Où va l’Algérie ? » C’est le titre d’un opuscule publié par Mohamed Boudiaf en 1962. Près de cinquante ans plus tard, le pays qui s’est levé le 1er novembre 1954 pour remplacer l’ordre colonial par un « État démocratique et social garantissant les libertés individuelles et collectives » a fini par sombrer dans un marasme qui menace jusqu’à son existence même.
- Résistant. Saïd Sadi s’exprime au siège de son parti, à Alger, le 22 janvier.
L’abîme
L’état des lieux est accablant : 2 millions d’hectares irrigables sont en jachère depuis plus de quarante ans ; jadis exportatrice de céréales, l’Algérie importe aujourd’hui l’essentiel de ses denrées alimentaires ; le taux de chômage dépasse les 35 % chez les moins de 30 ans ; chaque quinzaine, entre 300 et 400 jeunes, souvent diplômés, essaient, avec plus ou moins de succès, de quitter le pays dans des embarcations de fortune ; 43 000 universitaires algériens se sont installés, ces dix dernières années, dans la province du Québec ; 13 000 praticiens survivent en Île-de-France, et les maladies éradiquées depuis quarante ans resurgissent et submergent un système de santé délétère. Pour la seule année 2010, plus de 9 700 émeutes, d’ampleurs inégales, ont secoué le pays. Sans compter le pillage organisé de nos réserves pétrolières et gazières, confisquées par une caste de privilégiés.
Maintenant que les langues se délient, on vient d’apprendre d’une source du ministère de l’Intérieur que le taux de participation à la présidentielle de 2009, qui a vu la reconduction du chef de l’Etat, était de 11,3 %, c’est-à-dire deux fois moins que les estimations les plus pessimistes des chancelleries. On se rappelle que la France fut le premier pays à saluer ce « succès ».
Notre système politique est en fin de course. Bouteflika, déjà ministre au lendemain de l’indépendance, a commis en novembre 2008 son troisième coup d’État (après ceux de 1962 et de 1965) quand, violant la Constitution, il s’octroya une présidence à vie. Treize ministères, et non des moindres, sont ou ont été récemment occupés par des personnes issues de sa tribu. Disons-le d’entrée : cette confiscation de l’État n’aurait pas été possible sans la bénédiction de l’armée.
La régression permanente
La moindre des incongruités dans ce détournement institutionnel n’est pas ce ministère des Anciens Moudjahidine (Anciens Combattants), doté du quatrième budget du pays après ceux de la Défense, de l’Education et de l’Intérieur. Au regard des généreuses pensions allouées, un calcul rapide montre que non seulement aucun ancien combattant n’est décédé depuis 1962 mais que, depuis, leur nombre a été multiplié par 12 ! Grâce à cette inflation de « maquisards », les clans peuvent mieux contrôler le pays. Le wali (préfet) ou même le ministre n’a pas forcément autorité sur le responsable des Anciens Moudjahidine qui, lui, peut décider de l’implantation d’une usine, d’un lycée ou d’un hôpital au gré du clientélisme. L’Etat est un fantôme servant d’alibi au pouvoir occulte. Privés d’espaces d’où ils peuvent se projeter dans l’avenir, les jeunes Algériens quittent le pays pour l’Europe, l’Amérique du Nord et, maintenant, l’Australie.
Enfermement et paranoïa sont les deux mâchoires de la tenaille qui broie le destin algérien. Avant d’être conduite comme une démarche réhabilitant une langue, l’arabisation fut d’abord conçue comme la barrière devant isoler une population qu’il fallait prémunir à la fois contre la « pollution occidentale » et le réveil des « démons de la berbérité », failles à travers lesquelles le diable pouvait se faufiler à tout instant.
Pour autant, la relation du pouvoir avec l’Occident est toujours restée hypocrite. Au début des années 70, un groupe d’étudiants, regroupés autour des écrivains Mouloud Mammeri et Kateb Yacine, avait suivi les établissements où étaient inscrits les enfants et ou les frères et sœurs des principaux dirigeants du parti-État. Sur 676 responsables, seuls 4 avaient laissé les membres de leur famille fréquenter l’école publique. Tous les autres étaient scolarisés a dans les institutions religieuses catholiques, encore très présentes en Algérie, les lycées français, les écoles privées, ou bien disposaient de bourses à l’étranger.
Aujourd’hui, il reste 4 salles de cinéma dans la capitale algérienne et on y joue moins d’une pièce de théâtre par an. Les étudiants tunisiens en médecine, formés par la prestigieuse faculté d’Alger des années 60, dispensent leur savoir à Tunis ou à Monastir aux rescapés algériens qui ont pu avoir la chance de s’inscrire chez leurs voisins. Les hauts dirigeants et leur famille se soignent en Occident ; la cour, elle, a droit aux cliniques et hôpitaux tunisiens.
Au lieu de prendre acte de l’impasse d’un système-agrégat de tiers-mondisme, de stalinisme, d’intégrisme et d’ultra-jacobinisme-, le pouvoir algérien est tétanisé. Son blocage actuel est dû autant à son incapacité à envisager la moindre évolution qu’à une peur panique devant les exemples tunisien, égyptien ou ivoirien. D’où ce chantage, vain et puéril, à l’islamisme ou au chaos.
