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Évocation historique de Bouzeguène Centre.

lundi 17 octobre 2011, par Claude GRANDJACQUES

A mon arrivée à Bouzeguène en août 1960, je n’avais aucune information concernant la construction du bordj, réalisé seulement quatre années plus tôt.

Il faut dire que le contexte ne se prêtait pas la création ou à la conservation de documents puisque même l’état civil n’était pas à jour. Quant aux archives, elles étaient inexistantes tout comme le personnel administratif.

Dernièrement, au hasard de mes lectures, souvent focalisées sur la région, j’ai découvert trois témoignages sur la naissance du bordj autour duquel a grandi Bouzeguène centre et de façon providentielle des photos de l’époque.


Le premier rédigé par Akkou Mohand Saïd, a été publié dans l’Echo de Bouzeguène N° 6 de juillet 2006.

Le deuxième est extrait du livre de Roger Enria, les Chasseurs de l’Akfadou.

Le troisième provient du livre de Jean Demay, Troufion en Algérie que j’ai découvert dernièrement.

Je les restitue en l’état espérant faire plaisir à ceux qui s’intéressent à l’histoire et au passé douloureux de cette région au genre de vie similaire à celui de la Savoie en y ajoutant des photos sur lesquelles je viens de mettre la main tout dernièrement .

Elles ont été prises par HERTZOG Jean, aujourd’hui décédé. Cet alsacien, caporal-chef du 27e BCA, a vécu la création du poste de Bouzeguène. Je tiens à remercier chaleureusement son fils Claude qui m’a donné l’autorisation de les publier.

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Cherchons la direction du rapprochement des coeurs.
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Megève, près du Mont Blanc et Bouzeguène en Grande Kabylie

Évocation. Ighil Bwammas, Aït Megève, Bouzeguène. Publication dans l’Echo de Bouzeguène N° 6 de juillet 2006.

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l’Echo de Bouzeguène N° 6 de juillet 2006.

Qui se souvient d’Ait Mégève, cette place forte de l’armée française implantée durant la guerre de libération en plein coeur du "djebel kabyle" comme il avait été rapporté à l’époque à la une des journaux ? Les survivants de la génération ayant vécu en ces temps là doivent sûrement s’en rappeler quelque chose. Lieu de sévices et d’exécution sommaires. Ait Mégève, anciennement Ighil Bwammas et actuellement Bouzeguene-centre est un plateau situé à mi-distance de l’oued Sahel, affluent du Sébaou, et la foret de l’Akfadou, symbole historique de la résistance année, en plein centre de l’ancien douar Béni Idjeur. Ait Mégève est la dénomination du camp érigé par l’armée française au début de la guerre, vers la fin de l’année 1955.

Ce nom hybride composé du berbère" Ait", fils de, et Mégève, commune de la haute Savoie en France est dû probablement à la similitude du relief entre les Alpes et l’Akfadou ; au génie de quelques officiers rêveur, au fait que la majeure partie des effectifs du camp sont originaires de cette région de France ; ou bien tout simplement au fait que le contingent qui est installé relève du 27éme B.C.A (Bataillon de chasseurs Alpins). Quant à l’appellation originale "ïghil Bwammas" se composant de "Ighil", coteau, et "Ammas", le sein, le centre, elle répond avec exactitude à la position géographique du lieu dit qui se trouve équidistant de la plaine et de la montagne.

Ighi Bwammas était un lieu dit délimité à l’est par la rivière du tléta(ancien marché hebdomadaire des Béni Idjeur situé près du village Ait Ikhlef, à l’orée de l’Akfadou) ; à l’ouest par la route menant vers Ait Ikhlef jusqu’au niveau de l’endroit appelé -"Thindra" ;au nord par la courbe délimitant l’endroit appelé "Thimedwin" ceci jusqu’au repère dénommé "Azrou Bouzrem" au niveau de l’actuel G.E.M. Akli Amar ; au sud par la route menant vers Tabouda via Sahel. En somme un périmètre de quelque dix hectares environ.

Ighil Bwammas de la fin des années 40 était, comme il m’en souvient, le rendez-vous des petits bergers des villages voisins avec leur petit nombre de bêtes (ceux qui avaient des troupeaux plus ou moins importants avaient pour pacage la plaine ou la montagne avec leurs vastes prairies ou clairières) ; des tanneuses qui venaient extraire des racines de chêneaux maigres et rabougris l’écorce nécessaire à l’usage ; des chercheuses de bois d’allumage qui venaient ramasser le ciste particulièrement maigre en cet endroit.

Si mes souvenirs sont exacts, le premier officier S.A.S. (section administrative spécialisée) ayant commandé la place s’appelait le capitaine Chaudran. Les travaux de construction du camp ont été réalisés sous sa direction. C’était vers la fin de l’année 1955.

