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UN SIECLE DE PASSIONS ALGERIENNES. Une histoire de l’Algérie coloniale 1830-1940. Extraits

jeudi 3 novembre 2011, par Pierre DARMON

« Dans Un siècle de passions algériennes, publié en 2009, il [l’auteur] s’attaque à un tout autre domaine puisqu’il entreprend ici de vérifier les mythes et les réalités de la colonisation française de l’Algérie entre 1830 et 1940. Pour questionner les mécanismes de l’imaginaire colonial et les représentations qu’il produit, Pierre Darmon s’appuie sur un nombre important d’imprimés de la période coloniale : récits de colons, de militaires ou encore de voyageurs, études scientifiques et politiques, presse locale,… » écrit Hugo Vermeren. http://blog.passion-histoire.net/?p=6388

Le chapitre XIX de cette monographie a souvent pour décor la Grande Kabylie, la forêt de Yakouren, le Haut Sébaou, Azazaga, Afroun etc…. Il devrait intéresser non seulement les jeunes et les moins jeunes de cette région, mais également ceux qui ont eu à connaître la Grande Kabylie sous l’uniforme et sont restés sous le charme de ses habitants.

Merci Pierre Darmon d’avoir su nous donner des clés de lecture pour interpréter les donnés d’un passé commun entre la France et l’Algérie. Celles-ci devraient permettre de changer le regard de ceux qui sont bardés de certitudes.


UN SIECLE DE PASSIONS ALGERIENNES.

Une histoire de l’Algérie coloniale 1830-1940.

Extraits.

Chapitre XIX. Police, justice, insécurité et banditisme

pages 417 à 446

- 418. « Piraterie agricole » ou récupération légitime ?,
- 421- Quelle justice ?
- 423- Juridictions d’exception : responsabilité collective et Code de l’indigénat,
- 429. - Cours criminelles et tribunaux répressifs,
- 431. - Bandits de grand chemin : Bou-Zian et Abdoun,
- 433. - Areski et les cinquante voleurs,
- 437. - Comme un poisson dans l’eau,
- 440. - Arrestation et procès,
- 442. - Les événements de Margueritte.

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UN SIECLE DE PASSIONS ALGERIENNES. Une histoire de l’Algérie coloniale 1830-1940. Extraits

D’un bout à l’autre de l’Algérie, le cri est général : « On nous vole tout. » La « piraterie agricole » qui, chez les Arabes, aurait pris le relais de la piraterie maritime, ruine la santé du colon et vide ses poches. En 1890, un colon fait ses comptes dans une lettre adressée au président du comice agricole de Guelma. Durant les dix dernières années, il a essuyé deux tentatives de vol avec effraction, le vol d’une paire de bœufs, le massacre de plus de 200 pieds de vigne, le sciage de plusieurs eucalyptus et d’arbres d’essences diverses et l’incendie de la seule meule de foin qu’il possédait. Ces méfaits étant restés impunis, il conclut : « Pauvre Algérie, en quelles mains débiles es-tu tombée [1] ! »

Les mêmes jérémiades tombent des lèvres de l’avocat général Boerner lors de son discours d’ouverture de la session de 1880 : « Les centres populeux sont remplis d’individus sans asile, sans profession, et qui ne subsistent qu’à l’aide de ressources inavouables. Nos concitoyens des campagnes vivent dans une anxiété perpétuelle : après les fatigues de la journée, ils se voient obligés de passer les nuits les armes à la main pour défendre récoltes et bestiaux [2]. » Sur le passage des caravanes parlementaires s’égrènent les traditionnels couplets : « Nous ne sommes pas protégés ; quand nous avons un beau champ de blé, les Arabes viennent la nuit et volent les épis ; quand nous avons une belle vigne, ils amènent leurs bêtes et la saccagent. Nous ne pouvons jamais nous reposer. Alors que nous avons travaillé tout le jour et que nous devrions dormir, il nous faut prendre un fusil et veiller dans nos champs si nous voulons garder nos récoltes. Les meilleurs chiens ne servent de rien ; les voleurs arabes se mettent nus et les effrayent. Voyez-vous, tant qu’il y aura de ces gens-là, nous ne serons pas tranquilles [3]. »

En 1901, le Pr Larcher signale dans le Bulletin de la Société générale des prisons que les faits insurrectionnels et la « piraterie agricole » sont trois fois plus répandus en Algérie qu’en France. Il attribue cette délinquance aux « instincts violents des foules mélangées de toutes sortes d’éléments arabes, espagnols et italiens », aux haines entre sofs et à la pratique abusive de l’usure.

Il existe pourtant un autre son de cloche. Professeur au lycée d’Alger et futur membre de l’Académie française, Louis Bertrand en évoquant cette fin de siècle algérienne dans la Revue des Deux Mondes, écrira en 1934 : « La sécurité était complète. On pouvait traverser les steppes désertes sans autre arme que sa canne et si, par hasard, on croisait un Bédouin, il s’enfuyait à toutes jambes. On était réellement le peuple souverain [4]. »

Une statistique communiquée au gouvernement général par le parquet d’Alger indique que, sur un total de 38 757 crimes et délits recensés en 1900, 27 434 ont été commis par des indigènes, 5 653 par des Français et 5 670 par des étrangers européens. Traditionnellement désignés comme délinquants-nés et auteurs de tous les forfaits, les Arabes ont donc proportionnellement deux fois et demie moins de crimes à leur actif que les Européens [5]. Encore les attentats contre les personnes sont-ils peu nombreux, si l’on excepte les exploits de quelques bandits de grand chemin comme Bou-Zian, Abdoun ou Areski.


« PIRATERIE AGRICOLE » ou RÉCUPÉRATION LÉGITIME ?

Les statistiques traduisent mal la réalité. Les crimes contre les biens sont plus nombreux que ne le disent les chiffres en raison de la spécificité d’une criminalité forgée dans l’abîme de la misère et de la dépossession. Les Européens eux-mêmes, ruinés par les aléas ou les injustices de la colonisation, rongés par l’usure, forment dans les villes cette armée de sans-logis dite « roulante » qui terrorise les honnêtes gens. Dans les campagnes, les déshérités se trouvent entraînés dans une spirale que le colon Hugues Le Roux a bien décrite. Un village européen a « mal tourné », ses habitants ont succombé sous la fièvre, la « fainéantise », le découragement et les dettes. Ils vivent de la location de leurs terres à des métayers indigènes ou de son exploitation par des khammès. Malheureux et aigris, ils ont peu de scrupules. Ils trichent sur les achats et sur les ventes. Ils ne respectent pas leurs contrats ; ils sont, en retour, volés par leurs dupes. Toute occasion est bonne pour les larrons : une porte ouverte, des maisons dont les habitants sont au bal [6]...

Mais pour la majorité des Français d’Algérie, c’est l’Arabe qui est le responsable de tous les maux. Voleur de bétail virtuose, il est aussi un maraudeur professionnel d’une habileté telle que certaines régions adaptées à l’arboriculture ont dû y renoncer. Non content de piller le colon, il a élevé la rançon à la hauteur d’une hauteur d’une institution connue sous le non de bechara. Un troupeau est-il escamoté ? Son propriétaire voit arriver quelques jours plus tard un Arabe qui, « avec des salamalecs à rendre jaloux le sultan », lui annonce une importante communication. Cet homme est le bechar ou « porteur de bonne nouvelle ». Après avoir déclaré au colon qu’il compatit à son malheur, il lui fait entrevoir la possibilité de récupérer son bien moyennant le paiement de la bechara, petite commission dont il a besoin pour convaincre les voleurs, qu’il connaît bien, de restituer le fruit de leur larcin. Le subterfuge marche ou ne marche pas mais, dans le pire des cas, le bechar n’est passible d’aucune poursuite sinon pour escroquerie s’il ne restitue pas le troupeau après avoir empoché la rançon. Cette pratique ne cessera qu’en 1902 avec l’institution des tribunaux répressifs qui mettront bechars et voleurs sur un pied d’égalité [7].

Les causes profondes de la « piraterie agricole » ont été diversement appréciées. Pour les Arabes, dit l’avocat général Boerner, « ce vol, souvenir de l’ancien état social, apparaît à la population comme un fait de guerre légitime [...]. Bon nombre de vols doivent être considérés comme une image de ces razzias d’autrefois ». La moindre querelle entre familles, entre clans ou tribus se soldait jadis par des razzias, sources de blessures et d’homicides [8].

Mais pour la plupart des observateurs métropolitains, le phénomène s’explique par le malaise social. Trop souvent, souligne Paul Bourde, on séquestre les terres d’un village qu’on distribue à des colons sans toucher au village lui-même. La suite se devine sans peine. Privés de ressources, perclus de ressentiments à force d’ assister, de leurs propres yeux, à l’exploitation de leurs terres par une armée d’usurpateurs, conscients d’être victimes d’une spoliation, les indigènes reprennent de nuit, et en détail, ce que le séquestre leur a enlevé d’un coup. Deux villages voisins, Bou-Khalfa et Fort-National, ont été l’un spolié, l’autre respecté. Dans le premier, on a volé une soixantaine de bœufs en quatre ans, dans le second pas un seul poulet n’a été dérobé. Et Paul Bourde d’en conclure : « Les causes du mal : nous les traitons aujourd’hui en vaincus et en ilotes ; n’en attendons pas les vertus des gens libres. Nous pesons sur eux de tout le poids de notre force ; ils se vengent avec les armes des faibles : ruse et actions furtives [9]. »

En colon éclairé, Hugues Le Roux se vante de bien payer les ouvriers de sa ferme et de n’avoir jamais essuyé un seul vol. Il cite le cas de Sidi bel-Abbés, ville nouvelle dont le terroir est un exemple de réussite agricole. Il y attribue l’absence de délinquance à l’« assimilation » des indigènes. Tous sont convaincus que le conquérant ne veut pas leur perte alors que partout ailleurs les rapports sont « détestables ou nuls » [10].

Le plus célèbre des bandits du siècle est Areski bel-Bachir, sorte de Mandrin algérien dont nous reparlerons. Sa famille possédait naguère quelques lopins de terre qu’elle a été obligée de vendre en raison de poursuites fiscales. Embauché comme manœuvre, bon ouvrier mais tenaillé par une sourde rancune, il finira par prendre le maquis pour devenir, au terme d’une singulière odyssée, droit commun pour les uns, bandit au grand cœur pour les autres.

