C’est particulièrement pour lui et mes camarades morts enchaînés et aussi pour être digne de leur mémoire que je témoigne ici de toutes ces souffrances que nous avons endurées.
Mais notre calvaire ne s’est pas arrêté là, nous avons encore attendu trois jours avant de revenir vers notre prison et, durant le retour, deux autres prisonniers se blesseront au pied, ayant perdu leurs chaussures.
Jean, le premier verra sa jambe se gangrener et mourra dans d’horribles souffrances malgré les misérables soins que un camarade et moi même avons tenté de lui prodiguer avec de l’eau bouillante qu’il ne sentait pas tant sa jambe était pourrie. Quant au second, les fellaghas le prendront dans la foret et l’achèveront en l’égorgeant…
Dans notre groupe il y avait 6 fellaghas prisonniers en attente de jugement par Amirouche (au nom de la fameuse bleuite). Au retour de cette nuit tragique, eux aussi ont disparu, exécutés par les bourreaux du sinistre colonel.
Parmi ces rebelles tués, il y avait Ramdane. J’avais été son voisin de paillasse quelque temps, nous avions sympathisé et Il m’avait moralement aidé quand les crises de larmes parfois me terrassaient. Il m’avait aussi expliqué son engagement dans l’ALN. Il était Commissaire politique, et militait pour l’indépendance de son pays mais n’approuvait pas tous ces massacres de population ordonnés par les chefs FLN
Rappelons-nous, mesdames et messieurs :
El-Halia le 20 août 55, 50 Européens abattus avec une incroyable sauvagerie… Et Palestro le 18 mai 56, 20 soldats du 9° R.I.C tués et horriblement mutilés… Et Melouza, ce village entièrement exterminé le 28 mai 1957 par les tueurs d’Amirouche parce que les habitants soupçonnés d’appartenir au MNA, avaient été déclarés ennemis du FLN…
Le comportement de Ramdane et ses réactions devant toutes ces atrocités l’avaient rendu suspect et Amirouche le fera égorger sans pitié. Ramdane ne méritait pas cette mort atroce. Bien qu’ennemi, il endurait la même souffrance que moi. Et c’est encore pour moi un devoir de mémoire que de dire que Ramdane a été torturé et tué par ses frères…
D’ailleurs à ce propos je voudrais vous faire part de mon sentiment, oh ! sans aucun esprit de polémique, mais par seul souci de vérité.
Un grand débat national s’est instauré en France au sujet des violences et de la torture en Algérie pendant la guerre. Une thèse, défendue et propagée par certains médias et intellectuels, est devenue très rapidement parole de vérité et a été répandue dans le pays tout entier. Selon ces penseurs avertis, l’armée française aurait perdu son honneur et commis des exactions criminelles et inexcusables tout au long de ce douloureux conflit…
C’est vrai, il y a eu des hommes qui en Algérie ont perdu leur humanité et leur âme en torturant des adversaires, en brutalisant des suspects, en humiliant des prisonniers et en salissant des innocents. Oui mais…Faire une généralité de ces cas ignobles et culpabiliser ainsi toute une génération d’hommes, plus de deux millions d’appelés du contingent, faire d’eux des tortionnaires n’est pas un acte glorieux… A mon sens c’est même une mauvaise action contre cette jeunesse qu’on a voulu culpabiliser…
Chacun a sa conscience et c’est elle qui juge, n’en déplaise à tous ces zélateurs de la repentance, à ces théoriciens qui s’érigent en juges et en censeurs. Que peut-on d’ailleurs connaître de la réalité d’une guerre, fût elle sale et cruelle, si on n’en a été ni témoin ni acteur…
Et je voudrais leur dire, à ces gens-là, qu’il y a quarante-neuf ans, quatorze survivants ressortaient des geôles d’Amirouche, revenaient de l’enfer de l’ Akfadou et que j’étais du nombre.
Nous avons été torturés, violentés, battus et humiliés, nos familles traumatisées, certaines endeuillées et nos nuits continuent à être tourmentées.
Qu’ont donc fait ces beaux parleurs et procureurs, nous ont-ils entourés ? Ont-ils jugé nos bourreaux ? Ont-ils pansé nos plaies ? Au bout de cinquante ans bientôt, a-t-on le droit encore de privilégier un camp, et de mépriser l’autre ?
