Ma rencontre avec Karim Amrouni, 43 ans, l’un des conseillers municipaux de Roubaix, a été l’un des moments forts de mon tour de France. D’abord, j’ai été stupéfié par le récit de Karim. Puis, après cinq ou six heures de discussions, je me suis dit : non, cet homme ne triche pas ! Sa sincérité, son enthousiasme sont une réalité ! Ensuite, je me suis dit qu’il fallait que je vous la raconte, cette histoire des Amrouni, même si elle a l’air d’un conte de fées.
- Vincent Boisot pour le Figaro
- De gauche à droite, les frères Amrouni : Kamel, anesthésiste, Karim, orthodontiste, et Houcine, anesthésiste. Dans la famille Amrouni, dix des treize enfants, issus de milieu ouvrier, travaillent dans le secteur de la santé. Plusieurs ont fait le choix de s’installer dans le quartier populaire de l’Alma, à Roubaix.
Elle commence un soir, sous la neige, la veille de Noël. Les parents Amrouni habitent, avec leurs treize enfants, un baraquement et, ce soir-là, l’aîné de la petite tribu hurle de douleur, son oreille est vilainement infectée. La mère prend son fils dans ses bras, elle s’emmitoufle dans une couverture et, en babouches, elle marche sept kilomètres dans la neige. Elle arrive gelée devant la grande maison bourgeoise du Dr Roland, à Roubaix, elle sonne. « Si fa porte était restée close, notre histoire se serait arrêtée là », dit Karim. Mais non, le médecin ouvre, il examine l’enfant, il abandonne ses proches et la fête de famille, il sort la 2 CV du garage et embarque le petit jusqu’à l’hôpital, il l’opère, il le veille toute la nuit, il sauve l’enfant.
« Cet homme, un pur produit de la République, est devenu un phare pour ma famille, dit Karim. Cette histoire, c’est celle d’une famille qui rencontre la France, celle de l’élégance du geste, du panache, des valeurs nobles qui font la grandeur française. Le Dr Roîand ne nous a jamais quittés. Il pleurait à fa présentation de thèse de mon grand frère, celui qu ’il avait sauvé, reçu premier au concours de l’internat. Mon père lui disait : "Tu sais, Dr Roland, nous te devons de nous être tournés vers l’autre." Ce message du Dr Roland, c’est comme une flamme que je protège de ma main. Et sur les treize enfants de la famille, dix sont devenus des médecins ou des professionnels de la santé, en souvenir de lui. Pour rendre à ce pays un peu de ce qu’il nous a donné. » Le clan des Amrouni comporte aujourd’hui un cardiologue-radiologue polyspécialiste, deux anesthésistes, une généraliste, un généraliste devenu psychiatre, un ostéopathe, un dentiste, un orthodontiste (Karim), un cadre hospitalier, une sœur qui dirige un centre pour les handicapés à Paris, deux juristes talentueux et un ingénieur des télécoms !
« Ne pas compter sur le hasard »
Ce n’est que le début de l’histoire. « Mon père était jockey en Algérie, raconte Karim, et lorsqu’il est arrivé en France, il est devenu plombier-zingueur, il travaillait dans deux entreprises, deux fois huit heures par jour, pour que nous puissions faire des études. Il avait un rêve : emmener sa famille au plus haut. Il nous a embarqués là-dedans. Notre secret, c’était la rigueur, le travail, et surtout être attaché au rêve, en faire un but, ne pas compter sur le hasard. »
Karim est intarissable sur ses parents, sa mère, toujours là, et ce père qui partait, épuisé, à vélo, faire chaque jour son deuxième round de huit heures à l’usine. Un père qui vouait un culte à la République française : « Vous pouvez admirer les belles voitures américaines, c’est le rêve américain, disait-il. Mais il y a un rêve encore plus magique, c’est la République. Les professeurs ont toujours raison parce qu’ils vous font le don de leur savoir, ils vous emmènent du réel vers l’idéal. Et puis l’égalité des droits et des devoirs, et la laïcité, ne les oubliez jamais, c’est magnifique ! »
Leçon bien comprise : « J’ai eu trois tuteurs, dit Karim, mon père, ma mère et l’école publique. L’école publique m’a amené vers l’indépendance d’esprit. Vous savez, si la France est ma famille, la République est mon père, la laïcité ma mère. » II ajoute : « Dans combien de pays un fils d’ouvrier peut-il devenir dentiste ? Lorsqu’on vous dit que l’ascenseur social ne marche pas, c’est faux ! Ce pays produit de belles choses. Voyez : un homme tombe dans la rue, il est pris en charge, soigné, on ne lui demande rien ! Et l’éducation nationale, c’est un système incroyable ! Donner gratuitement un savoir, vous vous rendez compte ! Ce qui nous rassemble ne doit jamais être ni oublié ni effacé ! Des gens extraordinaires ont donné leur vie pour que ce système puisse exister ! »
« Servir la République, c’est l’aventure de ma vie »
Ce qui me plaît chez Karim, c’est que sa sincérité, il la met toujours en pratique. De son travail à la mairie, il dit : « Un homme politique n’a que des devoirs. Servir la République est un honneur pour moi. C’est l’aventure de ma vie. » La municipalité, il la représente à l’hôpital de Roubaix, 3000 employés, et il en parle avec une profonde intelligence. Dans sa vie privée, Karim suit personnellement quelques jeunes en difficulté, dont il est le « tuteur ». Son cabinet médical ? II a racheté avec ses frères un immeuble dans le quartier de l’Alma, le plus déshérité de la ville et de France. « Nous l’avons fait climatiser, raconte Karim, et installer confortablement pour deux gynécologues, un ophtalmologiste, trois anesthésistes, un kiné-orthophoniste, un orthodontiste, deux infirmières. Les dépassements d’honoraires y sont interdits. Au début, on nous a dit que les gens casseraient tout. On a eu une seule dégradation : un enfant a dessiné une pâquerette sur un mur. » II ajoute : « Évidemment, c’est plus compliqué de travailler à l’Alma que dans des quartiers moins pauvres. Mais il nous faut rendre à ce grand pays ce qu’il nous a offert. C’est-à-dire tout ! »
Le modèle français de l’intégration réussie, c’est la disparition des immigrés qui, en se fondant dans la République, deviennent des Français ordinaires et se coulent parfaitement dans la communauté nationale. Karim, ses frères et ses sœurs en représentent l’exemple parfait. J’aurais aimé les faire photographier tous ensemble, autour de leur mère, ils n’ont pas voulu. Devenir transparents, devenir « comme les autres », c’est partout dans le monde la volonté des jeunes gens qui cherchent à s’intégrer dans une nouvelle société.