En 1901, le village de Margueritte, situé aux environs de Miliana est victime d’une émotion populaire qui fait sept morts parmi les Européens. Or il sera démontré, lors du procès de Montpellier, que plus de 300 indigènes de cette localité ont été expulsés d’un domaine de 1 100 hectares sans autre compensation qu’une indemnité de 3 francs par individu [11]. Voler le « roumi » n’a donc rien d’infamant. C’est même un exploit qui confère du prestige.

La gendarmerie, qui est chargée de réprimer la délinquance agricole, est désarmée. Comme en France métropolitaine, les gendarmes, accaparés par des corvées militaires, n’ont que peu de temps à consacrer aux opérations de police. Ils ne connaissent pas l’arabe. Leur uniforme et le règlement, qui les oblige à marcher deux par deux, les désignent à l’attention de tous. Lorsqu’ils apparaissent à l’horizon, les malfaiteurs déguerpissent à leur aise.

En 1894, le procureur Étienne Flandin insiste sur la nécessité d’augmenter les effectifs de la gendarmerie qui opère 90 % des arrestations. Dans un département français, précise-t-il, une brigade de gendarmerie surveille 5 000 personnes sur une étendue de 10 000 hectares. En Algérie, les mêmes effectifs doivent assurer le contrôle d’une population trois fois plus nombreuse sur une superficie de 60 000 hectares. Et cela se passe dans les communes de plein exercice, c’est-à-dire dans des régions de forte colonisation.

Dans les communes mixtes, c’est bien pire. Celle de Teniet el-Haad, dans le département de Constantine, s’étend sur une superficie de 290 000 hectares que contrôle une seule brigade de gendarmerie. Or plusieurs fermes, plusieurs centres se trouvent à plus de 50 km du chef-lieu. Leur isolement montre que la multitude des larcins ne remet pas en cause la sécurité générale. Comme le signale le procureur Flandin : « Sur un point quelconque du territoire continental de la France, il y aurait vraisemblablement moins de sécurité qu’en Algérie s’il n’existait, pour protéger les personnes et les propriétés, que le même nombre infime de gendarmes [12]. » Quant aux pouvoirs de la police municipale, ils expirent à la limite de la commune et c’est un jeu pour les délinquants que de passer d’une commune à l’autre. Il existe bien des auxiliaires indigènes, mais, dépendant de la gendarmerie, ils sont soumis aux mêmes pesanteurs.

S’ajoutent à tout cela les lacunes et la complexité de l’état civil. Membre de la commission sénatoriale de 1892 et chargé des questions de justice et de sécurité, Émilien Chatrieux remarque : « Sur les 3 500 000 indigènes que fournit le dernier recensement, on compte environ 500 000 Mohammed, 50 000 Ahmed, autant de Saïd, de Larbi... Un crime a-t-il été commis ? Le juge de paix, après maints efforts, parvient enfin à arracher un témoin au traditionnel man’harf (je ne sais pas) : "C’est Mohammed, fils d’Ahmed..." » Mais dans la tribu en question on en compte une cinquantaine, et une dizaine dans chaque douar. D’où l’hostilité des indigènes à la constitution d’un état civil et les ruses déployées pour échapper aux questionnaires des fonctionnaires. L’éternelle discrétion de l’Arabe sur ses affaires familiales n’arrange rien. S’il est possible d’obtenir des renseignements sur les naissances et les décès, on se heurte à un mur dès lors qu’il s’agit des mariages et des divorces. Or la loi de 1882, qui punit la dissimulation des naissances et des décès, est muette sur les mariages et les divorces. En fait, seule une minorité d’indigènes est enregistrée à l’état civil vers la fin du siècle : 4 733 en 1886, 523 000 en 1890 [13]. Enfin, aucun service anthropométrique n’existant en Algérie, le dépistage des récidivistes s’avère impossible. Quant à la justice, elle n’est ni mieux armée ni mieux adaptée.


QUELLE JUSTICE ?

Jusqu’au début de la IIIe République, la justice était rendue, en dehors des grandes agglomérations, par des officiers qui agissaient comme de simples chefs de colonne. Adoptant le principe musulman de l’« autorité du maître », ils appliquaient aux indigènes les peines établies ou toute autre peine à leur portée.

Un indigène commettait-il un vol ou un acte de brigandage, l’officier lui appliquait la peine locale, la dia, ou rançon, moyennant laquelle, en droit coranique, on se rachète des punitions corporelles. Pour les meurtres ou les assassinats, pourvu qu’ils fussent commis entre indigènes, les officiers se contentaient de cette sanction. Se voyant punis comme ils l’auraient été du temps des deys, les Arabo-Berbères se persuadaient que les Français étaient bien les successeurs des khalifes. Ce système trouvait ses limites dans l’art indigène de tout embrouiller pour tromper les roumis. « Le conseil de guerre, fatigué, énervé, n’y comprenant plus rien, aboutissait à un acquittement. Le Coran lui-même ne prescrit-il pas le faux témoignage comme acte méritoire lorsqu’il s’agit de tromper les chrétiens ? » (É. Chatrieux).

Cette justice était clandestine afin de ne pas heurter la sensibilité des métropolitains. Napoléon III avait bien tenté de substituer à l’arbitraire des officiers des « comités de discipline », mais cette réforme supposait la mise en place de procédures d’instruction compliquées.

En 1870, le gouverneur général de Gueydon se faisait encore une idée bien sommaire de la justice en Algérie. Les Français, disait-il, doivent relever du droit commun. Quant aux indigènes, ils doivent être soumis au « régime que notre sécurité commande ». C’est Chanzy qui, en 1873, déclare enfin : « Le seul et véritable progrès est celui qui doit résulter de l’extension progressive du droit commun. » Mais dans le même temps, il décide d’appliquer aux Arabes la responsabilité collective dans les cas d’incendie de forêt [14].

Jusqu’à la disparition des cadis, on verra les deux justices française et musulmane intervenir dans les mêmes affaires, ce qui donnera lieu à d’étranges imbroglios. En 1872, deux membres de la famille Mobarek sont condamnés par la cour d’assises d’Alger à un an et trois ans de prison pour l’assassinat de l’un de leurs coreligionnaires, crime qui leur aurait valu la guillotine s’il s’était agi d’un Français. À l’expiration de leur peine, alors qu’ils croyaient avoir payé leur dette, ils se voient condamnés par le cadi d’Aumale à payer la dia aux héritiers de la victime. La cour d’appel d’Alger confirme le jugement en se fondant sur la jurisprudence du cheikh Sidi Khrelil et des jurisconsultes syriens, égyptiens et orientaux invoqués par le cadi d’Aumale ! Cette macédoine de juridictions qui fait peser deux peines sur le même coupable, ne facilite pas le cours de la justice et révulse les indigènes [15]. De plus, les juridictions de droit commun, justice de paix, tribunaux correctionnels, cours d’assises, où des jurés exclusivement français ont à juger des Arabes, sont inadaptées. Les indigènes comprennent mal les lenteurs procédurières. Elles les mettent à la merci de la rapacité d’avocats qui disposent de limiers chargés de dépister les plaideurs indigènes qu’ils font mijoter plus d’un an pour des affaires banales.

À l’exclusion de la transportation et de la peine de mort, dont on ne peut abuser, les peines traditionnelles sont peu dissuasives pour ceux qui n’ont rien à perdre.

Pour un Arabe, une peine de prison n’est jamais déshonorante auprès de ses coreligionnaires, bien au contraire. De plus, on l’a vu, selon le procureur Flandin, la prison constitue à ses yeux un gîte inespéré. On peut lire dans la Quinzaine coloniale du 25 février 1904 : « La prison est un châtiment bénin qui n’a pour l’indigène aucun caractère infamant, qui lui vaut au contraire un doux farniente, une couchette et une nourriture, un vrai luxe et un régal. » Aussi Flandin recommande-t-il la mise en place d’un système de peines fondées sur l’exécution de travaux d’utilité publique : défrichement, assainissement...


JURIDICTIONS D’EXCEPTION : RESPONSABILITÉ COLLECTIVE ET CODE DE L’INDIGÉNAT.

Pour pallier les lacunes du système judiciaire, les administrateurs ont, dès le gouvernorat de Chanzy (1873), imaginé des parades d’une efficacité et d’une légalité douteuses. Si le respect du statut personnel des indigènes leur confère l’impunité des délits sexuels dans le cadre du mariage des impubères, l’Administration se montre beaucoup plus sourcilleuse quand il s’agit de défendre ses propres intérêts. Le séquestre, la responsabilité collective ou le Code de l’indigénat sont des mesures d’exception qui ne frappent que les Arabes et se substituent aux institutions de droit traditionnel. Ainsi se crée en Algérie une sorte d’« apartheid » juridique qui malmène l’État de droit.

Ces pratiques sont « étrangères à notre droit », reconnaît le juriste Charles Benoist, mais elles « sont une bonne chose pour ce peuple enfant qui ne comprendrait pas la dimension abstraite de notre droit ». Si le principe de la responsabilité collective « blesse l’équité, elle est ici une mesure de salut public ». Sa justification repose sur des considérations sociologiques : « Chez nous, l’unité sociale est l’individu [...]. Mais chez les Arabes, il n’est qu’une cellule à peine distincte dans la tribu ; chez les Kabyles, il n’est qu’un membre à peine libre de la famille, du quartier, du village et de la confédération où la responsabilité collective est parfaitement équitable. » Un crime est-il commis dans un douar ? C’est en vain que les gendarmes se lancent à la recherche du coupable, car le cercle des solidarités s’est refermé sur lui. Ce sera bien pire en cas de crime décidé en commun après délibération : massacres de colons ou incendies de forêt. D’où la conclusion de Charles Benoist : « C’est donc la tribu que nous avons en face de nous, une tribu indivisible, impénétrable [16]. »

Pour les juristes Larcher et Olier, l’amende collective est le seul moyen de briser la solidarité qui cimente tous les musulmans contre les Européens et tous les habitants d’un douar ou d’une famille contre ceux d’un autre douar ou d’une autre famille. Dans la pratique, toute instruction se trouve frappée de nullité si l’on se refuse à rendre tout un village responsable, « à prendre des otages » [17].

