En septembre 1955, 4000 troufions embarquent à Marseille. Jean Demay à 20 ans doit quitter son Poitou et son métier de plombier-couvreur pour aller pacifier la Kabylie. Il assiste alors à d’horribles massacres, aux mutilations, à la fureur des fatmas. « J’entrevois un corps qui tressaute encore, pauvre soldat qui laisse ses 20 ans dans ce coin de djebel en révolte ».
- Jean Demay en patrouille du côté de Tabouda
L’auteur nous parle des règlements de comptes entre Kabyles, entre sympathisants du FLN et leurs ennemis du MNA, des agitateurs locaux que l’on rencontre sur les marchés, d’un vieil autochtone pris en train de fumer -vice désormais interdit par le FLN - et qui aura les lèvres ou le nez coupé. Il nous dit aussi : « II n’y a pas que des égorgeurs chez les rebelles, cela dépend souvent de l’humeur d’un chef ».
Ce texte rassemble quantité d’observations sur les combats mais aussi sur le mode de vie des habitants, sur l’influence de la religion, sur le despotisme des chefs, la soumission des humbles. D’un réel intérêt historique ce livre rappellera quantité de souvenirs à tous ceux qui ont dû effectuer leur service militaire en Algérie.
- Troufion en Algérie
- 1955-1957 en Grande Kabylie avec le 27e BCA. Les bons et les fichus moment d’un jeune sergent.
C’est aussi le texte d’un homme courageux, qui surmonte vaillamment les coups de cafard devant la quille sans cesse repoussée qui envoie des propos toujours rassurants à ses parents, qui avoue sa fierté quand il est nommé sergent, et parle de liens d’amitiés inaltérables avec ses compagnons d’infortune.
Certificat d’Études et CAP de plombier-zingueur en poche, Jean Demay exercera son métier en Poitou comme les deux générations familiales qui l’ont précédé.
Aujourd’hui retraité, il jardine, lit beaucoup de récits de guerre et écrit.
Editions Cheminements
Voici les dernières pages de ce témoignage hors commun.
Donc, en ce matin brumeux du 12 mars 1957, je prends place dans la cabine du camion Hotchkiss de la SAS, son chauffeur habituel aux commandes et mon pote J-J. Rondet, le pantouflard charentais, 2e classe, cependant bachelier dans le civil, bien calé entre nous deux. Il a tenu à nous accompagner, délaissant ses fourneaux, pour effectuer des emplettes. Je pense qu’il voulait surtout être avec moi en ce jour anniversaire, preuve d’une sincère amitié, et nos deux départements ne sont-ils pas limitrophes ! Nous sommes confortablement installés dans la vaste cabine au plancher garni de petits sacs de sable, sage précaution contre les mines ou autres engins piégés.
Mon groupe, bien à l’abri des ridelles blindées du pesant véhicule, suivi de la Prairie Renault des pandores et du A x 4 réservé au ravitaillement, dans lequel nous avons installé un mortier de 60 servi par trois excellents pourvoyeurs et un pointeur d’élite, formé par le vieux chef Leroux au camp de la vallée. Une dernière pensée pour les miens qui doivent aussi songer à moi en ce jour « mémorable » et le petit convoi s’ébranle après un dernier message passé avec le PC. Je suis un peu fébrile. Est-ce que je vieillirais prématurément ? Allons ! un an de plus ça ne doit pas tellement se connaître. Ma MAT, crosse posée sur mon genou droit, un doigt sur la gâchette, ce qui est ma position favorite en véhicule, je scrute les abords de la piste. Traversée toujours appréhendée de la portion boisée d’oliviers, et maintenant une brusque courbe dégagée et la vue rassurante de notre camp sur son piton, d’où s’échappent les premières fumées de la roulante, tout va bien, alors que le brouillard s’est levé sur la splendide vallée de l’oued Boubéhir.
Mon voisin de cabine impassible, du moins en apparence, le casque lourd comme vissé sur sa tête, semble très rassuré, lui aussi fait partie de la prochaine fournée des heureux quillards et je pense qu’il lui a fallu une certaine dose de courage pour abandonner ses casseroles, mais je sais aussi que notre solide amitié, acquise chaque jour dans cette vie de « chien » que nous menons depuis notre incursion en Grande Kabylie, y est pour beaucoup dans son geste d’aujourd’hui. En ce jour anniversaire, il me signifie qu’il est heureux de descendre en notre compagnie pour un court dégagement au chef-lieu de la commune mixte.
