TUERIE A MELOUZA : REGLEMENT DECOMPTES
MELOUZA n’aura été qu’un maillon de cette chaîne de terreur, une terreur qui n’épargnait personne, puisque les victimes du massacre dépendaient d’un mouvement nationaliste - le M.N.A.
Les victimes se réclamaient de Messali Hàdj, l’homme qui avait porté le nationalisme algérien sur les fonts baptismaux, le patriarche dont l’histoire se confond avec celle du mouvement, alors que Ferhat Abbas, qui deviendra le chef du gouvernement provisoire de la République algérienne, suivra la voie inverse.
- E.C.P.A.
- La tragédie de Melouza est consommée. Les survivants enterrent leurs morts. Il y en a 301. Et 150 blessés. Le F.L. N. a frappé impitoyablement et vite. Tuerie qui a duré une demi-heure.
Insinuer que Messali était un agent de la police française sous prétexte qu’arrêté, il était souvent relâché, c’était oublier que l’administration témoignait la même indulgence à l’égard de tous les chefs séparatistes, que ceux-ci, appréhendés, passaient aisément des aveux et que, par exemple, certains ont prétendu que Ben Bella était un ancien agent de la Sécurité militaire et Yacef Saadi, un indicateur de police.
En 1947, Messali Hadj avait rompu son union avec l’U.D.M.A. de Ferhat Abbas et avec le P.C.A. de Léon Feix, qu’il jugeait trop timorés. Au sein du M.T.L.D., parti officiellement reconnu, il avait créé l’Organisation spéciale, branche clandestine du mouvement chargée de l’action armée.
C’est seulement en juillet 1954 que les « jeunes Turcs » de l’O.S. rejetèrent Messali Hadj, et ce, à l’instigation du 2e bureau égyptien, qui le soupçonnait d’être un agent communiste. Les Égyptiens incarcéreront — et pendant longtemps — l’adjoint de Messali, l’ancien député Mezerna, venu au Caire proposer un front uni au F.L.N. L’Égypte tenait à conserver la haute main sur la rébellion algérienne.
Malgré la rupture, l’influence des Messalistes restait grande en 1957, aussi bien en Algérie que dans les milieux prolétariens musulmans de métropole, suscitant entre F.L.N. et M.N.A. une lutte sanglante et inexpiable.
C’est dans ce cadre de l’élimination d’un mouvement rival que se situera le massacre de Melouza.
- Reveillère
- Un paysage pelé, rongé de soleil, en Kabylie. Comme celui du massacre. Melouza est située dans un coin perdu de la région des Portes-de-Fer, entre la chaîne des Bibans et le massif du Hodna. La population y est très diluée, ce qui explique que la mort ait pu frapper sans que l’alerte soit donnée. À Ouled-Taïr, éloigné de Melouza de quelque 20 km, était installée la S.A.S. du capitaine Combette. C’est lui qui appela l’armée.
L’affaire provoquera une émotion mondiale. Pendant quelques jours, le F.L.N., dans l’opinion internationale, perdra visage humain, puis on oubliera.
C’est au début de l’année 1956 que, près de Bougie, dans la vallée de la Soummam, à Oued-Amizour, Amirouche avait fait exécuter plus de 1 000 personnes : hommes, femmes, enfants, sous prétexte que le douar avait accepté de fournir quelques harkis à l’ex-sénateur Ourabah. On prétendra que le « congrès de la Soummam », qui devait, quelque temps plus tard, le 20 août, réunir les chefs de la rébellion intérieure, avait désavoué le massacre d’Oued-Amizour et prescrit d’épargner les femmes et les enfants. Les porte-parole de la conscience universelle se féliciteront de ce témoignage d’humanité. Aucune consigne de cette nature ne figure cependant au procès-verbal du congrès.