Mais plusieurs observateurs font valoir que si le système de la responsabilité collective peut donner des succès apparents, il peut aussi induire en erreur. Le plus généralement, l’enquête porte sur le vol d’un ou de deux bœufs. Comment admettre la participation du douar à cette entreprise de détail ? Quant à la conspiration du silence, elle serait dictée non pas par la solidarité mais par les malfaiteurs eux-mêmes. Interrogé par un juge de paix, un cheik kabyle avoue vers 1880 : « Nous vivons sous le régime d’une universelle terreur à l’endroit des bandits contre lesquels vous n’êtes pas impuissants mais incapables de nous protéger, et c’est cette terreur qui souvent nous ferme la bouche [18]. »

Au pire, l’application de la responsabilité collective peut conduire à de tragiques erreurs judiciaires. Paul Bourde cite le cas d’une tribu qui, à la suite d’un meurtre commis dans la région d’Oran, fut menacée d’une lourde amende et sommée de livrer le meurtrier. Les principaux chefs de tente, après en avoir délibéré, écrivirent à un Arabe réfugié depuis plusieurs années au Maroc à la suite d’un méfait pour lui annoncer qu’il avait été gracié et qu’il pouvait revenir. À peine de retour, il fut livré aux autorités judiciaires et chargé par de faux témoins. Il allait être exécuté lorsqu’on mit par hasard la main sur le coupable [19]. La responsabilité collective peut aussi encourager une forme odieuse d’escroquerie. N’a-t-on pas cité le cas de propriétaires qui, après avoir fait disparaître l’une de leurs bêtes épuisée, firent une déclaration de vol pour toucher le montant d’une amende collective imposée au douar voisin ?

Autre institution arbitraire, le Code de l’indigénat regroupe un certain nombre de règlements qui donnent aux administrateurs de pouvoirs de police étendus. Ces règlements ne s’appliquent qu’aux indigènes. Ainsi le même acte, qui ne sera passible d’aucune peine chez les Européens, fera l’objet d’une sanction chez les Algériens musulmans. L’Algérie se trouve donc placée sous le contrôle d’une « police d’état de guerre sur une population vaincue en pays occupé » (Charles Benoist). Pour l’économiste Paul Leroy-Beaulieu, cet « apartheid » juridique repose sur un « ensemble de règlements ou de coutumes vexatoires, ridicules parfois ». « On a donné, précise-t-il, d’une manière transitoire qui tend à devenir définitive, d’énormes pouvoirs pénaux aux administrateurs civils qui s’en servent sans discernement ni mesure, condamnant chaque année à la prison ou à l’amende 1 % de la population indigène, soit 4 % de la population adulte mâle [20]. »

Charles Benoist, qui n’est pas hostile au système, reconnaît toutefois que « de tels pouvoirs ne devraient pas être accordés au premier venu. Or, l’administrateur de commune mixte est trop souvent le premier venu [21] ». Ainsi est bafoué le principe de la séparation des pouvoirs administratif et judiciaire. L’entorse au droit est aggravée par l’imprécision de certaines dispositions du code. L’article 19 sanctionne par exemple la « transgression ou l’inexécution des ordres donnés par l’autorité administrative compétente, en vertu d’une loi, d’un décret ou d’un arrêté du gouverneur général ou du préfet du département ». C’est la porte ouverte à l’anarchie. Au nom de cet article, on verra un administrateur imposer son propre code de procédure dans sa circonscription. Tel autre interdira dans sa commune l’exécution des arrêts du juge de paix, ce qui aboutira à la décision grotesque de frapper d’une amende ou d’une peine de prison quiconque se soumettra aux décisions de ce dernier [22].

Le Code de l’indigénat, qui ne sera aboli qu’en 1944, sanctionne lourdement une grande variété de délits généralement passibles de peines légères : retard dans le paiement des impôts, dissimulation de la matière imposable, habitation isolée non autorisée, départ de la commune sans permission de voyage, tapage et scandale sur les marchés. Le nombre de condamnations annuelles oscille entre 19 000 et 27 000 avec une tendance à l’augmentation : 19 758 condamnations en 1895, 24 680 en 1902. En 1895, les 19 518 condamnations se sont soldées par 76 927 jours de prison (moyenne de 3,9 jours de prison par condamnation) et 97 000 francs d’amende (moyenne de 4,9 francs par condamnation). Il existe bien une procédure d’appel mais elle est purement fictive sinon risquée. En 1895, 45 recours ont Abouti à 39 confirmations assorties d’une amende supplémentaire de 5 francs pour cinq réductions et une seule infirmation [23].

Sur une durée de trente ans, de 30 à 50 % des indigènes adultes sont frappés par le code. Quantitativement, la gêne semble minime. Dans les faits, cette législation spéciale, en s’ajoutant au Code forestier, fait peser sur l’individu une pression psychologique qui relève du harcèlement. Il est de plus vexatoire et certaines contraintes, qui ne pèsent que sur les musulmans, comme l’interdiction de se déplacer sans autorisation administrative, achèvent de lui donner un parfum de loi ségrégationniste.

Parmi les pénalités édictées par le Code de l’indigénat, il en est une qui relève de l’arbitraire le plus féroce : l’internement administratif. En vertu de cette pratique indigne d’un peuple civilisé, l’Administration se trouve investie de pouvoirs discrétionnaires d’incarcération sans que la justice officielle ait son mot à dire. Ne faisant référence à aucun texte, il est susceptible de prendre toutes les formes, rappelant ainsi la politique du « bon vouloir » ou la pratique des lettres de cachet. Il conduit le plus souvent à une peine de prison dans un « pénitencier indigène », établissement illégal en soi puisqu’il ne relève ni du service pénitentiaire ni du département de la Guerre. Le régime y est à la discrétion du garde-chiourme, la durée d’internement reste indéfinie. Un indigène peut être interné, sans explication, sur simple décision du gouverneur général. Il est libéré « quand on estime trop onéreux de continuer à lui servir sa maigre pitance ». À la moindre incartade, écrit le juriste algérois Émile Larcher, on délivre à l’indigène un « permis de voyage obligé » pour Tademit, « pénitencier où règne la pure brutalité et d’où l’on ne revient que quand il plaît au gouverneur ».

Émile Larcher, également professeur à la faculté de droit et secrétaire général de la Société d’études politiques et sociales d’Alger, a publié en 1912 un vigoureux plaidoyer contre l’internement administratif : L’internement administratif n’est créé par aucun texte. Aucune disposition légale n’indique dans quels cas il est encouru. Il sert donc à tout, parfois aux plus viles besognes. Il était utile, sans doute, dans les périodes de conquête, pour éloigner un chef influent qui refusait de reconnaître notre domination ou pour faire taire un marabout qui prêchait la guerre sainte. Mais aujourd’hui, c’est par lui qu’on punit les indigènes qui, accusés sans preuves, sortent acquittés de la cour criminelle ou bénéficient d’un non-lieu. C’est par lui que l’administration se substitue aux tribunaux. C’est par lui qu’on donne satisfaction aux haines arabophobes de certains tyranneaux [...]. Dût-on m’accabler d’injures, me traiter d’idéologue, d’assimilateur, voire, comme naguère, d’« intellectuel », je persiste à penser que la justice et la bonté sont la plus grande habileté. C’est par une politique de justice que nous nous attacherons les indigènes de façon à ce qu’ils puissent nous aider à rétablir notre équilibre militaire [24].

Le caractère odieux de l’internement administratif éclate au grand jour en 1906 à l’occasion de l’affaire Ben Merzouga.

Le 23 mai 1906, un gérant de propriété, M. Pujo, est assassiné dans sa voiture à 5 km de Bône. La justice arrête trois suspects que la seule rumeur accuse : les Béchaour, père, fils et neveu. Deux de leurs riches coreligionnaires, Tahar ben Merzouga et son fils Aïssa, sont accusés, également par la rumeur, de les soutenir face à la justice. L’enquête piétine. En l’absence de témoins, il n’existe aucune preuve, aucun indice. De guerre lasse, l’opinion finit par accuser les Merzouga d’imposer le silence à ses compatriotes. Pour apaiser les passions, le gouverneur général Jonnart, qui est pourtant un libéral taxé d’arabophilie, décide, à l’exclusion de toute décision de justice, de faire interner les Merzouga. Certains journaux applaudissent et jubilent à l’idée qu’aucun Arabe, même riche et puissant, ne peut échapper au gant de fer de l’Administration. Le journal Zeramma, de Philippeville, estime que « l’Administration a fort bien fait de frapper ces deux individus qui, de par leur fortune, se croyaient tout permis et au-dessus des lois », et La Dépêche algérienne fait savoir : « Nous approuvons entièrement, sans restriction aucune, la mesure qui a été prise dans l’intérêt de la justice, à rencontre de deux indigènes très puissants, très riches et jusqu’ici très redoutés. »

Mais les conseillers municipaux français de Duzeville protestent et prennent fait et cause en faveur de Merzouga, lui-même conseiller municipal. Le conseil municipal de Penthièvre en fait autant et L’Avenir de l’Est s’enflamme en faveur des suspects. L’affaire divise l’Algérie et retentit jusqu’en France où l’internement administratif tait enfin l’objet d’une prise de conscience. En définitive, conclut la Quinzaine coloniale, le gouverneur Jonnart, « en frappant de grands personnages, a obéi au désir très légitime en soi de montrer aux indigènes qu’aucun d’eux ne peut se croire à l’abri de nos coups, mais, en même temps, l’éclat de l’exemple appelle l’attention sur la façon dont la peine de l’internement est pratiquée en Algérie [25] ».

Même dans l’application du droit commun, les Arabes endurent un traitement spécial. Aux assises, ils sont jugés par des jurys exclusivement européens. Lors des insurrections, les jurés, dominés par la passion, se montrent d’une impitoyable férocité. Comme le souligne Leroy-Beaulieu,

C’est violer le principe de l’institution que de faire juger des indigènes par des colons qui sont non leurs pairs mais souvent leurs ennemis. Aux assises de Constantine, en juillet 1881, sept indigènes ont été condamnés à mort pour des crimes qui entraînent toujours les circonstances atténuantes. En 1894 et 1895, des massacres juridiques ont été ainsi ordonnés par les jurys européens d’Algérie à l’encontre des indigènes. Les décisions sont souvent entachées d’erreurs qui semblent avoir été la cause du brigandage [...]. Les colons européens ne doivent intervenir à aucun degré dans le jugement des indigènes. La constitution actuelle du jury, en ce qui concerne ces derniers, est un scandale et une honte pour notre civilisation. Il serait raisonnable et humain de faire juger les indigènes par des magistrats et non des jurés [26].