C’est Albert Camus qui a écrit : « N’accablons pas certains en acquittant les autres et prenons garde que, à force d’être solidaires des victimes, nous ne soyons également solidaires des bourreaux… »
L’heure n’a-t-elle pas enfin sonné pour laisser la place aux souvenirs avec plus de tolérance. Dormez tranquille Mrs les procureurs, pour moi tel n’est pas le cas, car je vois toujours les fantômes de mes camarades morts sur le bord de la piste…
N’oublions pas que pour les propriétaires de ces souvenirs, le temps ne pourra jamais ni en effacer la douleur ni en atténuer la souffrance. Et qui sont les propriétaires de ces souvenirs ? Ce sont les 2 000.000 de jeunes appelés du contingent, ce sont les 95.000 militaires blessés, ce sont les familles des 25000 soldats tués, ce sont les proches des 28.000 Européens et des 17.000 civils musulmans tués, et des 2 500 Européens disparus, Ce sont aussi les 5 200 Européens et les 32 000 Musulmans blessés, ce sont tous les Pieds noirs et tous les Musulmans exilés dès 1962. Ce sont les 150.000 Harkis et notables torturés et assassinés après les accords d’Evian. C’est Sylvianne, la sœur de mon camarade Joël, dont les parents sont morts de douleur. Ce sont aussi mes parents minés par l’angoisse. Et vous me permettrez de me considérer un peu copropriétaire de cette terrible liste.
À cette liste je voudrais ajouter encore quelques chiffres supplémentaires que je tiens d’un ami historien particulièrement au fait de cette période. Voici ce que Jean Yves Jaffres a pu me confirmer : Militaires disparus : 359, Militaires libérés ou évadés : 110, Militaires disparus dont on a retrouvé les corps : 18.
Pour ma part, au lendemain de cette dramatique journée du 13 mars je me trouvais au bord du gouffre, sans force ni énergie, sans courage, prostré. Mon camarade, mon ami était mort, je n’avais plus ni l’envie ni la force de vivre encore ce cauchemar perpétuel. De plus, le blocus infligé par l’armée aux fellaghas nous interdisait toute nourriture et tout mouvement.
Devant la pression mise par l’armée française et la difficulté de se ravitailler, les fellaghas décidèrent de changer d’endroit. Un nouveau camp fut aménagé dans la foret de Tigrine, plus au nord de l’Akfadou.
Et la vie de bagnards reprit pour nous, dans l’angoisse du lendemain, la peur de la mort et des tortures que nous subissions sans cesse. Quelques fois on nous faisait sortir de la cabane et, assis en rond dans la clairière nous faisions une séance d’épouillage ! Il fallait voir en effet combien nous étions recouverts de vermine…alors comme au zoo, nous nous mettions par deux et nous nous écrasions les poux avec les ongles.
Quant au rasage de barbe, une fois en passant, avec une lame de rasoir pour plus de 20 têtes, il valait mieux ne pas passer le dernier !
Or il va se passer un événement capital : c’est la mort du colonel Amirouche le 29 mars 1959 que j’ai relatée plus haut.
Le lendemain était jour de Pâques. Un visiteur de choix vient nous voir. C’est le docteur de la wilaya, le docteur Benabid, qui nous annonce la mort du tyran et la visite prochaine de son successeur.
Ce médecin FLN qui nous a soignés à plusieurs reprises avait fait de la résistance dans le Vercors pendant la guerre 39/45. Il devait avoir environ 50 ans. Sa seule arme était sa trousse de médecin et il fit preuve d’humanité et de compassion à notre égard en apaisant de son mieux nos souffrances physiques et morales.
J’ai su bien plus tard que son engagement en wilaya 3 avait été contraint. Fait prisonnier lors de l’opération Jumelles par des légionnaires il fut effrayé par ce qu’on lui raconta des purges du boucher de l’Akfadou et de ses méthodes employées pour faire parler les suspects. Nos témoignages en sa faveur lui vaudront une libération rapide et une assignation en métropole jusqu’à l’indépendance de l’Algérie. ( voir in fine )
Donc, le lendemain deux officiers de l’ALN vinrent nous voir : Mira Abderamane et Moran ou l’Hadj les deux chefs qui se disputaient le commandement de la wilaya 3.
