Du jour où, après avoir erré, méprisé et quelquefois haï, comme tant d’autres le font encore, j’ai pris conscience de cette réalité, j’ai réformé tous mes jugements. Dès cet instant, contre vents et marées, sans souci de l’injure et de l’injustice, j’ai suivi le chemin du coeur qui, en Algérie, est aussi celui de la raison.
Certes, il m’en a coûté ce que d’autres eussent appelé une carrière politique. Je ne le regrette pas.
Dieu a créé les pays pour les hommes et nous sommes les hommes de ce pays. Il importe peu que l’un d’entre eux tombe sur la piste s’il contribue à l’ouvrir. Le principal est que la piste existe et que d’autres s’y engagent, s’y rassemblent pour procéder vers un idéal et des horizons nouveaux qui sont ceux de justice et d’amour.
BARRÈS ne disait-il pas : " Il faut être un conciliateur. Mieux vaut risquer sa vie à rassembler ceux qui se croient des adversaires " ?
Appelé le 4 mai 1953 à administrer la ville d’Alger, ce fut dans cet esprit que je constituai l’équipe qui devait me seconder pour la gérer et durant cinq ans ce furent, en dépit du climat atroce dans lequel vécut la ville, les principes qu’ensemble nous nous acharnâmes à maintenir.
En m’installant à la mairie d’Alger le 4 mai 1953 avec les trente-six membres européens de mon équipe, élue au premier collège, je trouvais pour compléter le Conseil légalement composé de soixante-deux membres les vingt-cinq conseillers musulmans élus indépendamment dans le deuxième collège.
Ces derniers, tous nationalistes, membres du parti de Messali Hadj, dit M.T.L.D. (ou Mouvement du triomphe des libertés démocratiques), avaient comme tête de file un avocat algérois apparenté aux principales familles de la bourgeoisie musulmane d’Alger, ABDERRAHMANE KIOUANE.
Le problème s’est immédiatement posé pour moi de savoir comment cohabiter avec des élus dont plusieurs avaient d’ailleurs fait partie de la municipalité précédente et qui pouvaient être considérés, vu leurs opinions extrémistes, comme susceptibles de rendre difficile la tenue des assemblées municipales.
Je priai donc Me Kiouane et une délégation de sa liste de venir s’entretenir avec moi pour faire le point et, sur leur acceptation, je leur exposai que la municipalité était composée tant dans le premier que dans le deuxième collège d’éléments venus des horizons politiques les plus différents et que, de ce fait, si nous voulions faire oeuvre constructive dans la cité, il était nécessaire que l’on ne discutât jamais de politique, ni au Conseil municipal, ni à l’intérieur de la mairie.
J’insistai sur la nécessité d’administrer la preuve que des hommes d’idéologies aussi opposées pouvaient trouver dans l’esprit de cité un dénominateur commun et un point de rencontre, ce qui impliquait que toutes raisons de discussions et de divisions étant écartées, nous conjuguions nos efforts pour faire d’Alger une ville capitale et y accomplir sur le plan social une grande oeuvre humaine.
Me Kiouane au nom de tous ses collègues approuva mon point de vue et s’engagea à oeuvrer au Conseil municipal dans le seul sens de l’intérêt de la cité sans jamais y mêler de politique.
Ce pacte devait être fidèlement observé par tous les membres musulmans du Conseil municipal jusqu’à leur disparition dans la tourmente.
Mieux encore, leur fidélité à ce pacte devait être flétrie par Messali Hadj dans deux documents qui condamnèrent Kiouane et ses collègues pour " collaboration " et " déviationnisme ". Le congrès extraordinaire du M.T.L.D. réuni les 14, 15 et 16 juillet 1954 en Belgique devait sanctionner cette condamnation par leur exclusion du parti.
Dans son " Message " adressé de Niort " aux militants du Mouvement national algérien, aux sympathisants, aux étudiants et aux commerçants de la région parisienne et de toutes les villes de France ", Messali Hadj déclarait : "Voici d’ailleurs quelques faits caractéristiques de cette politique déviationniste : Après les événements du 14 Juillet qui ont profondément indigné le peuple algérien et même l’opinion publique française, il était normal que le parti mobilise toutes ses forces pour mener une campagne, d’abord pour flétrir la machination policière et ensuite pour préparer un plan d’action pour un temps déterminé afin de poser le problème algérien dans son ensemble, sans oublier de proclamer l’objectif suprême du Mouvement national algérien. Si la bureaucratie avait voulu, il était certainement possible, à ce moment-là, après les massacres du 14 juillet, d’élever le problème algérien à celui de la Tunisie et du Maroc devant l’opinion internationale.