J’ai toujours en mémoire, quoique d’une manière vague, la photo d’un journal de l’époque montrant un bull terrassant avec en retrait l’officier S.A.S. en calot et quelques autres gradés à ses cotés. A l’emplacement du triangle actuel de la forteresse se trouvaient les ruines d’un gros village kabyle (de l’époque médiévale ?) au tracé des maisons et des cours dallées bien en évidence attestant que l’endroit a vécu dans le temps une animation qui sied aux cités. A ce jour, malgré mes quêtes incessantes, je n’ai jamais pu connaître le nom du village qui a marqué la place. Le gros des ruines s’étendait sur le superficiel du triangle de la forteresse. Les premiers commerçants à prendre pied sur ce plateau central avec l’arrivée de la route au début des armés 50 furent, d’ouest en Est :
- 01)- Mohand Said n’Ath Messaoud (Hammadi Md Said) du village Ibouyesfene installé dans un baraquement en tôles aux environs de la pompe à essence actuelle en qualité de peaussier. Un des premiers maquisards de la région. Tombé au champ d’honneur dans le courant de l’année 1957.
- 02)- Omar n’Ath Messaoud (Hammadi Omar) frère du premier installé dans une masure en pisé aux environs du café actuel appartenant à Hameg Md Akli en qualité de cafetier. Il a pris également le maquis comme son frère. Ayant gagné la Tunisie à pied ou il a rejoint les rangs de l’A.L.N. Il a survécu à la guerre.
- 03)- Arabn’AthAli (AzouaniArab) du village Ait Azouan, commerçant en bois et dérivés sa baraque en bois dressée au niveau de l’actuel restaurant des amis, a survécu à la guerre, voire l’après guerre, jusqu’à la fin des années 80.
- 04)- Larbi n’ath chikh (Chikh Larbi) du village Ihatoussen, commerçant en denrées alimentaires et matériaux de construction. Son dépôt en bois également, était installé tout à coté du précédent, au dessus du tournant donnant sur le chemin qui descend vers le village de Bouzeguene. Il était beaucoup plus grand que la baraque du premier le tournant était le terminus des autobus. Il y avait comme transporteurs Achiche Tahar et Trani Philipe qui desservaient la localité à partir d’Azazga.
- 05)- Akli hadj Arezki (El hadj Arezki n’Ath ouakli) du village Bouzeguene, dépositaire de la S.A.P en denrées alimentaires, voisinant avec Chikh Larbi, toujours sur le même coté de la route. Son dépôt construit en pierres jointes au mortier de terre existe à ce jour en son état initial. L’armée française en a fait dans le temps une boulangerie pour la garnison.
- 06)- Akli Mohand oulhadj (Mohand oulhadj n’Ath ouakli) du village Bouzeguene également, commerçant en alimentation générale et matériaux de construction, installé sur le coté haut de la route, à quelques dizaines de métrés de son cousin Hadj-Arezki. Son dépôt construit également en dur est beaucoup plus grand que les précédents. Il existe à ce jour au même endroit dans les proportions initiales tout en étant modifié dans les formes. Mohand Oulhadj’Amghar pour les djounoud) a rejoint le maquis corps et biens (avec tous ses fils, toutes ses filles, ses belles-filles, son épouse et ses biens) promu au grade de colonel après la mort d’Amirouche, il a su faire non seulement face mais échec à l’assaut le plus gigantesque et le plus meurtrier, lancé, tout de suite après sa prise de commandement, par l’armée française contre la wilaya 3. Il s’agit de la fameuse opération "jumelles" qui a connu un déploiement de forces et une durée de temps jamais égalés. Mohand oulhadj a survécu à la guerre. Il est décédé une dizaine d’années après l’indépendance.
- 07)- Mohammedi Md ouidir (si Mohand ouidir n’Ath Ahmed) du village Ait sidi Amar, exploitant un café maure dans un baraquement en bois, à une vingtaine de mètres au dessus du dépôt de Md oulhadj, au milieu des buissons.

Ighil Bwammas de l’époque, en dehors de quelques propriétés bien connues et délimitées par des murs en pierres sèches d’une hauteur dépassant pour la plupart 1 mètre, tout le reste de la superficie du lieu-dit était terrain vague ou buissons.

Voila approximativement l’esquisse de l’état des lieux précédant de peu l’arrivée de l’armée française à ce qu’elle appellera "Ait Megeve", esquisse dont l’ébauche a été entamée a la date du 21 septembre 1995 et reprise seulement aujourd’hui.

En conclusion, il est regrettable de constater aujourd’hui que cette forteresse qui constitue le seul vestige à l’entour qui puisse rappeler la guerre de libération avec tout ce qu’elle a entraîné comme affres et sacrifices, souffre non seulement d’un délabrement avancé mais se voit aliénée même sous le regard indifférent de tous les témoins surtout au mépris de l’histoire, de la logique et de la raison.

Akkou Mohand Oukaci


Extrait du livre de Roger Enria, Les Chasseur de l’Akfadou .

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Les Chasseurs de l’Akfadou de Roger Enria.

...Mais, au moins aussi préoccupant que le harcèlement des postes par les rebelles, voici les prémices de l’hiver et si l’on en croit Georges Menant du Dauphiné Libéré qui a visité le poste d’Aït-Megève à cette époque de l’année, cela n’a rien de réjouissant. Il écrit notamment en février :

"Aït-Megève... février 1956. - C’est une étrange impression. Un orage infernal, comme il n’en sévit pas dans les régions les plus sauvages de nos Alpes, s’abat sur le paysage. Et ce paysage est un paysage alpin. Au volant de sa jeep Delahaye qui tangue à travers des ruisseaux de boue, le commandant Pascal me parle du pays. Sous la "tarte" ruisselante, le visage rugueux et mystique du montagnard s’anime.

  • Regardez ça, là-bas, dans l’éclaircie. Dépêchez-vous, voilà un nuage qui arrive. C’est la main de Fatma ! J’écarquille les yeux. Entre un double rideau de brume violette, l’aperçois la silhouette noire d’un pic à triple bec. Quelque chose les Trois-Pucelles de Villard-de-Lans, en mieux …

Quarante-huit heures plus tôt, dans les premiers rayons d’un soleil rouge, un hélicoptère porteur d’eau, qui m’avait cueilli sur une crête du djebel aurésien, me déposait à Khanga Si’Nadki, aux confins du Sahara, pour déjeuner d’un camembert coulant sous une tente de la coloniale plantée à la diable entre quatre palmiers assoiffés, avant de repartir deux heures plus tard, sur un piper-cub de liaison qui me débarquait, un peu assommé, sur la piste jaune de Batna, après un survol en diagonale du monstrueux Aurès.

Le lendemain soir, après douze heures de désoeuvrement nerveux dans un train roulant - à vue le plus souvent - entre une double haie de poteaux abattus, et deux heures dans un car bondé de Kabyles en guenilles au milieu duquel un malheureux gendarme d’escorte serrait sa mitraillette entre ses genoux comme une vieille fille son sac à main, j’atterrissais à Tizi-Ouzou, m’avisant brusquement de l’effet alarmant que pouvait produire ma barbe de quatre jours sur les populations amies de l’ordre. Je ne plaisante pas. Le chasseur alpin règne à Tizi-Ouzou. Et avec lui, une netteté, une mesure, une courtoisie de bon aloi comme on n’en rencontre nulle part ailleurs sous l’uniforme.