Le cas échéant, les Européens se font justice eux-mêmes, en toute impunité et selon des procédés qui leur vaudraient la cour d’assises en France. Dans son livre de souvenirs (1941), Émile Morinaud, maire de Constantine, raconte fièrement comment, après avoir été averti qu’un vol de bétail se tramait contre ses animaux, il a tendu un guet-apens aux malfaiteurs : « Je suis arrivé à temps. À l’écurie, je me suis trouvé en face d’un homme qui tirait une des vaches par les cornes. Je l’ai tué d’un seul coup de feu. Il est là, devant la porte de l’écurie. Les autres se sont enfuis [27]. »

L’arsenal juridique créé en dépit du bon sens suscite un climat de tension que Charles Benoist, qui a participé à l’enquête sénatoriale de 1892, dénonce dans son rapport : « On dirait, écrit-il, qu’ils [les indigènes] sont sous le coup d’une sorte de terreur. » Le plus hardi de tous les Kabyles lui a glissé dans le creux de l’oreille : « Ce qu’on m’a fait, je vais te le raconter dans l’intérieur de ton paletot mais ne le répète pas, il m’arriverait mal. » Ce grand secret, le voici : on lui a fait payer deux fois la capitation mais il n’a pas protesté par crainte d’éventuelles sanctions.

Aussi les indigènes évoquent-ils avec nostalgie le temps des Bureaux arabes : « Mangé pour mangé, disent-ils, mieux vaut l’être par des lions que par des chacals. » La loi est dure, mais ce qui les blesse le plus, c’en est l’exécution taquine et pointilleuse. Ils préfèreraient qu’on s’en remette à l’esprit d’un dicton qui leur tient a cœur : « Règle-moi mon compte comme à ton ennemi et nourris-moi comme ton frère » [28].

Loin d’apaiser la piraterie agricole en constante progression, cette justice expéditive contribue à l’exacerber. De façon accessoire mais spectaculaire, quelques bandits de grand chemin comme Bou-Zian, Abdoun et le fameux Areski défrayent la chronique. Pis, en 1901, les troubles de Margueritte, qui coûtent la vie à sept Européens, causent une émotion qui aboutit à la mise en place de nouvelles juridictions d’exception à l’usage exclusif des Arabes : les cours criminelles et les tribunaux répressifs.


COURS CRIMINELLES ET TRIBUNAUX RÉPRESSIFS

Ces deux juridictions répondent à la nécessité de soumettre l’indigène, qui prendrait les lenteurs de la justice pour des aveux de faiblesse, à une procédure rapide et efficace pour ne pas dire expéditive. L’exemple du procès des insurgés de Margueritte, qui se perd alors dans les méandres de la procédure au point d’être jugé en appel à Montpellier pour arracher les accusés aux passions locales, a galvanisé le zèle des administrateurs locaux qui s’indignent de voir la justice de leur pays confisquée par des étrangers. Les nouvelles institutions vont leur donner satisfaction.

Créées par la loi du 30 décembre 1902, les cours criminelles se substituent à la cour d’assises pour les crimes commis par des indigènes. Présidées par un simple juge de paix, elles sont composées de trois magistrats, de deux assesseurs jurés français et de deux assesseurs jurés musulmans nommés pour un an par le gouverneur général. Le rôle du procureur est tenu par un administrateur ou un administrateur adjoint. Le droit d’appel est supprimé pour les peines de moins de six mois de prison et les amendes de moins de 500 francs, alors qu’il est sans limite pour le ministère public. Supprimés, également, la citation verbale et le ministère des avocats de la défense. Mais les inculpés pourront confier à un parent ou à un Membre de leur tribu le soin illusoire de les défendre. Le délai d’application des peines est ainsi réduit au strict minimum.

Institués par un décret du 29 mars 1902, les tribunaux répressifs remplacent pour les indigènes les tribunaux de première instance comme juridiction correctionnelle. Leur composition est identique à celle des cours criminelles. La défense et le droit d’appel n’existent plus.

Cette réforme, qui revient à remettre la justice entre les mains des administrateurs et à généraliser la procédure des flagrants délits, provoque un tollé dans les milieux judiciaires, mais suscite l’enthousiasme des Européens d’Algérie qui la trouvent bien adaptée à la mentalité arabe. La Dépêche coloniale du 19 avril 1902 se fait sans complexe le porte-parole de ce sentiment : « Les progrès de la criminalité ne pourront être endigués que si le châtiment suit la faute d’aussi près que possible. Aussitôt pris aussitôt puni, voilà la formule [...]. En ce qui concerne ces grands enfants, la peine prononcée doit viser moins l’amendement du coupable que l’exemplarité. » De longs délais ne peuvent en effet que discréditer la justice. Loin d’en être reconnaissants à la France, les indigènes, avec cette tendance qui leur est familière, considèrent comme une marque de faiblesse la générosité dont on veut faire preuve à leur égard. C’est en Algérie surtout, poursuit La Dépêche coloniale, étant donné le tempérament processif, chicanier à l’excès de l’Arabe, qu’on se rend compte des méfaits occasionnés par nos scrupules de civilisés. »

Si on les laissait faire, les indigènes exploiteraient à fond la moindre faille et les magistrats pourraient ne plus suffire à la tâche. La cour de cassation serait elle-même contrainte, selon La Dépêche coloniale, de consacrer plus de temps à ces insupportables docteurs en chicane qu’à tous les Français de métropole réunis. « Si encore ces protestataires incorrigibles se tenaient tranquilles après le rejet de leur pourvoi ! Mais de leur prison partent des demandes en révision que le gardien-chef devrait pouvoir mettre au panier de sa propre autorité. Puis vient le recours en grâce, la pétition au procureur général, au garde des Sceaux, à la Chambre des députés, pour, en désespoir de cause, finir par la demande de libération conditionnelle. C’est leur droit ; ils en usent et en abusent. De Cayenne, même, arrivent des réclamations de ce genre. »

Les conseils municipaux de plusieurs villes approuvent les nouvelles juridictions. Celui de Guelma, « considérant que les indigènes eux-mêmes bénéficieront des conséquences bienfaisantes du nouveau décret [...], adresse à M. le gouverneur général et au gouvernement de la République l’expression de la gratitude des populations de la région et particulièrement des colons pour s’être aussi heureusement inspirés de leurs desiderata [29] ».

Les administrateurs se félicitent de l’avènement d’une justice locale plus prompte et moins coûteuse. Mais les juges et les avocats, dépossédés de leur pouvoir et de leurs honoraires, protestent, dénoncent à juste titre une « justice à la turque », l’incompétence des administrateurs, l’arbitraire, le défi aux règles élémentaires de justice. À la Chambre, les procureurs d’Alger Albin Rozet et Étienne Flandin se font l’écho de ces critiques et se plaignent de n’avoir pas été consultés. En dépit des statistiques claironnées par la Dépêche coloniale qui annonce une chute de 10 à 20 % des crimes et délits depuis la création des nouvelles instances, les Chambres, choquées par l’illégalité du procédé, en rejettent l’institution au cours de la séance du 27 novembre 1902.

Peine perdue. Cours criminelles et tribunaux répressifs seront imposés par décrets à la grande satisfaction des colons qui s’imaginent ainsi ne plus avoir à supporter les facéties des bandits de grand chemin comme Bou-Zian, Abdoun ou Areski, et, plus encore, les atrocités de Margueritte.


BANDITS DE GRAND CHEMIN : BOU-ZIAN ET ABDOUN

Bien qu’ils ne soient pas plus nombreux en Algérie qu’en France, les bandits de grand chemin y frappent les esprits plus que partout ailleurs. Aux yeux des populations, ils incarnent un défi à l’Autorité et leur action, comme le soutien des populations locales, préfigure la guerre d’indépendance. Leur prestige est donc immense dans les populations indigènes qui les prennent pour des saints. Détail curieux, certains Européens sont eux-mêmes fascinés par leurs exploits, manne inespérée pour l’affabulation journalistique qui les compare à Fra Diavolo, Mandrin ou Cartouche.

Bou-Zian écumait l’Oranie au cours de la décennie 1870-1880 et se retirait dans des refuges inexpugnables où les forces de l’ordre n’osaient pas s’aventurer. Aussi dut-on prendre mille précautions, après son arrestation, pour le conduire de Mascara à Mostaganem où il devait être incarcéré. On craignait qu’une bande de cavaliers ne vînt l’arracher à ses fers. Les gorges étroites qu’on devait traverser et « l’air d’assurance du brigand, dont l’œil sondait l’horizon avec confiance », entretenaient l’inquiétude.

Dans ses Croquis algériens, le voyageur Charles Jourdan évoque l’admiration qu’il inspirait à son cocher : « Quand il s’emparait d’un couple de touristes, sa foi dans la fidélité conjugale des chrétiens était telle qu’il gardait la femme en otage et rendait la liberté au mari, et jamais prisonnières n’eurent à se plaindre de lui. Au fond, c’était un galant homme. Et quel bel homme, monsieur ! J’étais là le matin où on l’a guillotiné, ça m’a vraiment fait de la peine, le gouvernement aurait dû au moins garder sa photographie. Quand il s’est avancé au milieu du public avec son regard de lion, il y eut un frémissement dans la foule. Beaucoup de ceux qu’il avait dévalisés l’auraient volontiers sauvé à ce moment-là, histoire de ne pas voir abîmer une si belle créature. »

Quand la tête du supplicié tomba, les Arabes la ramassèrent et l’emportèrent avec le corps jusqu’au cimetière. Là, au moyen d’une grosse aiguille et de tresses d’alfa, ils l’ajustèrent au tronc par des points de couture. Ils pensaient que Mahomet, suivant sa vieille habitude, viendrait prendre Bou-Zian par le toupet pour l’emporter au paradis [30].

L’histoire romanesque du bandit Abdoun a la grandeur d’une tragédie antique. On y sent le souffle d’une divinité acharnée à la perte de l’homme. Tout commence par l’une de ces querelles de sofs si communes en Algérie.

Il y avait, dans un village kabyle, deux familles rivales de toute éternité : les Achabo et les Abdoun. Tenaillés par une haine féroce, ils usaient de tous les moyens pour se déchirer les uns les autres. Or un Achabo, à peine nommé amin et investi de pouvoirs considérables par l’Administration, fut abattu d’un coup de feu au détour d’un chemin. Avant d’expirer, il avait accusé le chef du clan Abdoun d’être son assassin. Écrasé par la multitude des témoins à charge, Mohamed Abdoun fut condamné à mort. Mais les témoignages concordaient dans les moindres détails avec une exactitude si suspecte qu’il fut gracié et envoyé à Cayenne dont il s’évada à bord d’une barque chinoise qui croisait au large.

Déposé à Panama, il travaille au creusement du canal, économise et s’embarque à destination de l’Europe. En Angleterre, il est embauché sur le chantier du tunnel de la Tamise puis il regagne l’Afrique du Nord.

