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La grappe de raisin et le prisonnier

samedi 13 juillet 2013, par Emile CHAMPAS

« On voit les qualités de loin, mais les défauts de près ». Victor Hugo.


Nous étions à l’automne 1958, pendant la guerre d’Algérie. J’appartenais à une Unité d’Artillerie, dotée de quatre canons de 105 mm., basée en Grande Kabylie, et placée sous les ordres d’un capitaine.

La mission qu’il m’avait confiée consistait à accompagner, dans leur progression, les unités combattantes : Légion Etrangère, parachutistes, commandos de Chasse etc. Lorsque nous débusquions des Fellaghas en nombre assez important et apparemment bien armés, c’était à moi déjouer. J’appelais, par radio, le lieutenant de tir de ma batterie qui notait sur sa carte les coordonnées du lieu où j’avais repéré les rebelles. Il effectuait ensuite ses calculs, aussi vite que possible, afin de communiquer aux quatre chefs de pièce les indications chiffrées leur permettant de pointer leurs canons.

Selon le point de chute des obus, je réglais le tir en fonction des déplacements de l’ennemi. Il me fallait opérer avec la plus grande attention et repérer l’objectif avec le maximum de précision. Pour communiquer avec ma batterie, positionnée plusieurs kilomètres en arrière, je disposais d’un poste radio, émetteur-récepteur, constitué de deux parties séparables, l’ensemble pesant environ 17 kg. Pour en assurer le transport, notre commandement avait trouvé une solution aussi pratique qu’économique : nous réquisitionnions, à chaque fois, deux porteurs, choisis parmi les suspects algériens détenus dans les locaux de l’officier de renseignements. Il s’agissait donc, pour moi, au début de chaque opération, dont la durée prévue était variable, (un seul jour ou plusieurs, une semaine voire plus), de me rendre à la prison militaire, muni de mon ordre de mission, et de demander qu’on veuille bien me livrer deux hommes, que j’allais affecter au transport de mon poste.

Je n’avais pas la possibilité de choisir moi-même ces deux prisonniers. Néanmoins, j’étais invité à me rendre à l’intérieur des locaux, pour en prendre livraison. Ne pensez pas à quelque construction plus ou moins moderne, avec fenêtres grillagées, portes blindées, multiples serrures. Il s’agissait d’une sorte de trou à rats, en sous-sol, dans une obscurité quasi totale, d’où s’exhalait une odeur insupportable dès qu’on en franchissait le seuil. Et je voyais émerger de l’ombre deux silhouettes maigres, sommairement vêtues et mal chaussées.

A partir de ce moment-là, la situation devenait toute nouvelle pour moi. J’étais, désormais, totalement responsable de ces deux hommes dont j’ignorais tout. S’agissait-il de simples suspects, ramassés un peu au hasard, ou bien de combattants ralliés de gré ou de force ?

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Printemps 1958 - Tazmalt, Kabylie - Les servants du canon sont prêts à tirer, en attendant mes ordres. Photos : E. Champas

S’agissant de la boisson, nous étions également tous au même régime. Nous consommions l’eau emportée dans nos sacs, puis celle recueillie au cours de notre progression, (que, par prudence, il fallait purifier avec des pastilles chlorées). Dans les cas extrêmes, nous disposions de jerrycans que nous livraient des hélicoptères de ravitaillement.

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Octobre 1958 - Kabylie - Le ravitaillement vient d’être livré par hélicoptère « banane ». Photo fournie par E. Champas

La nourriture était identique pour les quatre membres de mon équipe : mon opérateur radio, mes deux porteurs et moi-même, sauf que mes prisonniers se voyaient attribuer des boîtes de ration dites « pour musulmans », c’est-à-dire sans porc. Bien entendu, mes deux prisonniers suivaient notre sort, et se désaltéraient en même temps que nous.

Il va de soi que les échanges entre eux et moi étaient quasiment inexistants. D’ailleurs, je ne parlais pas le Kabyle, mais il est utile de préciser, pour la suite de l’histoire, que l’un d’entre eux, toutefois, arrivait à se faire comprendre dans un Français approximatif.

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1958 - Nous contrôlons un village en petite Kabylie. Photo : E. Champas

Notre marche se poursuivait donc ce jour-là, quand la radio du P.C. (poste de commandement), annonça à l’ensemble des troupes que l’opération était terminée et que chaque unité devait rejoindre son camp de base. La compagnie, auprès de laquelle j’avais été affecté, reçut la mission de redescendre la montagne, en s’éparpillant au maximum, afin de contrôler un terrain aussi large que possible, dans le but d’explorer au mieux chaque rocher, chaque repli de terrain, chaque buisson, au cas où des fellaghas s’y seraient réfugiés en attendant que le calme revienne.