C’est Mira qui nous parla : « Nous ne voulons pas vous garder ici, nous voulons vous libérer, mais vous devez écrire que le FLN est le plus fort ».
C’est donc dans ce contexte que j’ai écrit un message au journal Midi libre dans lequel je me plaignais de l’inertie du gouvernement en ce qui nous concernait… Mais cette lettre ainsi que celle que j’avais pu écrire en février, était dictée par les fellaghas bien entendu. Elle fut considérée comme propagande et ne fut pas publiée.
Quelques mots sur ces deux chefs historiques de la wilaya 3
Avant les événements Morand ou l’Hadj était forgeron au village de Bouzeguene. Il avait rejoint le maquis avec ses trois fils et avait emporté sa fortune personnelle, quelques millions de francs, qu’il avait donnée à l’organisation rebelle.
Son calme, son sang froid, son courage et sa pondération lui avaient conféré une autorité et un prestige que toute la Kabylie reconnaissait.
À cinquante-quatre ans Mohand ou l’Hadj était surnommé « Le Vieux » par ses hommes qui reconnaissaient et appréciaient ainsi la sagesse de ce chef.
Plus tard il sera impliqué dans l’affaire « Si Sala », cet officier fellagha qui voulut signer la paix avec le général de Gaulle et qu’il laissa exécuter pour trahison. De même, il réhabilitera dans ses fonctions d’officier Mayouz Ashène, le bourreau d’Amirouche. Il mourra en 1971…au Val de Grâce à Paris d’un cancer généralisé
Mira Abderamane était arrivé depuis quelques semaines de Tunisie et avait pour mission de réorganiser les troupes de la wilaya 3. C’est lui qui arrêtera les massacres dus à la bleuïte. Il punira Mayous Achene et effectivement décidera de relâcher les prisonniers survivants de la wilaya. Il sera tué à son tour en novembre 59.
Nous lui devons notre libération qui fut, je l’apprendrai longtemps après, négociée avec les autorités françaises (et je dois dire que nous comptions pour peu de chose, puisque pour les 15 otages il y eut 15 rebelles libérés sur la centaine que demandait Mira)
À propos de ce chef fellagha, j’ai eu la possibilité de rencontrer à plusieurs reprises le 2° fils de Mira à Paris puis à Compiègne où il était venu me voir. Cet homme, Tarik Mira est député de Béjaia (Bougie), secrétaire national aux affaires extérieures de son parti le R.C.D ( Rassemblement pour la culture et la démocratie) il fait partie de l’opposition au gouvernement actuel de l’Algérie. En dehors de son activité politique, il consacre une partie de son temps à rechercher tout ce qui se rapporte à son père.
Lors de nos rencontres nous avons toujours parlé, longuement, sérieusement, lui avec sa sensibilité et ses convictions d’Algérien, et moi, porteur de mon histoire, désireux de dialoguer avec le fils de mon geôlier d’hier et successeur d’Amirouche ! Durant ces rencontres empreintes des deux côtés d’émotion et de sincérité, j’avais en mémoire cette phrase entendue un jour « Lorsque deux mains se tendent, c’est deux libertés qui se rencontrent ». Voir au sujet du fils de Mira, l’article du 8 novembre publé dans El Watan : le tigre de la Soummam : http://www.elwatan.com/Le-tigre-de-...
C’est ainsi que de ces discussions est né ce projet peut être encore utopique, mais volontariste de pouvoir un jour, par-dessus les années de haines, de rancune, d’incompréhension réciproque se donner une poignée de main publiquement, qui deviendrait un symbole profond et authentique d’une amitié retrouvée.
La mort d’Amirouche se ressentit assez vite dans le camp. Les sévices étaient plus rares, les fellaghas semblaient plus humains, mais il fallait absolument survivre. Telle était notre unique préoccupation. Car le danger était toujours là avec les bombardements, les opérations et ce blocus du ravitaillement qui se poursuivait. C’était le début des opérations du général Challes : K10, K11, Emeraudes, Jumelles, etc.