Non seulement rien de tout cela n’a été fait, mais nous avons constaté que nos élus au conseil municipal d’Alger n’ont même pas élevé une protestation, sous prétexte de ne pas gêner, soi-disant, la politique de réformes en cours décidée par le maire Jacques Chevallier.
Sans doute, c’est pour la même raison que le budget colonialiste de la ville d’Alger a été voté par nos élus. Cette attitude jamais vue jusqu’à maintenant dans notre mouvement a étonné le peuple, nos adversaires et nos amis politiques. Par contre, elle a réjoui la presse colonialiste qui a commenté ce fait comme un événement extraordinaire et jamais vu en Algérie.
L’avocat Kiouane, membre de la Direction et adjoint au maire, a prononcé à cette occasion un discours pour justifier le vote du budget colonialiste en déclarant qu’une nouvelle ère de compréhension et de rapprochement a vu le jour à la mairie d’Alger. Cela paraît incroyable et impensable, tellement c’est ahurissant et contraire aux principes du parti. "
Et dans un autre document visant la politique électorale ne déclarait-il pas : "Si Kiouane et Abdelhamid, membres de la direction du parti, n’ont élevé aucune protestation à la mairie quand nos frères furent assassinés à la manifestation du 14 Juillet 1953 à Paris, c’est certainement pour ne pas déplaire à M. Chevallier. De même, lorsque ce dernier a fait l’éloge de la colonisation française devant maints journalistes américains venus enquêter sur le problème algérien. Si ces élus ont procédé à des évacuations de taudis et de bidonvilles et en ont chargé un vieux militant BOUDJEROUDI, alors que cette besogne est confiée habituellement à des policiers, sous prétexte de mesures d’hygiène et de santé publique, c’est encore pour les mêmes raisons. Cet acte inqualifiable a soulevé une profonde indignation parmi la population et nos militants. Une bagarre entre élus et militants faillit éclater à la place de Chartres à ce sujet. Qui aurait dit cela et aurait pensé à une telle dégradation ? Que voulez-vous, on ne refuse plus rien à M. Chevallier et le train de la collaboration mène encore plus loin. "
Messali n’a-t-il pas dit aussi dans une interview accordée à un journaliste suisse : "Le néo-colonialisme que représente Jacques Chevallier, maire d’Alger, est plus intelligent que le colonialisme classique : c’est pourquoi il est aussi plus dangereux " ? La définition du néo-colonialisme était d’autre part donnée le 1er octobre 1954 sous la signature d’ABDELGHANI dans la Nation Algérienne, organe central du M.T.L.D. édité à Alger, 11, rue Marengo, dans un article intitulé " Face au néo-colonialisme ". " Les Algériens constatent, depuis des mois, les manifestations d’une nouvelle orientation politique prônée par une partie des colonialistes français. Il s’agit de ce que l’on appelle maintenant couramment le néo-colonialisme. Le néo-colonialisme se présente en Algérie, en gros, sous les aspects d’une politique tendant à conserver le régime colonialiste en l’adaptant, sur des plans secondaires, à une situation créée par le Mouvement national. Il vise à faire durer le colonialisme en tenant le raisonnement suivant : " En satisfaisant certaines revendications des Algériens, sur le plan social notamment, en mettant un frein à la répression et en essayant de camoufler les aspects les plus criards des injustices fondamentales du colonialisme, nous parviendrons à émousser la combativité des masses algériennes en leur enlevant des raisons de mécontentement et nous contribuerons à les chloroformer. "
Le propre du néo-colonialisme est de nier l’existence du problème national algérien et de se présenter ouvertement comme constituant la seule politique capable de défendre la " souveraineté française ", ainsi que les intérêts et privilèges colonialistes. C’est la politique du " cédons sur le détail pour préserver l’essentiel ".
Le néo-colonialisme se caractérise par des signes indiquant que son apparition est la conséquence des pressions des masses algériennes. Il cède - certes, pour ne pas tout perdre - mais il cède quand même parce que pris à la gorge. C’est un phénomène politique qui rejoint et se confond avec celui de l’apparition en France de forces politiques groupées autour de ce que l’on appelle " la bourgeoisie intelligente " qui tend à adapter - dans le cadre de la coalition atlantique et du système capitaliste - son action à des situations créées par la poussée du mouvement démocratique et ouvrier français.
