LE LONG CHEMINEMENT DE L’HISTOIRE
Le poids du Passé.
« II faut être fidèle à la vérité même lorsque notre propre patrie est en cause. Tout citoyen a le devoir de mourir pour sa patrie, mais nul n’est tenu de mentir pour elle. » MONTESQUIEU
« II est vraiment extraordinaire que le Maghreb ne soit jamais arrivé à s’appartenir... » « Et notez que le conquérant, quel qu’il soit, reste maître du Maghreb jusqu’à ce qu’il en soit expulsé par le conquérant nouveau, son successeur. Jamais les indigènes n’ont réussi à expulser leur maître. » E. F. GAUTIER « Les Siècles obscurs du Maghreb »
- Ferhat ABBAS.
- Premier Président du Gouvernement Provisoire de la République Algérienne.
La guerre qui s’est terminée en 1962 et qui nous opposa pendant sept ans et huit mois à la colonisation française n’est pas un événement fortuit. Pour notre pays, les invasions étrangères et les révoltes populaires sont une des caractéristiques de son histoire. Depuis l’Antiquité, il fut plus souvent un territoire dépendant qu’un pays souverain.
La connaissance de ce passé s’impose à nous. Elle peut nous prévenir contre le retour des anciennes calamités, corriger nos mauvais penchants et nos insuffisances. Elle peut, enfin, découvrir les voies et les règles d’une unité nationale durable et, par là même, assurer la pérennité d’un État indépendant.
Je n’aurai pas l’outrecuidance de vouloir écrire l’Histoire. Mais en me penchant sur notre passé, à la lumière des travaux d’éminents historiens, je puis brièvement rappeler à mes lecteurs et notamment aux jeunes algériens, responsables de l’avenir, les grands événements qui ont agité leur pays et qui pèsent encore sur nous.
Nos ancêtres sont des Berbères. Dans l’Antiquité, ils occupaient toute l’Afrique du Nord, de l’Atlantique à la Mer Rouge.
On sait que les Romains désignaient par le mot « Barbare » tout ce qui était étranger à leur civilisation. De ce mot aurait dérivé le nom berbère. Quant à nos ancêtres eux-mêmes, ils se donnèrent souvent le nom « d’Amazigh » (Tamazight au féminin, Imazighen au pluriel), qui signifie « hommes libres » ou « hommes nobles ».
À leur arrivée, les missionnaires arabes donnèrent à l’Afrique du Nord le nom de Maghreb et à ses habitants celui de « Maghribins ». Après l’islamisation et l’amalgame des races, apparut le prototype de l’arabo-berbère. Mais il ne faut pas nous tromper : dans cet amalgame, le sang berbère domine largement.
Quant au pays, son relief géographique est si tourmenté qu’il pesa d’un poids très lourd sur le destin de la Berbérie. Encastré entre la Méditerranée, l’Océan Atlantique et le Sahara - cette mer de sable - le pays présente les caractéristiques d’une île. Au viie siècle, les Arabes l’ont surnommé, à juste titre, « l’île d’Occident » « Djaziret el Maghreb ».
C’est un pays immense. Il est morcelé en différentes provinces, habitées par différentes tribus. Chacune de ces tribus a conservé une sorte d’autonomie, favorisant le particularisme régional. A telle enseigne que le régionalisme a façonné l’homme.
A l’exception de l’Islam et de sa culture, les autres civilisations importées se sont évanouies après le départ de l’occupant. Il en résulte que nos ancêtres ne se sont jamais dépouillés de leur personnalité.
Le premier contact de la Berbérie avec le monde extérieur fut réalisé par les Phéniciens et les Grecs. Le renouveau vint de l’Est. Les historiens fixent cette rencontre au XIIe siècle av. JC.
Ces Phéniciens furent beaucoup plus des commerçants que des colonisateurs. Jalonnant les côtes de comptoirs, ils se livrèrent au négoce. C’est à eux que la Berbérie doit ses premières villes côtières depuis Cyrène, Barca en Lybie jusqu’à Tanger au Maroc, en passant par Carthage, Bône, Cherchell, Ténès, etc...