D’ailleurs, le 28 mai 1957, le massacre de Melouza allait dissiper les illusions. Voici, rapportées par Abdallah, le secrétaire du capitaine Arab, les circonstances de l’affaire de Melouza dont fut chargée sa compagnie par ordre de Mohammedi Saïd, dit Si Nasser, le commandant de la wilaya 3, ordre transmis par Ait Hamouda, dit Amirouche.
Général Jacquin.
Ce que j’ai vu
C’EST ainsi que je me trouvai incorporé à la compagnie du capitaine Arab. Arab était un Kabyle grand, osseux, le visage coupé d’une large moustache noire. Il portait une tenue bariolée de parachutiste et, nuit et jour, en permanence, un passe-montagne de couleur indéfinissable et, pour tout dire, assez crasseux. Il prétendait avoir exercé en France le métier de chauffeur de taxi, puis de marchand ambulant, où il avait acquis une connaissance assez rudimentaire du français, un goût presque arabe pour la nomadisation, l’art d’enjoliver les choses et l’habitude des liaisons clandestines. C’était un ancien messaliste.
Depuis le « congrès de la Soummam » en 1956, auquel il avait participé comme la plupart des chefs kabyles, Arab commandait la compagnie tenant la zone sud de la wilaya 3 : une importante zone de passage, à cheval sur la Petite et sur la Grande Kabylie, commandant les itinéraires de liaison entre les wilayas 1, 2, 3 et 6.
- Gaildraud
- Tout paraissait calme dans la région... « Dans la matinée du 30 mai, le capitaine Combette, en liaison avec un avion de surveillance, se souvient qu’il n’est pas allé à Melouza depuis quelques jours. Il fait demander au pilote de jeter au passage un œil sur le « carré 29 » : Melouza... »
« Ton premier travail, me dit Arab en me tendant d’un air dégoûté un calepin noir passablement fatigué, sera de tenir le contrôle de la compagnie. Tu mettras aussi à jour le journal de marche, Si Nasser l’exige. Si ça continue, on fera plus de papiers que dans l’armée française. »
Et, regardant mes pieds, il ajouta : « Tu seras secrétaire, tu ne sembles pas bon à autre chose. »
Quel était l’effectif de la compagnie ? Le carnet comportait 180 noms en face desquels étaient notés, pour chacun d’entre eux, le douar d’origine, la situation familiale et l’armement attribué. La compagnie était rarement réunie.
Autour d’Arab, nous étions une vingtaine d’hommes constituant son P.C. Areski, ancien secrétaire de l’U.G.T.A. de Michelet, remplissait les fonctions d’adjoint politique.
Le talent d’Areski
Tous les soirs où Arab le prescrivait, Areski nous rassemblait. Les hommes du douar où nous cantonnions assistaient aussi à la réunion, jamais les femmes. Le scénario était immuable. Tout d’abord on entonnait une de ces chansons martiales qui venaient du Caire.
« Depuis Suez, disait Khaled, l’opérateur radio, ça nous réconforte ! » Les Kabyles, dont peu savaient l’arabe, se contentaient de fredonner. Puis Areski relatait un des crimes attribués aux Français : paysans arrêtés, femmes violées, résistants assassinés... Les yeux flamboyants, le geste éloquent, il avait un réel talent de conteur et beaucoup d’imagination, affirmait Khaled. Il parlait kabyle et, comme tous les Arabes, j’avais peine à le suivre. Khaled racontait ensuite ce qu’il avait entendu sur les ondes des radios du Caire, de Tunis et de Rabat... ou quelquefois, tout simplement, les informations diffusées par Radio-Alger. Areski transformait alors les attentats en glorieux combats, les victimes en lâches colonialistes, les frères arrêtés ou tués en glorieux martyrs !
Venait ensuite un couplet sur les habitants qui refusaient d’aider le Front. Des fils de chiens, des fils de porcs ! À ceux qui collaboraient avec les Français, Areski appliquait des épithètes surprenantes — chiens courants du colonialisme, bourgeois nantis, vipères lubriques — auxquelles les djounoud ne comprenaient pas grand-chose, sinon qu’il fallait les égorger.