"La bourgeoisie intelligente " en France et le néo-colonialisme en Algérie sont l’expression d’une recherche de solutions intermédiaires et limitées tendant à colmater un front d’intérêts fortement ébranlé. C’est là que se trouvent les raisons profondes de la participation de Jacques Chevallier au gouvernement Mendès-France.
Le néo-colonialisme est une politique nettement tracée et mûrement réfléchie avec ses grands théoriciens dont François Mitterrand. Il ne constitue pas comme certains semblent le croire une simple somme d’expédients politiques. Il a ses objectifs bien déterminés, à savoir : désorienter le mouvement national, le détourner de la voie de la libération, l’empêcher de s’unir. "
Quelles qu’aient été les attaques ou les interprétations données par les extrêmes de cette collaboration loyale sur le strict plan des intérêts de la cité, une conclusion s’impose : des hommes venus d’horizons aussi différents pouvaient, après avoir discuté les yeux dans les yeux, découvrir un terrain de coopération libre de toute contrainte physique ou morale pour assurer la prospérité de la cité.
C’est ainsi qu’en commun, Européens et musulmans réunis, nous avons fait ensemble de la ville d’Alger ce qu’elle est devenue depuis cinq ans : une capitale.
Il était nécessaire de souder ces édiles décidés à oeuvrer ensemble par une mystique, édilitaire celle-là, et pouvait-on en imaginer de meilleure que celle préconisée par SAINT-EXUPÉRY pour réunir les hommes : "Fais-leur bâtir une tour " ? C’est ainsi que fut déclenchée dans l’enthousiasme et livrée la "bataille du logement " qui devait mériter à la ville d’Alger son surnom de premier chantier de France. Plus de I0 000 logements construits ou mis en chantier en moins de cinq ans, dont quatre ans vécus dans la rébellion et dans la " bataille d’Alger ", allaient exprimer l’importance de notre effort.
Mais, comme le disait Lyautey : "Faire des maisons, construire des villes, planter des jardins, dessiner des routes, c’est bien. Mais il est aussi nécessaire d’élever les âmes de ceux à qui on les destine. Il faut faire de l’urbanisme jusque dans le coeur des hommes." Ce fut le but que nous nous assignâmes en faisant du logement, non seulement le point de rencontre des membres d’une même famille, mais aussi et surtout dans notre cas, de la grande famille algérienne.
Je revis en cet instant les campagnes et les critiques acerbes dont ma municipalité et moi-même fûmes l’objet quand des musulmans furent installés dans nos nouvelles cités, et ce, dans des proportions répondant à leur propre proportion dans la population totale d’Alger. " Il construit pour les Arabes... c’est le maire arabe, le maire à la chéchia, il n’en a que pour eux... "
Ces critiques qui, depuis, sont devenus bien entendu les plus fervents adeptes de l’intégration et du collège unique, et qui livreraient le cas échéant sans discuter la métropole tout entière " aux Arabes ", méconnaissaient l’essentiel, et cet essentiel risquait de condamner la France.
Alors qu’en 1938 la population musulmane vivant dans les bidonvilles de l’agglomération algéroise ne dépassait pas 4 800 personnes, il y en avait 125 000, soit vingt-cinq fois plus, en 1953-1954.
Dans la seule ville d’Alger, ses faubourgs étant exclus, 120 bidonvilles comme une lèpre grandissant sur tout terrain restant disponible voyaient s’entasser quel que 80.000 musulmans dans des conditions de vie invraisemblables alors que la Casbah, elle aussi surpeuplée, entassait dans ses vingt hectares 70 000 habitants, battant l’un des records mondiaux de densité humaine.
De tout cela et à l’exception du général WEYGAND qui, en 1941, s’était intéressé à ce problème, nul ne s’était soucié depuis, bien que, comme chacun de nous, ces habitants des bidonvilles fussent depuis 1943 des citoyens français.
Avec une parfaite conscience de ce qu’il m’en coûterait, et suivis sans exception aucune par tous mes collègues de la municipalité, nous avons attaqué ce problème.
