lieutenant, même si je me retrouve par la force des choses officier du renseignement du secteur, et comme nous ne sommes plus en guerre... mon avis en la matière ne pèse pas lourd. Je vais m’occuper de votre départ.

3 septembre 1962. On vient de m’enlever mes points de suture dus à l’accident de l’autre jour, mais quatre jours trop tôt ; seulement voilà, je dois voyager. On m’a gratifié d’un titre de permission d’un mois à destination du Beaujolais. La permission porte la mention : « en attente d’affectation » ? Et oui ! Je pars, moi aussi !

J’ai balancé mon paquetage dans une jeep qui doit me descendre à la gare ; j’ai serré les mains de tous ceux que j’ai rencontrés au bordj, me demandant si je ne devrais pas cogner sur quelqu’un, au hasard, histoire de me faire boucler pour rester plus longtemps, ou encore, ramasser mon attirail habituel et prendre le djebel pour un baroud d’honneur... mais d’abord, je boite et j’ai une épaule douloureuse au point de ne pouvoir bouger le bras et, de plus, je suis écœuré et découragé... mais à un point.. .

Maintenant, je descends à pied, suivant la route sinueuse, soutenu par Jean-Louis. Je dévore le paysage, désirant, d’un seul coup, m’en imprégner pour le garder en totalité et éternellement avec moi. Adieu le bordj …. sa piste…. Adieu la route de Mechstrass menant à Taoudoft et où, à quelques centaines de mètres, il y a le cimetière où, parmi tant d’autres, gît Belaïd devant la tombe duquel je suis allé me recueillir il y a quelques jours... Adieu la mairie... la place... le restaurant Koller... Adieu la ville entourée de collines couvertes d’oliviers.

Nous arrivons devant le train. Il y a beaucoup de libérables avec lesquels, probablement, je vais faire tout le voyage. Longuement, je regarde Jean-Louis, cherchant ses yeux qui se dérobent :

  • Allons vieux ! Je préfère grimper maintenant dans cette caisse à savon plutôt que de rester sur le quai. Que puis-je te dire sinon... bonne chance ! Non, écoute ! je ne veux pas m’éterniser dans des adieux, vois-tu ! Je préfère te voir repartir, je suivrai ta jeep du regard et la situerai par la pensée lorsque je l’aurai perdue de vue. Vas... ami ! Pense à répondre aux lettres que je t’enverrai. Alors... au revoir ?
  • Au revoir ! Quel dommage que nous ne partions pas ensemble ou que nous ne restions pas ensemble ! Bon voyage ! Remets-toi vite de tes blessures et de tes coutures et... pour se revoir. Inch’ Allah !
  • Inch’ Allah, ami et... prends garde à toi !

Nous nous serrons longuement la main et, sans un mot, Jean-Louis se hâte vers la jeep. Je monte dans le wagon et vais m’installer sur le côté droit, dans le sens de la marche. Un coup d’œil à la vitre et je vois la jeep qui quitte le parking poussiéreux de la gare et disparaît. Je fume cigarette sur cigarette.

Un quart d’heure plus tard, le train s’ébranle. Je contemple le paysage coloré, changeant et connu qui défile devant la vitre. Avidement, je suis le contour des crêtes, détaille les fermes et les villages, les oueds, les vallons et les gares aux noms familiers qui chantent. Un instant, j’ai une idée farfelue... je me demande quel effet cela ferait si, dans les gares, à l’aide d’amplificateurs, on faisait passer un disque des « Africains ». ..

À la place de ça, quelques-uns de mes jeunes compagnons crient par la fenêtre : « La quille ! » Bah, tant qu’à faire, c’est quand même l’armée et, c’est français !

Nous arrivons à Alger. Nous descendons du train et nous nous mettons en colonne par quatre, le paquetage sur l’épaule et la valise à la main ; nous partons à pied au port tout proche où nous rejoignons d’autres troufions en instance de départ. Nous nous retrouvons à peu près huit cents ainsi prêts à embarquer sur le « Charles Plumier »... un bananier. .. Enfin, du moment où il se tient sur l’eau sans peau de banane...

Nous embarquons. Le temps de déposer mes bagages sur ma couchette et, aux vibrations, je sens que le navire quitte le quai et manœuvre. Quand j’arrive sur le pont (il faut dire que je boite toujours et que, par ce fait, je perds du temps) nous doublons le phare à la sortie du port. Je suis debout à l’arrière, appuyé à la rambarde et je regarde.

Je détaille une dernière fois ce magnifique panorama : Alger la Blanche... la terre qui l’entoure... cette terre d’Algérie que je croyais tant rester en département français comme avant... terre d’Algérie bruyante, colorée, odorante et attachante... Algérie du calme et des combats, des Musulmans et des Pieds Noirs... Terre des passions et de l’aventure, adieu !

