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Les maîtres précédents du pays, qu’ils soient numides, romains, vandales, byzantins, arabes, almoravides, abdelwahides, turcs ou autres, ne pouvaient prétendre qu’à une domination partielle ou relative. Leur mainmise était fragmentaire. En aucun cas, ils ne s’immisçaient partout. La France, elle, a dépêché ses soldats jusqu’aux extrémités les plus reculées. Même le rude Aurès a été pénétré. Même la farouche Kabylie a plié. Bientôt, les administrateurs et les colons français prolongeront la présence militaire.
L’avènement est d’importance. Il rompt avec un long héritage de séparatisme régional ou tribal, d’unité jamais réalisée. Il laisse présager qu’enfin le Maghreb central, par occupant interposé, se transformera en un bloc compact et unifié.
Est-ce à dire que cette présence française qui s’est imposée par les armes est unanimement acceptée et que l’adhésion des cœurs est acquise ? Non ! Pour deux raisons essentielles :
- la rigueur impitoyable de la conquête ;
- l’introduction d’un peuplement européen, phénomène à double tranchant.
Les germes initiaux de la future discorde se situent là. Les braises de la révolte couveront longtemps avant de se ranimer. Un point est sûr : elles ne s’éteindront pas.
On peut lire également sur le sujet, Cas concret d’une petite guerre : les « razzias » et « enfumades » de la conquête de l’Algérie, par le chef de bataillon Steve Carleton, Promotion maréchal Lyautey. Avril 2010 http://www.ecoledeguerre.defense.go...
UNE GUERRE IMPITOYABLE.
1830-1857. La lutte sans merci s’est prolongée durant un quart de siècle. Même si les combats ne se sont pas poursuivis partout durant cette période, l’Algérie française s’est d’abord façonnée dans le sang. Les bases de l’édifice en resteront marquées. Terrible évidence souvent occultée par le colonialisme triomphant de l’entre-deux-guerres.
La conquête a coûté très cher à l’armée française. A maintes reprises, combats, épidémies [1] ont vidé les rangs. La prise d’Alger, à elle seule, a réclamé à Bourmont 3 000 tués et blessés, nombre de ces derniers ne survivant pas. La maladie, les semaines suivantes, doublera le prix payé.
Il n’existe évidemment aucune statistique côté Turcs et Algériens. Sauf cas d’espèce, l’expérience prouve que les pertes se situent dans un rapport de un à trois, voire de un à cinq. La puissance de feu, la discipline, le métier des Français expliquent ces écarts face à un adversaire courageux mais souvent désordonné. Devant Alger, Turcs et Algériens ont ainsi pu perdre dans les 10 000 à 15 000 hommes.
Ces chiffres, ces estimations plus exactement, ne valent que pour la courte période de l’entrée dans Alger. Par la suite, les mêlées se sont succédé. Combats en rase campagne, embuscades, défenses et assauts acharnés des places de Constantine, Tlemcen, Zaatcha [2], Laghouat, etc., se réglant par des flots de sang dans un camp comme dans l’autre. La seule retraite de Constantine en 1836 s’est soldée par plus d’un millier de morts chez Clauzel.
En décompte global, le bilan des pertes françaises, qui n’a jamais été établi avec précision, se situe, entre les tués au combat, les décédés suite à blessures ou maladies, plus près de 200 000 que de 100 000 [3].
Le bilan est pire en face, surtout en y adjoignant les victimes civiles des razzias, des cités enlevées, des représailles de toute nature. Alors 500 000 morts ? Un million ? Rien ne permet de privilégier un total plutôt qu’un autre. Les pertes françaises étant presque exclusivement militaires [4], si le ratio de un à trois est retenu, 500 000 morts algériens semblent une approche d’ensemble aussi terrible que raisonnable.
Devant ce décompte, une conclusion s’impose. Une population algérienne de trois millions d’habitants en 1830 est généralement admise. Un Algérien sur six aurait donc disparu durant la conquête française. Un tel holocauste laisse obligatoirement des traces.
En faut-il un exemple ?
Visitant en 1888 le pays des Traras, cette région côtière d’Oranie où s’étaient déroulés les combats de Sidi Brahim en 1845, le géographe Charles de Mauprix fait une curieuse découverte.
Il remarque un certain nombre de petits tumuli en pierres sèches récemment blanchies à la chaux. Il ne s’agit pas de tombes de marabouts et le lieu n’est pas un cimetière. Mauprix questionne le caïd qui élude sa réponse. Le garde champêtre n’est pas plus loquace. Le khodja [5], pressé de questions, se montre évasif et prudent. « Ce sont des gens qui sont morts.