Parmi les villes fondées par les Phéniciens et développées par les Grecs, la ville de Carthage fut la plus prestigieuse. Elle devint une grande métropole et joua en Berbérie, comme dans tout le bassin occidental de la Méditerranée, un rôle de premier ordre. Mais si grande que fût son influence sur la Berbérie, Carthage ne supprima pas pour autant l’esprit tribal. Le Professeur Charles André Julien a montré qu’antérieurement au IVe siècle av. JC. s’était formée dans l’Occident maghrébin une importante fédération de tribus, le royaume des Maures ou Mauritanie. À la fin du IIe siècle et au cours du 1er siècle av. JC. ce royaume s’étendait jusqu’à l’embouchure de l’Ampsaga (Oued El Kébir au nord de Constantine)). [1]
C’est sur ces fédérations de tribus que régnèrent les rois berbères, aussi bien durant la période carthaginoise que romaine. Certains d’entre eux furent grands et tentèrent de réaliser l’unité du pays. On peut citer Syphax, Massinissa, Micipsa, Jugurtha, Juba I, Juba II, Ptolémée etc... Mais Rome, qui avait triomphé de Carthage à l’issue des guerres puniques, ne pouvait tolérer d’autre puissance que la sienne. Elle divisa les dynasties berbères pour mieux régner.
Au Ve siècle la décadence survint. La Berbérie l’a hâtée par ses soulèvements. Puis l’heure de l’invasion des vandales, conduits par leur roi Genséric, arriva (mai 429). La Berbérie conquise, Genséric envahit l’Italie et occupa Rome. À sa mort, le 25 janvier 477, il était devenu tout puissant en Méditerranée.
Mais Byzance va remplacer Rome. La Berbérie reprit la lutte. Le général Belisaire et l’eunuque Salomon se chargèrent de la reconquête de la Berbérie. Les massacres furent terribles. Il s’ensuivit une grande hostilité de la part des tribus berbères à l’égard de cette occupation. Les antagonismes religieux, les violences de l’occupant, attisèrent ces haines. C’est à ce moment que les prédicateurs de l’Islam firent leurs premières apparitions au Maghreb.
L’Islamisation de l’Afrique du Nord ne fut pas facile. A ses débuts elle fut si meurtrière que le Khalif Omar interdit la pénétration du « Maghreb perfide ».
Cette islamisation se heurta à deux forces organisées : celle de Byzance et celle des tribus berbères. Byzance, après sa victoire sur les Vandales, avait de nouveau reconstruit ses forteresses et assuré la défense des grandes villes. Quant aux Berbères, ils avaient résisté aux Carthaginois, aux Romains, aux Vandales, aux Byzantins. II était dans la logique de leur histoire de résister aux Arabes. Surtout lorsqu’on sait qu’ils étaient acquis en particulier au christianisme orthodoxe de Saint Augustin, au donatisme révolutionnaire.
Mais les Arabes ne venaient pas conquérir des terres nouvelles. Ils venaient islamiser et répandre à travers le monde la nouvelle religion révélée. On connaît le mot d’Okba à son arrivée sur les rivages de l’Atlantique : « Mon Dieu, si la mer ne m’avait pas arrêté je serais allé plus loin faire glorifier ton nom ». C’est pourquoi ils réussirent là où les Romains, les Carthaginois et les Byzantins échouèrent. Les deux antagonistes sont d’égale valeur. Ils sont déterminés à vaincre.
Du côté de l’Islam, l’armée et ses généraux sont organisés et disciplinés sous l’autorité de meneurs d’hommes et de croyants authentiques tels que les généraux Amr, Abdellah Ibn Sad, Moawiya Ibn-Hodaïdj, Okba Ibn Nafi qui fut le fondateur de Kairouan (670), Abou El-Mohadjir, Zoubaïr-Ibn Kaï’s, Hassan Ibn El-Noman El-Ghas-sani, le vainqueur de la Kahina, Moussa Ibn Nocyr qui islamisa le Maghreb occidental.