Ainsi naquirent ces milliers de logements répartis dans des cités construites pour que des hommes se connaissent et se comprennent mieux : " Diar-es-Saada ", " Diar-el-Mahçoul ", " Climat de France ", " Eucalyptus ", " Champ de Manoeuvres ", " Djenan-el-Hassan ", " Diar-el-Kef ", etc.
Je dis : pour que les hommes de ce pays se comprennent mieux, car la loi de ces cités exclut tout esprit de ségrégation. Dans le même immeuble, sur le même palier, musulmans et Européens cohabitent dans l’harmonie.
Dès qu’un cadre est donné à un individu où il peut évoluer librement, son désir de promotion s’accélère et s’exprime de mille façons. Je ne sais rien de mieux que d’offrir au musulman un logement décent pour qu’à très brève échéance et dans tous les domaines s’opère la symbiose et que bientôt plus rien ne le différencie de l’Européen.
Ainsi se réalisera par de grandes voies harmonieusement tracées d’interpénétration l’urbanisme souhaité par Lyautey jusque dans le coeur des hommes.
Aujourd’hui, lorsque le jeune appelé métropolitain débarque en Alger, il lui est remis une brochure explicative de l’oeuvre française en Algérie dans laquelle s’étalent ces cités. Quand un guide officiel fait les honneurs d’Alger à une personnalité de passage, il les montre à son tour avec fierté en disant : "Cette cohabitation fraternelle, ces maisons sont l’oeuvre de la France en Algérie. "
Qu’il en soit ainsi efface, certes, l’injustice et l’injure, mais je ne puis oublier que des hommes qui furent mes collègues pour administrer Alger-capitale et participèrent à cette oeuvre dont mon pays s’honore croupissent actuellement dans des cachots ou dans des camps d’internement sans qu’il leur soit tenu compte de leur contribution à sa grandeur et à son prestige.
Cette oeuvre, nous l’avons réalisée ensemble et elle n’eût point été si chacun ne s’y était donné tout entier.
Était-ce pour la France seule qu’ils agissaient ? Je ne le crois pas, mais j’ai la conviction profonde qu’au travers d’elle, en elle et par elle ils avaient pensé découvrir une patrie commune, la seule et vraie patrie humaine. Qu’ils l’aient identifiée avec mon pays, pour moi, me suffit.
*** Peut-être, plus que d’autres, ai-je eu le privilège de pouvoir scruter l’âme musulmane.
La fonction de maire d’Alger, capitale de 500 000 âmes dont la population est également partagée entre musulmans et Européens, offre en effet un champ splendide et parfois douloureux d’observation humaine.
Chef de la cité, en contact direct et constant avec tous les éléments de la population sans discrimination aucune, le maire connaît leurs problèmes et leurs drames intimes. Il assiste matériellement et moralement ses concitoyens. En cela, il administre, mais il confesse aussi. Il ne peut refuser d’entendre, le bon équilibre et la paix dans la cité dépendent souvent des décisions et de l’attitude qu’il adoptera après avoir écouté et discriminé.
En temps normal, en Algérie, ce devoir est déjà délicat à exercer entre deux communautés dont il faut sans cesse ménager les intérêts respectifs, mais combien il devient difficile quand la révolte ravage la cité, que la mort frappe de partout et que la passion souffle en tempête - et aussi l’injustice.
Aux petites misères succèdent alors des drames atroces que le maire découvre dans les contacts et les confidences qu’il doit encore et toujours accepter, dont il lui faut demeurer l’unique dépositaire. Moments effroyables où la conscience s’écartèle entre la volonté de ne pas manquer au devoir vis-à-vis du pays et le souci de ne pas trahir la confiance de l’homme désemparé qui se confie - qu’il soit l’homme qui torture et que le remords torture à son tour ou le survivant qui a subi la torture et que l’esprit de vengeance anime.
GERMAINE TILLON, dont le coeur a si bien compris et pénétré le drame de l’Algérie, a connu des moments semblables quand, chargée en juillet-août 1957 par le gouvernement français de connaître le point de vue des chefs politicomilitaires du F.L.N. et de leur exposer les perspectives que le gouvernement envisageait pour l’Algérie, elle prit contact avec YACEF SADI.
Ces entretiens comme les sentiments que lui inspiraient les chefs de la révolte ont été rapportés par elle dans ce document d’une valeur humaine exceptionnelle qu’est sa déposition devant les tribunaux d’Alger à l’occasion du procès de YACEF SADI et de ZORA DRIF.