- Mais comment morts ? Ils ont été tués ?
- Oui, tués.
- Par qui ?
- Oh, tu sais, il y a longtemps. » Mauprix insiste et la réponse toujours reste vague. « Eh bien, il y a longtemps, une bataille !
- Mais alors, puisqu’il y a longtemps, comment se fait-il que les pierres aient été blanchies récemment ?
- Je ne sais pas. » Le khodja sait, et par recoupements Mauprix comprend. Il écrit dans son compte rendu de voyage : « Chaque année, à l’anniversaire des combats, les Arabes viennent fêter les héros qui sont tombés pour la défense de leur pays en tuant des Roumis détestés. Les pères racontent les faits à leurs enfants, citent les noms des morts et perpétuent la haine contre nous et l’espoir d’une vengeance [6]. » Le caïd, le garde champêtre, le khodja de l’endroit, tous à la solde des Français, n’ignoraient rien et se taisaient, complices tacites et peut-être approbateurs.
On en était là soixante ans après l’entrée dans Alger. La tradition qui se transmet dans les familles constitue en milieu rural une mémoire tenace. Le fait est bien connu. Rien ne prouve que les années suivantes aient estompé ce pieux hommage rendu aux combattants tombés contre les Français et derrière lui toute sa signification cachée.
Une guerre est toujours cruelle. La conquête de l’Algérie n’échappe pas à la règle, une règle où les lois, plus ou moins conventionnelles, sont tout de suite abolies. Dès leurs premiers pas sur le sol algérien, les Français découvrent et comprennent. Malheur à celui qui s’égare ou s’éloigne des rangs ! Un coup de yatagan a tôt fait de lui trancher le col. Malheur aux blessés abandonnés sur le terrain ! Leurs cadavres seront retrouvés en triste état. Malheur aux prisonniers tombés entre les mains de l’ennemi [7] ! La mort ne survient qu’au terme de longs tourments. Les cantinières ne sont pas épargnées. Un témoin rapporte : « Ces Bédouins sont d’effroyables gens, ils coupent une tête avec un plaisir féroce dont il est difficile de se faire une idée. Jugez-en. Dans la chaleur du combat, ils se contentent de saisir le prisonnier, de détacher sa tête du tronc et de l’emporter ; mais quand ils peuvent prendre leur temps, ils commencent par abattre les deux poignets, puis ils coupent les oreilles, puis tailladent la nuque de manière à faire un tatouage sanglant, puis enfin, ils abattent le nez. Ce n’est qu’alors que leur victime cesse de souffrir en ayant le col coupé. Un de nos gens a été délivré de leurs mains après avoir supporté une bonne part de ce traitement. Ses poignets lui étaient restés, son nez et sa nuque se recollent à l’hôpital, mais ses oreilles sont demeurées sur le champ de bataille [8] »
Le ton est donné. Dans cet univers de haine, personne ne retient son bras. Souvent même, les chefs incitent à frapper fort. Savary et Bugeaud ne sont pas les derniers sur cette voie.
Au printemps 1832, Savary lance une terrible expédition punitive sur la petite tribu d’El-Ouffîa, implantée dans la partie orientale de la Mitidja. Il lui reproche d’avoir dépouillé, selon lui, les envoyés du cheikh de Biskra venus solliciter l’aide de la France contre Ahmed bey. Le chef de tribu, fait prisonnier, est exécuté. Les hommes, les femmes, les enfants sont massacrés sans discernement. Cette tuerie, au passif des Français, ne sera pas oubliée. Ferhat Abbas y fera plusieurs fois allusion, notamment en 1931 dans Le Jeune Algérien [9].
Bugeaud exploitera à fond un mode de guerre qui finira par payer, la razzia. Certes, le terme razzia n’est pas d’origine française, il n’est que la dénomination arabe de la terre brûlée, utilisée au Maghreb bien avant l’apparition de Bourmont. Le 4 mai 1830, Ahmed bey écrivait de Constantine à Hussein dey : « J’ai fait une razzia sur une ferka des Oulad Saïd, en révolte contre le cheikh de l’Aurès. Je lui ai pris 2000 moutons, 2000 chèvres, 600 bœufs, 70 bêtes de charge. J’ai coupé 500 têtes... »
Ahmed bey omet uniquement de préciser - son interlocuteur le sait - que les 500 têtes appartiennent aussi bien à des femmes et des enfants qu’à des hommes. Bugeaud fait donc de la razzia l’une de ses principales tactiques pour annihiler les forces vives de l’émir : « il faut empêcher les Arabes, de semer, de récolter, de pâturer », ordonne-t-il.