Du côté des Berbères, de grandes tribus soutinrent la résistance ; d’abord celle de Kossyla : les Aouraba, et puis celle de la Kahina : les Djeraoua. Ensuite, entrèrent dans le combat les tribus de l’Ouest, du groupe des Sanhadja : les Ghomara, les Berghouala, les Milnasa, les Masmouda, les Haskoura, les Lemta, les Lemtouna. [2]
En se convertissant à l’Islam, toutes ces tribus deviendront le fer de lance de l’Empire Musulman. Elles participeront à la conquête de l’Espagne et arriveront en France jusqu’à Poitiers. Elles contribueront à l’islamisation de l’Afrique noire. Elles soutiendront des dynasties berbères : le royaume Kharigite de Tiaret, les Fatimites de Bougie, les Sanhadja de Béni Hamad, les Morabitines et les Mowahidines, connus en Europe sous le nom d’Almoravides et d’Almohades. L’islamisation s’est ainsi achevée.
Mais sous le règne glorieux des Sanhadja, deux tribus arabes -dont le Khalife du Caire a voulu se débarrasser, les Beni-Hilal et les Solaym - envahirent le Maghreb (1050-1052). Si sur le plan linguistique, ces deux tribus contribuèrent à arabiser l’Afrique du Nord déjà islamisée, par contre, sur le plan social et politique, elles firent son malheur. C’était des nomades « semblables à une armée de sauterelles ; ils détruisirent tout sur leur passage » écrivait Ibn-Khaldoun.
C’est donc sous les Mowahidines que la Berbérie connut sa grandeur. La dynastie a duré un siècle et demi. Elle fut l’une des plus glorieuses du Maghreb. Sa décadence coïncide avec la chute du royaume de Grenade en Espagne (1492).
La Berbérie donna alors naissance à trois territoires distincts : le Maroc, le Maghreo central et la Tunisie, gouvernés réciproquement par les Mérinides (capitale Fez), les Abd-El-Wadides (capitale Tlemcen), les Hafcides (capitale Tunis).
L’Espagne chrétienne, libérée de l’occupation arabe, va tenter de reconquérir l’Afrique du Nord. Les guerres religieuses vont reprendre. Ce sont les menaces que ces guerres font peser sur l’Islam nord-africain qui motiveront l’intervention des frères Barberousse au début du XVIe siècle.
Les Barberousse interviendront avec force et énergie. Ils chasseront les Espagnols et réunifieront la Berbérie centrale sous le nom de « Régence d’Alger ». Le mot « Algérie » entrera, pour la première fois, dans l’histoire maghrébine.
Les Turcs eurent le mérite d’avoir mis fin aux incursions de l’Espagne. Ils mirent un terme à l’anarchie des nomades et aux guerres intestines des tribus. Ils découragèrent les convoitises des États voisins, ceux de Tunis et de Fez. Mais leur système de gouvernement ne sut pas s’adapter aux conditions humaines et sociales du pays.
Aussi bien resteront-ils étrangers à notre peuple. Lorsque la France occupa Alger en 1830, ils optèrent pour le départ, laissant le pouvoir vacant. La France exercera ce pouvoir. Elle le gardera 132 ans. Le temps d’une dynastie, aurait dit Ibn-Khaldoun.
Que faut-il retenir de la longue histoire de notre pays ? Autant que je puisse en juger, la Berbérie, comme l’Europe d’ailleurs, fut de tout temps une terre d’invasions et de passages. D’une manière générale, les Berbères ont subi ces invasions beaucoup plus qu’ils n’en ont tiré bénéfice. Exception faite pour l’islamisation. L’étranger a été chassé par un autre étranger. Comme si le Berbère était un simple spectateur. Il faut attendre les temps modernes pour que les Arabo-Berbères de l’Afrique du Nord chassent à eux seuls, et par leurs propres moyens, l’étranger, en l’occurrence la colonisation française.
