Le général Petraeus, stratège en chef au Moyen-Orient Par Renaud Girard. Le Figaro du mardi 9 septembre 2008.
Spécialiste de la guerre anti-insurrectionnelle, le patron Américain de la force multinationale en Irak mène aussi la guerre en Afghanistan depuis son poste de Centcom, le commandement des forces américaines au Moyen-Orient. ……… La scène se passe au petit matin du dimanche 1er juin 2008 à Bagdad. Sans sirène ni klaxon, un convoi de Humvees se fraie un chemin à travers les chicanes de béton d’un quartier résidentiel sur les bords du Tigre. Arrivé devant la villa qui sert de résidence officielle à Jalal Talabani, président (kurde) de l’Irak, un militaire svelte, au visage encore juvénile, mais dont les galons portent les quatre étoiles du grade de général d’armée, s’extraie d’une jeep. Sans cérémonie ni esbroufe sécuritaire, le général américain David Petraeus, commandant de la force multinationale en Irak, est venu saluer le ministre français des Affaires étrangères, en visite officielle.
Qu’il ait été, un mois plus tôt, désigné pour devenir le prochain Centcom, c’est-à-dire le commandant en chef de toutes les forces américaines au Moyen-Orient, ne lui a nullement fait « péter les plombs ». Par son intelligence, son ambition, son énergie, son goût du sport, Petraeus rappelle Patton. Mais il n’a pas l’arrogance de son illustre aîné. Pour la France, il n’a que des mots aimables. Devant Bernard Kouchner, il dit que son rêve serait d’avoir des officiers américains aussi compétents, aussi familiers de l’environnement humain dans lequel ils sont appelés à servir que les « médecins sans frontières ».
Cultivé, titulaire d’un PhD de la prestigieuse Université de Princeton, Petraeus sait que les French doctors (dont son interlocuteur) furent les premiers Occidentaux à se rendre sur le terrain en Afghanistan, au côté de la population insurgée, juste après le début de l’invasion soviétique. Il admire les humanitaires français des années 1980, qui se montrèrent capables de s’intégrer dans des environnements humains très différents de celui de leur pays d’origine.
Né en 1952, sorti en 1974 de West Point, David Petraeus n’a pas connu le Vietnam. La première fois qu’il voit la vraie guerre, c’est en mars 2003, lorsqu’il pénètre en Irak à la tête de la célèbre 101e division aéroportée. Mais ne pas avoir vécu le feu ne l’a pas empêché de l’étudier.
Comprenant, dissuasion nucléaire oblige, que sa génération d’officiers avait fort peu de chances de participer à un conflit militaire classique, entre armées conventionnelles, Petraeus s’intéresse très tôt aux guerres asymétriques et aux doctrines de contre-insurrection.
Son maître à penser stratégique n’est ni Clausewitz, ni Liddle Hart, mais un saint-cyrien encore inconnu en France, le lieutenant-colonel David Galula (1919-1968). Après avoir participé avec bravoure aux combats de la 1re Armée en France et en Allemagne, le lieutenant Galula est affecté en 1945 au SLFEO (Section de liaison française en Extrême-Orient), où il se lance dans l’apprentissage du mandarin. Il est l’un des rares officiers occidentaux à s’être rendus à de nombreuses reprises sur le terrain chinois, où fait rage la guerre entre les communistes de Mao et les nationalistes de Tchang Kaï-chek.
Après avoir suivi la victoire de Mao, il assiste en Grèce, comme observateur des Nations unies, à l’écrasement de l’insurrection communiste. À l’été 1956, le capitaine Galula prend le commandement d’une compagnie en Algérie. Responsable d’un quartier du djebel Mimoun (Grande Kabylie), il réussit parfaitement la pacification de son secteur, sans jamais recourir à la torture. Officier atypique et franc-tireur, Galula prend, en 1962, une disponibilité pour effectuer un travail de recherche à l’Université de Harvard. C’est en anglais que sort, un an plus tard, la première version de Contre-insurrection, théorie et pratique. Il est aujourd’hui distribué à tous les stagiaires de l’École de guerre américaine. Il vient seulement de sortir en français, aux Éditions Economica, avec une préface de David Petraeus, qui le décrit comme « le plus grand et le seul grand livre écrit sur la guerre non conventionnelle » . ……..