Ses subordonnés exécutent avec application. Leurs correspondances fournissent des documents instructifs : « Je pille, je brûle, je dévaste, je coupe les arbres, je détruis les récoltes : le pays entouré d’un horizon de flammes et de fumée me rappelle un petit Palatinat en miniature » (Saint-Arnaud). « Pendant que la cavalerie donne la conduite à l’ennemi, l’infanterie s’arrête pour incendier les gourbis et gaspiller l’orge, le blé, etc., qu’on trouve en abondance dans les silos et qu’on ne peut emporter faute de transports » (duc d’Aumale, 1841). « Nous sommes restés plusieurs jours à ce bivouac, détruisant les figuiers, les récoltes et nous ne sommes partis que lorsque le pays a été entièrement détruit » (maréchal des logis de Castellane, 28 mars 1844). « J’ai cru remplir consciencieusement ma mission, ne laissant pas un village debout, pas un arbre, pas un champ » (futur maréchal Forey, alors lieutenant-colonel, le 26 avril 1843). Il ajoute, lucide : « Est-ce mal ? Est-ce bien ? Ou plutôt est-ce un mal pour un bien ? C’est ce que l’avenir décidera. »
Des chefs s’indignent : Wimpfen, Canrobert, Castellane, mais aucun ne se risque à briser sa carrière pour autant. La razzia fait partie de l’art de la guerre. Comment dans de telles conditions les populations pourraient-elles accueillir favorablement ces envahisseurs qui sont de surcroît des infidèles ? Les officiers ne sont pas dupes de leurs sentiments. « Ces peuples, quoiqu’on puisse dire ailleurs, nous exècrent », reconnaît le commandant Canrobert en 1844. En juin 1847, il n’a pas changé d’avis : « Ces gens-là nous exècrent. »
LES ENFUMADES DU DAHRA
Dans cette fureur pour détruire, à tout prix, l’adversaire ressort les épisodes appelés les enfumades du Dahra. En 1843, Bou Maza a soulevé l’Ouarsenis et surtout le Dahra, massif côtier truffé de cavités, au nord de la vallée du Chélif. 4000 hommes, sous Pélissier, Saint-Arnaud [10] et Sidi el-Aridi, [11] traquent les insurgés. Les directives de Bugeaud sont formelles : « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, fumez-les à outrance comme des renards. »
Ce qui se produit. Une partie de la tribu révoltée des Ouled Riah se réfugie dans une grotte du Dahra, profonde d’environ cent quatre-vingts mètres. Les Ouled Riah utilisent de longue date cet abri séculaire, il leur servait à échapper aux mehallas des deys. Pris au piège, ils envisagent un moment de demander l’aman. Les négociations ayant échoué, Pélissier, afin de précipiter le dénouement, fait allumer un brasier à l’entrée de la caverne. Un courant d’air active le foyer et entraîne à l’intérieur un flux brûlant de fumée. Le lendemain, près de 500 morts, de tous âges et tous sexes, asphyxiés, seront dénombrés [12].
Révélée, cette affaire secoue la Chambre. Bugeaud couvre son subordonné. Le ministre de la Guerre ne le désavoue pas. Deux mois après, intervient une tragédie identique dans le nord du massif. Les Sbea ont cherché refuge dans une autre grotte. Faute de possibilités de conciliation, Saint-Arnaud fait murer les entrées et n’en dissimulera pas les résultats : « Le 12, je fais hermétiquement boucher les issues, et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques. Personne n’est descendu dans les cavernes, personne... que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français. » Un rapport confidentiel a tout dit au maréchal, simplement, sans poésie terrible ni images. Il ajoute : « Ma conscience ne me reproche rien. J’ai fait mon devoir de chef, et demain je recommencerai, mais j’ai pris l’Afrique en dégoût. »
Le dossier des emmurés de Saint-Arnaud restera confidentiel. Paris n’en apprendra rien sur-le-champ. Par contre, les tribus voisines n’ignoreront pas le sort de leurs coreligionnaires.
Cette guerre à outrance n’est pas l’apanage d’un seul camp. Abd el-Kader et ses khalifas, Bou Maza et les insurgés de toutes origines pratiquent la razzia contre les tribus qui se rallient aux Français. Les atrocités se partagent, les haines s’enracinent. Le souvenir de cette férocité réciproque ne s’estompera pas. On le constatera dans les mémoires des Européens et leur crainte de « l’Arabe ». La constatation sera analogue chez ceux que la terminologie dénommera Arabes, indigènes et, sur la fin, Français musulmans.
