- Rencontre avec Joshua Mitchell
- « Mon idée est que nous sommes dans une nouvelle phase du combat libéral contre les mouvements qui cherchent à "ré-enchanter" le monde. Ces mouvements ne laissent pas la place au pluralisme, au doute, au compromis ».
Joshua Mitchell est professeur de théorie politique à l’université de Georgetown, à Washington. Il est l’un des fondateurs des antennes de cette université à Souleimaniya en Irak et à Doha au Qatar. Il est l’auteur de Tocqueville en Arabie (University of Chicago Press, 2012). Son champ d’études touche au rapport entre la religion et la philosophie libérale.
LE FIGARO. - Vous avez récemment écrit un livre sur les affres du monde arabe face à la modernité. Quel regard portez-vous sur les attentats à Paris ?
Joshua MITCHELL. - Les sociétés arabes sont déchirées entre deux mondes. En France, et dans une moindre mesure en Amérique, la jeunesse ressent la tension qui persiste entre ses loyautés traditionnelles et son intérêt individualiste. Au Moyen-Orient, cette tension est à une échelle bien supérieure. L’islam radical émerge au cœur de cette tension : perdus et seuls, ceux qui adoptent cette idéologie pensent recréer un tout cohérent en « retournant » à l’islam. Leur supposé « retour » est donc celui d’un homme qui est déjà le produit d’un monde moderne de solitude. C’est leur manière de « ré-enchanter » un monde moderne que Max Weber avait défini par son désenchantement.
Diriez-vous que la situation des jeunes musulmans d’Europe est similaire ? Eux aussi semblent déchirés...
Oui, mais il y a des facteurs additionnels dans les communautés immigrées. Certains analystes disent qu’ils deviennent acculturés, d’autres qu’ils se radicalisent. Les deux scénarios sont possibles. Si radicalisation il y a, elle se produit quand la génération qui grandit dans ces communautés n’a pas d’expérience précise de sa patrie d’origine et développe donc une image rêvée de l’islam. Déconnecté de la pratique, leur esprit navigue et construit une idée imaginaire, « pure », de l’islam, un phénomène démultiplié par Internet.
Certains observateurs affirment que l’islam a un problème avec la modernité et le monde libéral parce qu’il ne distingue pas entre ce qui appartient à César et ce qui appartient à Dieu.
Le christianisme, contrairement à l’islam, émerge autour des mondes déjà cohérents et puissants de Rome, de Grèce et de la Judée. Contrairement aux religions de droit, telles l’islam, le christianisme a peu à dire sur la loi. C’est très important. L’islam lui, peut être vu comme offrant, à travers sa loi, une doctrine globale du monde qui s’applique à tous les domaines de la vie humaine, et qui ne distingue pas entre ce qui relève du divin et du reste. Dans le christianisme - d’abord dans les Évangiles puis de manière plus aboutie dans les écrits de saint Augustin au Ve siècle - vous trouvez l’idée que le monde de la politique ne relève pas du sacré. Alors que l’islam a toujours clamé que toute la vie est sous le commandement de Dieu, la chrétienté est rarement allée aussi loin. Plus tard, bien sûr, elle deviendra un temps ce que l’on appelle une religion « civilisationnelle » qui englobe tous les aspects de la vie. C’est difficile à dater, mais peut-être saint Thomas d’Aquin, à la fin du XIIIe siècle, peut-il être vu comme celui qui en fournit la justification théorique. Son travail est une formulation exquise d’une création téléologiquement ordonnée. Mais l’homme étant l’homme, cette formulation a été récupérée par l’Église pour s’arroger d’énormes pouvoirs, dont les abus seront pointés par les Réformateurs au XVIe siècle. En établissant une distinction claire entre le monde charnel et le monde de la foi, Luther a détruit l’idée de la religion comme un tout englobant la totalité des choses.
Cette distinction est donc antérieure à la philosophie des Lumières ?
Oui, elle vient avec Luther, et si vous y ajoutez le développement de la science comme mode d’investigation indépendant de la foi, elle accouche du monde moderne. L’idée cruciale, qui sera confirmée pendant les Lumières et forme la base de la philosophie libérale," est que le monde n’est pas harmonieux, qu’aucun ciment religieux ou scientifique ou quoi que ce soit d’autre ne peut faire coller ensemble les différents domaines de l’expérience humaine. Le monde est irréductiblement pluriel.
C’est donc bien cette définition des Lumières et de la modernité que les islamistes veulent détruire ?