Cette odieuse atmosphère de guerre, je veux dire de "meurtre légal" qui envahit le pays comme une lèpre à cette heure, fait place ici à une tonique ambiance de "campagne". Sa meilleure expression, cette ambiance, on la trouve à l’État-major de la 27ème division d’infanterie alpine. C’est l’hôpital de Tizi-Ouzou qui a pris ainsi figure de symbole : par une aile du bâtiment sortent les convois hérissés de mitrailleuses, par l’autre pénètrent les ambulances civiles amenant comme à l’ordinaire leur cargaison de grossesses, d’appendicites et de jambes cassées….

Au moment de partir, le commandant Pascal a empoigné sa mitraillette (une Beretta, souvenir de la campagne des Alpes, que ce fin tireur préfère à toute autre), puis il m’a désigné le sous-verre qui ornait le mur nu de son petit bureau.

  • Vous reconnaissez ?

C’était une vue du lac d’Annecy par temps clair. Ce n’était pas un souvenir, mais une importation ; le chasseur apporte avec lui son esprit. Où qu’il soit, il voit les choses en bleu jonquille.

Ainsi de cette Kabylie pleine de colonies de vacances et de chalets pour week-end familiaux à travers laquelle nous grimpons en lacets depuis des heures sous un déluge à ne pas mettre une marmotte dehors. Avant les chasseurs alpins, on disait de la Kabylie qu’elle était la Corse de l’Algérie : montagnes, particularismes, émigration sur le continent (la plupart des "Arabes" travaillant en France sont en réalité des Berbères de Kabylie), son goût de la solidarité familiale, qui trouve aussi son expression la plus sacrée dans la vendetta, l’impitoyable "rehkba" kabyle. Depuis l’arrivée des chasseurs, la vendetta a d’autres chats à fouetter, et la Kabylie est devenue la Savoie algérienne. Je fais part de ma découverte au commandant Pascal, il sourit.

  • Vous ne croyez pas si bien dire !

À ce moment, une pancarte surgit au tournant de la route. "Aït-Megève" lit-on sur la tôle bleue.

  • Le vrai nom m’explique le commandant, c’était Bouzeguene. Nous avons rebaptisé tout ça en arrivant.

Aït-Megève est le camp où la compagnie d’appui du bataillon a planté ses tentes. Elles sont là toutes luisantes de pluie, dans le contre-jour de l’orage, qui fument paisiblement par de petits tuyaux à chapiteau. N’étaient les silhouettes insolites des automitrailleuses qui pointent leurs quadruples mitrailleuses lourdes vers la montagne au milieu d’un nuage de barbelés, on pourrait se croire aux grandes manoeuvres de printemps de la division alpine. Pipe au bec et poigne dure, le capitaine Bardet nous accueille.

Comme à Annecy, comme n’importe où, un détachement d’honneur est là pour recevoir le chef de bataillon. Garde à vous, salut, compliments. On nous fait les honneurs de la popote où des grogs bouillants fument sur un bar de fortune contre le rebord duquel, l’artiste de la compagnie a dessiné un énorme cor de chasse jaune sur fond bleu. Réchauffés par l’alcool et la cordialité, nous partons faire le tour du propriétaire. Des tentes, rien que des tentes, où deux rangées de lits de camp sont installées autour d’un poêle minuscule dont l’effet, contre la bourrasque qui malmène la toile et fait miauler les cordes des tendeurs, est essentiellement psychologique.

Comme le poste a été baptisé Aït-Megève, les tentes s’appellent l’Isba, l’Igloo, et le Dauphiné Libéré est devenu le journal habituel avec quelques jours de retard sur sa parution. Et ces mains de boulangers, ces mollets de secrétaires sont devenus des mains, des mollets de chasseurs alpins. Ouvertures de routes, patrouilles, contre-embuscades, de l’aube au crépuscule à travers le brouillard, la neige et la boue, constituent le menu quotidien, le plat unique.

Le seul bâtiment en dur est l’infirmerie, deux pièces en panneaux préfabriqués. C’est le royaume du mystère. Ici, dans l’odeur de la teinture d’iode et du ciment frais, règne le médecin-lieutenant Marcellot. Sur ce grand gars rosé et timide reposent tous les espoirs d’Aït-Megève. Après quelques jours de formation accélérée pendant lesquels ce dauphinois de Grenoble a appris l’Islam comme on apprend le code de la route à la veille du permis de conduire, Marcellot, avec tant d’autres, a été baptisé "officier d’affaires indigènes". On dit ici, affaires algériennes.

C’est lui la cheville ouvrière et le baromètre de ce pour quoi les autres passent leurs jours et leurs nuits à sillonner la montagne par tous les temps et tous les dangers : la pacification. Entre sa table d’examen et son armoire à pharmacie, Marcellot attend le patient.

De temps en temps, un groupe de silhouettes apparaît au détour du chemin, dans l’axe des mitrailleuses. Une djellabah s’en détache en hésitant, puis s’avance en direction du poste."Toubib !" Ces jours-là, le coeur d’Aït-Megève s’arrête de battre. L’oeil arrondi, la main crispée, l’homme ou la femme, pénètre dans le petit bâtiment aux murs nus. Sous les hardes, un enfant malade, une cheville tordue, une mauvaise plaie qui résiste aux pansements d’herbes. Marcellot opère en silence, réconforte, cherche à bavarder un peu, si l’autre connaît quelques bribes de français. Et le visiteur s’évanouit comme il est venu, à travers les raccourcis de la montagne impassible. Marcellot est très content : la semaine dernière, trois visites. Un vrai succès à ce qu’il paraît."


Extrait du livre Troufion en Algérie de Jean Demay

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Troufion en Algérie de Jean Demay.

Tizi-N’Boua.