Les historiens occidentaux ont la fâcheuse tendance de glorifier l’occupation romaine comme s’ils voulaient justifier les entreprises coloniales de l’Europe. L’universitaire E. F. Gautier, que j’ai bien connu et qui m’a honoré de son amitié, s’en explique honnêtement. Il écrit : « L’histoire n’a pas le caractère oecuménique des sciences mathématiques, physiques ou naturelles. Elle connaît des frontières. Nous plaisantons cette sorte d’histoire qui s’écrivait jadis ad usum delphini, à l’usage du dauphin. Mais au fond, sans méconnaître nos efforts d’impartialité, de critique sévère, nous écrivons toujours l’histoire à l’usage du citoyen, du patriote, ou si l’on veut à l’usage d’un lecteur qui appartient à une patrie déterminée. Il est impossible de faire autrement. Cette « petite science conjecturale » tient à l’homme de trop près pour pouvoir se dégager entièrement des passions humaines ». [3]
Et à vrai dire, l’histoire du Maghreb n’a pas encore été entièrement écrite. Pour employer le mot de Gautier, c’est un sujet vierge. C’est donc aux historiens futurs à compulser les archives, à déchiffrer et à interpréter les textes pour donner au passé une image véridique. Tripoli, Tunis, Alger et Rabat, devraient y songer.
Le Professeur Sahli, dans un petit ouvrage intitulé « Décoloniser l’Histoire »4 [4], a contesté l’impartialité des historiens occidentaux. Cela est vraisemblable et même vrai. En Occident, les intellectuels sont souvent les auxiliaires du pouvoir. Comme le dit Gautier, l’historien écrit « pour le dauphin ». Il faut se garder toutefois de trop généraliser et tomber dans l’erreur inverse.
Pour l’heure, nous avons - entre autres - les travaux de Ch. A. Julien et de Robert Ageron. Ils éclairent d’une lumière nouvelle l’histoire de l’Afrique du Nord. Ces historiens se sont donné pour tâche de faire revivre sans passion et en toute impartialité les siècles qui ont fixé le destin du Maghreb et dont les terribles antagonismes sont arrivés jusqu’à nous. Ils font autorité en la matière.
Ma génération, née et grandie en plein siècle colonial, a été très sensibilisée par ces problèmes. Ainsi, par exemple, Marcais, arabisant distingué, commence son histoire de l’Algérie musulmane par ces mots : « L’apparition en 647 des « premières bandes musulmanes » dans la province d’Afrique ». Dès la première phrase on s’arrête, choqué. Le mot « bande » est employé à dessein. Il a un sens péjoratif qui ne nous échappe pas. Par surcroît, il ne correspond pas à la vérité.
Quand les musulmans passent en Égypte puis en Afrique du Nord en 647, il y a à peine quatorze ans que le Prophète est mort à Médine. Il n’est pas interdit de penser que les chefs de troupes, et aussi les troupes elles-mêmes passées en Égypte et en Afrique, ont connu le Prophète et entendu ses prédications. Leur foi est récente, leur prosélytisme rayonnant. Ils ne forment pas des « bandes » mais une élite de missionnaires dont l’entreprise est exaltante.
Nous sommes beaucoup plus près de la vérité historique que ne l’est le professeur Marçais. Sinon, la réussite de l’islamisation serait inexplicable. Là où Carthage et Rome n’ont laissé que des ruines, là où ils n’ont pu faire la conquête de l’âme populaire, les Arabes ont fait corps avec le corps social de la Berbérie et réussi à conquérir l’esprit et le cœur des populations.