Si l’action courageuse et profondément française de Germaine Tillon a sauvé bien des vies humaines, combien de confessions faites au maire d’Alger par des âmes à la dérive ont préservé celles-ci du gouffre fatal, épargnant ainsi nombre d’individus et non des moindres aux pires heures du terrorisme et de la répression.
ROBERT LACOSTE, l’homme certainement le plus détesté par les musulmans d’Algérie, a-t-il jamais soupçonné que parmi les occasions qu’il eut comme chacun de nous d’être abattu, l’une au moins lui fut épargnée grâce au maire d’Alger ?
Lorsque la municipalité d’Alger invita le ministre résidant à visiter les vastes chantiers municipaux, le cas se posa de savoir si le ministre devait visiter ou non le plus important mais aussi le plus dangereusement situé durant cette période, celui du " Climat de France ".
Le chantier du " Climat de France ", au coeur d’un quartier semé de bidonvilles, était aussi l’un des plus éprouvés par l’action terroriste.
J’insistai auprès du directeur de la Sécurité générale, M. JACQUES PERNET, pour que le ministre le visitât sans aucun déploiement policier ostentatoire, ce genre de précautions irritant les populations au lieu de leur inspirer le respect, et je pris la responsabilité personnelle de la vie du ministre.
Aussi lourdes qu’eussent été pour lui les conséquences éventuelles, M. Pernet accepta ma proposition. Je réunis aussitôt les principaux responsables des bidonvilles et leur exposai l’engagement que j’avais pris, leur faisant confiance et leur demandant au nom du principe sacré de l’hospitalité musulmane de veiller à ce que rien n’advînt au ministre qui, à pied et sans protection, parcourrait le quartier.
Chacun s’y engagea et c’est ainsi que M. Lacoste et quelques parlementaires britanniques qui, ce jour-là, l’accompagnaient visitèrent sans encombre notre immense chantier.
M. Lacoste n’a peut-être jamais su qu’à un moment donné, à quelques mètres de lui, un tueur étranger au quartier, l’avait mis en joue et fut désarmé, battu et chassé par les habitants.
L’un d’entre eux, principal témoin de ce drame discret et membre de mon cabinet, a été arrêté et depuis quinze mois porté disparu...
Ces heures dramatiques qui m’ont moralement torturé, je veux les oublier, mais je ne peux oublier combien j’ai senti à ces moments-là que tout pouvait encore être sauvé dans cette course vers le néant, dans cette surenchère de destruction, si toute solution politique n’était pas écartée par principe. Confiné avec mes proches collaborateurs dans notre solitude municipale, chaque soir nous faisions en commun le bilan de ce que nous entendions dans la cité et chaque soir pénétrait davantage en nous la conviction profonde que l’irréparable serait évité si l’on changeait de méthodes. Cela impliquait aussi que l’on changeât les hommes.
Mais à Paris, l’équilibre parlementaire rendit les hommes intangibles. Il ne restait donc plus qu’à subir le destin. Et pourtant, les responsables du pouvoir eussent pu, à leur tour, dans l’intérêt de leur action et du pays, bénéficier de notre connaissance sans cesse renouvelée de la psychologie musulmane. Ils eussent dû puiser matière à enseignement et à décision positive dans ce capital vivant de réactions sincères qui s’accroissait chaque jour. Mais depuis février 1956, catalogué comme libéral, pour mes idées peut-être, mais surtout parce que je détenais un peu de la confiance des musulmans, nul responsable de l’Algérie ne m’a consulté une seule fois pour connaître le climat psychologique de la population d’Alger que j’administrais dans la tempête.
Cette tempête, on l’a depuis nommée la " bataille d’Alger ". Elle mérite ce nom. Jamais action terroriste ne fut plus sournoise ni meurtrière. En quatorze mois, 751 attentats ensanglantèrent la ville, provoquant la mort de 314 Algérois et en blessant 917.
Certains jours, le rythme des attentats était tel que les ambulances municipales ne suffisaient plus et que les camionnettes des services techniques devaient les renforcer. L’admirable bataillon des sapeurs-pompiers d’Alger sous les ordres d’un chef de grande classe, le commandant SUBRA, voyait ses interventions s’élever de 2 322 en 1954 à 4 038 en 1956. La mort et le feu jaillissaient de partout.
Impassibles à leur poste malgré les pertes qu’ils subissaient les services municipaux d’Alger avec sang-froid poursuivaient leur tâche assurant avec un courage sans égal l’indispensable continuité du service public.