Notre section est désignée pour apporter un appui de recherches dans le secteur de la compagnie. Départ en début d’après-midi, bagage léger, subsistance assurée par l’intendance de la 1ère Cie. Une escorte renforcée du PC rend plus agréable le cheminement par la piste routière qui serpente entre falaises et ravins avec ses innombrables tournants façonnés au gré de la nature tourmentée, blocs de roche ou cascatelles coupant la chaussée, un vrai cauchemar pour nos vaillants chauffeurs pourtant endurcis à toute épreuve. Le convoi aborde dans un crissement de freins surchauffés le dangereux passage du pont tournant, en béton, avec ses gracieuses arcades, ouvrage à l’architecture déplacée dans ce cul de fosse. Nous découvrons l’ancien emplacement de la 1ère Cie, dans la courbe au-dessus du pont, qu’elle protégeait. Quel véritable coupe-gorge ! En contrebas l’oued rugissant, sur l’autre face les dépressions du djebel boisé, couvert de naturels créneaux rocheux, à un jet de mitraille des guitounes ; je n’aurais pas voulu partager la vie des copains pendant les six mois qu’ils ont pété la trouille dans ce cul-de-basse-fosse. Un copain m’a révélé que les tours de garde étaient de vrais cauchemars, car l’oued en période d’eaux fortes et le bruissement du vent dans les oliviers rendaient les écoutes insupportables et les fells y venaient régulièrement essayer leurs nouvelles munitions et surtout maintenir une psychose de peur, durable.

La mission de la compagnie consistait à contrarier l’action rebelle dans le secteur et à protéger l’ouvrage d’art indispensable pour la surveillance de la région, alors que les fells venaient régulièrement la nuit en endommager les structures.

Après une rude montée tout en zigzag dans une forêt d’oliviers, nous découvrons le vaste plateau avec en son centre l’ébauche de fondations de l’implantation d’un futur bordj, travaux retardés par les intempéries et le manque de « finances », une SAS (section administrative spécialisée) doit s’y implanter au printemps prochain.

Je reconnais bien ce site dégagé, c’est ici que le 2 septembre (1956) dernier nous avions commémoré la Sidi-Brahim. Au cours d’une haletante marche d’approche, de nuit, nous avions effectué le bouclage des villages établis en demi-cercle autour du plateau afin d’acheminer la population « volontaire de force » vers le lieu de célébration de cette commémoration de la défense héroïque de nos aînés, qui le 23 septembre 1845, sous les ordres du capitaine Géreaux, du 8e bataillon de chasseurs, avaient résisté à des milliers de cavaliers d’Abd-El-Kader, en s’enfermant dans le marabout de Sidi-Brahim, dans l’Oranais. La légende disait :
- « Ils sont tombés silencieux
- Sous le choc, comme une muraille
- Que leurs fantômes glorieux
- Guident nos pas dans la bataille. »

Le général Gouraud, commandant notre 27e division alpine, neveu de l’illustre général manchot, héros de la Guerre, avait tenu à présider cette cérémonie, le parterre des anciens fellahs arborant leurs Médailles ternies sur des burnous aux couleurs incertaines, notre grand chef rappela en termes éloquents le sacrifice de nos aînés, rappelant à tous ici assemblés devant le drapeau tricolore que nous accomplissons une tâche de pacification qu’aurait approuvée le grand Abd-El-Kader lui-même, qui devenu un ami fidèle de la France, avait reconnu avant sa mort ses erreurs de jeunesse, qui lui faisaient conduire son pays dans le chaos, le feu et le sang. Sa soumission avait apporté la paix sur ce territoire déchiré, ramenant les bergers égarés près de la bergerie qu’ils n’auraient jamais dû quitter écoutant les mauvais loups rôdant aux alentours.

Ce beau discours valait bien, cent dix ans après, cette noble commémoration en haute montagne kabyle en espérant que ses fiers auditeurs auront compris l’allusion entre les anciens rebelles convertis et les meneurs actuels qui ne peuvent qu’accroître la misère populaire.

Laissons les souvenirs, car nous approchons maintenant du cantonnement de la 1ère dominant la mechta de Tizi-N’Boua, par une route étroite devenue une piste mal empierrée, les nombreuses coupures, hâtivement comblées, en sont la cause. Qu’ils sont courageux ces cantonniers nocturnes pour défoncer pistes et ponceaux, il est vrai sous le regard menaçant d’un fusil de chasse, mais nous savons aussi que beaucoup y apportent une certaine ardeur. Que faisaient nos maquisards dans les années sombres de l’occupation germanique ?

Brusque halte des bahuts à 200 m du camp, un adjudant-chef, au crâne rasé, et qui nous attendait, transmet les ordres à notre autorité. Nous devons nous déployer en contrebas de la piste afin d’effectuer un large bouclage ratissage, sous les groupes de gourbis éparpillés sur les flans ensoleillés du djebel, puis refouler toute la population mâle vers un espace dégagé au-dessus de la piste, alors que les éléments de la 1ère Cie, dans la nature depuis la fin de la nuit, effectuent les mêmes mouvements en ratissant depuis les hauteurs surplombant l’ensemble du secteur.

La matinée s’avance, le soleil aussi malgré la saison, chacun commence à transpirer et à haleter sur le terrain inégal, pensant au foyer tout proche, à une bière bien fraîche, mais patience « tout vient à point à qui sait attendre... » La fatigue aidant, nous bousculons quelque peu les récalcitrants vers le lieu de rassemblement, des portes cèdent sous la pression des coups de « savates » rageurs, des tuiles volent ça et là, les chasseurs forçant parfois les basses toitures pour pénétrer dans les habitations insalubres lorsque les portes s’avèrent inviolables. Il nous faut empêcher toute fuite ou dérobade donc agir rapidement. Une longue file de mâles est acheminée vers la piste, tandis que des lamentations et des sanglots étouffés bruissent à l’intérieur des gourbis, c’est presque la guerre ! À la dérobade, je découvre des visages chétifs et souffreteux, d’autres emplis de fierté ou de haine, c’est tout ce que je retiens de cette cohorte en djellabas et burnous rapiécés, où s’égarent parfois les vieux costumes luisants et cirés des hommes revenus récemment de métropole dans la hâte des événements. Ceux-là ont peut-être encore des senteurs de banlieues ouvrières.