Malheureusement, ce jour, je suis chef d’escorte et responsable de l’ensemble du convoi, aussi adieu à l’omelette géante et aux bonnes bouteilles de rosé dans notre bistrot habituel, il faudra nous ménager. Le père François sera tout de même heureux de nous accueillir dans son estaminet. Un rude gars de l’Est, échoué, on ne sait pourquoi, dans ce village à forte dominance berbère et, disons-le, un peu perdu en lisière de sa forêt et de son djebel à sangliers. La petite fête, ce sera pour ce soir, dans l’intimité de notre quartier retrouvé, après avoir, comme il se doit, renforcé la garde aux créneaux. Les dernières brumes s’évaporent lentement au-dessus des berges caillouteuses, garnies de beaux bouquets de laurier-rose. Comme il ferait bon se promener en touriste dans cet admirable site, mais il faudrait troquer la tenue kaki et la mitraillette en bandoulière pour le bâton et la gourde du pèlerin. Je pense que jadis, mis à part les gendarmes accompagnant le fonctionnaire chargé de collecter les impôts chez les pauvres fellahs du coin, cette région devait être ignorée des touristes. C’est peut-être là la cause de notre présence actuelle dans ces régions déshéritées, que les administrateurs ont trop oubliées. Mais cela est une autre histoire et, personnellement, je n’ai pas demandé à venir jouer au petit soldat pacificateur dans cette région si éloignée de chez nous.
Le pont (de Boubehir) n’est pas loin maintenant, qui nous relie à la vie civilisée, comme nous aimons le dire, avec, à l’autre extrémité, la route goudronnée. Là-bas, on se sent revivre, malgré les nombreux poteaux qui gisent ça et là sur le rebord du talus depuis notre arrivée en pays kabyle. Je jette un coup d’œil par l’œilleton arrière de la cabine sur les gars du groupe, sagement alignés, dos à dos, sur les deux bancs centraux, scrutant les abords de la piste dangereuse. La grosse Prairie bleue des gendarmes suit à distance respective et notre 4 x 4, en serre-file, avale toute la poussière du petit convoi. Les parapets métalliques du pont apparaissent dans la dernière ligne droite, c’est maintenant l’embranchement de la piste de Tabouda, avec son ancien café maure et le timide panneau des ponts et chaussées « 15 tonnes ». Allons ! nous ne sommes pas en surcharge et le Hotchkiss, las sans doute de la mauvaise piste, accélère à l’entrée de l’ouvrage. Je regarde les eaux bouillonnantes et jaunâtres, qui s’engouffrent à trois mètres en contrebas entre les piles de belle maçonnerie apparente.
Effroyable explosion ! Je suis presque aveuglé par la poussière et une désagréable odeur d’essence ou d’huile surchauffée me prend à la gorge, alors que je ne réalise pas encore ce qui vient de se produire. Ma MAT a été éjectée par la portière enfoncée. Je jette un regard angoissé vers mon camarade Jean-Jacques, dont la tête, heureusement protégée par le casque lourd, a violemment heurté le plafond de la cabine. Le sang coule de son front, inondant ses tempes ruisselantes de sueur crasseuse. Le chauffeur, dans un formidable réflexe de survie, s’est éjecté sur la chaussée. Tandis que je pousse mon voisin, hébété, hors de la cabine réduite de la moitié de sa capacité, j’essaie à mon tour de m’extraire de notre « tombeau ». Ma jambe droite heurte le levier de frein ou de changement de vitesse. Oh ! effroi, mon pataugas, comme désarticulé, bascule de droite à gauche. C’est affreux, je me rends compte que seule la viande tient encore, mais je ne perçois pour l’instant aucune douleur. J’entends la pétarade des armes automatiques et des Garants à l’arrière du convoi, les flics et le 4 X 4 doivent méchamment « morfler », il y a embuscade et notre camion bloque le passage vers la délivrance et le camp tout proche.
Je me glisse péniblement sous la cabine, après m’être emparé presque inconsciemment du pistolet automatique du chauffeur, en réserve dans la boîte à gants. Je constate alors, à l’abri de la roue avant gauche, que le tablier du pont s’est écroulé du côté où j’étais assis, il y a cinq minutes à peine. Un impressionnant entonnoir dans la chaussée, probablement causé par un obus de récupération, met le véhicule dans une fâcheuse position instable.
Alors que la fusillade s’atténue à l’arrière, je perçois comme une galopade dans ma direction. Maintenant la douleur à ma jambe « esquintée » est presque insupportable. J’arme le PA, prêt à faire feu sur les premières guiboles qui apparaîtront dans mon court horizon au-dessous du véhicule où je suis immobilisé, on vient m’achever, j’en suis persuadé. Je reconnais, heureusement, la voix d’un gendarme et du petit Rosa, toujours présent, le bougre, dans les moments cruciaux, alors que le brave Lecreffe vient de les rejoindre.
On m’extrait de ma position défensive alors que je perds lentement conscience. Des silhouettes se meuvent autour de moi, l’infirmier Barbera, dans un nuage brumeux, agite une gigantesque seringue, tandis que je sombre dans le véritable repos du guerrier. Je me réveille au moment où l’on referme sur moi le couvercle en plexiglas de ma couchette, sur le côté d’un hélicoptère, dont les pales commencent à battre l’air rageusement. Je perçois vaguement notre camp sur son piton et là, tout près de moi, dans un dernier adieu, le chef Lecreffe crispé, mes braves camarades de misère émus.
Je jette un regard angoissé au pilote de l’hélico, au-dessus de moi, qui semble me sourire, mes yeux s’embuent, ils sont tous là figés sur mon habitacle de plastique. Un dernier geste de la main, l’appareil décolle. Je crois bien que je pleure.