L’Algérie sera par la suite regardée à juste titre comme le fleuron des colonies françaises. Il sera cependant oublié qu’elle fut la terre où la conquête fut la plus longue et la plus sanglante. Le fossé de sang sera-t-il jamais comblé ? Il est permis d’en douter. La haine du Roumi se transmettra dans les gourbis. Sinon, comment expliquer les déferlements populaires de mai 1945 dans le Constantinois et du 20 août 1955 à Philippeville ? Le djihad, si mobilisateur soit-il, n’en est pas la seule origine.
UNE PRESENCE ET UNE COLONISATION A DOUBLE TRANCHANT
Les razzias, les enfumades s’inscrivent dans le cadre général du fait guerrier, que l’évolution technique conduira aux bombardements aériens des zones urbaines, à l’emploi des gaz asphyxiants et du napalm [13].
Avec le temps, avec la relève des générations, le passé est malgré tout susceptible de s’estomper. Les peuples, hier ennemis, peuvent se réconcilier dans la mesure où les signes concrets de la discorde disparaissent. La France et l’Allemagne en fournissent une illustration. N’interfèrent plus l’Alsace et la Lorraine ou les horreurs nazies.
Tel n’est pas le cas en Algérie. Après avoir défait l’Etat barbaresque, occupé quelque temps Alger et ses abords, mis en place un nouveau régime, les Français auraient pu s’éloigner. Les traces de leur passage se seraient estompées. Loin de là, les vainqueurs s’incrustent. En relativement peu de temps, en dépit des hésitations initiales, ils marquent leur volonté de s’implanter, dépassant le stade de leur victoire militaire originelle.
Sans trop savoir exactement où elle va, l’occupation du pays se met en place, avec Bourmont, Clauzel, Berthezène, Savary, Voirol... Chacun possède son style. A l’humanisme d’un Berthezène s’oppose le cynisme d’un Savary. Devant les échos contradictoires lui parvenant d’outre-Méditerranée, le 7 juillet 1833 Louis-Philippe nomme une commission d’enquête afin d’établir ce qu’il en est exactement. C’est cette commission qui conclut au maintien de la présence française [14]mais ses attendus préalables sont accablants. Bien des historiens ne les ont pas rapportés, par crainte d’altérer l’image d’un colonialisme porteur de progrès et de développement. Ne pas mentionner les conclusions de la commission de 1833 ainsi que bien d’autres faits postérieurs, c’est refuser de vouloir comprendre les origines profondes du 1er novembre 1954. Cette observation sur des fautes et des erreurs ne doit pas pour autant éliminer les mérites le cas échéant. Comment, par exemple, ne pas relever le dévouement et le sacrifice des médecins militaires en faveur des Algériens lors des épidémies de choléra de 1849-1850 ? La commission, à son retour, écrit donc : « Si l’on s’arrête un instant sur la manière dont l’occupation a traité les indigènes, on voit que sa marche a été en contradiction non seulement avec la justice, mais avec la raison. C’est au mépris d’une capitulation solennelle, au mépris des droits les plus simples et les plus naturels des peuples, que nous avons méconnu tous les intérêts, froissé les mœurs et les existences, et nous avons ensuite demandé une soumission franche et entière à des populations qui ne se sont jamais complètement soumises à personne. Nous avons réuni au Domaine les biens des fondations pieuses, nous avons séquestré ceux d’une classe d’habitants que nous avions promis de respecter, nous avons commencé l’exercice de notre puissance par une exaction ; nous nous sommes emparés des propriétés privées sans indemnité aucune ; et, de plus, nous avons été jusqu’à contraindre des propriétaires, expropriés de cette manière, à payer les frais de démolition de leurs maisons et même d’une mosquée. Nous avons loué des bâtiments du Domaine à des tiers ; nous avons reçu d’avance le prix dû, et, le lendemain, nous avons fait démolir ces bâtiments, sans restitution ni dédommagements.
Nous avons profané les temples, les tombeaux, l’intérieur des maisons, asile sacré chez les musulmans. On sait que les nécessités de la guerre sont parfois irrésistibles, mais on devrait trouver dans l’application des mesures extrêmes des formes de justice pour masquer tout ce qu’elles ont d’odieux. Nous avons envoyé au supplice, sur un simple soupçon et sans procès, des gens dont la culpabilité est toujours restée plus que douteuse depuis ; leurs héritiers ont été dépouillés. Le gouvernement a fait restituer la fortune, il est vrai, mais il n’a pu rendre la vie à un père assassiné. Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduits ; égorgé, sur un soupçon, des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints du pays, des hommes vénérés, parce qu’ils avaient assez de courage pour venir s’exposer à nos fureurs, afin d’intercéder en faveur de leurs malheureux compatriotes ; il s’est trouvé des juges pour les condamner et des hommes civilisés pour les faire exécuter. Nous avons plongé dans les cachots des chefs de tribus, parce que ces tribus avaient donné asile à nos déserteurs ; nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d’actes diplomatiques de honteux guets-apens ; en un mot, nous avons débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser, et nous nous plaignons de n’avoir pas réussi auprès d’eux ! [15] »
Jugement sans complaisance, rédigé par des mains françaises !