Praticien de la guerre anti-insurrectionnelle, le général David Petraeus a déjà deux succès à son actif. De 2003 à 2004, il commande le secteur de Mossoul. Prenant langue avec tous les chefs tribaux des différentes communautés pour les associer à son travail de pacification, le général de division Petraeus parvient à ressusciter l’économie locale, à restaurer les services publics, à maintenir un minimum d’ordre dans les rues. Dans tous les postes militaires avancés de son secteur, une affiche interpelle soldats et officiers : « Qu’avez-vous fait aujourd’hui pour gagner les cœurs et les esprits de la population irakienne ? »
À la fin de l’année 2006, alors que la guerre civile sunnites-chiites bat son plein et que la situation semble désespérée pour les Américains en Irak, le président Bush décide de confier le commandement des troupes à Petraeus. Le général parvient à renouer un dialogue avec la communauté sunnite, pour expliquer à ses leaders tribaux que l’insurrection antiaméricaine n’est pas dans leur intérêt. Il suscite ensuite l’émergence de milices sunnites - qu’il finance et arme -, lesquelles acceptent de prendre en charge le combat anti-al-Qaida.
Parallèlement, il renforce l’armée irakienne, afin qu’elle soit utilisée dans les opérations de pacification du grand Bagdad, de préférence à la police, corrompue et manipulée par les éléments chiites les plus extrémistes. La stratégie de Petraeus marche. Le mois dernier, le nombre des attentats et des morts américains était cinq fois moindre qu’il y a deux ans.
Aujourd’hui, avec l’Afghanistan dont il a aussi la charge, on demande pour la troisième fois au général Petraeus de faire ses preuves dans la guerre anti-insurrectionnelle. Pour l’admirateur des Médecins sans frontières et du stratège atypique David Galula, c’est un sacré défi. Car ce passionné d’histoire sait que, jusqu’à présent, aucune puissance étrangère n’est jamais parvenue à pacifier l’Afghanistan. Les Anglais, pourtant maîtres du sous-continent indien dans sa totalité, s’y sont cassé les dents au XIXe siècle. L’Armée rouge a dû se retirer sans gloire en 1989, après dix ans d’occupation. Le fait que l’ennemi, les talibans, use et abuse des sanctuaires que leur offrent les zones tribales pakistanaises et que le Pakistan est théoriquement un allié des États-Unis complique grandement la situation.
Mais le vrai problème demeure que l’armée américaine est totalement dépourvue de savoir-faire colonial. Il est impossible de gagner les cœurs et les esprits d’une population dont on ignore et la langue et les mœurs. En Afghanistan, la suprématie aérienne est contre-productive, car cause de trop nombreuses bavures, et donc de l’aliénation d’une bonne partie de la population rurale.
Si les Occidentaux ne parviennent pas à convaincre les villages afghans de lutter eux-mêmes contre l’infiltration et l’intimidation des talibans, on ne voit pas très bien comment cette guerre asymétrique pourrait être gagnée. David Petraeus saura-t-il se métamorphoser en un Lyautey, en un T.E. Lawrence ? Saura-t-il parler aux chefs de tribu afghans aussi bien que l’officier britannique le faisait avec les Bédouins du désert d’Arabie ? Qu’est-ce donc qui prédispose à un grand destin oriental ce fils de capitaine au long cours hollandais (réfugié aux États-Unis pendant le nazisme), cet officier brillant mais classiquement marié, à sa sortie de West Point, à une fille de général américain ? Rien, sauf l’ambition, qu’a toujours eue David Howell Petraeus, de réussir mieux que ses camarades.