Dois-je dire aujourd’hui qu’alors que tant de gens dont je ne discute pas le mérite ont été récompensés, je n’ai jamais pu obtenir durant cette période ni depuis, que soit reconnu le mérite d’un seul des quatre mille agents de la ville d’Alger ?
Pourtant si durant cette période la France a continué en Alger, c’est aussi à ces travailleurs modestes et braves qu’on le doit. La nation leur doit respect et reconnaissance. Mais le maire d’Alger étant suspect, tous ses services l’étaient avec lui.
N’avait-on pas même raconté que cartes d’identité et tracts F.L.N. provenaient de la mairie d’Alger qui était, disait-on, un véritable foyer de la rébellion ? L’arrestation en mars 1957 de BEN M’HIDI LARBI, l’un des membres influents du C.C.E. (Comité central du F.L.N.), au domicile duquel fut découvert un jeu complet des cachets de toutes les mairies du département d’Alger et des départements voisins, ainsi qu’un lot de cartes d’identité en blanc, eût dû mettre fin à ces légendes déshonorantes... On se contenta de glisser discrètement...
J’étais suspect au point que, quand venaient des parlementaires ou des missions qui manifestaient le désir de prendre contact avec leur ancien collègue que j’étais, on les en dissuadait. Combien d’entre eux s’en sont excusés auprès de moi sans m’en cacher les raisons.
J’étais suspect parce que, disait-on, j’avais " trop de contacts avec les Arabes ", comme si le maire d’une ville où s’entassent dans des conditions d’habitation effroyables 250 000 musulmans pouvait ignorer ces 250 000 citoyens au point de leur fermer sa porte et de demeurer sourd à leurs besoins et à leur misère.
A l’occasion de ces contacts humains, la voie de la paix aurait pu être tracée et élargie. Chaque fois que j’ai perçu la possibilité d’une ouverture politique, respectueux des consignes gouvernementales exprimées par M. Guy Mollet, j’en ai immédiatement rendu compte au représentant de la France en Algérie pour que l’éventualité qui s’offrait fût exploitée à son échelon.
J’ai agi ainsi, lorsqu’en mars 1956 ce grand honnête homme qu’est MUSTAPHA BEN HOUENNICHE, administrateur de la Banque de l’Algérie et l’une des personnalités les plus marquantes de la bourgeoisie musulmane, vint s’ouvrir à moi pour tenter de nouer un dialogue. Je le conduisis chez M. Lacoste qui, après l’avoir entendu, ne sut que lui répondre - propos que je n’ai pas osé reproduire au procès Ben Houenniche pour ne pas ridiculiser un ministre en fonction : " Je ne tiens pas, conclut Lacoste, à passer en Haute Cour. "
Singulier réconfort, en vérité, pour l’homme de bonne volonté qui venait chercher conseil et appui auprès du représentant de son pays !
J’ai agi de même lorsque l’un de mes camarades du corps expéditionnaire en Italie, lieutenant de tabors, vint m’avertir qu’Abane Ramdane et les principaux chefs de la rébellion demandaient à prendre contact avec moi pour discuter. Deux heures après cette invite, en compagnie de mon ami Georges Blachette à qui j’avais demandé de m’accompagner, j’étais reçu par M. Lacoste auquel je faisais part de la proposition que je venais de recevoir.
Je lui déclarai que, quels que fussent les risques, j’acceptais s’il le jugeait nécessaire de me rendre dans les monts du Sakamody où m’était proposé le rendez-vous, accompagné soit par un officier, soit par le directeur des Affaires politiques.
M. Lacoste me remercia de le tenir au courant, s’étonna qu’on m’eût fait cette proposition plutôt qu’à lui et demanda un temps de réflexion jusqu’au lendemain. Le lendemain je retournai au Palais d’Été avec Georges Blachette. M. Lacoste me déclara qu’il était intéressant de savoir ce que voulaient ces gens et que je pouvais donc aller les voir.
Je lui demandai alors un ordre de mission et quelqu’un de son entourage pour m’accompagner. Il refusa de me donner cet ordre de mission, parce que, dit-il, "ça pourrait se savoir … "
Dans ces conditions, je refusai de donner suite à cette affaire, ne tenant pas à être éventuellement capturé ou tué par l’armée française et considéré comme traître alors que je me serais sacrifié pour mon pays. Passe encore de perdre la vie, mais pas l’honneur.