Les mosquées transformées en lieux de culte catholique [16], en hôpitaux et casernements, sont certainement le point le plus mal supporté par un peuple scellé à sa foi.
Parallèlement, l’arrivée d’un nouveau peuplement porteur d’autres mœurs, d’une autre croyance, avec ses exigences et son sentiment de supériorité d’appartenir au camp des vainqueurs, ne peut qu’accentuer les rancœurs.
Les premiers civils arrivés sous Clauzel, Berthezène, Savary, sont encore relativement peu nombreux et n’ont pas bonne presse. En voyant nombre d’entre eux s’installer comme cafetiers ou tenanciers de tripots, les soldats les baptisent volontiers « vendeurs de goutte »...
Progressivement le flot s’étoffe, de l’ordre de 2000 par an. A l’arrivée de Bugeaud en février 1841, ils ne seront encore que 29 000, ces Européens partis chercher outre-Méditerranée une autre vie, hors d’un vieux continent en crise politique et sociale. La majorité provient des pourtours du Bassin méditerranéen et s’installe d’abord dans les ports, Alger, Oran, Bône, Philippeville, à un degré moindre Bougie, Mostaganem, Djidjelli. Commerçants, artisans, fonctionnaires, spéculateurs pas toujours scrupuleux, ils façonnent ces villes à l’européenne. Alger voit naître la future place du Gouvernement [17], percer la rue Bab Azoun, dépasser les remparts turcs. Ces opérations « à la Haussmann » avant l’heure s’effectuent aux dépens des anciens sites et souvent aussi des occupants (d’où les observations de la commission d’enquête).
A tous ces nouveaux venus - comme à l’armée et à l’administration -, il faut des demeures, des locaux et bientôt des terres avec le démarrage de la colonisation agricole, dans le Sahel d’abord, puis en Mitidja.
Les propriétés des Turcs ou des exilés ne soulèvent pas de difficultés : l’Etat se les approprie, comme il s’attribue les biens de l’ancienne Régence et des fondations religieuses (habou). Les Domaines les rétrocèdent dans de bonnes conditions pour le Trésor. De leur côté, les propriétaires algériens se persuadent que les Français ne resteront pas. Ils leur vendent, généralement à bas prix, pensant tout récupérer à leur départ. La désillusion sera cruelle, ces évictions, de gré ou de force, devenant fait acquis. Pendant des années, les yaouleds algérois entendront le taleb [18] psalmodier la complainte des vaincus :
O regrets sur Alger, sur ses palais,
Et sur ses forts qui étaient si beaux !
O regrets sur ses mosquées, sur les prières qu ’on y priait,
Et sur les chaires de marbre
D’où partaient les éclairs de la foi !
O regrets sur les minarets, sur les chants qui s’y chantaient,
Sur ses tholbas [19], sur ses écoles, et sur ceux qui lisaient le Coran.
O regrets sur ses zaouïas [20] dont on a fermé les portes,
Et sur ses marabouts tous devenus errants
O regrets sur Alger, sur ses maisons,
Et sur ses appartements si bien soignés !
O regrets sur la ville et la propreté
Dont le marbre et le porphyre éblouissaient les yeux
Les chrétiens les habitent, leur été a changé !
Ils ont tout dégradé, les impurs !
La caserne des janissaires, ils en ont abattu les murs,
Ils en ont enlevé les marbres.
Après avoir visité Alger en 1844, un « touriste » écrira : « Il se passe d’étranges choses dans les yeux, sur le front sévère de ces Arabes, témoins muets de notre établissement, de nos triomphes, de nos progrès. Il y a des mystères de mépris, de douleur, et d’ironie sur ces fronts. Accroupis sur des pierres, à des détours de rue, à des coins solitaires, ces hommes m’apparaissent comme des Jérémies pleurant sur la chute d’Alger et l’invasion étrangère. [21] »
Les terres ne manquent pas, dans un pays peu peuplé. Des bonnes et des mauvaises ! Les bonnes appartenaient aux Turcs, à des grands propriétaires, à des communautés religieuses ou à des tribus. Plus rarement à des particuliers. Les mauvaises correspondent aux étendues laissées en friche où règnent palmiers nains, genêts, micocouliers, lentisques, jujubiers, cactus, aloès, ronciers et broussailles.