Parce que beaucoup de ces fils et filles d’immigrés y réussissent parfaitement, l’on ne parle que de ce qui tourne mal dans nos banlieues. J’en ai une autre expérience. C’était à l’occasion de vacances aux Caraïbes, il y a quelques années. Les locations des villas étaient chères, et huit d’entre elles sur dix étaient occupées par des « Français issus de l’immigration », comme on les appelle stupidement, pour sous-entendre qu’ils sont des Noirs ou des Maghrébins. Ils étaient en train de faire fortune à Saint-Denis ou à La Courneuve avec leur entreprise. Ils étaient dynamiques, ambitieux, extrêmement sympathiques, ils en voulaient. Après ces vacances, j’ai continué à les voir, à les suivre et, dès qu’ils l’ont pu, ils se sont acheté des propriétés dans des communes plus bourgeoises et sont devenus des bobos presque ordinaires. « Presque », parce qu’ils continuaient à circuler dans des voitures hors de prix. Lorsque je leur proposais de raconter leurs histoires, ils s’y refusaient. Ils ne voulaient plus se sentir « différents ».
D’autres de mes amis, dont les parents sont algériens, sont partis travailler en Belgique, au Luxembourg ou aux Pays-Bas, là où ils pouvaient réussir tranquillement dans les grandes entreprises, sans avoir à subir le regard condescendant de la bourgeoisie française. Ce mépris, cette arrogance vis-à-vis des fils d’immigrés, est la source d’un gâchis,d’une fuite de talents et de cerveaux pour notre pays. Les États-Unis en profitent, leurs diplomates vont repérer ces jeunes dynamiques des banlieues et les invitent outre-Atlantique. « J’irai travailler en Suisse ou au Luxembourg », explique Yassine Pernin, dont le père est algérien et qui a grandi dans la cité des Courtillières. Le jeune homme a 25 ans. Il est en passe de devenir un brillant banquier. « J’ai pu entrer dans une école de commerce et faire un séjour de six mois à New York chez JPMorgan grâce à une bourse accordée par un philanthrope suisse », explique-t-il. Sa scolarité, il l’a faite dans un lycée du XVIIe arrondissement, car un de ses oncles habitait là. « Chaque soir je passais de mon lycée chic à mon HLM, 13000 habitants dans un immeuble d’un kilomètre de long : quand vous avez vécu entre ces deux mondes, à un moment, plus rien ne correspond. En France, il faut davantage que de la volonté et de l’énergie pour réussir. II y a un plafond de verre. Lorsque je vais en Algérie, on me considère comme un Français. En France, je ne serai jamais que ce que les gens accepteront de voir en moi. Et de cela, il n’en est pas question ! Je ne lâcherai jamais, je suis tenace ! Je ne m’identifie ni au rap, ni à Zidane, ni à Jamel Debbouze ! »
« Ma mère, elle devrait avoir la Légion d’honneur ! »
C’est toute la distance entre Karim et Yassine. À Roubaix, Karim est dans une ville aux populations mélangées où sa réussite peut être admirée, où il est reconnu par la classe politique locale pour ce qu’il lest, pour ses immenses qualités. Son ascension sociale est valorisante pour lui, car elle lui permet d’être un exemple à son tour. À Paris, Yassine est dans un milieu qui rejette comme un pépin une Rachida Dati, parce qu’avec son goût de l’ostentation, ses brutalités et ses maladresses, sa vulgarité verbale, elle ne correspond pas aux bonnes manières, elle n’est pas dans le moule dominant du « comme il faut ». Elle n’est pas devenue invisible. Cela lui réussit d’ailleurs : dans les banlieues de France, elle est devenue la référence, l’exemple à suivre ! « Ma mère, Dati, ça la fait pleurer ! » disent aussi bien Yassine que Karim. Yassine a un autre point commun avec Karim : « Si je pouvais devenir quelqu’un auquel les jeunes de 16 ans pourraient s’identifier, ça ne plairait ! » dit le jeune homme. Et puis, les deux ont ce même et magnifique cri du cœur : « Ma mère, elle devrait avoir la Légion d’honneur ! » Demain, je serai à Clermont-Ferrand, j’irai passer quelques jours chez Michelin. Comment travaille-t-on en bonne intelligence, ensemble, dans une grande entreprise française ?.
« L’égalité des droits et des devoirs, la laïcité, ne les oubliés jamais, c’est magnifique ! » Karim Amrouni.
Article de François Hauter publié dans le Figaro du Mercredi 27 juillet 2011 dans la rubrique le bonheur d’être français. http://www.lefigaro.fr/mon-figaro/2...