"jusqu’au sinistre 28 mai, il ne se passa pas grand-chose à notre P.C’
De mon arrivée à ce sinistre 28 mai, il n’y eut aucun engagement. Areski commentait donc les combats passés. En dernier recours, la corvée de ravitaillement était prétexte à exalter le patriotisme des auditeurs.
Pour terminer, on buvait le thé des paysans et on chantait ou fredonnait en chœur un de ces « airs de liberté qui sortent de nos forêts ».
« Une vraie réunion d’anciens combattants, disait Khaled, qui, lui, fredonnait Quand un turco rencontre une Espagnole... il la cajole, le chant des partisans arabes, affirmait-il, affrontant le regard furieux d’Areski. C’était pour Khaled une satisfaction toute personnelle, très peu d’hommes comprenant le français.
L’esclave kabyle de Khaled...
Khaled, l’opérateur radio, venait de l’armée française. En permission à Bordj-Bou-Arreridj, son pays natal, deux « frères » lui avaient demandé de rejoindre l’Armée de libération. Comme Khaled hésitait, le soir même son père et sa mère disparurent. Le lendemain, les « frères » lui apprirent que ses parents avaient rejoint le maquis dans les Bibans et qu’ils le réclamaient, sinon...
Khaled avait compris. Depuis, il manipulait un poste 696, un vieux poste français acheté en Tunisie. « Je suis à la fois, prétendait-il, le rédacteur, le chiffreur et l’opérateur radio ! Je suis l’homme indispensable... pour l’instant ! Heureusement, sinon... » II concluait son propos par un geste significatif du doigt, allant de l’oreille gauche à l’oreille droite en passant sous la gorge.
Le franc-parler de Khaled me déroutait, mais on avait effectivement besoin de lui. Chaque soir, il chiffrait et expédiait des messages rendant compte des activités de la compagnie et qui, tous, se terminaient par une véhémente demande d’armes, de munitions, de médicaments et d’argent. Enfin, Khaled avait un esclave, un djoundi kabyle, qui, six heures par jour, tournait à en perdre haleine, sous son regard narquois, la manivelle de la génératrice du poste radio.
L’infirmier de la compagnie, Brahim, ancien infirmier de l’hôpital de Bordj-Bou-Arreridj, avait rejoint le Front de la même manière que Khaled. Il avait été enlevé un soir et mis à la disposition du médecin-chef de la wilaya, un ancien praticien de Bordj-Bou-Arreridj, marié à une Française originaire de Grenoble.
Brahim affichait malgré tout pour le Front un enthousiasme qui ne semblait tromper personne, surtout pas le capitaine Arab, qui le prenait pour un pleutre. Khaled, Brahim et moi-même étions les seuls Arabes du P.C. de la compagnie. Ils comprenaient et parlaient un peu le kabyle, moi pas du tout. Aucun de nous trois n’était armé. Les djounoud m’adoptaient mal. Ils se moquaient de mes... pieds. Seul, le capitaine Arab ne me brocardait pas.
Le P.C. comptait aussi un adjoint liaison-renseignement, un Kabyle, dit Mansour, car il était originaire de Mansourah-des-Bibans ; petit homme maigre, l’air chafouin, qu’on voyait peu, il ne fréquentait personne sauf le capitaine, avec lequel il tenait de longues conversations au retour de ses nombreuses absences.
Les autres djounoud du P.C., tous Kabyles, jouaient le rôle de gardes du corps de nos chefs, les accompagnaient dans leurs déplacements, servaient de guetteurs ou encore assuraient notre ravitaillement.
Des dix sections de la compagnie, jusqu’au 28 mai, je n’en vis jamais que deux réunies en même temps au P.C. Elles étaient à peu près exclusivement composées de Kabyles, jeunes souvent, analphabètes pour la plupart ; des hommes farouches, sauvages même et capables, comme je le verrai plus tard, de la plus bestiale cruauté.