Résonances tunisiennes
Les causes qui ont mené à la révolution tunisienne sont les mêmes en Algérie : coups d’État, fraudes électorales et censure, corruption dévastatrice, notamment de la part des familles régnantes, paupérisation, explosions sociales. Pour des raisons historiques et politiques, la traduction de ces fléaux ne s’est pas toujours opérée de la même manière. Le mouvement national tunisien, d’essence citadine, fut mieux structuré que l’algérien, et Habib Bourguiba eut moins de peine à séculariser la société au moment où, avant même l’indépendance, les dirigeants nationalistes algériens furent, à l’instar d’Abane Ramdane, éliminés par leurs pairs.
C’est ainsi que les institutions tunisiennes ont toujours gardé, en dépit d’un despotisme chronique, même dans les pires moments, un minimum de crédibilité. Le barreau de Tunis n’est pas celui d’Alger, on dispense toujours la leçon inaugurale dans les universités tunisiennes, alors que Boumediene, abolissant le serment d’Hippocrate et les codes d’éthique et de déontologie, s’autorisait à décerner les agrégations. Pendant que PUGTT (Union générale des travailleurs tunisiens) assume et accompagne la révolution, son homologue algérienne, l’UGTA, paie des casseurs pour infiltrer des marches pacifiques et installe des milices dans tout le pays. De surcroît, l’armée, qui n’a pas été associée à la prédation, est restée sous contrôle du pouvoir civil en Tunisie, alors qu’en Algérie elle est au centre de la décision politique et de la captation de la rente.
On a fait remarquer, à juste titre, que les couches moyennes, qui ont canalisé et porté la révolte des jeunes en Tunisie, sont quasi inexistantes ou satellisées par le système en Algérie. Si la phase de transition démocratique devait y être contrariée plus longtemps, il existe un risque de connaître des turbulences bien plus violentes qu’en Tunisie.
ENFERMEMENT ET PARANOÏA SONT LES DEUX MÂCHOIRES QUI BROIENT LE DESTIN ALGÉRIEN
Les ressorts de la refondation
Depuis plusieurs décennies, l’opposition démocratique, affrontant pacifiquement le pouvoir dans l’indifférence voire la complicité de certains partenaires de l’Algérie, a pu construire un projet alternatif inspiré des valeurs qui ont permis de rassembler et de libérer le peuple algérien du colonialisme. La question des droits de l’homme, le statut de la femme, la problématique de l’identité nationale, la place du culte dans la cité, les réformes de l’État, de la justice et de l’éducation sont maintenant en bonne place dans l’agenda politique algérien. Acculé, le pouvoir, essayant toujours de louvoyer, n’intègre ces revendications que pour les dénaturer ; mais nul ne le conteste, le projet démocratique humaniste est au cœur du débat public en Algérie.
Disposant d’une vraie crédibilité politique face au système qui veut encore perdurer par la rotation de ses clans, l’opposition peut compter sur des énergies déterminantes, à commencer par la jeunesse, désormais déconnectée de l’extrémisme religieux. Soumise depuis l’indépendance à un système éducatif aliéné par un populisme doctrinaire, sectaire, médiocre et violemment répressif, elle lui a miraculeusement survécu au point d’être aujourd’hui la première force sociale à braver le pouvoir. D’aucuns appellent déjà la contestation montante en Algérie « la révolution de la jeunesse ».
L’émigration, dont de nombreux cadres ont brillamment réussi, reste, pour l’essentiel, disponible envers son pays d’origine dans la perspective d’une reconstruction démocratique.
Enfin et pour la première fois depuis l’indépendance, l’idée d’une Assemblée nationale constituante, en gestation depuis 1962, peut être envisagée sans risque de dérapage et l’armée algérienne peut saisir cette occasion pour organiser sa sortie par le haut.
Projections géostratégiques
Autant l’anticipation sur les bouleversements qui attendent la scène proche et moyen-orientale est délicate, autant les incidences continentales d’une évolution ordonnée en Algérie peuvent être raisonnablement envisagées. Pivot de sa région, carrefour des routes culturelles et énergétiques qui relient le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident, l’Algérie a, en ce début de siècle, une nouvelle opportunité historique. D’abord, l’Afrique du Nord peut construire un binôme structurant avec l’Afrique du Sud pour engager le continent dans une synergie démocratique. Ensuite, la région nord-africaine peut se poser comme matrice de la réforme spirituelle dans un monde musulman englué dans une nostalgie belliqueuse.
Il faudra alors que l’Europe apprenne à compter jusqu’à trois pour dépasser enfin l’équation binaire qui a réduit nos destins à un choix morbide : l’intégrisme ou la fatalité de la dictature. A ce propos, nos partenaires européens ne semblent pas avoir évalué l’écho qu’a rencontré dans nos pays le discours prononcé par le président Obama à Accra où, plus qu’à La Baule [NDLR : discours de François Mitterrand sur l’Afrique, le 20 juin 1990], un dirigeant d’une grande nation démocratique délivrait un message politique qui faisait de la légitimité des institutions le préalable à la stabilité des États.
Nous sommes en train de vivre une dynamique fondatrice d’un nouveau monde dans laquelle le Sud fait irruption par ses peuples qui, en Algérie comme ailleurs, aspirent à la liberté et la justice et non plus à travers la vulgate tiers-mondiste de despotes qui ont perverti les luttes anticolonialistes et dévasté leur pays. Dans ce renouveau, l’Algérie doit jouer son rôle. Par fidélité à son histoire et ambition pour sa jeunesse.
Saïd Sadi
1. Dernier ouvrage paru : « Amirouche, une vie, deux morts, un testament » (L’Harmattan, 340 p., 32 €).