J’étais intégré à une colonne qui descendait un sentier à peine visible, au milieu de la végétation assez dense à cet endroit. Devant moi, à faible distance, marchaient les éléments d’une section, puis mes deux porteurs avec leur charge, mon radio, pistolet-mitrailleur à la hanche, et moi-même, ma carabine [1] à l’épaule, et mon pistolet [2] à la ceinture.

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17 avril 1959 - Cote 1081, Kabylie - Halte dans la montagne par un temps glacial. Au fond à droite, deux prisonniers affectés au portage. Photo : E. Champas

En dessous de nous, à cent mètres, nous commencions à apercevoir les premières maisons inhabitées d’un Douar, non pas les constructions habituelles, basses, aux murs crépis de terre, couvertes de tuiles, comme on en rencontre très souvent en Kabylie, mais des habitations plus modestes, aux toits de branchages et de roseaux. Tout à coup, j’aperçus des flammes s’échappant du toit de l’une d’elles. M’étant renseigné, j’appris que l’officier qui commandait la compagnie avait donné l’ordre d’y mettre le feu. Nous continuâmes de descendre, en longeant le village que l’incendie gagnait peu à peu.

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Octobre 1958. - Kabylie - Descente abrupte vers le lit d’un oued. Au premier plan, le prisonnier porte la radio. Photo : E. Champas

Bientôt apparut une étendue herbeuse, qui avait dû être naguère une sorte de petite place de village. Elle était ombragée grâce à quelques arbres, d’une certaine hauteur, qui contrastaient avec le maquis que nous venions de traverser. Tout à coup, devant moi, j’aperçois l’un de mes porteurs, le non francophone, en train de quitter la colonne, qu’il suivait sagement jusque là, et s’éloigner vers la gauche en marchant d’un pas décidé. C’était tellement inattendu que j’ai mis un certain temps à réaliser. Mais non, je ne rêvais pas.

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1958 - En attendant l’embarquement à bord des hélicoptères « bananes ». Photo fournie par E. Champas

L’homme s’éloigne encore. Je crie pour lui demander de stopper. Halte ! Il continue. A ce moment, je prends subitement conscience de la gravité de la situation, en réalisant que les dix à quinze secondes qui allaient suivre seraient capitales pour nous deux.

J’arme ma carabine avec l’intention de tirer d’abord en l’air, puis, si cela s’avère nécessaire, de viser ensuite les jambes et le dos. Une foule de pensées se télescopent alors dans ma tête, d’autres ne me sont venues qu’après. Je ne saurais, aujourd’hui, les dissocier.

L’homme poursuivait son chemin, sans se retourner. Un moment, j’ai pensé qu’il voulait s’isoler pour satisfaire un besoin naturel. Mais j’ai vite écarté cette supposition, car les consignes étaient bien définies, en pareil cas : le porteur devait m’avertir, s’arrêter, poser sa charge et suivre mon opérateur radio, qui le conduisait un peu à l’écart et qui gardait son pistolet-mitrailleur braqué sur lui pendant tout le temps nécessaire.

« J’ai un prisonnier en charge et nous sommes en guerre. Il est en train de s’évader. Il fait semblant de marcher, mais dans un instant il va bondir hors de ma vue et disparaître dans les fourrés. Il emporte mon matériel, je ne pourrai plus communiquer avec ma batterie. Que faire en cas de danger si je ne peux plus remplir ma mission ? Il va remettre mon poste radio aux fellaghas, qui ne sont peut être pas très loin. Il va les renseigner sur nos mouvements. A mon retour au camp, j’imagine l’accueil que me réservera mon capitaine, avec probablement une sévère mesure disciplinaire à la clé ». (Quelques-uns de mes camarades auxquels j’ai narré cet épisode m’ont répondu qu’ils n’auraient pas attendu aussi longtemps avant de tirer).

Même plus de quarante ans après, j’ai un souvenir d’une extrême précision (de ce tout petit coin) de Kabylie, et de la scène qui allait suivre, alors que d’autres moments de cette journée et des précédentes sont restés plus flous dans ma mémoire. Encore aujourd’hui, j’ai toujours dans les yeux la lumière qui perçait à travers le feuillage, et dessinait des taches plus claires sur le sol. L’homme fait encore quelques pas et s’arrête enfin. II a ainsi parcouru une trentaine de mètres. Il me tourne toujours le dos, se baisse un peu et semble fouiller dans une sorte de fourré, constitué de végétation entremêlée d’où émergent quelques arbustes. Il se redresse et me fait face pour la première fois depuis qu’il a quitté la colonne, puis il revient vers moi, du même pas régulier, les deux mains jointes à hauteur de la ceinture, portant quelque chose qu’il ne m’est pas possible de discerner à la distance où il se trouve encore.