Pourquoi avaient-ils rejoint le Front ?
- M.Teboul
- « ... En fin de matinée le pilote prévient Combette : des gourbis brûlent et il y a des cadavres devant Combette prévient les spahis de M’Sila. Des éléments du 8e spahis arrivent à Mechta-Kouir, une des mechtas qui composent la fraction de Melouza. Là des femmes hurlent à la mort... »
La menace du « sourire kabyle »
Dès 1954, les propagandistes avaient parcouru la montagne jusque dans les villages les plus reculés, racontant que les Français voulaient, par la force, convertir les musulmans au christianisme. Les Français détruiraient les koubas, supprimeraient les djemaas. Cela avait suffi à rallier certains montagnards. D’autres avaient été impressionnés par l’étalage des armes dont disposait le Front et par l’inaction des Français. D’autres enfin, les plus nombreux selon Khaled - mais Khaled n’avait pas très bon esprit -, avaient rejoint le Front sous la menace d’être égorgés ainsi que leurs familles. Quelques mutilations, à titre d’exemple, suffisaient à décider les plus réticents.
Areski entretenait leur fanatisme en leur promettant qu’à l’appel à la djihad [1] tous les peuples musulmans déferleraient sur l’Afrique du Nord, pour aier le Front à chasser les Français ; on se partagerait ensuite les biens et les femmes de ceux-ci. Et puis surtout, maintenant, les hommes avaient des fusils.
À dire vrai, l’armement de la compagnie restait encore assez hétéroclite. Malgré les nombreuses réclamations d’Arab, Tunis n’avait envoyé qu’une cinquantaine de mausers. Quelques fusils italiens Stati et des fusils de chasse complétaient l’armement. Seul, le capitaine détenait un pistolet mitrailleur français, un MAT, qui ne le quittait jamais.
La compagnie stationnait dans le sud de la Kabylie dans une zone englobant le Djurdjura, les Bibans et l’ouest du Hodna, où convergeaient les liaisons entre les wilayas 1 (Aurès), 6 (hauts plateaux du Sud algérois), 2 (Nord constantinois) et 3 (Kabylie). Cette zone était sillonnée par les agents de liaison, par les propagandistes et par quelques convois d’armes. Tout le monde, en passant, m’apprit que Khaled en profitait pour percevoir l’impôt, pour exiger des vivres et même des femmes. Les montagnards arabes étaient excédés par ces contributions, d’autant que les passagers étaient le plus souvent des Kabyles.
Le prestige du Front s’était dégradé depuis le début de l’année et son influence était battue en brèche par les Messalistes. Ceux-ci s’efforçaient de noyauter la wilaya 6. Bellounis, leur chef, avait pris contact avec plusieurs douars, qui se proposaient de rallier le M.N.A. « Jusqu’au début de l’année, disait Khaled, nous franchissions le Djurdjura du nord au sud, passions la Soummam pour patrouiller dans les Bibans et le Hodna. Nous nous déplacions par sections, toujours de nuit ; le jour, nous demeurions dans les villages les plus élevés, les plus isolés, là où les troupes françaises ne venaient jamais. » Depuis mon arrivée au maquis, Areski, dans les réunions du soir, insistait beaucoup sur le traitement réservé aux traîtres, aux régionalistes, aux Messalistes. « Depuis février, ajouta Khaled, nous restons dans les Bibans ou dans le Hodna, nous déplaçant souvent. Les Français sont plus actifs ici que dans le Djurdjura. Les moussbilin qui passent dans la région ont des ennuis sérieux avec les habitants. Le sergent Si Hocine et son secrétaire ont été tués à coups de hachette par les Beni-Illemane. »
Le colonel Mohammedi Saïd, le successeur de Krim Belkacem au commandement de la wilaya, ne décolérait pas. « II faut mettre ces chiens à la raison », ordonna-t-il à Arab.