Un jour, le bruit se répand en Kabylie qu’Abdoun est de retour et qu’il sillonne la forêt. Peu après, les faux témoins qui l’avaient jadis chargé sont abattus l’un après l’autre. Pour échapper à la police, il n’a désormais d’autre choix que de rejoindre le maquis. Or, en ce temps-là, le fameux Areski est le roi de la forêt. Devenu son lieutenant, Abdoun poursuit sa vengeance et met le feu au village où habiterait le sof Achabo. Cris, hurlements, villageois brûlés vifs ou abattus à coups de fusil. Du haut d’une colline, Abdo savoure le spectacle. Mais une heure plus tard, il apprend que le village martyr était innocent, qu’aucun Achabo n’y résidait et que son informateur avait désigné ses propres ennemis à sa vindicte. Séance tenante, il lui brûle la cervelle. Il est capturé peu après, le 12 décembre 1892.

Lorsque le jury apprit que le bandit avait été condamné une première fois sur la base de faux témoignages et qu’il existait un dossier secret prouvant son innocence, ils refusèrent de le condamner à mort en dépit de ses aveux. Mais la sentence fut tout de même prononcée pour incendie. Il refusa de signer son recours en grâce et monta sur l’échafaud avec dignité tandis que les membres du clan Achabo poussaient des cris de joie [31].


ARESKI ET LES CINQUANTE VOLEURS

Dans les fastes du banditisme algérien, Areski bel-Bachir occupe une place de soliste. Seigneur de la forêt de Yakouren, il est une sorte de Robin des Bois ou d’Astérix kabyle. De ses origines, on sait peu de chose. Il est né à Bou-Hini, village situé près d’Azazga, dans la commune mixte du Haut-Sebaou (région de Tizi-Ouzou). Selon le sous-préfet de Tizi-Ouzou, il appartiendrait à une « riche et puissante famille maraboutique victime d’une vendetta dont il cherche[rait] à se venger ». Mais le même, quelques lignes plus loin, ajoute qu’il aurait d’abord été khammès puis chef de chantier sur une exploitation de chênes-lièges ; cette contradiction en dit long sur le mystère de ses origines. Selon le publiciste Mallebay, sa famille possédait jadis quelques lopins de terre dont elle aurait été expropriée par le fisc. Embauché par un entrepreneur de Fort-National, il aurait donné toute satisfaction à son patron jusqu’au jour où il aurait tué un manœuvre. C’est donc pour échapper à la justice qu’il se serait réfugié dans la forêt où il devait régner six ans durant [32].

Ses exploits commencent en 1887, date à laquelle il cambriole avec deux complices une villa de Mustapha Supérieur et réussit à prendre la fuite après avoir dérobé 30 000 francs. L’un de ses Parents, qui menaçait de le dénoncer, est assassiné peu après [33].

Il opère dès lors sur un immense territoire bordé au nord par la mer, par l’oued Sahel au sud et à l’est, et contrôlé à l’ouest par trois brigades de gendarmerie distantes entre elles d’une cinquantaine de kilomètres. Dans cette région tourmentée, forestière et impraticable à cheval, lui-même et sa cinquantaine de complices échappent à la maréchaussée. Ses acolytes sont pour la plupart des malfaiteurs Évadés de Cayenne ou recrutés parmi les repris de justice indigènes réputés les plus dangereux. Tous connaissent à merveille chaque sentier, chaque mamelon, chaque anfractuosité [34].

Areski ne s’attaque qu’aux indigènes qui refusent de faire acte d’allégeance ou qui risquent de le dénoncer. Ses crimes restant impunis, tous les gardes champêtres, présidents ou amins deviennent peu à peu ses complices. Les administrateurs se retrouvent entourés d’un réseau d’espions. Les cavaliers, plusieurs fois menacés de mort, se soumettent. L’interprète et le chaouch lui fournissent des renseignements [35].

Le sous-préfet de Tizi-Ouzou le présente comme un « être vulgaire, jouisseur, beau parleur mais lâche qui, dans les grandes rencontres, s’efface derrière Abdoun ». Or, le personnage, bientôt dépassé par sa légende, acquiert une dimension mythique. En France même, où le vieil esprit frondeur des Gaulois garde ses lettres de noblesse, « on a été charmé d’apprendre qu’il existait encore, dans la banlieue de l’Europe, un réservoir d’authentiques brigands et que ces hardis compagnons pouvaient plus d’une année tenir la gendarmerie en échec » (Hugues Le Roux). D’autant que les chefs de douars et les amins, qui s’octroient le luxe de jongler avec la loi en toute impunité, sont mal placés pour la faire respecter. Les journaux d’opposition eux-mêmes, Le Petit Colon et Le Radical algérien, fustigent leurs abus.

Du coup, Areski bel-Bachir s’auréole de grandeur chevaleresque. II incarne le justicier, le défenseur des faibles [36]. C’est lui qui permet aux petites gens d’échapper aux rigueurs ruineuses du Code forestier. Dans une lettre du 4 octobre 1892 au sous-préfet de Tizi-Ouzou, l’administrateur de la commune mixte du Haut-Sebaou déplore : « Un garde forestier veut-il dresser procès-verbal contre un délinquant ? Celui-ci appelle le grand justicier et, moyennant finance, Areski rend visite au garde et lui intime l’ordre de suspendre les poursuites sous peine de mort [37]. »

II va encore plus loin en procurant du travail à ses protégés. Dans un rapport au garde général, le garde forestier de Géraf, un certain Delmas, mentionne un détail étonnant : Areski fit un jour incursion dans le chantier de la maison forestière de Géraf et déclara à un ouvrier : « Voilà une cartouche. Tu la porteras au garde forestier Delmas ; tu lui diras que ce sont les brigands qui lui envoient et qu’il y en aura une pareille pour lui s’il ne fait pas travailler quatre hommes de Tizerouïn [38]. » Plus tard, l’instituteur d’Azazga devra reconnaître qu’Areski était un protecteur de l’enseignement dispensé aux petits Kabyles et que c’est lui qui subventionnait son école que le recteur Jeanmaire citait en exemple.

Pour couronner le tout, Areski ne manque pas d’humour. Un jour, raconte le journaliste Mallebay, il se fait introduire dans le cabinet du procureur général Broussard pour lui annoncer qu’il est en mesure de lui livrer Areski. Il étaye son affirmation de précisions si troublantes que le procureur ne doute pas un seul instant de la parole d’un visiteur qu’il prend pour un proche du bandit. Aussi lui demande-t-il de rester à la disposition de la justice. Quelques jours plus tard, le magistrat reçoit la carte suivante : « Areski bel-Bachir remercie M. le procureur général pour son aimable réception de lundi dernier et l’invite à une partie de chasse suivie d’une diffa dans la forêt de Yakouren. »

Un garde champêtre ayant essayé de le livrer, il le fait déshabiller et promener nu comme un ver à dos de mulet dans toute la région sous les yeux des habitants hilares.

Lorsqu’il détrousse, il ne subtilise qu’une partie de l’or de ses victimes, et avec une exquise courtoisie. Avec les femmes, on le dit galant homme. Il les aime et elles le lui rendent avec délices. Il aurait ainsi obtenu les faveurs de touristes étrangères avides de sensations piquantes et ferait des ravages parmi les femmes de Kabylie. Et si la dîme charnelle est acceptée avec une résignation ou une rage muette par les maris, les pères et les frères, les jeunes femmes s’en acquittent de bon gré. Plusieurs d’entre elles, dit-on, ont pleuré d’abondance quand, après la nuit du sacrifice, il leur a fallu reprendre le chemin du gourbi [39].

Bientôt, le voilà saint homme. Les marabouts ne prétendent-ils pas que les balles ne peuvent l’atteindre, à moins qu’elles soient d’argent ? Areski lui-même se pique au jeu et, selon le sous-préfet de Tizi-Ouzou, il lui serait arrivé de tuer de sa main un de ses lieutenants coupable d’avoir massacré un ennemi en terrain maraboutique.

Bien qu’il soit d’un abord difficile, il fait l’objet d’interviews imaginaires qui le présentent comme une sorte de gentilhomme dévoyé qui invite ceux qu’il détrousse à de succulentes agapes, qui guide les voyageurs en détresse et qui se fait chevalier servant des Anglaises égarées dans la forêt [40].

Tout n’est pas faux dans la légende dorée d’Areski. Certains rapports d’administrateurs tendraient même à prouver que la réalité dépasse parfois l’imagination.

En dépit de ses côtés sympathiques, Areski fonde son pouvoir sur la terreur. Dans une lettre adressée au gouverneur général (11 octobre 1892), le commissaire spécial de la Sûreté de Tizi Ouzou écrit : « Son nom fait trembler ceux qui ont les moyens de l’arrêter et des populations entières frémissent de terreur. Ses coreligionnaires le vénèrent comme un envoyé du Ciel, lui fournissent dans la crainte d’être ses victimes, tout ce qu’il demande. Depuis 1889, il n’est pas une semaine que les communes d’Azazga et d’Azeffoun n’enregistrent des assassinats à sensation commis, en plein jour, au milieu ou près des marchés, parmi des indigènes qui n’osent se défendre ni porter la moindre plainte. Les victimes préfèrent se laisser dépouiller ou tuer plutôt que de dénoncer les auteurs du crime. Les populations n’ont plus rien à perdre [41]. »

C’est donc un pays sous la coupe qui se plie à la loi d’Areski et de ses cinquante brigands. Défilés, gorges, forêts, rochers, broussailles sont leur forteresse. Certains observateurs laissent entendre qu’ils seraient ravitaillés en armes par les Anglais mais les vols, la complaisance d’individus menacés et les trafiquants locaux suffisent amplement à fournir l’arsenal d’une cinquantaine de maquisards. Les indigènes qu’ils rançonnent doivent leur fournir vivres, vêtements, armes, munitions, asile, femmes, argent, et, au besoin, prêter leur concours. Les présidents des douars, amins et autres agents indigènes, n’ont plus d’autorité. Les bandits les obligent à se dépouiller de leurs armes, à ne pas se faire connaître dans les tribus où ils entrent en fonction [42].

Une note de l’administrateur de la Soummam décrit le mode opératoire des brigands. Areski et l’un de ses lieutenants arrêtent leurs victimes sur la route. Les complices sont embusqués dans les broussailles. Tous sont armés de fusils à bascule et de pistolets. Le 13 octobre 1892, la bande a dépouillé trente personnes au moins. L’une d’elles a été délestée de ses marchandises d’une valeur de 2 000 francs et de ses mulets. Contactée par l’un des malfaiteurs, elle a dû verser une rançon de 500 francs pour récupérer son bien [43].