Parvenu à ma hauteur, il tend ses mains vers moi et m’offre ce qu’elles contiennent : une grappe de raisin.

Je suis resté totalement stupéfait devant ce dénouement incroyable. J’ai pris la grappe en remerciant cet homme qui était mon prisonnier, mais envers lequel je me devais d’effacer cette différence et d’avoir l’attitude qui sied, en pareil cas, entre deux personnes de bonne volonté qui se respectent. Tout en gardant, à la main, ma carabine avec sa cartouche engagée, et dont la balle avait bien failli quitter le canon, je me suis tourné vers mon deuxième porteur, le francophone qui, lui, était resté bien sage au milieu de la colonne. Je voulais essayer de comprendre l’attitude inexplicable de son compagnon.

Et voici ce qu’il m’a déclaré dans son français approximatif dont j’ai, cependant, pu saisir l’essentiel ; « II a été fait prisonnier dans ce village, sa maison est là-bas. Elle brûle. Il est allé dans son jardin cueillir ce raisin pour toi ».

Cela faisait quatre ans que j’étais arrivé en Algérie pour la première fois. Le jeune métropolitain que j’étais, débarqué en 1954, venant de son Ille-et-Vilaine natal, en avait pourtant déjà connu des moments forts, exceptionnels parfois qui, à eux seuls, pourraient constituer tout un chapitre : étudiant à l’Ecole Normale d’Instituteurs d’Alger, pensionnaire à la Cité Universitaire de Ben Aknoun, voyages sur les Hauts Plateaux et dans les oasis du Sud Algérien, directeur d’école dans un douar isolé en Kabylie, en pleine insurrection, avec pour seule arme un fusil datant de la conquête, voyageant à moto, pour me ravitailler, sur des routes à embuscades, militaire en Kabylie où j’ai peut être rencontré, chez les rebelles, des parents de mes ex-élèves.

Mais ce jour-là, tenant mon arme d’une main et ma grappe de raisin de l’autre, avec mon prisonnier en face de moi, j’ai vécu des instants d’une émotion rare qui m’ont définitivement marqué pour le reste de mes jours.

Toutes sortes de questions me sont alors venues à l’esprit dans un désordre indescriptible : Comment a-t-il pu être assez fou pour risquer ainsi sa vie ? Il a osé continuer sa marche malgré les sommations. Il savait parfaitement où il allait et ce qu’il y trouverait, ce que m’ont confirmé les dires de son compagnon. Y avait-il d’autres grappes qu’il n’a pas cueillies, jugeant in extremis qu’il n’en aurait pas le temps ? A-t-il songé en ces quelques secondes que l’homme auquel il destinait ce raisin le tenait dans sa ligne de mire, prêt à l’abattre parce qu’il ne pouvait faire autrement ? Je crois me souvenir que la grappe qu’il m’a offerte était la seule qu’il possédait, qu’il n’en a pas gardé pour lui, ni offert à l’autre prisonnier. Et, pendant ce temps-là, sa maison brûlait...

J’étais encore sous le choc quand nous avons repris notre route pour rejoindre la colonne qui nous avait distancés. Mon cueilleur de raisin a regagné sa place, son fardeau sur le dos. Je l’avais, à nouveau, constamment sous les yeux pendant que nous descendions le versant de la montagne, mais je voyais désormais un autre homme, bien différent du prisonnier que j’avais extrait de sa geôle quelques jours auparavant.

Il a pourtant bien fallu y retourner pour restituer ces deux hommes à l’officier de renseignements. Je crois avoir esquissé à leur égard un vague geste qui pouvait être perçu comme un remerciement mêlé de complicité. Nous étions en guerre depuis quatre ans. Les événements que j’avais vécus en Algérie, pendant des mois et des années, m’avaient endurci en gommant en moi tout excès de sensibilité, parce que la vie que nous menions loin des nôtres, sur un continent inconnu, était dure, inhumaine parfois, et que notre existence même était menacée en permanence. Mais j’ai comme une sorte de remords d’avoir quitté ces deux hommes de cette façon. Je les ai vus disparaître et retrouver la nuit de leur cachot. Je ne les ai jamais revus.