Hadj Thami et un moussbel de M’Sila, Si Kaci, qui réclamaient des cotisations pour le Front, avaient été assassinés par la population. Plusieurs cadres envoyés en mission en wilaya 6 tombèrent dans des embuscades dressées par les Français. Areski persuada aisément les djounoud qu’ils avaient été trahis par les habitants.
La fureur de Mohammedi Saïd atteignit son comble lorsqu’une katiba de passage dans le douar des Beni-Illemane fut attaquée par les messalistes et perdit 16 hommes.
- Reveillère
- « Ce sont les survivantes d’un massacre dont on trouve peu d’exemples •dans l’histoire de la guerre d’Algérie. Trois cent un hommes, soit toute la population mâle du douar des Beni-lllemane (autre douar composant la fraction de Melouza) au-dessus de quinze ans, ont été tués, puis achevés à coups de hache et de couteau. Une des mechtas du douar est Mechta-Kasbah... »
Mohammedi Saïd avait servi au bataillon arabe formé par les Allemands pendant la seconde guerre mondiale. En 1943, parachuté sur les hauts plateaux avec deux agents allemands, il avait été arrêté et condamné à mort. Gracié, puis assez vite libéré, il avait rejoint l’Organisation spéciale. De son séjour dans l’armée allemande, Mohammedi Saïd, qui se faisait appeler Si Nasser, avait conservé l’habitude de crier, et un casque qu’il arborait fièrement.
Si Ahmed, un commissaire politique, Si Seghir, son adjoint, et deux hommes d’escorte furent encore assassinés. Si Rabah, un chef de section, venu faire entendre raison à la population, fut désarmé et renvoyé au maquis, la moustache rasée.
Nacerdine, un djoundi originaire de la région, proposa d’écrire aux habitants pour les éclairer. Les gens des douars refusèrent d’entendre ses deux messagers et les exécutèrent. Deux sergents, Si Mezziane et Si Maklouf, devaient être eux aussi tués par la population.
Si Abdelkader, responsable du secteur, se rendit à Mechta-Kasbah - un douar des Beni-Illemane. Il y fut accueilli à coups de fusil et dut se replier.
Le signal du massacre
C’est alors que Mohammedi Saïd donna à Arab l’ordre d’ « exterminer cette vermine ». L’ordre fut apporté par Si Abderrah-mane Oumira.
Arab rassembla ses sections. C’était la première fois que je les voyais réunies. Le 28 mai, à 2 heures du matin, deux sections, commandées par Abdelkader Sahnoun, encerclèrent Mechta-Kasbah, hameau situé à une dizaine de kilomètres de Melouza, où vivaient 700 à 800 personnes.
Les autres sections, conduites par Hocine, Tahar Messaoud, Si Rabah et Boudiaf, pénétrèrent dans les mechtas. Les messalistes, surpris, ne tirèrent que quelques coups de feu. Arab avait donné l’ordre d’abattre toute la population, mâle ou femelle, de plus de seize ans.
Dans la nuit, à coups de crosse, les djounoud firent sortir les habitants des maisons. Il faisait nuit, le tri était difficile ; beaucoup de femmes s’échappèrent profitant de l’obscurité. Les hommes injuriaient les « frères ». Hommes et femmes furent parqués dans quelques maisons pendant que les moussbilin pillaient leurs demeures. Vers 14 heures, 315 hommes étaient rassemblés au petit hameau de Mechta- Kasbah - une dizaine de maisons - où Bellounis, le chef des messalistes, avait jadis installé son P.C. C’est alors qu’Arab donna le signal du massacre.
Personnellement, avec Khaled et Brahim, j’étais resté à Krabcha, au P.C. installé la veille au soir. C’est là qu’à la nuit tombée les djounoud revinrent ; ils étaient couverts de sang.