Areski, que l’on dit très économe du sang de ses victimes, n’a recours à l’assassinat qu’en cas de dénonciation ou d’agression. S’il arrive à certains de ses lieutenants d’avoir la gâchette facile, il se montre sévère envers eux. Surtout, il se garde bien de s’en prend aux Français afin de s’épargner une répression foudroyante. Certains de ses exploits n’en restent pas moins atroces. Même si le tragique incendie du village de Tabarout est imputable à son lieutenant Abdoun, nombreux sont les indigènes qu’il a abattus parce qu’il les soupçonnait seulement d’avoir livré des renseignements à la police. Aussi sa popularité des débuts cède-t-elle peu à peu le pas à la méfiance puis à la haine. Areski ne dort jamais que d’un oeil et l’arme au poing. Sa nourriture est préparée en sa présence et, avant d’y toucher, il en fait manger à tout le monde.

L’ampleur et la durée de l’entreprise supposent une mise sous contrôle des populations et l’existence d’un service de renseignement. En cela, Areski préfigure les chefs de willaya.


COMME UN POISSON DANS L’EAU

Dans un rapport au gouverneur général, le commissaire de la Sûreté de Tizi-Ouzou écrit le 11 octobre 1892 : « Areski a une police secrète bien organisée et à qui rien n’échappe. Le samedi, notamment, jour du grand marché à Tizi-Ouzou, ses policemen viennent aux renseignements que de nombreux Kabyles, que nous croyons honnêtes, lui procurent. »

L’agent Taïeb et son collègue Rabia confient à un amin et au garde forestier de Tifritt qu’ils sont à la recherche d’Areski. Peu après, Rabia est tué et Taïeb grièvement blessé. En apprenant la nouvelle, le commissaire ne peut s’empêcher de soupirer : « Tôt ou tard, mes cavaliers et moi-même se feront tuer. Nous faisons d’avance partie des condamnés. » Des villes comme Port-Gueydon ou Azazga sont sous le contrôle d’Areski. Aucun cavalier ne peut plus s’y aventurer. Au cours d’une conférence présidée par le gouverneur général, un commissaire fait remarquer qu’Areski est renseigné sur chacun des coups de filet en préparation. « Ce n’est plus nous, précise-t-il, qui surveillons ses menées mais plutôt lui qui nous environne de sa police. »

La justice est paralysée. Les témoins qui se rendent à la convocation du juge d’instruction sont dénoncés, interceptés et mis à l’amende avant de faire demi-tour. Areski prélève une dîme sur les produits de la terre et tout plaignant reçoit l’ordre de retirer sa plainte sous peine de se voir exécuté d’une balle dans la tête (Michaux, 4 octobre 1892). Le juge de paix de Tizi-Ouzou a entendu « deux mille témoins sans recueillir un seul renseignement ». On se défie de l’Autorité. Le commissaire, qui avait reçu une centaine de demandes d’emploi dans la police, voit soudain le vide se créer autour de lui : « Je ne sais pour quelle cause, je n’entends plus parler rien », soupire-t-il.

L’hospitalité et les vivres, qui sont largement offerts à Areski sont refusés aux cavaliers, même en échange d’un juste prix. La soumission des populations lui permet d’exploiter la région à son profit. Il dispose de 159 bœufs et moutons qui pacagent sous la surveillance et sur les terres d’indigènes qu’il considère comme corvéables à merci. Dans presque tous les villages du Sebaou il y a, à côté des représentants de l’autorité française, un agent d’ Areski dont les ordres sont exécutés à la lettre. Dans les territoires qu’il contrôle, Areski prélève enfin un impôt sur ses « administrés » [44].

La maison qu’il se fait construire à Bou-Hini, par une main-d’œuvre gratuite recrutée sous peine de mort, constitue le symbole de sa puissance. Dans une lettre au préfet d’Alger, le sous-préfet de Tizi-Ouzou écrit : « Je vous demande, M. le préfet, de faire détruire cette maison que personne n’habite et que les indigènes montrent complaisamment comme une preuve de notre impuissance contre Areski. Il est nécessaire que ses troupeaux soient saisis et remis entre les mains des Domaines car les indigènes déclarent, avec quelque raison, que nous n’osons toucher à rien de ce qui appartient au fameux bandit. Ce n’est qu’en détruisant cette légende que nous pourrons amener les indigènes à lui opposer quelque résistance et à nous servir utilement [45]. »

Parfois, Areski et ses complices font une incursion tapageuse sur les chantiers et dictent leur loi. En août 1892, le garde forestier Delmas adresse à son supérieur hiérarchique une lettre dramatique :

Au moment où je vous écris, je suis entouré de six bandits. Ils sont venus me prier de ne pas porter plainte pour l’incident qui s’est pro duit au chantier le 25 juillet. Maintenant que la paix est faite (ils m’ont fait leurs offres de service), je commence à croire qu’il vaut mieux leur passer quelques petits caprices que de les traquer. Je leur ai dit que j’avais déjà porté plainte mais que j’allais vous prier de l’annuler […] Je vous prie, Monsieur le Garde général, de retirer ma plainte et, si elle est encore chez vous, de la mettre au panier. En agissant ainsi nous éviterons, je crois, bien des choses qui ne seraient pas agréables car ces messieurs ont l’air décidés.

Un an plus tard, les bandits investissent le chantier de cylindrage d’Aroulède et demandent à voir le jeune Français Moussard, surveillant des Ponts et Chaussées. Le rapport adressé au préfet d’Alger précise : « Ils l’ont traité avec la plus grande bienveillance. Areski est allé au-devant de lui, l’a pris par la main en lui disant qu’il n’avait rien à craindre, qu’il n’en voulait pas aux Français mais aux Kabyles. Il a posé plusieurs questions au jeune Moussard lui demandant si tel administrateur était en France. » Puis, se faisant lyrique, Areski déclare que lui-même et ses amis viennent s’asseoir à 250 m de là et qu’ils passent d’agréables soirées à entendre les ouvriers chanter et à les voir danser.

Dans le même temps, les bandits s’installent sur le chantier comme chez eux, se font apporter des victuailles, se rasent, lavent leur linge et le font sécher. « Ils sont très bien équipés, note le rapport. L’un d’eux est armé d’une épée-baïonnette Lebel, tous portent la molletière en cuir à ressorts. Bien qu’ils ne leur aient fait aucun mal, les ouvriers sont terrorisés et il est à présumer que s’ils survenaient une deuxième fois, les chantiers seraient abandonnés en masse [46] ».

Entrepreneurs, chefs de chantier et ouvriers acceptent ainsi de subvenir aux besoins d’Areski et même de lui fournir des munitions et de la poudre. Mais qui paiera ? D’interminables conflits entre entrepreneurs et ouvriers s’ensuivent qui débouchent parfois sur des plaintes en justice dirigées non pas contre les bandits mais contre les entrepreneurs. C’est ainsi que les ouvriers qui travaillent à la maison forestière de la commune mixte d’Azeffoun assignent en justice leur entrepreneur, un certain Pessina, qui, après leur avoir enjoint par écrit de subvenir aux besoins des bandits en nourriture et en tabac, se refuse à leur rembourser la somme de 100 francs [47].

L’épisode le plus spectaculaire de la carrière d’Areski survient à l’occasion de la circoncision de son fils, à Bou-Hini, le 26 septembre 1893. Le bandit a poussé l’audace jusqu’à déléguer sa femme auprès de l’administrateur d’Azazga pour lui demander de bien vouloir mettre des gendarmes ou des cavaliers à sa disposition pour éviter que des perturbateurs ne sèment le trouble pendant la diffa.

C’est dans un climat de liesse que se réunissent 2 000 indigènes de Bou-Hini, Azazga et Affroun. Contre toute attente, un agent de police et des représentants de l’Administration ont répondu à l’invitation, moins pour faire régner l’ordre, semble-t-il, que pour surveiller les bandits et dresser un rapport. Détail insolite, la diffa est présidée par trois Français d’Azazga.

« Les convives, dit le rapport, se sont livrés à de spirituelles facéties dont les autorités françaises ont fait les frais. Les plus gais de la bande quittaient furtivement leurs camarades puis revenaient en criant : « L’administrateur, les gendarmes ! » et reprenaient leur place après avoir provoqué les éclats de rire et les lazzis des convives. » Areski s’est montré « très déférent envers les représentants de l’autorité. Il a, selon l’usage, payé à l’agent de police les cinq francs qui lui sont dus pour son dérangement et lui a offert un poulet »

Les bandits, très bien vêtus, étaient une trentaine. Tous étaient armés de fusils à percussion centrale et bien pourvus en munition. Ils ont tiré 800 coups de feu avec un ensemble parfait, et comme l’agent de police s’étonnait de cette prodigalité, Areski lui a précisé qu’il ne manquait pas de munitions. Le rapport souligne la parfaite organisation de la bande, sa discipline, et l’adoration dont le chef est entouré. En dépit des coups de matraque qu’il fait pleuvoir sous le moindre prétexte, nombreux sont ceux qui se précipitent pour lui baiser les vêtements. Une quête lui a rapporté 3 000 francs. Certains indigènes riches de la commune du Djurjura ont envoyé jusqu’à 100, voire 250 francs [48].

Nombreux sont les Français qui ne cachent pas leur complaisance envers le bandit. L’inspecteur spécial P. Adam, qui a enquêté dans l’exploitation des lièges de la forêt des Benni-Ghobri (région d’Azazga), en a recueilli la preuve. Au cours d’une diffa, certains fonctionnaires ont été nommés par Areski « capitaines ou lieutenants honoraires de la bande ». Ce sont les dépositaires de la régie La Buraliste de Tizi-Ouzou qui ravitaillent les bandits en poudre. L’un d’eux a même confessé : « Nous ne pourrions jamais joindre les deux bouts si nous ne vendions pas du plomb et de la poudre aux Arabes. » « C’est malheureusement la manière de voir de la majorité des débitants de poudre », souligne l’inspecteur Adam. Certains concessionnaires de l’exploitation des lièges, irrités par la reprise en main des forêts par l’État, iront jusqu’à pousser les bandits à y mettre le feu [49]

Après leur arrestation, des bandits avoueront même que des colons leur offraient asile et protection. Le journaliste Ernest Mallebay confirmera qu’Areski « s’était fait le protecteur de certains colons, peut-être en échange de services. Ils pouvaient dormir la porte ouverte sans qu’on leur dérobât une poignée de grains, lorsqu’on savait qu’il veillait sur leur fortune ou leur sécurité [50]. »


ARRESTATION ET PROCÈS

Les autorités ne semblent pas pressées de mettre fin aux exploits u brigand tant que celui-ci ne s’en prend qu’aux Kabyles. Mais à partir de l’été 1893, l’impunité dont il jouit commence à susciter des vocations. Des émules d’Areski surgissent un peu partout, rançonnent les chantiers et ne font aucune différence entre les Kabyles et les Européens lorsqu’il s’agit de tuer. De plus, le prestige du maître et l’appel de la forêt exercent un réel pouvoir de séduction sur des indigènes écrasés de servitudes.