D’autres occasions se sont encore présentées, comme celles qui ont surgi au lendemain de la grève générale de 1957 brisée en Alger par le général MASSU.
Le découragement des activités F.L.N. fut tel durant quelques jours que j’obtins plusieurs redditions d’agents de liaison qui me téléphonèrent à la mairie pour me demander à qui et comment ils pouvaient se rendre. Devant pareil désarroi, je suggérai au ministère de l’Algérie que l’on fît savoir par la presse, ce que le général SALAN devait expliciter après le 13 mai 1958 dans son appel aux fellagha, c’est-à-dire qu’à quiconque se rendrait volontairement le pardon serait accordé.
En réponse à ma suggestion, il me fut signifié : " Ce ne sont pas des redditions que l’on cherche, mais des arrestations. "
Que d’occasions ont ainsi été perdues !
Quoi qu’il en soit, la politique de contact, d’apaisement, de confiance totale, même si l’on ose la juger naïve, je n’ai cessé pour ma part de la pratiquer aux pires moments de la bataille d’Alger - que ce soit de jour ou de nuit. Quarante-huit heures ne se sont jamais écoulées durant cette période sans que j’aie parcouru seul les bidonvilles de ma cité pour affirmer, en même temps que mon mépris de la passion meurtrière, la continuité de la confiance et de l’amitié en dépit de tout.
La population musulmane l’a compris et je lui suis reconnaissant des témoignages d’adhésion qu’en toutes circonstances elle n’a cessé de m’apporter.
Cependant, il en fut différemment ailleurs. Les injures et les insultes sous les ricanements et les encouragements officiels devinrent mon lot.
Alain de Sérigny, confident et en quelque sorte éminence grise de M. Robert Lacoste, et qui eut la rude besogne de le camper glorieusement dans l’opinion algérienne, est le seul à avoir eu le courage de révéler les arrière-pensées du ministre résidant.
Par une mise au point publiée dans le Monde du 30 juillet 1958 et qui n’a jamais suscité le moindre démenti ni la moindre rectification, il précise en ces termes le sens d’une conversation du sénateur ROGIER avec M. Robert Lacoste : " Monsieur le Ministre, lui ai-je dit, samedi 10 mai à 22 heures, à Paris, en présence du sénateur SCHIAFFINO, le sénateur Rogier m’a fait le récit de l’entretien que quelques heures auparavant il avait eu avec vous, entretien au cours duquel (M. Rogier dixit) vous lui avez exprimé le voeu que la manifestation prît un caractère d’une violence telle que la municipalité d’Alger devrait être prise d’assaut et - propos non mentionné dans mon livre - que Jacques Chevallier devrait être éjecté. "
Ainsi, le ministre résidant socialiste en Algérie, représentant le gouvernement français, participait sous main au déchaînement d’une violente manifestation de rues en suggérant d’orienter la foule ivre de fureur aveugle contre la municipalité d’Alger et en préconisant une violence qui devait aboutir à l’assaut de la mairie, puis au lynchage du maire suspect de regarder les citoyens musulmans comme des Français " à part entière ". Il est impossible de comprendre la phrase " Jacques Chevallier devrait être éjecté " autrement que comme une incitation au lynchage, dans le contexte où l’accent est mis sur " une violence telle " et sur la " prise d’assaut ". Personne, connaissant l’atmosphère d’alors à Alger, saturée de terrorisme et de terreur, de haine et de rage homicides, ne saurait interpréter autrement le dessein du ministre.
Depuis des années, bien des choses m’ont définitivement séparé d’Alain de Sérigny, mais en l’occurrence je suis profondément convaincu qu’il dit vrai et, ce faisant, il donne la mesure de la politique suivie durant ces deux dernières années en Algérie.
Sous les dehors d’un patriotisme localement intransigeant, elle n’avait ni grandeur, ni profondeur, ni perspectives autres que de tristes règlements de comptes, ou simplement la recherche d’une pose cocardière à l’usage de congrès ou d’élection de chef-lieu de canton.
Des milliers de jeunes pleins d’enthousiasme et de foi ont payé de leur vie cette misérable politique...
Extrait du livre "Nous les Algériens..." de Jacques Chevallier.
Ce témoignage exceptionnel a été écrit en juillet 1958.
Pour connaître le parcours de cet acteur courageux au grand coeur, aller à