- Associated Press
- L’affaire de Melouza bouleversa la communauté musulmane. Près de 200 ouvriers de Nanterre, originaires des mechtas touchées, demandent alors à rejoindre l’armée française. Ils sont transportés en avion jusqu’à Alger et incorporés.
« II ne manque personne, dit Arab, tout a été terminé en une demi-heure. » Seul Khaled eut le courage de demander ce qui s’était passé. Il ne reçut que des regards hostiles. Les hommes restaient étrangement muets. Le soir, rassemblés autour du poste de Khaled, nous apprîmes que, sur 700 habitants du douar, 301 avaient été tués et 150 blessés. Les hommes avaient été abattus à coups de fusil, ou égorgés, ou encore massacrés à coups de pioche.
- Bellot
- Quand on arriva à Mechta-Kasbah, le crime était consommé. Dans le village désert, il y avait du sang partout. Les survivants avaient fui, après avoir enterré les suppliciés. Le sentier de crête qui conduit aux maisons était bordé de sépultures fraîches.
Nous nous regardâmes, atterrés. « C’est vrai, dit d’une voix blanche Areski, le commissaire politique, il y avait du sang partout. » C’est le seul combat auquel j’assistai pendant mon séjour au maquis commandé par le capitaine Arab.
Témoignage recueilli par le général JACQUIN (C.R.)
- E.C.P.A.
- Les veuves de Mechta-Kasbah, à l’heure où les spahis, alertés par le capitaine Combette, les ont découvertes. Elles s’étaient réfugiées à Mechta-Kouir. Elles hurlaient aux Français de ne pas partir, craignant un retour des tueurs...
Les circonstances du massacre de Melouza
C’est en 1956 que le douar de Melouza, au nord de M’Sila, passa au F.L.N. Cette adhésion en bloc avait été provoquée par une opération de représailles menée par l’armée française. A la suite de la mort d’un capitaine de la 7e DMR, abattu au cours d’une embuscade, un lieutenant-colonel de la même division avait appliqué une méthode qu’il perfectionnera plus tard à l’Arba. Il fit fusiller quelques suspects arrêtés à la suite de cette affaire, puis disposa leurs cadavres sur le toit d’un véhicule auquel il fit parcourir les routes et pistes praticables de la région.
Cette méthode, qui substituait la terreur française à la terreur F.L.N., n’avait eu d’autre résultat que de faire passer en bloc la population de Melouza du côté du F.L.N. dès que les forces françaises eurent quitté les lieux !
À partir de Melouza, le FL.N. tenta de gagner à sa cause l’importante population des Beni-lllemane contrôlée jusque-là par le M.NA. de Bellounis.
Or un certain Si Dahfoul ( [2]), originaire du douar, menait avec le capitaine Combette, patron du sous-quartier des Ouled-Ali, des négociations qui devaient amener les troupes du « général » Bellounis à combattre aux côtés de l’armée française. Son ralliement apporta à la population des Beni-lllemane l’assurance du soutien français.
Le F.L.N. ne subit dés lors que des échecs dans cette région où il avait réussi à implanter une assemblée et des refuges. Successivement, un officier de l’A.L.N. et plusieurs sous-officiers furent dénoncés aux forces de l’ordre. Trois agents de liaison furent abattus. Un sergent A.L.N. et son secrétaire furent massacrés à coups de hachette.
Le responsable F.L.N. de Melouza, Si Abdelkader, à la tête de deux sections, décida d’une action de représailles contre les Beni-lllemane. La population mâle, « aidée des femmes et des enfants », riposta si violemment que Si Abdelkader dut se replier !