Parfois elles ne présentent que des zones marécageuses, comme dans une bonne partie de la Mitidja. Certaines de ces terres qui donnent l’impression d’abandon ne sont pas inutiles. Elles servent de pâtures et relèvent du domaine tribal.
Plus encore que l’habitat urbain, la surface agricole va opposer les deux communautés, appelées au fil de l’implantation coloniale à vivre côte à côte. Des transactions s’effectuent, certaines régulières, d’autres beaucoup moins. Les besoins croissant, l’administration distribue des lots, fruits de diverses spoliations, biens turcs, biens habous surtout, séquestres à titre de châtiment sur les révoltés. Les tribus perdent alors quantité de leurs bonnes terres ou de leurs aires de pâture.
Ces attributions à la colonisation ne signifient pas que la suite soit facile pour les bénéficiaires. Faire fructifier implique de défricher, de fertiliser un sol souvent délaissé depuis longtemps. Il existe des zones maudites à drainer, à assécher, à conquérir sur les marécages. La création du village de Boufarik [22], les cultures de la Mitidja, des plaines de Bône ou d’Oran fournissent un bel exemple de l’acharnement des colons européens. Acharnement toujours lourdement sanctionné par les maladies, les épidémies, les assassinats, les enlèvements, les massacres. Ainsi, pour revenir à Boufarik, en mai et juin 1840 14 colons y sont enlevés, 42 tués. En 1841, 106 sur 450 meurent de maladies ; en 1842, 92 sont emportés par le paludisme.
Dans ces premières décennies de la colonisation s’ancrent chez les uns et chez les autres des à priori définitifs. Les Algériens accusent : « Cette terre, c’est la nôtre, on nous l’a volée ! » Les Européens répliquent : « Cette terre, c’est notre travail, notre sueur, notre sang ! »
Impossible dialogue, condamné à se durcir et se perpétuer. Les nouveaux arrivants réclament sans cesse de quoi cultiver. Les autochtones se trouvent progressivement contraints de se replier sur des zones déshéritées ou montagneuses. De cette époque naît également un sentiment qui persistera : les massacres de colons, qu’ils proviennent des Hadjoutes ou des divers révoltés, hantent les esprits. La peur de « l’Arabe » sera une constante plus ou moins avouée dans le cœur des Européens. Leurs réactions en découlent. Ils feront tout pour demeurer les plus forts et affirmer leur suprématie en dépit d’une infériorité numérique qui ne leur échappe pas.
Ces Européens n’étaient donc que 29000 à l’arrivée de Bugeaud. Celui-ci n’a pas caché ses intentions : « La conquête serait stérile sans la colonisation. » Sa devise répond à ses préoccupations : Ense et Aratro (Par le fer et la charrue).
La colonisation intensive s’ouvre ainsi sous son impulsion et s’accélère durant la décennie 1840. Les émigrants débarquent et s’installent naturellement au plus près de leurs rivages de départ : Espagnols en Oranie, Italiens, Maltais dans le Constantinois... Le second semestre 1848 voit un apport de 20 502 personnes [23], envoyées en Algérie par un gouvernement soucieux de se débarrasser des éléments turbulents de la capitale au lendemain de la fermeture des ateliers nationaux. Des statistiques « officielles », suspectes dans leur précision, donnent au 31 mars 1849 117 332, dont 54 958 Français, les étrangers étant alors majoritaires [24].
L’élan est donné. Il ne faiblira pas, drainant outre-Méditerranée des immigrés sociaux en quête d’un univers meilleur, mais aussi des exilés politiques. Les 6 000 républicains déportés en Algérie après le coup d’Etat du 2 décembre 1851 seront de ceux-là.
La sécurité assurée, la colonisation s’oriente profondément vers l’intérieur. De nouvelles cités s’édifient et se peuplent autour de postes militaires : Philippeville, Aumale, SidiBel Abbés [25], Batna, Orléansville, etc. Des centres dits de colonisation se construisent, transformant complètement le paysage rural. 700 villages seront ainsi créés. Au fil des années apparaissent :
Boufarik, déjà cité, le plus ancien et le plus célèbre [26].
En 1840 : Delly-Ibrahim, Kouba.
En 1841 : Birmandreis, Birkadem.
En 1843 : Guyotville, Cheragas.
En 1844 : Staoueli, Damremont, Saint-Antoine, Valée.
En 1846 : Mazagran, Sainte-Barbe du Tlelat.