Avril se passa avec quelques alertes chaudes et quelques fuites en foret mais on sentait le printemps revenir et avec lui le beau temps. La pluie se faisait plus rare et le soleil nous réchauffait enfin sans pour autant cependant calmer notre faim.
Au début mai, revisite de Mira et du docteur : « ça y est, dans 8 jours vous serez chez vous ! »
Nous nous regardons, de longues minutes, interloqués. Un silence impressionnant régnait dans la baraque . Mira reprit
- « Tout est arrangé ! la Croix rouge vous accueillera dans un endroit que nous vous indiquerons » puis il nous parle de la guerre, de nous : « Je sais que vous n’avez rien fait, je sais que vous faisiez du bien à l’Algérie. Mais vous êtes représentants de la France et comme tels vous êtes nos ennemis. Nous n’en voulons pas à la France ni aux Français, mais c’est le colonialisme que nous voulons chasser de chez nous ». Et il continua : « Chez vous je veux que vous disiez la vérité. Vous avez vu l’ALN, elle est très puissante. Notre cause est la bonne, la vraie. Nous gagnerons la guerre car nous avons un idéal. Amirouche est mort. Je suis là pour le remplacer. Après moi il y en aura un autre ! »
Après son départ, nous étions incapables de parler, l’émotion était trop forte, mais la nuit suivante, pour la première fois j’ai sérieusement rêvé à la liberté.
Le samedi 17 mai, le docteur Benabib revint, accompagné d’un secrétaire. Il entra et dit simplement : « Messieurs vous êtes libres ! ».
Le chef des fellaghas nous faisait ôter les chaînes…J’entends aujourd’hui encore le bruit qu’elles firent en tombant… « Messieurs vous êtes libres ! »…Je venais pour ma part de passer 114 jours dans les maquis de Kabylie, otage du FLN, prisonnier d’Amirouche… Du samedi au lundi, nous étions des hommes libres, mais pas encore libérés. Mais physiquement cassés, psychologiquement détruits et atteints du syndrome de Stockholm, ou des otages, nous fraternisions avec nos geôliers d’hier…Puisque tu ne me bats plus, c’est que tu es un brave type !
Le 19 mai nous étions relâchés sur la route de Yakouren, récupérés par les soldats du 6° Régiment de Hussards et son chef, le colonel Dieudonné. Le cauchemar prenait fin…du moins, je le croyais.
Le mess des officiers qui nous accueillit fut littéralement pillé par ces 14 survivants affamés…Le colonel Dieudonné pleurait de joie et d’émotion, allant de l’un à l’autre pour nous réconforter. Pris en charge par 2 hélicoptère Sikorsky, nous fûmes conduits à l’hôpital de Tizi-ouzou.. Les soldats partirent le lendemain, les civils aussi. Je restai seul dans une chambre. Après une visite organisée par la préfecture à mon douar des Beni-Yenni, on me descendit à Alger. Et là, complètement perdu dans cette ville, c’est grâce à la pugnacité d’une dame algéroise que je pus avoir un billet d’avion pour revenir !
A présent, avant de terminer mon récit, je voudrais vous dire comment mon enlèvement a été perçu par ma famille et son entourage.
Le 24 janvier le Préfet de la Lozère envoie un télégramme à la gendarmerie de St-Germain du Teil, mon village,afin d’aviser ma famille que j’ai été enlevé dans la soirée du 21 janvier par des rebelles.
Lorsque mon père vit venir vers lui le brigadier de gendarmerie avec son télégramme, il savait déjà, pour l’avoir entendu à la radio que j’étais prisonnier des fellaghas. Il arrêta son travail, remplaça ses outils par un stylo, et pendant 4 mois ne cessera d’écrire.
D’abord au député de la Lozère, puis au général Faure, responsable de la Gde Kabylie, aux pères blancs des Beni-yenni, au lieutenant de la SAS de Taourirt-Mimoun, à l’Inspecteur d’académie de Tizi- Ouzou.