La situation devenait critique pour le F.L.N. Mohammedi Saïd, chef de la wilaya kabyle, avait senti au passage de Krim Belkacem qui fuyait Alger pour gagner la Tunisie, que le C.C.E. était mécontent du peu d’activité qu’il déployait ; il résolut de ne pas se laisser « souffler » sa place par Amirouche et de se distinguer par un coup dont on parlerait ». Il ordonna au capitaine Arab, responsable de la région sud de la wilaya 3, d’encercler le village des Beni-lllemane, de mesurer les réactions de la population et, en cas de riposte, d’en abattre les habitants.
À l’aube du 28 mai 1957, Arab, ancien chauffeur de taxi parisien d’une cinquantaine d’années, se met en route à la tête de près de 400 hommes armés de P.M., F.M. et fusils de chasse et de guerre. À 8 heures, Abdelkader Sahnoun, à qui Arab a donné l’ordre d’abattre tous les hommes des Beni-lllemane. encercle le village.
À midi, la résistance bellouniste cesse, faute de munitions. Les djounoud font sortir les 301 hommes du village et, à coups de crosse, au milieu des gémissements des femmes et des enfants, les font avancer vers Mechta-Kasbah, petit hameau situé au-dessus du village.
C’est à 14 heures, dans les ruelles de cette petite mechta aux maisons basses faites de pierres entassées, que commence le massacre. Au fusil, au couteau, à coups de pioche, les hommes de Sahnoun taillent en pièces leurs prisonniers. Ceux qui tentent de s’échapper sont abattus d’une rafale de mitraillette. En une demi-heure, tout est fini. Les ordres de Mohammedi Saïd ont été exécutés. Tel est désormais le sort réservé par le F.L.N. à ceux qui seraient tentés de rejoindre les rangs de Bellounis ou de l’armée française.
Apprenant le massacre - et surtout l’exploitation psychologique intense qu’en faisaient les services de Robert Lacoste -, les membres du C.C.E. et leur bureau de presse mesurèrent l’étendue de l’erreur. L’affaire de Melouza, l’horreur du crime commis par les hommes de Mohammedi Saïd faisait la « une » des Journaux du monde occidental. La théorie officielle française - seul le ralliement de ces populations à la France est la cause du massacre - trouvait écho.
Les services d’information F.L.N. tentèrent d’accréditer la version d’un massacre commis par l’armée française, mais n’insistèrent pas. Le mensonge était trop évident. Ils firent le silence sur Melouza. La « bataille d’Alger » leur donnait suffisamment d’éléments pour mettre en accusation les parachutistes et les autorités françaises. Dans cette guerre subversive, les atrocités de chaque camp permettaient à la propagande d’y trouver ample pâture.
Yves COURRIÊRE Historia Magazine La Guerre d’Algérie. N° 227. Page 1030 à 1037.
Pour corroborer l’article d’Historia Magazine, voici ce qu’écrit Ferhat Abbas dans « AUTOPSIE D’UNE GUERRE ». Il y évoque les deux tragédies : celle de la nuit rouge de la Soummam et plus loin celle de Melouza.
Page 154 et 155 « Le Congrès se tint le 20 août sur la rive gauche de la Soumman, malgré l’armée française qui avait quadrillé la région. Le lieu de réunion fut une maison forestière à proximité de l’habitation des Bouguermouh dont l’aîné était un vieux militant de l’UDMA, instituteur à Sétif et adjoint au maire pour les affaires sociales. Il logea chez lui des congressistes. La réunion fut positive. Elle créa le Comité de Coordination et d’Exécution (CCE), c’est-à-dire l’embryon d’un gouvernement, et le Conseil National de la Révolution Algérienne (CNRA) ; ce Conseil était virtuellement un Parlement algérien, ayant droit de contrôle sur l’activité du CCE. Le Congrès transformera les zones en Wilayas, leur donnera un commandement composé d’un colonel et de trois commandants dont un pour l’action politique et le renseignement.