« Je constate que chaque fellah passe lentement devant un half-track d’où émerge un long capitaine inconnu, au regard désintéressé, quelconque ; un sergent-chef me révèle qu’un rebelle récemment capturé et repenti est assis à l’intérieur de l’engin blindé. Par le judas de la portière, ce dernier scrute le lent défilé et lorsqu’il reconnaît un suspect ou un sympathisant, il pince la jambe du capitaine, qui d’un signe discret le signale à deux gradés du service de renseignements lesquels, eux aussi avec discrétion, écartent l’individu. Déjà des visages se crispent, s’interrogent après le passage devant le véhicule, les fellahs ne sont pas dupes de ce tri parmi eux et doivent remarquer que les absents n’ont pas été choisis au hasard et que nous avons trié l’ivraie du bon grain. Je pense que si le traître était relâché, il serait immédiatement lynché malgré notre présence.

Le capitaine au regard inexpressif sourit maintenant, vingt-huit suspects sont retenus et peut-être parmi eux les tueurs ou complices d’hier soir ; de toute façon certains paieront pour nos camarades tombés, c’est la triste loi de la guérilla. La population est invitée à regagner ses quartiers après un bref mais ferme exposé en forme d’avertissement et de représailles du chef de la 1ère Cie. Puissent après ces arrestations le calme et la paix être rétablis, momentanément, dans le secteur. Un message express du commandant Pascal, notre chef de bataillon, nous ordonne de passer la nuit au cantonnement ami afin d’éviter un retour de nuit. Il paraît que l’étude approfondie de la fiche des suspects révèle la présence de « gros poissons », notre autorité redoute donc une embuscade sur le chemin du retour en guise de représailles. Ce soir, les postes de garde seront doublés, les fells de l’Akfadou pourraient déclencher une nuit « Bleue » à titre de revanche.

En fin de soirée, je découvre avec joie et surprise un ancien camarade d’incorporation à la 4e section d’infirmiers militaires de Bordeaux, que nous avions quittée un beau matin pour un parcours incroyable dont seules l’armée et la SNCF ont le secret. Nous retrouvant en banlieue lyonnaise, au camp de Sathonay, puis direction Annecy, la merveilleuse, pour être incorporés au 27e BCA, où nous sommes automatiquement mutés dans une compagnie différente. Chez les Diables Bleus, on s’y connaît pour casser les amitiés naissantes, rompre les liens noués dans la fébrilité des bleus dépaysés. C’est peut-être ainsi que l’on forme de bons soldats !

La soirée se terminera aux bougies, le groupe électrogène arrêté à la tombée de la nuit pour faciliter l’écoute des sentinelles. La veillée se prolongera dans un silence presque religieux, en poussant un tantinet sur les canettes de Pills, et c’est la tête un peu lourde que je m’allonge sur mon mauvais lit Picot, à la toile distendue, sans couverture, la fraîcheur de la nuit saura me le rappeler. Une brève fusillade fera bondir les hommes en forme aux créneaux, mais les fells n’insisteront pas, « pauvres emmerdeurs ! » Le brave Saulnier les traitera de salopards en regagnant sa couchette...

Le parricide

Encore un message urgent du PC bataillon, notre lieutenant doit fournir un groupe « solide » qui sera détaché en renfort à la 1ère compagnie pour assurer la protection des travaux du futur bordj, ouvrage dont nous avions entrevu les fondations sur le plateau dit de Sidi-Brahim (en commémoration de ce haut fait de résistance de nos aînés, lors de la conquête). Célébration si chère au cœur des Alpins, c’est notre Camerone à nous les Diables Bleus.

Un couplet célèbre de cette héroïque épopée raconte : « Aux champs où l’oued Had suit son cours Sidi-Brahim a vu nos frères Un contre cent, lutter trois jours Contre des hordes sanguinaires. »

Lorsque le chef pénètre sous la guitoune, où je dispute une âpre belote avec mon équipe FM, je comprends à son regard, service-service, qu’il a un ordre de mission pour le groupe. Demain matin, montée au PC d’Iffïra où un convoi sera prolongé, dans l’après-midi, vers le plateau bien connu à proximité de la « bonne » forêt de l’Akfadou. Dernier mille, rangement des cartes lustrées, et chacun va s’affairer à la préparation de son paquetage, nous ne connaissons pas la durée du séjour, donc prudence pour ne rien oublier d’indispensable.

Le départ s’effectue dans un brouillard humide que le pâle soleil essaie de percer sur le djebel de Tabouda, commençant à réveiller les flancs où fleurissent les gourbis épars. De gros nuages venus du large s’effilochent en accrochant les barres rocheuses, il ne fait jamais bon en être enveloppés, car chacun se retrouve alors glacé et couvert d’une bruine givrante, dans une obscurité passagère, insolite en plein jour.

Assis près du chauffeur, j’apprécie mon parka et mon tour de cou à la chaude laine dans le courant d’air matinal du 4x4 sans portières, comme toujours, cependant que les copains à l’arrière se serrent frileusement, observant par habitude les abords de la route qu’ils pourraient décrire les yeux fermés. Les changements de vitesse, le crabotage dans le dur virage pour bifurquer sur Iffira, tout nous est familier, le petit gourbi de l’ami Ahmed, qui nous salue de la main, l’autre emmitouflée dans son burnous, comme l’Empereur dans sa vareuse, ami ou guetteur, certainement les deux à la fois, il lui faut bien préserver ses deux fatma et ses onze gosses !

Je me présente au capitaine de permanence, qui me remet notre ordre de mission avant le départ pour 14 heures. Dans la vallée, le camp fumant commence à émerger du brouillard, ici, à 700 m, il fait plutôt frisquet. Je me heurte au commandant Pascal, qui me dit : « Rappelez-moi votre nom, sergent. » Je me présente très réglementairement tout en sachant très bien qu’il m’a reconnu, mais c’est une habitude de vieux soldat, il faut s’y conformer.

Départ rigoureux, à l’heure prévue, half-track en tête, par la route aux nombreux virages, parsemée de coupures, ouvertes et comblées au gré des événements, plongée sur le pont en béton à l’architecture hardie et avancée pour la région, puis c’est la dangereuse montée vers le plateau qui précède le cantonnement de la 1ère compagnie de quelques hectomètres d’une route aux allures de piste anciennement bitumée.