Tous lui répondirent, chacun sur un registre différent. Le député s’employa du côté du Gouvernement et put faire revenir mon frère alors en garnison à Oran. Le général Faure l’assura que tout était fait pour nous retrouver, les pères blancs priaient pour moi et avaient récupéré mes affaires, l’inspecteur s’étendait sur mon dévouement auprès des enfants…Etc, etc…
Mais c’est surtout la correspondance échangée avec les parents de Joël qui est la plus émouvante parce que contenant la même peine, la même douleur. Ces deux familles se sont soutenues sans cesse bien que ne se connaissant pas. .Et quand elles reçurent notre première lettre datée du 6 février et arrivée le 19 avril, elles poussèrent un soupir de soulagement. Nous étions vivants ! (mais hélas, Joël était déjà mort depuis plus d’ un mois).
L’appel au journal Midi libre ne fut pas publié. « Propagande ! » avait dit le rédacteur en chef.
Et puis l’annonce de notre libération à la radio, les télégrammes émanant de Tizi -Ouzou, de la Croix Rouge…La tragique lettre de désespoir des parents de Joël avec leur douleur suprême…Mon retour en France, l’accueil de tout le village fêtant son héros ! Mon retour à la vie…
Du 24 mai jusqu’à fin septembre, je restai chez moi en Lozère, chez mes parents. Aucun service social ou sanitaire ne s’est jamais préoccupé de mon état de santé : dents déchaussées, plaies et cicatrices, état psychique, rien, silence total .C’est vrai que en ce temps-là les cellules psychologiques de crise n’étaient pas encore d’actualité !
L’académie d’Alger fin août me signifia que je devais rejoindre mon poste en Kabylie. Devant ma réponse négative, elle me raya des ses effectifs et je me retrouvais au chômage, à charge de parents qui avaient dépensé toutes leurs économies en démarches, soins et autres.
Lors d’une visite que j’avais faite aux parents de Joël, je leur avais promis de tout faire pour retrouver son corps si je retournais en Algérie comme soldat. Le général Faure était d’accord pour entreprendre des recherches sur place. Alors, je m’engageais dans l’armée. J’y fis les pelotons de sous officier pour pouvoir améliorer ma solde. Sorti 3° de ma promotion avec le choix de mon affectation je demandais l’Algérie pour tenir ma promesse …Ce fut un refus catégorique…
C’est ainsi que je passerai près de trois ans à croupir au camp Ste Marthe de Marseille. Un peu comme un deuxième enfermement. Je n’aurai pas mes galons de sous officier. Seul le grade de caporal me sera donné.
On me refusera un nouvel engagement et le 21 novembre 62, je serai rendu à la vie civile !
Pendant mon séjour à l’armée, un début de tuberculose me conduira à l’hôpital de Montolivet à Marseille. Mes dents sont tombées, mes yeux resteront très fragiles, et mon dos est cassé…Quelques années après mon retour, je ferai une dépression qui durera plus de 6 ans…mais grâce à l’amour d’une épouse admirable et l’affection d’un fils adoré, j’ai pu « me reconstruire » et grâce à Dieu je suis encore vivant !
De tous ces avatars biologiques, je ne conserve rien, aucun papier…Seulement des souvenirs indélébiles : une cicatrice chéloïde au poignet droit, marque indélébile des chaînes, est la seule trace personnelle qui me rappelle à tout instant ce que j’ai enduré il y a quelque 49 ans.
Les années ont passé depuis cette tragédie que j’ai vécue…Mais elle est toujours là, malgré le temps qui passe. et j’ai eu le temps de méditer sur l’ingratitude humaine : pas un document, pas une lettre officielle, pas le moindre signe d’une administration plus froide que jamais.
A ce jour nous sommes moins de 50 survivants des geôles fellaghas et nous devons être 3 ou 4 civils… De mon groupe aujourd’hui nous restons 6.
Ni le titre de prisonnier de guerre, ni celui de victime de la captivité en Algérie ne m’a été attribués malgré les démarches de la commission de recherche et de mon ami le colonel Perpoli, Président du GR 162 de la Fédération Maginot…Seul un silence assourdissant nous répond…Ah si tout de même une réponse officielle m’informant que ayant été prisonnier avant le 19 mars 62, je ne pouvais prétendre au titre de V.C.A.