En 1848 : Castiglione, Novi, Valmy, Saint-Cloud, Gastonville, Jemmapes.
La liste complète serait trop longue, toujours synonyme de formidables efforts et de nouvelles tombes. Si quelques-uns de ces villages conservent leurs patronymes d’origine - Aïn Sultan, Aïn Arnat -, la grosse majorité évoque un grand moment ou un grand nom de l’histoire nationale : Valmy, Fleurus, Marengo, pour la Révolution et le Consulat ; Bugeaud, Lamoricière, Valée, pour la conquête ; Corneille, Arago, Pasteur, pour les arts et les sciences [27].
Par le développement économique apporté, cette colonisation bouleverse et enrichit le pays, même si elle s’effectue en large part au détriment des populations locales dépouillées de leur patrimoine. Suivant les périodes, elle prend plusieurs aspects.
Il y a l’immense foule des immigrants aux mains vides. Ceux-là n’ont souvent que leur courage pour bagage. Beaucoup, anciens citadins, ont tout à découvrir et à apprendre. A côté de tous ces pauvres hères, intervient la colonisation capitaliste. Bugeaud les dénommera « colons aux gants jaunes », ces humanistes comme le baron de Vialar qui investissent leur fortune pour acheter des hectares, implanter des familles et faire œuvre sociale. Les grosses sociétés qui se manifestent à partir du Second Empire - Compagnie genevoise, Société algérienne - n’ont pas les mêmes visées. Les hectares concédés ne débouchent pas toujours sur des constructions de villages et des implantations européennes [28].
Aux uns comme aux autres se pose constamment le problème déjà évoqué : l’attribution de terres. Pour y remédier, l’administration a largement recours aux confiscations sur les révoltés : 168000 hectares saisis aux Hadjoutes après les ravages de 1839, 446000 aux Kabyles après la révolte de Mokrani en 1871. Le choc causé chez les spoliés ne s’effacera pas.
Sous Randon, gouverneur général de 1852 à 1858, intervient un principe aussi subtil que spécieux. Il vise à « fixer les tribus au sol en les condensant » et à récupérer des terres « jugées mortes ». Sur la base des ratios métropolitains du moment, trois hectares par habitant sont jugés suffisants. L’excédent, estimé inutile ou non entretenu, devient disponible. Une telle pratique dite du cantonnement ne tient compte ni des jachères ni des besoins en pâtures des nomades. Elle soulève encore la colère et la rancœur des expropriés auxquels elle n’apporte que de maigres compensations [29]. Les révoltes s’expliquent.
Ce pays qui se francise est à administrer avec deux grandes masses à conduire. D’un côté, celle des Algériens au fur et à mesure de leur soumission, de l’autre, celle croissante des Européens.
L’armée, à l’heure des combats, bénéficiait d’un pouvoir sans réserves. La paix s’établissant, elle a tendance à vouloir conserver ses prérogatives, d’autant qu’au départ presque tout repose sur elle. Outre la sécurité à préserver, elle assure la logistique de la colonisation naissante. Omniprésente, elle est indispensable. Nouvelles cités édifiées aux carrefours stratégiques, voies de communication, ouvrages d’art, bâtiments publics sont son œuvre.
Cette réalité incontournable assoit le « pouvoir du sabre ». Partout, depuis le gouverneur général à Alger, les militaires sont aux commandes. Avec l’éloignement de la menace « arabe », les colons civils acceptent mal cette tutelle. Les rapports se tendent. En bien des cas, l’armée toise de haut les immigrés aux noms à consonance étrangère ou les exilés politiques regardés comme des révolutionnaires. Elle se sent loin d’individus qui ont en outre à ses yeux le tort de gruger les indigènes. Si elle a eu la main lourde durant les diverses phases de la conquête, elle n’entend pas opprimer les vaincus. Au contraire, elle s’applique à les protéger, Bugeaud le premier. Le 1er juillet 1844, le gouverneur général expédie en prison pour un mois le « sieur Mangot qui a pour habitude de maltraiter les Arabes » [30]. Il ne s’agit là que d’un exemple du divorce entre mondes civil et militaire. Le premier aspire à la paix, au profit, le second à la gloire, au pouvoir, sans écarter des préoccupations sociales. Dans les unités indigènes, les rapports sont bons entre encadrement européen et recrues.