Dans le même ouvrage, Marçais en convient : « Dans les temps troubles qui suivirent la conquête musulmane, les Berbères purent refuser le paiement des impôts aux gouverneurs arabes, combattre à la fois pour leur indépendance et leur doctrine hérétique, chasser enfin les représentants du Khalif ; ils purent fonder des empires qui s’étendirent jusqu’en Egypte et au cœur de l’Espagne. Mais ils ne se séparèrent pas du monde de l’Islam pour entrer dans le monde latin ». [5]
E. F. Gautier [6]exprime la même idée. Il écrit de son côté : « Après 12 siècles, les résultats de la conquête arabe nous frappent. Le Maghreb a été largement arabisé, totalement et profondément islamisé. » Le professeur Gautier va plus loin. Il explique le mécanisme de cette réussite : « Un gouvernement régulier, le gouvernement des Khalifes a envoyé des armées régulières, conduites par des généraux, des fonctionnaires militaires et suivies par le cadre d’une administration. Songeons à ce que cela signifie. Non seulement, comme Ibn Khaldoun le souligne, cette conquête a été la plus simple installation de garnisons et de bureaux dans les villes, mais encore ces Arabes de l’invasion étaient tous pratiquement des célibataires. Les familles qu’ils n’ont pas manqué de fonder furent de sang mixte. » « Le résultat fut celui qu’on a vu : la conquête non seulement matérielle mais morale de tout de qui avait un cerveau, le triomphe total de l’Islam. »
Contrairement à l’opinion de Marçais, la pénétration de l’Islam en Berbérie a été faite par une armée d’élite, par les « Sohabas », ceux qui furent les compagnons du Prophète. Il existe aujourd’hui en Kabylie des familles de Marabouts, respectées et vénérées par les populations. On peut déduire, en toute logique, que ces familles ont été fondées par ces mêmes « Sohabas ». Ils ont islamisé la Berbérie. À leur tour ils furent berbérisés, sans rien perdre du respect qui les entourait.
Aujourd’hui nous pouvons donc affirmer, sans exagération, que l’Islam est pour le Maghreb l’élément fondamental de l’édifice social. Une politique qui voudrait l’ignorer et ne pas tenir compte de ce facteur humain est certainement vouée à l’échec.
En occupant l’Algérie, la France a mésestimé ce facteur Islam. Elle s’est donné pour objectif la « francisation » du pays, envers et contre tout. Prévost-ParadoI parlera de la « Nouvelle France ». Quant à E. F. Gautier, il dira qu’en Algérie « nous avons voulu occidentaliser un coin de l’Orient ».
Dans l’élan colonial, personne ne s’est demandé : pourquoi cette européanisation ? Et comment la réaliser ? Ce fut l’erreur première. Si le Maréchal d’Empire de Boumont, qui débarqua à Sidi Ferruch à la tête du corps expéditionnaire, avait été un fin diplomate, son premier geste aurait été de retenir le Dey d’Alger et de signer avec lui un traité de protectorat. Ce protectorat nous aurait évité bien des confusions. Les rapports de colonisateurs à colonisés auraient été plus simples.
Le Dey était un monarque puissant ayant sous son autorité trois Beys, ceux de Médéa, de Constantine et d’Oran. Un traité de protectorat, comme celui du Bardo qui sera signé en 1881 avec la Tunisie, se comprenait davantage pour l’Algérie, étant donné l’importance de sa population et de son territoire.
Mais en 1830 le Roi Charles X et les hommes qui l’entouraient ignoraient tout de l’Islam, du monde Arabo-Berbère et du bloc Maghrébin. Louis-Philippe et la deuxième République ne furent pas mieux éclairés. Tous ces régimes s’engagèrent les yeux fermés dans la politique « annexioniste ». Transformer en province française un pays habité par des Arabo-Berbères, profondément attachés à l’Islam, était une grande ambition et une lourde entreprise.