Nous découvrons, avec surprise, que l’ouvrage fortifié prend forme, oh ça ne sera pas un fort à la Vauban, mais la SAS et sa petite garnison de protection y seront à l’abri de toute surprise, tout en étant au coeur de la région à administrer ou à « repacifier ». Seuls les murs d’enceinte sont très avancés, avec l’ébauche d’un chemin de ronde intérieur à hauteur de créneaux et la naissance de miradors, ou nids à mitrailleuses, aux cinq angles, qui donnent à l’ensemble un aspect de fort de l’Est, sous Verdun.

Un important réseau de riblard est déployé à un jet de grenade à l’extérieur pour assurer une bonne sécurité pendant l’exécution des travaux, un important cantonnement provisoire est établi au sud, ceint d’un sérieux réseau de barbelés, avec postes de guet comportant une cabane popote et des guitounes pour les éléments de protection du chantier.

Le lieutenant de la SAS, après m’avoir indiqué celle qui nous est réservée, me confie que le mauvais temps et surtout les crédits dispensés parcimonieusement ont retardé l’avancement des travaux.

Pendant que mes copains s’installent, je vais prendre les consignes pour la garde de cette première nuit, je retrouve avec joie des copains de la 1ère et je leur fais part de mes appréhensions à la vue des nombreux ouvriers kabyles qui cohabitent ici. Un caporal m’indique que ce sont des volontaires avec un faible pourcentage de réquisitionnés, mais qui, le soir venu, rejoignent en majorité leur famille dans la montagne toute proche. La disposition des lieux n’a certainement plus de secrets pour les responsables rebelles du secteur, mais l’armement s’effectuera en dernier, à l’abri des curieux, et que risqueront les hommes derrière les murailles surtout si l’on en reste à l’époque des chevrotines ?

Seuls subsistent à l’intérieur du bordj un hangar préfabriqué, en tôles arrondies en demi-lune, genre parage pour petit avion, qui abrite le service des transmissions, les munitions et le bureau dortoir du chef de la SAS et de sa garde de goumiers dévoués - il paraît qu’à tour de rôle l’un d’entre eux couche sur le sol devant la porte de son chef.

À la nuit tombante, je fais un petit tour en curieux sur la partie praticable du chemin de ronde et constate que le plateau est encerclé, sur trois faces, par les premiers contreforts du djebel à quelque 300 m, mais par un billard bien dégagé. De nombreux villages se signalent par les lumières vacillantes qui brillent par intermittence sur les crêtes assombries, malgré l’absence de poteaux « électriques », signaux lumineux ou simples lampes à huile, c’est là tout le mystère de ces montagnes mystérieuses.

A gauche, en prolongement de piste, je devine les guitounes de nos amis de la Une, sur le piton dominant l’important village, sympathisant FLN, lieu de la fusillade meurtrière d’un certain soir d’hiver. Ce cantonnement est le dernier bastion avant la grande forêt rebelle ; camp du bout du monde, dirigé de main de maître par son capitaine, un dur au cœur tendre, qui de son mètre quatre-vingt-dix domine son admirable compagnie, façonnée à sa façon, mais devient un grand méchant loup lorsque l’on « assassine » ses petits gars, comme en cette triste soirée, alors que lui-même a souvent interdit de tirer sur de simples fuyards bergers ou innocents parcoureurs de djebel.

La nuit est rapidement tombée sur le plateau, j’assure une dernière reconnaissance des copains de garde au premier et dernier tour de la longue nuit, le poste le long de la route se révèle le plus dangereux, un filet d’eau s’écoule à ses pieds et l’autre côté de la piste est couvert d’une épaisse végétation pas encore débroussaillée. Il faudra y remédier dès demain, car les fells peuvent approcher à l’abri des blocs rocheux pour allumer les sentinelles.

Après une nuit fraîche mais calme le café chaud est apprécié de tous. Déjà les ouvriers se pointent, avec leur maigre baluchon, et sont soigneusement fouillés avant d’arriver sur le chantier. Je ne puis m’empêcher de sourire lorsque le responsable du personnel leur fait quitter le chèche crasseux pour un casque de chantier qui leur donne des allures de « déguisés », mais sécurité oblige.

Les bétonneuses ronronnent, le béton coule, la journée s’écoule, monotone pour nos hommes qui se reposent des angoissantes nuits de guet. Un vieux chibani, volontaire, se révèle un excellent cordon-bleu à la popote, particulièrement pour ses amis musulmans, couscous et mouton grillé n’ont plus de secret pour l’aide cuistot, pourtant l’intendance est avare de ses deniers pour la main d’œuvre volontaire. J’ai rapidement sympathisé avec ce brave homme au sourire édenté, la carcasse usée par les travaux et surtout les privations, qui ont creusé des rides profondes sur ce visage qui affiche toujours un sourire de franche coopération, d’un âge indéterminé, tous ici l’appellent le chibani - le viou, comme il se qualifie lui-même.

Tout en brassant une gamelle de sauce rougeâtre, à forte senteur pimentée, d’où surnage de gros pois chiches, il me raconte que dans l’Akfadou il y a une source « que l’eau est plus douce que le miel ». Veut-il que nous allions nous y abreuver sous le regard des sbires d’Amirouche ? Je laisse notre homme à ses fourneaux pour le mess improvisé, je sais qu’il y a des « fayots » au menu, plat inexistant à notre compagnie, et de surcroît du poulet rôti (acheté chez l’habitant), la bonne humeur est de rigueur parmi nous ainsi que chez nos voisins, les Berbères kabyles, qui, un peu à l’écart de notre guitoune, sont assis en cercle et dégustent un succulent couscous, tandis que leur bruyante conversation est entrecoupée de rires francs et sonores.

Soudain, un cri affreux retentit du côté de la roulante, nous giclons en toute hâte à l’extérieur pour voir un homme s’enfuir vers les barbelés bordant la route, plusieurs rafales de PM le couchent sur le réseau de riblard qu’il tentait de franchir. Un jeune employé de la cuisine qui le pourchassait, assène force coups de gourdin sur l’homme presque coupé en deux par les décharges rageuses de la sentinelle la plus proche, l’aide cuistot continue à brandir son lourd rouleau de buis sur le corps inerte, enfoncé maintenant dans le barbelé. Nous constatons que le jeune Kabyle est dans un état d’excitation intense.