Un article de loi publié dans le Journal Officiel du 1°mars 1979 stipule clairement dans son article premier concernant les civils que : « Les fonctionnaires et assimilés qui dans l’exercice de leurs fonctions ont été faits prisonniers par l’adversaire et ont été privés de la protection des conventions de Genève bénéficient d’une équivalence à six actions de combat, soit trente-six points… ». Or l’application de cette disposition qui aurait du me permettre d’être ressortissant de l’ONAC m’a été refusée pendant 49 ans, malgré de multiples démarches engagées auprès de l’administration. Une seule réponse m’était faite pour me dire que le corps des instructeurs du plan de scolarisation de l’Algérie n’entrait pas dans le champ d’application… Mais la pugnacité et la volonté de justice du colonel Perpoli ont finalement triomphé et le 8 juillet dernier (2008), je recevais du Ministère des Anciens Combattants une lettre me confirmant enfin l’attribution de la Carte de Combattant « à titre exceptionnel et civil » ainsi que le Titre de Reconnaissance de la Nation pour « ma participation aux évènements d’Algérie »… Près d’un demi-siècle plus tard …
Depuis 49 ans je passe régulièrement et à mes frais un contrôle pulmonaire pour le cas où…Et pendant ce temps, en 1972 mourait au Val de Grâce le Commandant Moran ou l’Hadj, successeur d’Amirouche, et devenu colonel, à la suite d’un cancer… Mon pays aurait-il donc montré plus de compassion pour l’ennemi d’hier que pour sa victime ? Et pourtant mesdames et messieurs, j’avais, pour employer un mot dans l’air du temps, fait preuve de citoyenneté en me portant volontaire pour enseigner aux petits Algériens !
Je pense à tous mes compagnons de galère qui sont morts dans la foret de l’Akfadou : Michel, Jean, Monsieur Marceau, Monsieur Azopardi, Ramdane et ses cinq camarades fellaghas prisonniers comme nous, je pense souvent, très souvent à Joël, cet ami d’infortune qui repose là-bas en terre kabyle… à ses parents qui sont morts de chagrin sans revoir leur fils, à sa petite sœur qui a grandi depuis et avec qui je garde un contact très fraternel, et affectueux.
Je pense à mon père qui, lui aussi, n’a pas résisté à cette épreuve si terrible qu’il a subie et qui l’a terrassé quelques mois plus tard. Il a gardé dans son regard, jusqu’au dernier jour de sa vie, cette douloureuse interrogation muette : « Pourquoi tout ce mal fait à mon fils… »
Mais cependant un regret reste toujours en moi, celui de n’avoir pu continuer ce beau métier d’instituteur en Algérie, en Grande Kabylie…où j’ai vécu ce drame et enduré tant de souffrances il y a plus de 49ans. Mais ou j’ai laissé également un peu de mon âme et de ma vie.
La légende, dit-on est fille de l’histoire, et l’histoire mère de l’actualité… Mais malgré le temps qui passe, mon aventure ne peut se transformer en légende.
Car, voyez-vous, ce temps qui passe m’a conduit jusqu’au temps des souvenirs. Ces souvenirs qui, comme je le disais au début de mon propos, s’enchaînent et m’entraînent sans cesse là-bas vers ce que j’ai vu et vécu. Dans ce pays si beau et si tragique…Et dont je garde la mémoire intacte comme au premier jour…
Ce temps qui passe m’a également et heureusement apporté un peu de cette sérénité qui me manquait et, avec elle, la possibilité de pardonner à ceux qui ont été la cause de tant de souffrances aussi cruelles qu’inutiles.
Comme le disait Larochefoucaud avec cette maxime empruntée au livre de mon ami J.Yves Jaffres : « Lorsque notre haine est trop vive elle nous met au dessous de ceux que nous haïssons… »
Parce qu’un ami cher m’a dit un jour : « René, toi qui as aimé ces gosses, tu ne dois pas haïr leurs pères… »
Cet ami prêtre lozérien qui, parti en Algérie après la guerre, a payé lui aussi de sa vie là-bas son engagement pour ce peuple…Il a été tué sur la route de Tebessa en septembre 68 alors qu’il revenait d’assurer son ministère à la mine de Bir El Ater et dont je salue ici la mémoire.