La France crut pouvoir l’entreprendre en s’appuyant sur trois leviers de commande :
1) le peuplement français réalisé grâce à la contribution des peuples européens, à la naturalisation rapide des étrangers de confession chrétienne, et à l’accession globale des juifs algériens à la citoyenneté française ;
2) la transformation du pays et de son agriculture grâce à une infrastructure moderne,
3) l’émancipation des musulmans dans le cadre des institutions françaises. A cet effet, les musulmans sont déclarés « français ».
Le premier volet fut encouragé par des lois appropriées. Si le peuplement ne fut pas à la mesure des espérances françaises, c’est parce que le Français n’aime pas émigrer. Il a toujours été dominé par « l’esprit de clocher ».
Le deuxième volet par contre se révéla payant. Économiquement, l’Algérie se transforma. Une infrastructure se développa d’année en année, et donna à l’Algérie la physionomie d’un pays d’Europe.
Quant à son troisième point, il ne fut jamais réalisé. L’émancipation des musulmans dans le cadre de la loi française ne se fit pas. Quoique dit de nationalité française, l’indigène resta en fait « sujet français » « régi et soumis à des lois d’exception ». Les projets concernant son émancipation civique et politique s’accumulèrent sans qu’aucun d’eux ne soit adopté [7] .
Cette situation de l’ « indigène » pesa lourdement sur le statut de l’Algérie. Nous pouvons résumer très brièvement les différentes phases de son évolution.
1830-1834. L’Algérie est confiée à un régime militaire centralisé entre les mains du Commandant en Chef de l’occupation.
1834-1848A. À la tête de l’Algérie est placé un Gouverneur général pour les « possessions françaises dans le Nord de l’Afrique ».
1848-1858. L’Algérie devient territoire français, peuplé de Français, soumis à l’assimilation progressive des institutions républicaines. Mais « l’indigène musulman » reste étranger au bénéfice des lois. Il conserve son statut de sujet.
1858-1860. Création d’un Ministère de l’Algérie. Localement l’administration revient aux militaires c’est-à-dire aux « bureaux arabes »,
1860-1870. Politique du Royaume Arabe chère à Napoléon III. L’empereur dira : « l’Algérie est un royaume arabe, une colonie européenne et un camp français ».
1870-1898. La IIe République inaugure la politique dite de « Rattachement ». L’Algérie est constituée par « trois départements français » rattachés au Ministère de l’Intérieur. Dans ces départements, les Français sont citoyens, les indigènes restent sujets.
1898-1900. Retour à la politique dite de « décentralisation ». Paris accorde à la Colonie des franchises algériennes, économiques et financières (Délégations Financières à l’intérieur desquelles la « Section Colons » domine les débats).
1900-1914. Les franchises algériennes sont complétées par la « Charte de l’Algérie », accordant au pays la personnalité civile et l’autonomie financière. L’Algérie devient « un État dans l’État » et échappe de plus en plus au contrôle réel de la Métropole.
1914-1919. L’ « indigène » fait la guerre comme les Français. Depuis 1912 il est astreint au service militaire obligatoire, c’est-à-dire à l’impôt du sang. À la fin de la guerre, le Président Georges Clemenceau lui octroie certains droits. Malheureusement, cette petite réforme se heurte à l’opposition farouche des Maires d’Algérie.
1919-1939. La colonie française est à l’apogée de sa puissance. Elle fête bruyamment le centenaire de l’Algérie française durant tout le printemps et tout Pété 1930. Elle fait même défiler des soldats portant l’uniforme de l’armée de Bugeaud. En 1936, elle fait obstacle au projet du Gouvernement Blum-Viollette accordant la citoyenneté française, dans le respect du statut musulman, à 60000 Algériens.
1939-1944. Le Général de Gaulle, chef de la France libre, reprend le projet Blum-Viollette et accorde la citoyenneté française à une catégorie de Musulmans. Mais il maintient la prépondérance du 1er Collège, celui des Européens. La masse des musulmans reste parquée dans un collège spécial dit « deuxième collège » sans influence réelle sur le pouvoir colonial. Il convient de souligner qu’à cette époque l’Algérie musulmane a déjà évolué vers le « nationalisme algérien ». Elle se heurtera, le 8 mai 1945, aux manœuvres de la colonisation déterminée à lui faire payer cher ce qu’elle appelait son « séparatisme ».