Que s’est-il passé ? Avec le lieutenant, nous pénétrons sous la guitoune de la popote. Là, gît dans une mare de sang notre brave chibani la gorge ouverte, tout près du misérable, un couteau servant à découper les viandes, la terre sèche boit le sang vif qui s’écoule de l’affreuse mutilation de ce corps décharné.

Encore hébété, l’homme au gourdin bredouille entre deux sanglots que c’est le propre fils du vieux qui est venu le poignarder à deux reprises avant l’exécution du rituel sourire kabyle, et le cri strident qui nous a mis en émoi était celui qu’a poussé le chibani en voyant son fils, car il avait compris que son dernier moment était venu. Il rejoindra Allah l’âme pure, car il avait toujours respecté les « roumis » qui lui avaient permis de faire vivre sa nombreuse famille.

En effet, nous apprendrons que c’était un héros, ancien du Monte Cassino en Italie, ancien goumier du maréchal Juin, il avait été grièvement blessé et percevait une substantielle pension de guerre, et chose importante pour lui, comme il le disait souvent paraît-il, il avait La Médaille. Très connu de tous ici, le parricide a pu s’introduire comme de coutume, les sentinelles savaient qu’il venait donner des nouvelles de la nombreuse famille au vieux et lui apportait de menus cadeaux des siens, mais personne ne savait qu’il était « travaillé » depuis un certain temps par le chef rebelle du coin et que le malheureux n’avait pas le choix, c’était son père ou lui, triste loi de la guérilla ! Quel odieux parricide, mais ne le sont-ils pas tous. Chacun de maudire le criminel qui a incité le pauvre bougre à accomplir cet abominable forfait, alors que lui aussi gît comme un pantin sur ce barbelé, son sang s’écoulant lentement pour rejoindre la même terre que celle de son défunt père. Bien sûr nous savons que s’il n’avait pas accompli sa mission suicidaire c’est lui que nous aurions retrouvé égorgé au détour d’un sentier. Quel fanatisme !

Alors qu’un infirmier a le triste privilège de rendre décent le cadavre du vieux chibani, un brouhaha intense survient vers l’entrée principale du camp ; par un sentier poussiéreux, une foule bruyante de femmes et de gosses, s’avance, menaçante, brandissant bâtons acérés et autres outils des champs à lames tranchantes, ainsi que des sortes de fanions aux couleurs nationalistes, vert et rouge. Aucune manifestation semblable n’avait encore eu lieu dans tout le secteur du bataillon.

La cohue déferle alors que les sentinelles referment en toute hâte la chicane d’entrée et se réfugient à l’abri des murettes protectrices. La cohorte menaçante continue d’avancer, activée par la you you stridente des fatma et les cris des enfants brandissant maintenant serpettes et faucilles. Quel est le sens de cette folle provocation ? Que signifie cette manifestation hostile ? Protestent-ils pour ce pauvre égorgé, qui était sous notre garde, ou pour la mort de l’assassin ? Nos deux lieutenants - SAS et chasseurs - ordonnent la mise en batterie d’une mitrailleuse de 30 dans l’axe de la chicane d’entrée et du sentier par où a déferlé la folle équipée. Plusieurs rafales de FM, balancées vers les nuages arrêtent un instant la bruyante cohue, mais la progression reprend de plus belle.

Ces gens-là vont au suicide, poussés certainement par quelques lâches fanatiques retranchés derrière femmes et enfants. Une courte rafale de la 30, hachant les buissons et faisant voler la poussière sur les bas-côtés de la piste, provoque une seconde d’hésitation de la foule déchaînée, puis brusquement tous s’enfuient sous les couverts de l’oliveraie toute proche, abandonnant serpettes et bâtons, mais pas les oriflammes FLN à l’étoile rouge.

Le calme revenu, alors que nous avons tous craint le pire, nous songeons à la publicité que nous aurions procurée aux chefs rebelles si nous avions tiré sur cette foule, endoctrinée et déchaînée, faite de femmes et d’enfants, mais que nous réserve l’avenir ? Les ouvriers dormiront ce soir ici » protégés ou surveillés, de quel bord sont-ils ? Une unité de la Une, accourue au bruit des coups de semonce, nous apprend que les populations des villages alentour avaient dormi dans le djebel la nuit passée. Le grand capitaine me confie que notre séjour sera prolongé pour le renforcement de la garde du futur bordj, je m’en doutais un peu, mais je puis affirmer que la prochaine nuit sera riche en insomnies. Vivement le retour au camp de la vallée !

Dès l’aube d’une longue nuit, un piper vient survoler la région, tout paraît calme en apparence, pas de groupements, les ruelles des mechtas sont désertes, les troupeaux à l’étable ou dissimulés sous les couverts. Après le casse-croûte matinal, nous effectuons une patrouille de reconnaissance en direction du cantonnement de la compagnie amie en empruntant les hauteurs aux sous-bois protecteurs. Les fellahs regagnent leurs gourbis, se hâtant à notre approche ; pauvre peuplade ballottée par les événements, nous semblons leur inspirer une grande peur alors que nous sommes ici « pour les pacifier », une seconde fois. Quel fossé semble se creuser davantage chaque jour ? Ici le rebelle règne en maître, imposant sa dure loi, impitoyable et cruelle, nous en avons eu la preuve hier, une fois de plus, avec l’assassinat du chibani par son fils aîné.

Le lieutenant SAS a de l’ouvrage devant lui s’il veut parvenir à ramener un climat de confiance parmi cette misérable population prise entre l’enclume et le marteau. Le jour, nous prêchons la bonne parole, paradant avec notre puissant armement, et la nuit venue, le fell s’impose, prélevant l’impôt, obligeant le fellah fourbu à défoncer les pistes, certains chefs en profitant pour assouvir leurs bas instincts en usant du droit de cuissage.