C’est précisément ce concept que les radicaux islamistes contestent. Ils essaient de « ré-enchanter » le monde, de redonner une cohérence, par la violence et la peur, à un monde qui selon les libéraux n’en a pas. Les nazis, les fascistes et les communistes ont tous essayé de « ré-enchanter » le monde avec une idéologie totalitaire. Mon idée est que nous sommes dans une nouvelle phase du combat libéral contre les mouvements qui cherchent à « ré-enchanter » le monde. Ces mouvements ne laissent pas place au pluralisme, au doute, au compromis ; ils ne respecteront pas les lois de la France ni d’aucune autre nation. Ils submergent et détruisent, et ne laissent rien d’indépendant d’eux. De ce point de vue, la satire est très révélatrice de ces deux visions du monde. Dans un monde libéral, aucun domaine ne peut exercer de droit absolu sur les autres. C’est pourquoi la religion peut faire l’objet de plaisanteries. Ce n’est pas le cas dans un monde « enchanté », totalement dénué d’humour. En défendant la satire, nous défendons l’idée qu’il existe de multiples domaines sur lesquels la religion n’exerce aucun pouvoir ultime.
En d’autres termes, une loi sur le blasphème n’a pas sa place dans le monde libéral ? Mais n’est-ce pas ce que réclament implicitement certains quand ils disent que « Charlie Hebdo » n’aurait pas dû offenser le Prophète ?
Nous nous sommes engagés dans une fausse voie - je parlerai ici de l’Amérique - en développant l’idée que les gens ont le droit de ne pas être offensés. Si je vis, par exemple, en Arabie saoudite, et que je suis chrétien, je suppose que je pourrais me sentir « offensé » d’avoir à commencer ma semaine le dimanche plutôt que d’aller à l’Église ; ou que l’appel à la prière musulmane soit diffusé dans le supermarché où j’achète mon pain. Si je vis en Arabie saoudite, toutefois, je renonce à mon droit à ne pas être « offensé » par les lois du pays, coutumes et religion. Si je les connais avant d’arriver, et que je décide de m’y rendre, j’ai renoncé à mon droit à ne pas être offensé. En Occident, nous tenons une telle règle pour acquise. En grande partie parce que la leçon du traité de Westphalie de 1648 est imprimée dans nos esprits : les juridictions s’imposent et peuvent diverger sur ce qu’elles interdisent ou autorisent. Ce qui est opposé à l’idée d’une « Nation de l’islam » dont la souveraineté s’étend à travers le monde entier.
Le gouvernement français a affirmé sans hésitation que nous sommes en guerre avec l’islam radical. Beaucoup de musulmans démocrates confirment que le combat actuel concerne la « Maison islam ». L’Administration Obama nie en revanche que ce qui se passe ait quoi que ce soit à voir avec l’islam. Pourquoi ?
D’abord, bien sûr, nous devons avoir le courage de nommer l’ennemi. Il me semble que l’attaque contre Charlie Hebdo a réveillé de leur sommeil des millions de gens. Ils auraient préféré ne pas le nommer, cet ennemi, mais voilà que l’horreur force leur main. C’est un réveil particulièrement difficile, je pense, pour la gauche, qui a tellement investi dans l’idée que le monde arabe, dans sa nature profonde, tombe dans la catégorie de l’innocence, alors que l’Occident, par nature, est dans la catégorie des « coupables ». L’Administration Obama semble avoir de vrais états d’âme encore aujourd’hui. Je serai bien le dernier à dire que l’Occident est innocent dans ses actions et entreprises au Moyen-Orient. Mais plutôt que de discuter sur le fait de savoir quel groupe est innocent et quel groupe est coupable, il est préférable de se hausser au-dessus de la mêlée et de noter, sans hésitation, qu’il existe, dans l’islam, une faction, petite mais influente et agressive, qui cherche à combattre la vision libérale du monde. C’est la signification du combat en cours, et l’héritage colonial de l’Occident ne diminue en rien son droit à se défendre. L’islam radical affirme qu’on reviendra à un « monde enchanté » ou qu’on aura la mort. La bataille se joue entre ceux qui veulent nous imposer une nouvelle interprétation totalitaire du monde et ceux qui reconnaissent que la beauté du monde vient de sa complexité.
article paru dans le Figaro du le mercredi 4 février 2015.
’Laure Mandeville est chef du bureau Amérique du Figaro depuis janvier 2009. C’est sa deuxième incursion outre-atlantique, rive qu’elle avait explorée il y a 24 ans, quand elle étudiait la science politique et le monde russe sur les bancs de l’université de Harvard.
Entretemps, cette passionnée de culture russe et de politique, a surtout arpenté l’Est de l’Europe, jusqu’à l’Oural et bien au-delà. Entrée en mai 1989 au service étranger du Figaro, après des études de langues O et de sciences politiques, elle a couvert la fin du communisme et le monde post-soviétique (Europe de l’Est, Russie, pays baltes, Caucase, Ukraine, Asie centrale) pendant près de 20 ans.
Elle a été correspondante du Figaro en Russie, de 1997 à 2000. Elle a aussi beaucoup écrit sur l’élargissement de l’UE, les questions énergétiques, l’islam en Europe et les relations transatlantiques. Elle est l’auteur de « L’Armée russe, la puissance en haillons », ed n° 1, 1994 et de « La reconquête russe », Grasset, 2008, qui a reçu le prix « Louis Pauwels de la Société des gens de lettres » et le prix « Ailleurs » en 2009.