1946-1947. En septembre 1947, malgré l’opposition de l’opinion publique musulmane, un nouveau « statut de l’Algérie » est voté par le Parlement Français. Par certains côtés, ce statut est un retrait sur la loi de 1900. Malgré les droits exorbitants qu’il maintient en faveur des Français réunis dans le premier collège, ce statut est saboté par ces derniers et vidé de son contenu. Grâce à la fraude électorale, élevée au rang d’un système de gouvernement, ils le rendent illusoire. Il convient d’ajouter que ce premier collège avait la bénédiction du Parlement Français et des Pouvoirs Publics.
À la veille de l’insurrection de 1954, « l’Indigène » n’a pas été émancipé. Pour être un Français à part entière, il doit demander sa naturalisation individuelle comme s’il était étranger. Les rares et maigres lois votées en sa faveur à Paris deviennent, le plus souvent, lettre morte en Algérie.
Pour montrer la situation aberrante de cet indigène, on peut citer les réponses faites par un de mes amis - étudiant à Paris - aux questions posées lors du recensement de décembre 1931.
Etes-vous Français ? Non.
Etes-vous Etranger ? Non.
Où êtes-vous né ? En Algérie.
On ne saurait mieux illustrer les contradictions de notre statut.
De son côté, le peuplement européen n’a pas répondu aux espoirs du Pouvoir. Il n’a jamais atteint le 1/10 de la population totale. Il se chiffre à peine à 900000 Européens, alors que la colonisation espérait implanter 4 à 5 millions de Français. Si l’on tient compte des efforts considérables qui ont été faits en faveur de ce peuplement, nous pouvons dire qu’il a été dérisoire.
Il faut observer aussi que ce peuplement était en voie de quitter le « Bled » pour se concentrer dans les grandes villes. Les villages de colonisation, construits et équipés pour les colons, ont été désertés petit à petit.
Pour illustrer ce recul, mon village natal peut servir d’exemple. En 1909, au moment où je suis descendu du douar pour aller à l’école franco-indigène de Taher, les Français étaient au nombre de 350 à 400 âmes.
De mémoire, je peux énumérer quelques noms de familles. Il y avait les trois Blache, les deux Droit, les deux Cantard, Chambon et ses sept enfants, Perrier, Provost, Reynaud, Marille, les deux Bondurand, les deux Caumeille, les deux Leotard, les deux Débat, le Dr Pages, Ambroise, Camara, les deux Chabot, Aubert, les trois Tochon, Bernardot, Ribanier, le Matre, les deux Mathieux, Meignier, Serpaggi, Cambelle, Pargny, Marandon, Terzi, Brun, Picard, Jouve, Kassouley, Gérard, Lalane, Germain, Jacquet, Augier, Suberbielle, les deux Nogaret, Offredi, Ramires, Contrault, etc.
A ces familles il faut ajouter tous les fonctionnaires de la commune, les forestiers, les gendarmes, les instituteurs, les postiers, les cantonniers, les inspecteurs des tabacs, le receveur des contributions, etc.
En 1950, le village ne comptait plus qu’une cinquantaine de Français. Que s’était-il passé ? Les petits lots de colonisation ont été absorbés par la grosse propriété ou rachetés par l’Indigène. Il en est de même de la propriété bâtie. Les jeunes Français préfèrent la ville à la campagne et la fonction publique aux travaux des champs.
C’est par ce processus que les populations françaises des villes enflèrent démesurément. En trente ans, elles ont plus que doublé. Cette population perd contact avec les masses musulmanes. Les graves problèmes qui se posent aux millions de nos paysans échappent à son optique. Elle ne voit plus ni leur misère, ni les lois d’exception qui pèsent sur eux. Et quand la chaudière éclate et que des troubles se produisent, cette population citadine est étonnée et parle de l’ingratitude de l’Arabe. Alors elle en appelle au gendarme et réclame la répression féroce et aveugle.