Dans un rapport du 5 octobre 1893, Martinet, juge de paix à Port-Gueydon, décrit cet état d’esprit et la montée de la criminalité de grand chemin : les indigènes n’hésitent pas à proclamer que le sort des habitants de la forêt est plus enviable que le leur. Le banditisme exonère de l’impôt, il permet de vivre sans travailler, d’assouvir ses vengeances en toute impunité et d’échapper aux corvées. « D’où l’accroissement du nombre des bandits, conclut l’inspecteur Adam. On risque de tomber sur eux, même sur les routes les plus fréquentées [51]. »

Du coup, 200 policiers, gendarmes, spahis et cavaliers, sont mis à la disposition du sous-préfet de Tizi-Ouzou. Il n’en fallait pas davantage pour venir à bout d’Areski et de sa bande. Traqué, chassé de son territoire et de tous les gourbis qui l’accueillaient jadis en héros, mourant de faim, exténué, il se rend au caïd Belkacem, à Seddouk, le 23 décembre 1893, en murmurant : « Oui, je suis Areski. C’était écrit, nous sommes dans les mains de Dieu et j’aime mieux avoir été pris par toi que par un président de mon pays [52]. »

La nouvelle de sa capture, si souvent annoncée à tort, provoque d’abord un sentiment d’incrédulité à Alger. On l’encadre d’une solide escorte et on lui fait traverser enchaîné les lieux de ses exploits jusqu’à la prison de Tizi-Ouzou. Comme tant d’idoles déchues, il lui faut subir les injures de ceux qui l’ont jadis admiré. Dans certains villages, les femmes l’auraient même déchiqueté si on les avait laissé faire. Dans sa prison, les personnalités les plus distinguées de métropole lui rendent visite et ne cachent pas leur déception. N’était-ce donc que cela, le « lion de Yakouren », un « vulgaire portefaix ! » Et son langage, selon Mallebay, était celui « d’un muletier kabyle, marchand de poules ou d’olives ».

En réalité, l’Administration s’efforça de dévaloriser Areski. La Presse fut interdite de prétoire de peur, semble-t-il, qu’il ne trouvât des accents de condottiere pour enflammer les cœurs. Il fallut donc se contenter des dépêches de l’agence Havas qui le présentèrent comme « un individu banal semblable au Kabyle stationnant au coin du marché de la Lyre avec un couffin d’oranges ». Mais le magnétisme d’Areski était si grand qu’il força les témoins au silence sans même se donner la peine de les convaincre.

Me Langlois, son défenseur, mit en cause l’Administration. Son client n’était pas un bandit mais un révolté. Ses crimes étaient des crimes politiques qu’il n’aurait jamais commis si, injustement persécuté et ne trouvant de protection nulle part, il n’avait été ruiné et contraint au maquis.

Areski et cinq de ses complices furent condamnés à mort et exécutés. Le dessinateur algérois Assus, qui s’était procuré une photo de la tête du supplicié, en fit une caricature effrayante qui parut en première page du journal satirique Turco. Les indigènes se l’arrachèrent et il fallut quintupler le tirage.

Parmi les colons, nombreux furent ceux qui déclarèrent regretter le temps où Areski leur donnait la sécurité que l’Administration était incapable de leur assurer. Un second procès amena aux assises quinze accusés dont trois Européens coupables de complicité. Tous furent acquittés à l’unanimité. Qu’auraient-ils pu tenter contre le seigneur de la forêt ? C’est au cours de ce procès que l’instituteur Faure avoua qu’Areski subventionnait son école.

Fut-il ravitaillé en armes et munitions par les Anglais ? « La Kabylie tout entière, affirme Mallebay, était secrètement armée par des contrebandiers qui protégeaient les méthodistes installés depuis longtemps au cœur des villages et qui, sous couvert de religion, y prêchaient la grandeur de l’Angleterre et le mépris de notre religion [53]. » Mais rien n’est moins certain que ce fantasme de dépossession au profit d’une puissance étrangère qui a toujours hanté l’administration algérienne. Si les troubles de Margueritte ont les mêmes origines que les forfaits d’Areski, le phénomène s’exprime de façon différente, jetant l’alarme de façon tragique dans la population française.

En complément lire le blog http://guillotine.cultureforum.net/...


LES ÉVÉNEMENTS DE MARGUERTTTE

À une cinquantaine de kilomètres d’Alger, à quelques kilomètres de la gracieuse Miliana, à deux pas d’Hamman-Rhira et au coeur d’une région d’ancienne colonisation se trouve le village de Margueritte, centre riant et prospère fondé en 1888 [54].

Depuis le mois de février ou de mars 1901, les Européens de la région avaient constaté, sans trop y prendre garde, que l’attitude des indigènes, avec qui les rapports avaient toujours été cordiaux était devenue arrogante et que leurs propos se teintaient d’ironie. Ils disaient, par exemple : « Chaouïa, roumi macache commander »(« Sous peu, les Français ne commanderont plus »). Ou alors, ils les avertissaient qu’il faudrait se convertir ou déguerpir. On était alors loin de se douter qu’un « maître de l’heure » officiait dans l’ombre. Pour l’heure, les troubles antisémites qui venaient de secouer l’Algérie restaient au cœur des préoccupations.

Dans la mythologie musulmane, le « Maître de l’heure » (Moul-Saäl) est l’envoyé de Dieu qui, tôt ou tard, surgira quelque part pour jeter les occupants à la mer. Ainsi s’expliquent toutes les insurrections, le dernier Moul-Saäl en date ayant semé la confusion dans le Sud-Constantinois en 1879. Le « maître de l’heure de Margueritte » s’appelait Yacoub. Il était doté d’un pouvoir de suggestion inconscient dont il usait de façon étrange : « Recouvrant de son burnous le fidèle agenouillé devant lui, il le tenait accolé bouche contre bouche et mettait sa langue en contact avec la sienne. Un tremblement convulsif agitait aussitôt les membres de l’initié et des hallucinations étranges l’obsédaient. » L’un des accusés du massacre de Margueritte dira plus tard qu’il se voyait alors guerroyant.

La vie des fidèles de Yacoub était ponctuée d’extases. Chaque semaine, dans la nuit du mardi au mercredi, un groupe de fervents se réunissait autour de l’illuminé, au marabout de Sidi Mohammed ben Yahia, célèbre dans la région. Yacoub, en proie à une frénésie sacrée, exécutait alors les danses épileptiques du derviche tourneur et entendait la voix de Dieu lui ordonnant de convertir les infidèles et de massacrer les réticents.

C’est le 26 avril 1901 que, descendus des gourbis de la montagne, les fidèles investissent la brousse. Armés de vieux fusils, de couteaux et de matraques, ils se mettent en marche comme des automates avec l’intention de remplir leur devoir sacré. La première victime est le garde champêtre de Tizi-Ouchir qui essayait de résister. L’un des insurgés, Ben Aïcha, se proclame alors sultan. Puis la troupe, forte de 300 hommes environ, reprend son chemin. Ils rencontrent deux journaliers espagnols, leur présentent une chéchia et les somment de prononcer la formule de conversion. Les malheureux, qui n’y comprennent rien, sont passés au fil du rasoir. Arrivee devant la ferme Jenoudet où, la veille encore, le sultan Ben Aïcha travaillait comme journalier, la tourbe hurlante égorge le père Jenoudet, âgé de soixante-dix ans, qui ne comprenait pas davantage ce qu’on attendait de lui. Son cuisinier subit le même sort et les insurgés repoussent Mme Jenoudet car ils n’ont que faire d’une croyante. Le fils Jenoudet, qui comprend l’arabe, n’hésite pas. Il enfile un burnous, coiffe la chéchia et prononce la formule du croyant. Il est sauvé mais sa maison est pillée.

Le village est envahi. Par bonheur, Jenoudet va de l’un à l’autre pour expliquer ce qu’exigent les insurgés. Tous s’exécutent, évitant ainsi le massacre général. Seuls deux sourds sont égorgés. L’institutrice, Mme Adélaïde Goublet, se met en travers de la porte de l’école, sommant les insurgés de respecter les enfants. Ils s’inclinent. Après avoir « converti » le village et dérobé les armes et les munitions des colons, ils se mettent en route vers Miliana avec l’intention d’y faire triompher l’islam de la même façon. Au passage, trois gendarmes et un administrateur sont « convertis ». Mais un villageois de Margueritte, qui a couvert au pas de course les sept kilomètres qui séparent le village martyr de Miliana, a réussi à donner l’alerte. Les insurgés se heurtent donc à une compagnie de tirailleurs qui met fin à leurs exploits en quelques minutes.

Le 27 avril, l’Algérie se réveille traumatisée. Alors que les Européens, bercés par les propos de Drumont et Max Régis, croyaient que le juif était leur seul ennemi, ils découvrent qu’un autre danger les menace. Le sentiment d’insécurité s’exacerbe, alimenté par une série d’attentats encouragés par le climat d’anarchie antisémite.

En juin 1901, les courriers de Jemmapes et d’Aumale sont attaqués. Des caches d’armes et de poudre sont découvertes chez des indigènes. À Alger même, des magasins sont pillés les 2l et 30 avril. Des coups de feu sont signalés un peu partout. Près de Miliana, des spahis et un brigadier sont attaqués et frappés à coups de sabre par des commerçants indigènes. Sur les marchés du Constantinois, un marabout promène le drapeau vert, étendard du Prophète, tandis que des indigènes font une quête. On arbore aussi le drapeau rouge « pour annoncer la guerre ». L’administration des Postes ordonne la saisie des journaux imprimés à Beyrouth, au Caire et à Constantinople [55]. Pendant que les insurgés sont jugés à Montpellier, La Dépêche coloniale du 28 décembre 1902 évoque la thèse de l’agitation panarabe stimulée par les khouans (sectes) qui fleurissent en Algérie : « Au lendemain des succès remportés par les Ottomans contre les Grecs en Thessalie, les prêtres de l’islam se sont laissés griser. La victoire du sultan de Stamboul a fait revivre, à la fin de 1898, le monde musulman, une appétence de domination et de conquête telle que sur tous les points de l’Afrique se sont manifestées, plus ou moins violentes, des tentatives de soulèvement analogues celle de Margueritte. Des émissaires sont partis du Sérail pour aller porter, des confins de l’Arabie jusqu’aux extrémités du Congo, la parole sainte pour aller prêcher la guerre contre le chrétien, contre le fils de chien, c’est-à-dire l’Européen. »

Depuis le mois de septembre 1901, les portraits du sultan de Constantinople, qui proviendraient en grand nombre d’Allemagne, sont d’ailleurs interdits de vente. Mais Emile Morinaud, maire de Constantine, soutient que cette agitation est entretenue par les méthodistes anglais. Il est approuvé par Le National qui parle de diaconesses distribuant des armes et de la poudre aux Arabes.