Parce que j’ai en mémoire les propos de ce lecteur kabyle originaire du douar des Beni-Yenni et lui-même ancien élève de l’école où j’enseignais qui m’ écrivait au sujet de mon livre - :« Cette école d’Agouni-Hamed qui fut témoin de vos propres souffrances, j’en ai gardé ma première mémoire d’écolier et vous, votre première mémoire d’enseignant…C’est pourquoi votre mémoire est un peu la mienne….Nous aurions tant souhaité que les hommes ne connaissent point ces guerres qui en en emportant des innocents fragiles comme Joë,l ont emporté combien d’innocents de chaque côté ! Peut-on alors parler d’un côté ou de l’autre ? »
Parce que personnellement je ne pourrais pas vivre le temps qui me reste avec, tapie au fond du cœur, la haine pour mes bourreaux…
Parce que le pardon, même si c’est un acte difficile reste avant toute chose un acte personnel, …un acte gratuit… Et parce que, tous comptes faits, à la fin, le pardon reste l’arme ultime devant le bourreau
Le temps a passé, la révolte a fait place à la réflexion, l’apaisement a succédé à la colère et est ainsi venue l’heure de ce pardon, seul moyen pour moi de pouvoir vivre avec toutes ces images de violence, de souffrance et de mort…Mais pardonner n’est pas un acte de repentance, pardonner mais se souvenir …et je n’oublierai jamais…
Et pour terminer mon propos, je voudrais me tourner vers l’Algérie, vers ce pays, ce si beau pays qui a vu naître grandir et mourir des générations de ses enfants, Arabes et Pieds-noirs,
À cette Algérie qui a pris à des milliers de jeunes, Français et Algériens, leurs plus belles années, celles de leurs vingt ans, qui les a vu crapahuter dans les djebels, parfois tomber, parfois mourir pour une cause qu’on n’avait pas expliquée aux uns, et que les autres combattaient parce qu’ils n’en voulaient pas…
À ce pays qui hante toujours mes nuits, à ce pays des souvenirs, à ce pays de la nostalgie, mais aussi à ce pays de l’avenir, “l’avenir dont on dit par ailleurs qu’il a pour sœur jumelle l’espérance… »
À ce pays donc je souhaite « bonne chance et Inch Allah » !…
Mesdames et messieurs, chers amis, je vous remercie de m’avoir écouté.
René ROUBY
Le docteur Benabid.
J’ai raconté au chapitre 9 de ce livre dans quelles conditions j’ai été mis en présence du docteur Benabid et combien j’avais ressenti la bienveillance qui se dégageait de lui. J’ai eu la chance de trouver de nouveaux renseignements sur cet homme… Fait prisonnier lors de l’opération Jumelles, Hamed Benabid fut assigné à résidence en France, mais put s’enfuir via la Suisse vers la Tunisie où il fut désigné par le GPRA responsable de la santé militaire.
En 1962, on lui proposa le poste de Ministre de la Santé dans le tout nouveau gouvernement de l’Algérie indépendante. Mais il refusa, préférant s’installer à Bordj Bou-Arreridj pour exercer son métier de médecin après avoir été Directeur Départemental de la Santé à Sétif. Il prendra sa retraite en 1986 à l’âge de 75 ans.
Deux ans plus tard, en 1988, il sera décoré par le président Chadli Bendjeddid de la médaille El Wissam, la plus haute distinction attribuée aux vivants et à titre posthume. Le docteur Hamed Benabid est mort le 23 août 1999. Il avait 88 ans.
J’écris ces lignes avec émotion, car le docteur Benabid m’a sauvé la vie en me soignant dans le maquis. Mes blessures infectées auraient pu m’être fatales sans ses soins... On a pu dire de lui qu’il était une personnalité aimée et respectée pour sa générosité, son humanisme et son rayonnement tant scientifique que culturel. En préférant côtoyer les malheureux et les humbles, en refusant le confort des salons officiels, en portant à la ceinture une trousse médicale à la place d’un pistolet quand il était médecin au maquis, le docteur Hamed Benabid a prouvé son humanité et fait partie de ces hommes qui ont voué leur vie au service de leurs frères...
Le 4 novembre 2007 la ville de Bordj Bou-Arreridj a rendu un grand hommage à son médecin. « Une personnalité qui a mis en émoi tout un monde l’ayant aimé et respecté pour sa générosité, son humanisme, son combat et son patriotique... »