Et le drame recommence et se perpétue.
Mais la vie est plus forte que le malheur. Elle continue. Notre peuple s’est mis à endurer pour durer. Au temps de la violence succède celui de la sujétion et de l’exploitation.
En France deux courants d’opinion se font jour. Des Français expriment leur volonté d’exporter les droits de l’homme, d’appliquer aux Algériens les principes de 1789, de respecter la personne humaine et d’émanciper notre peuple. D’autres Français s’en tiennent, au contraire, à la loi du sabre et à l’exploitation de l’homme par l’homme.
Pour eux l’indigène doit rester un simple instrument de la richesse de l’Européen. On retrouve ce dualisme tout au long du siècle de colonisation. Il se situe tout particulièrement au niveau du corps enseignant, qui éduque et instruit, et du colon qui n’aspire qu’à dominer pour mieux vivre.
L’enseignement entrouvre les portes de la science, de la technique et de la vie moderne. La France séduit ceux qui ont la chance d’accéder à cette richesse intellectuelle. Aucun homme, de quelque race qu’il soit, ne peut rester insensible à cette forme de culture scientifique. La science qui conditionne tout le progrès est, en quelque sorte, une « sorcellerie » universelle sur laquelle repose le sort de la civilisation actuelle. À ce titre, elle concerne tous les peuples et particulièrement le nôtre qui illumina le Moyen Age européen de sa science et de sa culture.
Objectivement, notre réveil et notre adhésion à cette science étaient dans la nature des choses.
En Afrique du Nord, et tout spécialement en Algérie, la France « terre des arts, des armes et des lois » pouvait, grâce à l’instituteur, se présenter à nous sous un meilleur jour et nous aider dans notre renouveau culturel, politique et social. La connaissance de sa civilisation et de sa langue pouvait constituer entre elle et le Maghreb des liens autrement plus solides et durables que ceux que l’on tenta de créer par les chaînes et la servitude.
Cela pouvait se faire d’autant plus que les deux guerres mondiales, en faisant traverser la méditerranée aux soldats algériens, leur avaient fait découvrir la France réelle, si différente du peuplement européen d’Afrique du Nord.
Et même en Algérie, malgré l’impérialisme du colon, et à son insu, des liens indéfinissables s’étaient tissés, au cours des ans entre les deux communautés. On pouvait penser qu’elles avaient en puissance un destin commun. Mais aucune loi n’était intervenue en tant qu’élément catalyseur pour les souder politiquement et économiquement et consolider leur coexistence pacifique.
Dans le domaine des réformes, les colonisateurs et leurs lobbies à Paris ont toujours eu raison des libéraux. La France démocratique alla de capitulation en capitulation. En mettant sous le boisseau douze siècles de civilisation musulmane, en domestiquant le peuple arabo-berbère, elle a fait naître, dans la conscience collective des Français d’Algérie, la fiction de la race supérieure, au point que ces Français sont devenus méfiants vis-à-vis de la métropole et enfin ingouvernables.
Le jour devait arriver où l’inégale évolution des deux communautés, face à l’épreuve de la décolonisation, provoquerait leur conflit et réveillerait des haines qu’on pouvait croire éteintes.
Les Algériens ont tout tenté pour éviter ce drame parce que la France leur a beaucoup appris et qu’ils ne nourrissaient contre elle aucune haine. Hélas ! ils se sont heurtés - l’Histoire en portera témoignage - à un mur d’argent et à une barrière d’orgueil racial qui se croyaient infranchissables.
Ainsi l’immobilisme colonial a-t-il fini par provoquer l’incendie.
Extrait de Autopsie d’une guerre. Chapitre I. LE LONG CHEMINEMENT DE L’HISTOIRE. Editions Garnier