Les Bureaux arabes créés en 1833 [31] répondent à cet état d’esprit. Ils ont mission d’assurer « une administration juste et régulière des tribus » et une « augmentation du bien-être chez les indigènes » [32]. Toute une phalange d’officiers arabisants : Lamoricière, Duvivier, Marey-Monge, Pélissier de Reynaud, Richard, Lapasset, Daumas, Hanoteau, Chanzy, etc., œuvrera dans ce sens. Un certain paternalisme autoritaire, des erreurs, des fautes même n’empêcheront pas le corps des Bureaux arabes dans son ensemble de travailler en faveur des populations indigènes en s’opposant souvent aux exigences des colons. Les SAS durant la guerre d’indépendance s’inscriront dans leur lignage.
L’institution par la Seconde République en décembre 1848 de trois départements [33] correspondant sensiblement aux trois provinces héritées de la Régence n’altérera guère le « pouvoir du sabre ». Sous réserve d’une brève interruption, le gouverneur général restera un militaire de haut rang, il faudra attendre les lendemains du 4 septembre 1870 pour que l’armée perde sa prééminence.
Cette Seconde République, à l’existence si brève soit-elle, introduit toutefois en Algérie deux mesures d’importance : elle abolit l’esclavage, libérant ainsi les esclaves noirs de leurs maîtres arabes [34] ; elle engage le début du rattachement de plusieurs branches de l’administration locale (justice, instruction publique, cultes) à l’autorité ministérielle. Elle amorce ainsi un mouvement d’assimilation à la métropole réclamée par les colons mais qui ne trouvera sa pleine conclusion qu’en 1881.
Trois députés sont aussi envoyés à la Chambre et déjà se manifeste un courant qui persistera sous le Second Empire chez les Européens. Ils s’affirment républicains. Contrairement à la métropole, le oui pour le rétablissement de l’Empire ne l’emportera que de justesse en 1852. Les grandes villes, Alger, Oran, Constantine, votent contre. Faut-il dire que seuls les citoyens français participent au scrutin ? Ni les étrangers ni les indigènes n’y ont accès.
RAPPORTÉE AVEC IMPARTIALITÉ ET RIGUEUR, L’AVENTURE PLUS DE DEUX FOIS MILLÉNAIRE DE LA TERRE ALGÉRIENNE ET DE SON PEUPLE.
Pour bien des Français, l’évocation douloureuse de l’Algérie soulève des inquiétudes et pose des interrogations. Pourquoi ce pays, enfin indépendant, en est-il arrivé à un tel déferlement de haines et de violences qui le ronge et l’endeuille chaque jour ?
A cette question, l’Histoire apporte des réponses, éclaire le présent. Durant plus de deux millénaires, l’Algérie s’est cherchée. Les occupants romains, arabes, turcs ou français se sont succédé sur son sol. Aucune figure de proue, hormis Abd el-Kader, aucune dynastie ne se sont véritablement imposées pour façonner une nation. Si les Algériens se sont opposés avec vigueur aux divers envahisseurs, ils n’ont jamais pu, en revanche, se rassembler, déchirés par des rivalités tribales ou ethniques.
Le 1er novembre 1954 marque le début de la guerre d’indépendance. La lutte engagée par une poignée de nationalistes pour mettre fin à 130 ans de présence française s’affirme autant une guerre civile qu’un combat national : les partisans du FLN, de Messali Hadj, et ceux qui prônent la poursuite de la coopération avec la France se livrent à un affrontement sans merci. Dans ce combat, plus d’Algériens périssent de la main de leurs compatriotes que sous le feu de l’adversaire et, l’indépendance acquise, des scissions intestines demeurent. Le pays vacille, des militaires s’emparent du pouvoir que veulent lui arracher certains intégristes islamistes, aussi fanatiques que sanguinaires. Violences, attentats, tueries, répressions se succèdent. 50 000, 100 000 morts, davantage ? Nul ne le sait. L’Algérie tout entière vit dans l’horreur et le dénuement. Quand s’arrêtera son martyre ? Impossible de se prononcer. L’incertitude, la précarité caractérisent plus que jamais son destin.
Pierre Montagnon connaît et aime ce pays auquel il reste profondément attaché. Nombre de ses ouvrages en témoignent. Celui-ci, qui vient particulièrement à son heure, rapporte et éclaire, avec impartiarlité et rigueur, l’aventure d’une terre et d’un peuple qui souffre mais refuse, malgré tout, de renoncer à l’espérance.
Pierre Montagnon. Né en 1931. Saint-Cyrien. Officier de la Légion d’honneur à titre militaire. Historien. Conférencier. Lauréat de l’Académie française. Auteur, entre autres, dans la même collection, de LA GUERRE D’ALGERIE, de /’HISTOIRE DE L’ARMEE FRANÇAISE, de LA GRANDE HISTOIRE DE LA SECONDE GUERRE MONDIALE (10 tomes), de LA FRANCE COLONIALE (2 tomes).