II restait alors trois ans et demi de guerre. Ont-ils à nouveau été requis pour d’autres tâches ? Je n’ose envisager qu’ils aient été désignés pour une « corvée de bois ». Je sais que cette pratique était malheureusement en usage dans ce lieu de détention.

Parfois, et encore aujourd’hui, cette journée me revient à la mémoire, et je me prends à rêver : mon prisonnier a pu traverser toutes les épreuves de cette guerre qui n’en finissait pas, et sauver sa vie à plusieurs reprises. Il a regagné son douar, reconstruit sa maison, défriché son jardin et retrouvé sa vigne qui aura probablement échappé à l’incendie, et continué obstinément à produire ses grappes, obéissant au rythme immuable des saisons, en ignorant la guerre. Je vois notre homme s’en rapprocher, en cueillir les fruits, - les fruits de la paix, - et les déguster. Se souvient-il alors de cette scène où il a failli perdre la vie ? Je ne suis plus là pour partager avec lui ce festin. Et pourtant, quel formidable moment nous aurions pu vivre l’un et l’autre au pied de cette vigne !

Emile CHAMPAS


Extrait du livre « Notre guerre et notre vécu en Algérie » de Jean-Yves JAFFRÈS. Livre 3 Témoignages.

Chapitre 8 - Divers témoignages et anecdotes d’Algérie Page 241 à 246

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Jean-Yves JAFFRES Notre guerre et notre vécu en Algérie.
Livre 3- Témoignages

Notes

[1] 2 U.S. M1

[2] 3 Un 11,43

6 Messages de forum

  • La grappe de raisin et le prisonnier 5 septembre 2013 00:33

    cher monsieur, l’homme qui vous a tendu une grappe de raisin est certainement dans le monde des morts, comme mon oncle prisonnier pour rien dans le camp de houra que grandjacques connait très bien. mon oncle été entrain de labourer son champ, il a été conduit au camp de houra et depuis aucune nouvelle sauf les cries de détresse nocturne que les riverains entendaient . il à laissé derrière lui une veuve et trois enfants en bas ages.

  • La grappe de raisin et le prisonnier 18 décembre 2014 03:06, par Mansion paul

    Heureusement que vous n avez pas tiré : le remord encore aujourd’hui vous empêcherait parfois de dormir. C est pas croyable l attitude de ce Kabyle, alors que sa maison brûlait. Cette guerre d’Algérie fut un gâchis. Si encore on pourrait aujourd ´´hui retrouver une coopération étroite ? Mais, hélas, certains Français n’en voudraient pas. Il faut que notre génération s’en aille. Peut-être que nos petits-enfants pourront-ils fouler le sol, là par oú nous sommes passé et vice-versa.

    • La grappe de raisin et le prisonnier 22 décembre 2014 10:09

      Après 56 années, cette scène est toujours dans ma mémoire avec une précision qui me stupéfie.Comment le destin de 2 hommes a-t-il pu se croiser en un lieu autour d’une grappe de raisin ? Encore 2 secondes et tout basculait. Et si j’avais abattu cet homme ? Blessé ou mort, qu’aurait décidé le capitaine ? Je n’aurais rien su des intentions de mon prisonnier...sauf si son compagnon me l’avait appris. Et alors, c’était le remords pendant toute une vie.J’ai communiqué ce texte à un ex-maquisard kabyle originaire du village où j’étais stationné, devenu professeur à l’Universté de San Diégo (USA) ville où il habite et où il m’a invité.

      • La grappe de raisin et le prisonnier 28 octobre 2018 10:22, par Auffray Marcel

        je me nomme Marcel j’ai était en grande kabylie je connais les villages de zéboug-kara de tala-mokor et borg-sébaou ou j’ai été volontaire dans ce dernier village pour ouvrir une école avec des enfants que j’aimai beaucoup que sont devenu ses enfants ? j’ai lu votre histoire vous méritait la valeur militaire. Marcel de gévezé près de rennes.

        • La grappe de raisin et le prisonnier 28 octobre 2018 18:52, par marcel Auffray

          je me nomme Marcel j’ai était en grande kabylie je connais les villages de

          zéboud-kara,tala-mokor,et borg-sébaouou j’ai été volontaire dans cedernier

          village pour ouvrir une école avec des enfants que j’aimai beaucoup,que sont

          devenu ses enfants ? j’ai lu votre histoire,vous mériait la valeur militaire.

          Marcel de gévezé prés de rennes

  • La grappe de raisin et le prisonnier 27 septembre 2016 19:46

    (je crois avoir esquissé à leur égard un vague geste qui pouvait être perçu comme un remerciement mêlé de complicité. ) même pas fichu de remercier comme il se doit !! était -ce si dur !!


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