Plus nombreux sont ceux qui invoquent le fanatisme. Tous les insurgés de Margueritte diront qu’ils voulaient aller en pèlerinage à la zaouïa de Besnès, dans le département d’Oran, ce qui ne rassure guère les Français. Le brasier était donc prêt, il suffisait d’une étincelle pour l’enflammer.

Mais une bonne partie de la presse et de l’opinion métropolitaine ne s’y trompe pas. La tragédie de Margueritte est l’expression brutale de la misère et de la dépossession. L’économiste Paul Melon écrit : « Les besoins de la polémique peuvent évoquer le péril juif et le péril étranger. Ce ne sont qu’arguments de partis. Ce qui ne l’est pas, c’est cette fièvre d’ambition qui pousse les colons à ruiner le principe d’autorité pour satisfaire leurs appétits. » En 1842, précise-t-il, la tribu des Rihras (région de Margueritte) comptait 829 individus et possédait 17 666 hectares. Aujourd’hui, elle compte 3 600 âmes et ne possède plus que 7 000 hectares [56]. Le Temps rappelle qu’il a été prouvé, lors du procès de Montpellier, que plus de 300 indigènes de Margueritte avaient été expulsés d’un domaine de 1100 hectares et n’avaient touché chacun que 3 francs d’indemnité.

Mais à la Chambre, au cours de la séance du 7 juin 1901, les députés d’Alger Marchal et Drumont, qui ont vainement tenté de convertir les Arabes à l’antisémitisme, interpellent le gouvernement à renfort d’arguments imprégnés d’un racisme primaire :

Marchal : Le colonel Noellat dit : « L’Arabe égorge avec volupté. » Et j’ajoute, parce que c’est encore exact : il égorge selon le rite. Il accomplit là un acte religieux... Le général Jacquey : C’est vrai ! Marchal : Et c’est en effet selon le rite que l’Arabe a coupé la gorge aux malheureux colons de Margueritte qui avaient été assommés à coups de matraque [...]. Il égorge avec volupté, il se grise de sang, c’est l’antique sacrifice. Les sectes religieuses y poussent, retrempant le fanatisme dans ces réveils périodiques [...]. On aurait tort de lui prêter des sentiments profonds. L’Arabe s’insurge parce qu’un beau jour un vent de fanatisme l’a grisé. La révolte, dans ces conditions, n’est évidemment que la floraison du banditisme. Cette armée du banditisme est partout. Et c’est d’elle maintenant que je vais parler. C’est un des plus tristes aspects de la mentalité arabe [...]. Les enfants volent leurs pères, les femmes se volent entre elles ; dans la même tente, le mari vole la femme... (Rires.) Une seule considération plaide en leur faveur : Ils n’ont point cette notion du bien et du mal qui, seule, fait les coupables

En réaction à ces propos, 400 notables musulmans de la région de Mascara adressent au président du Conseil une pétition qui ne manque pas de panache :

II est triste de nous voir provoqués par certains journaux locaux qui nous traitent d’une façon peu généreuse et qualifiés à la Chambre des députés de fourbes et de voleurs. M. Marchal résume le Coran à sa façon.

Il est douloureux de voir que certains hommes politiques, pour servir leur cause, attaquent les indigènes n’ayant ni instruction assez forte ni droit de vote pour leur opposer un parti politique et combattre leurs manœuvres. Daignez croire que quiconque s’attaque à nous, faibles et dépourvus de représentants directs, n’écoute point la voix de sa conscience [57].

Au grand dam des Européens d’Algérie, les principaux meneurs de la révolte de Margueritte seront jugés à la cour d’assises de Montpellier et non d’Alger, la Cour de cassation ayant fait droit à leur requête en suspicion légitime. Le jugement, rendu en 1903, sera modéré. Aucune peine de mort ne sera prononcée et sur les 107 inculpés survivants 81 seront acquittés. Le terme de « survivants » n’a rien d’excessif. En effet, un « État nominatif des accusés de Margueritte décédés à l’infirmerie de la prison ou à l’hôpital entre le 26 mars et le 30 juillet 1902 » nous apprend qu’on a enregistré parmi eux 9 décès (mortalité de 9 % en quatre mois) et observé 8 tuberculoses pulmonaires dont certaines « galopantes » ou doublées d’« anémie profonde », 4 kérato-conjonctivites, une fistule et un individu affecté de « faiblesse et vieillesse ». Ainsi, parmi les 116 inculpés, on dénombrait à l’origine 9 agonisants et 23 individus dans un état de détresse physiologique extrême ou mortel.

Cette misère s’étale au grand jour dans les villes où riches pauvres se côtoient souvent. Mais la regarde-t-on ?

Notes

[1] Cité par J. Borgé et N. Viasnoff, Archives de l’Algérie, op. cit., p. 19

[2] Le Moniteur du 8 octobre 1880

[3] P. Bourde, À travers l’Algérie..., op. cit., p. 203

[4] L. Bertrand, « L’Alger que j’ai connu », Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1934, p. 336

[5] AFOM, Gouvernement général, dossier « Insécurité », 5 X / 5.

[6] H. Le Roux, Je deviens colon, op. cit., p. 155.

[7] Quinzaine coloniale du 5 septembre 1902

[8] Le Moniteur du 8 octobre 1880

[9] P. Bourde, À travers l’Algérie..., op. cit., p. 206

[10] H. Le Roux, je deviens colon, op. cit., p. 156

[11] Le Temps du 8 février 1903

[12] Étienne Flandin, « La sécurité algérienne et le budget », Revue politique et parlementaire, 1894, p. 224.

[13] Émilien Chatrieux, Études algériennes. Contribution à l’enquête sénatoriale de 1892, Paris, 1893, p. 68-70.

[14] Ibid., p. 162-173

[15] Affaire citée par F. Leblanc de Prébois, Situation de l’Algérie depuis le 4 septembre 1870, op. cit., p. 26-27.

[16] C. Benoist, Enquête algérienne, op. cit., p. 116-119.

[17] J. Olier, Les Institutions pénitentiaires de l’Algérie, Paris, 1899, p. 127. Émile Larcher, « Le régime de l’indigénat algérien », Revue politique et parlementaire, 1912, 3e trimestre.

[18] Cité par Camille Sabatier, La Question de la sécurité, Alger, 1882, non paginé.

[19] P. Bourde, A travers l’Algérie..., op. cit., p. 205

[20] Paul Leroy-Beaulieu, L’Algérie et la Tunisie, Paris, 1897 (2e éd.), p. 280

[21] C. Benoist, Enquête algérienne, op. cit., p. 121

[22] P. Leroy-Beaulieu, L’Algérie et la Tunisie, op. cit., p. 450

[23] Statistiques fournies par Le Temps du 20 juillet 1896 et Quinzaine coloniale du 25 février 1904.

[24] « Le régime de l’indigénat algérien », Revue politique et parlementaire, op. cit., p. 463-470

[25] Quinzaine coloniale du 10 mars 1907.

[26] P. Leroy-Beaulieu, L’Algérie et la Tunisie, op. cit., p. 278

[27] Émile Morinaud, Mes Mémoires. Première campagne contre le décret Crémieux, Alger, 1941, p. 57

[28] C. Benoist, Enquête algérienne, op. cit., p. 125-127

[29] La Dépêche coloniale du 17 juin 1902

[30] C. Jourdan, Croquis algériens, op. cit., p. 185-187

[31] H. Le Roux, je deviens colon, op. cit., p. 206-208 - AFOM, F 33, « Répression du banditisme en Kabylie ».

[32] Ernest Mallebay, Cinquante ans de journalisme, Alger, 1938, t. 1 p. 229

[33] « Rapport sur la répression du banditisme par le sous-préfet de Ouzou à Monsieur le Gouverneur Général, novembre 1893-janvier 1894 » ; AFOM, F 33, « Répression du banditisme en Kabylie ».

[34] « Lettre du Gouverneur général au président du Conseil, Alger, le 9 novembre 1893 » ; AFOM, 7 G 2, « Banditisme en Kabylie ».

[35] « Rapport du sous-préfet » ; AFOM, op. cit.

[36] E. Mallebay, Cinquante ans de journalisme, op. cit., p. 229.

[37] AFOM. 7 G 2.

[38] Ibid.

[39] Selon E. Mallebay, op. cit., p. 229.

[40] « Rapport sur la répression du banditisme... » ; AFOM, F 33.

[41] « Rapport du commissaire spécial de la Sûreté de Tizi-Ouzou Mathieu » ; AFOM, 7 G 2.

[42] Ibid.

[43] « Sous-préfet de Bougie à Monsieur le préfet » ; ibid

[44] AFOM, F 33, « Répression du banditisme en Kabylie ».

[45] Lettre du 8 décembre 1893 ; AFOM, 7 G 2.

[46] « Gauthier, secrétaire de la sous-préfecture de Bougie à M. le préfet, 10 août 1893 » ; ibid.

[47] « Rapport du commissaire spécial de Tizi-Ouzou à Monsieur le gouverneur, 4 octobre 1893.

[48] « Rapport du préfet de Tizi-Ouzou... » ; AFOM, F 33.

[49] « Rapport de l’inspecteur spécial P. Adam au commissariat spécial des chemins de fer et des ports, Alger, le 5 septembre 1893 » ; AFOM, 7 G 2, « Banditisme en Kabylie ».

[50] E. Mallebay, Cinquante ans de journalisme, op. cit., t. 1, p. 229.

[51] AFOM, 7 G 2.

[52] « Rapport du sous-préfet..., Bougie, le 28 décembre 1893 » ; ibid.

[53] E. Mallebay, op. cit., t. 1, p. 204-205

[54] AFOM, F80 1692, « Affaire de Margueritte » - Camille Brunel, La Question indigène en Algérie. L’affaire de Margueritte, Paris, 1906, p. 7 sq. - Philippe Rémion, Les Tribunaux répressifs en Algérie et leur suppression, Paris, 1934, p. 72 sq. - La Dépêche coloniale.

[55] AFOM, F80 1692, « Affaire de Margueritte ».

[56] Paul Melon, op. cit., p. 54-56

[57] Paul Melon, op. cit., p. 54-56


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