Adieu compagnons morts reposants, peut-être, en paix ! Adieu partisans muets qui n’avez pas osé vous prononcer et vivant maintenant dans l’incertitude ! Adieu les ennemis dont je respectais ceux pour qui leur combat était un idéal… Maintenant, vous comprenez que le sang que vous avez versé, l’a été pour d’autres car vous les combattants, vous retournerez, pour la plupart, dans l’anonymat, alors que les jeunes loups avides, maintenant que le danger est passé, vont se tailler la meilleure part, les honneurs et la puissance...

Adieu, terre lointaine dont les Métropolitains n’ont jamais rien voulu comprendre !

Je n’arrive pas à m’arracher à ce spectacle, à ce déchirement pour moi. La gorge nouée, je vois s’estomper les côtes dans le lointain. Puisque je ne peux pas être joyeux pendant ce voyage, je ne peux que constater qu’il se passe bien.

Nous arrivons enfin à Marseille. J’ai hâte que ce périple se termine, d’abord parce que je ne suis pas en forme et que mon corps est encore douloureux, et ensuite, parce que j’en ai marre !

Nous débarquons. Ce sont les formalités administratives puis la douane à laquelle j’arrive à soustraire la vue de mon Beretta et souris amèrement : combien y a-t-il eu de gens qui ont passé un arsenal autrement plus impressionnant que le mien ?

Ignorant mes compagnons de voyage, je sors du port, hèle un taxi et me fais conduire à la gare St Charles.

Et maintenant, la métropole... la France ! Direction : Lyon Perrache !

Je ne peux pas terminer sans, quand même, préciser que Jean-Paul Muglioni a été fait chevalier de la Légion d’Honneur et élevé au grade d’adjudant (il aura donc eu tous ses grades et décorations « au feu ») et se retrouvera gardien de chalet pour le compte du 159e RIA dans les environs de Briançon.

Quant à Jean-Louis Chevalier, sergent appelé, il ne pourra rejoindre son domicile qu’après avoir effectué six mois dans les geôles de l’ALN dont il a été sorti par la Croix Rouge. Il avait été arrêté à Maison Blanche à sa libération. Il ne rejoindra le Maroc qu’après cet intermède.

3 Messages de forum

  • Je suis en 1956 à tirilt mahmoud..c’est avec grande émotion que je lis ce témoignage véridique de la guerre d’algerie,événements m’ayant marqué à vie tout bebé que j’etais...Je me dis toujours que je n’ai pas eu de chance d’etre né en cette période de misère ! Je vais imprimer ces pages que je relirais car il s agit bien de ma région natale...merci pour ce témoignage,j’espère en lire d’autres..

  • le récit de monsieur Thenon est sans aucun doute très significatif et très touchant,on aurait bien aimer qu’il nous fasse la même chose avec les opérations qu’il effectuait en représailles à des coups de main ou autres attentats menés par les ’fellagas" ou " "fellouz"et les comportements de ses harki vis à vis des familles de moudjahidines. puis si c’est possible sur ce qui se passait au 2e bureau au Bordj lors de la "cueillette " de renseignement. on ne lui tiendra pas rigueur car lui bien sur il ne faisait que son devoir de soldat français berne par ce que lui avait dit l’autre président et l’autre ministre de l’intérieur.

  • Salut à vous,g m’appelle Gavini jacques,j’étais médecin du contingent au 15e BCA de février à octobre 1962 à tigzirt puis à l’infirmerie du bords de tizi ouzos ; g me souviens avoir participe’a une opération pour libérer un harki séquestre’ et torture’, c son fils qui nous avait prévenu en amenant les décorations de son pere( qui avait participé’ à la campagne de France en 1944) qu’elle émotion nous avons ressenti ; je me souviens avoir entr’autre diagnostique’ de multiples fractures de la mâchoire,après lui avoir donné’ des premiers soins au bordjnous l’avons évacué sur l’hôpital maillot à Alger.allant en perm en france( en aout62) quelle ne fut pas ma surprise sur le pont du bateau de sentir une main se poser sur mon épaule et quelq’un me dire:tu me reconnais toubib ? Oui c’est toi ,oui g rentre en France dit il Puis nous avons convoyé’ jusqu’au port d’Alger de nombreux harkis et leurs familles.j’aurais tellement d’autres choses à raconter à ce sujet ! G conclurai en disant que ce que j’ai fait de mieux au cours de mon service c’est d’avoir participé’ modestement au sauvetage des harkis au milieu desquels j’ai vécu dans les postes du 15 e BCA en misrana( maison forestière du col d’agouni gourmande etc)


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