Belle journée de repos, les esprits sont calmés, chacun vaque à ses occupations, il manque un foyer bien approvisionné, mais avant tout le service et la prudence sont de rigueur, l’ennemi rôde et nous épie, la moindre défaillance peut se retourner en catastrophe. À l’aide de mes indispensables jumelles, j’aperçois la maison forestière, tout en haut du col de l’Akfadou, qui de ses 1 100 m est elle aussi, comme Fort-National, une véritable épine dans l’œil de la montagne kabyle, véritable sémaphore pour le puissant Amirouche.

Aucune unité ne s’est encore aventurée à l’intérieur du farouche massif rebelle, mais en revanche, nous savons que c’est un lieu de repos et de manœuvre idéal pour les loups du chef sanguinaire ; c’est aussi une région boisée à l’abri de l’indiscrétion des survols de reconnaissance et la base de départ des incursions rebelles. Le secteur serait truffé de caches introuvables et de cantonnements où le fell vit militairement, avec levée de couleurs, instruction des jeunes recrues - attention, il faut montrer pattes blanches, très blanches, sinon c’est l’élimination sans fioritures, une balle dans la nuque ! Bref, cela en fait un sanctuaire inviolable pour l’instant, ainsi en ont décidé, tactiquement pour le quart d’heure, nos hautes autorités.

Cela fait douze jours que nous séjournons « dans les fossés » du futur bordj, dit de Sidi-Brahim, notre séjour s’achève, demain nous réintégrons notre vieux piton au Haut-Sébaou, mais cette dernière nuit me verra affronter, à plusieurs reprises, cette cohorte déchaînée. Ouf ! voici l’aurore, les mauvais rêves sont terminés, mais que serait-il advenu si nous avions perdu notre sang-froid, j’ose mieux ne pas y penser.

Jean Demay

Extrait de son livre Troufion en Algérie


Après ce crime de sang, il y eut d’autres commis localement cette fois par des hommes portant l’uniforme français.

Ce n’est pas parce qu’ils sont impossibles à établir qu’ils n’ont pas existé. Lorsque je suis arrivé à Bouzeguène en août 1960, j’ai trouvé un courrier émanant de sous-préfecture enquêtant sur la disparition d’un villageois originaire de Bouzeguène. Arrivé de France deux ans plus tôt, il s’était présenté à la SAS comme il avait l’obligation de le faire. Il n’avait plus été revu depuis.

Il est bien évident que la violence d’un camp n’excuse pas la violence de l’autre. Cette page de violence localement a existé.

Au nom du sang versé, exprimons dans le silence et le recueillement, avec tristesse notre compassion aux proches de ceux qui en ont été les victimes dont les plaies ne pourront jamais se fermer.

À cinquante ans de distance, il appartient à chacun de regarder de façon lucide cette période et d’affronter en conscience la vérité. C’est dans l’humilité et en tirant les leçons du passé que la cause de l’humanité pourra progresser.

Comme le fanatisme religieux ou idéologique, le racisme sont encore d’actualité puissent Dieu, Allah et Yahwé se tenir par la main, nous guider et nous aider à gravir le chemin de la fraternité.


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Vue aérienne de l’ensemble militaire après le départ de l’armée française.

Sur la faille creusée par le Bon Nan, les hommes sont en train de lancer à St Gervais un deuxième pont. Cet ouvrage hardi devrait dans un futur proche faciliter la circulation dans la région.

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le pont en construction à St Gervais les Bains

Le passé en Algérie, il y cinquante ans, ne peut être changé. Il s’agit d’une page d’histoire qui a causé des fractures béantes dans le cœur des hommes dans toutes les communautés. Cette période est l’aboutissement d’erreurs et de violences antérieures. Comme le présent conditionne l’avenir, avant « de savoir où l’on va, il faut savoir d’où l’on vient ».

Cette page d’histoire concernant la construction du bordj à Bouzeguène, est non seulement destinée à faire émerger des brouillards du passé, les conditions de construction d’une forteresse où par la suite le meilleur a côtoyé le pire, mais encore à dégager des matériaux nouveaux pour lancer le pont de la paix, du respect pour relier ceux qui, par le passé, ont fait des choix différents.

Il est en effet des violences qu’il faut conjurer quelle qu’en soit l’origine. Tous ensemble au lieu de regarder le vide, tournons nos yeux vers les sommets. La route à emprunter est difficile, car escarpée, mais là-haut l’air y est si pur.

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Vue générale des travaux de construction du pont

4 Messages de forum

  • Évocation historique de Bouzeguène Centre. 5 octobre 2012 17:36, par alim

    bjr vous pouvez raconté un peu sur la vie de achiche tahar svp je sui un citoyene du village d"ait salah

    • Évocation historique de Bouzeguène Centre. 22 octobre 2013 11:55, par B.AKLI

      Monsieur Grandjacques, vous qui étiez responsable de la SAS, pouvez vous nous dire qui décide et comment se réalise le ralliement d’un village durant la guerre. Quelles sont les parties qui concourent à la signature de "l’alliance" ? Existe-t-il un document officiel signé par l’administration militaire et les notables du village ? Cordialement.

      • Évocation historique de Bouzeguène Centre. 23 octobre 2013 08:28, par Claude

        Bonsoir cher ami.

        Je n’ai pas vécu personnellement de ralliement. Ceux-ci étaient surtout l’œuvre de l’armée qui elle aussi, avait certains moyens de pression et savait recourir à l’action psychologique.

        Le ralliement donnait lieu à une cérémonie au cours de laquelle les armes étaient remises contre l’engagement public de fidélité à la France.

        Je n’imagine pas dans le contexte du moment de formalisme en la matière.

        Bien cordialement

    • Évocation historique de Bouzeguène Centre. 22 octobre 2013 12:12, par B.AKLI

      A monsieur Alim. Pour connaître la personnalité de Achiche Tahar, il y a lieu de se référer à la triste histoire de la "Bleuite" et à l’organisation de l’opération de la "force K". Vous pouvez consulter aussi le livre de Hamou Amirouche : " Akfadou, un an avec le colonel Amirouche". Salutations.


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