Il structurera l’ALN, fixera les grades, les soldes, les responsabilités des organismes qui s’y attachent : justice, intendance, logistique. Il déterminera certaines hiérarchies : priorité du civil sur le militaire, de l’intérieur sur l’extérieur, collégialité du pouvoir, interdiction du pouvoir personnel et du culte de la personnalité. Anticipant sur les événements, il donnera à l’Algérie indépendante un cadre libéral et démocratique, reposant sur les libertés essentielles de l’homme, sans distinction de race ou de religion. Il affirmera le droit pour tous les habitants, y compris les Français d’Algérie, d’exercer la souveraineté impartie à tout citoyen.
Il prescrira le droit à la propriété, légitimement et honnêtement acquise. Il affirmera que le FLN maintiendra son indépendance aussi bien vis-à-vis des Etats-Unis que de Moscou. Après l’indépendance, il ne visera qu’à la réalisation de l’union du Maghreb.
Enfin, ayant à examiner l’action des différentes zones depuis le 1er novembre, le Congrès condamnera les événements du 20 août en zone II comme contraires à l’esprit de l’insurrection. Il condamnera aussi l’attaque et la mort d’une fillette au Sakamody, dans la IVe zone ; de même la tuerie ordonnée par Amirouche au village Dagen près de Oued-Amizour. Ce village hostile au FLN avait été encerclé de nuit et ses habitants passés par les armes. Au lendemain de cette triste nuit, appelée la « nuit rouge de la Soummam », un vieux Kabyle en fit le reproche à Amirouche ; « Nous avons raison de châtier les traitres, répondit Amirouche, Dieu est avec nous. » Et le vieillard de répliquer : « Si tu continues dans cette voie, il ne restera, en Algérie, que toi et Dieu ! » Paroles pleines d’ironie et de bon sens dont tous les dirigeants des maquis auraient dû se souvenir. Le Congrès fera la part des circonstances atténuantes et absoudra les erreurs du passé. Mais il insistera par la voix de plusieurs chefs de zones, sur le fait que le rôle du FLN est d’abord d’inspirer confiance, d’attirer les populations à lui, de les protéger et de rassurer les Européens. Dans les limites du possible, il doit convaincre au lieu de brimer…. » AUTOPSIE D’UNE GUERRE page 154 et 155
Plus loin à prpos de Melouza, page 197 « L’attelage Robert Lacoste-Général Massu a quitté la voie humaine pour s’engager dans celle des Pélissier, des Rovigo et des Saint-Arnaud de triste mémoire. Les enfumés des grottes du Dahra ont dû s’agiter dans leur tombe collective, réveillés par les martyrs du Ruisseau. L’Algérie est irrémédiablement engagée dans une guerre sans merci. Quand le soldat français arrête qui il veut, tue qui il veut sans que l’autorité civile se manifeste, l’Algérien n’a plus que la ressource de serrer les dents et de se battre.
Si le Général Massu a brisé la grève des 8 jours, s’il a gagné la bataille contre les commandos du FLN, s’il a obligé le CCE à quitter l’Algérie, il a par contre, en semant la terreur en milieu musulman, fermé la porte à tout dialogue. Les cris de douleur qui se sont élevés des villas, des caves, des quartiers de la Casbah, ont retenti comme le glas de la coexistence des deux communautés. L’Algérie musulmane déchirée, blessée, humiliée, définitivement engagée dans la guerre, cesse de respecter ce qui n’est plus respectable. Elle se soude à ceux qui meurent avec la volonté de lui assurer le droit à la liberté. Certes, l’ALN, en cours de route, a commis des erreurs. La tuerie de Melouza, du 28 mai 1957, est du même ordre que celle du douar Dagen. Ce règlement de comptes entre FLN et MTLD-MNA est une faute de nos maquis. Mais quelle est la révolution qui est restée pure et sans reproches ?
Une chose est certaine. Au milieu de la tempête qui déferle sur l’Algérie musulmane, celle-ci restera solidaire de son armée jusqu’au jour où elle sortira triomphante d’un combat, pourtant inégal. » AUTOPSIE D’UNE GUERRE page 197