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- DES AFRICAINS S’INTERROGENT
- par Kouriba Nabhani, licencié ès lettres philosophie & Jean Charbonneau ( Général C.R,) de l’Académie des Sciences Coloniales.
CHAPITRE I EN GUISE D’INTRODUCTION, HISTOIRE D’UNE COLLABORATION FRANCO-ALGERIENNE
Un de mes collaborateurs aux Cahiers Charles de Foucauld, M. Kouriba Nabhani, est venu récemment m’apporter un manuscrit intitulé « Des Africains s’interrogent » et dans lequel il posait et discutait, ou faisait poser et discuter par des interlocuteurs imaginaires, toutes sortes de problèmes graves concernant l’avenir de l’Algérie, - et dont certains sortaient même du cadre de l’Afrique du Nord. Il était fort hésitant : certes, en maints endroits, ce manuscrit reflétait bien ses idées personnelles, mais d’autre part certains de ses « interlocuteurs », dans leurs propos, ne dépassaient-ils pas la mesure, et comment telle ou telle critique acerbe pourrait-elle être acceptée par le public français ?
J’eus alors l’idée de lui proposer de représenter moi-même en quelque sorte ce public français, et de consigner par écrit, à la suite même des divers chapitres de son étude, les réactions que leur lecture susciterait dans mon esprit.
C’est de là qu’est née notre collaboration. D’un commun accord, nous avons convenu de respecter mutuellement le texte... je n’ose écrire : de l’adversaire, mettons plutôt : du partenaire, car c’est en totale sympathie que nous avons œuvré, présentant l’un l’endroit, l’autre l’envers du décor.
Les Algériens, comme beaucoup de gens de notre époque, sont mécontents de ceci ou de cela. Ont-ils tort ou raison ? Nous donnons chacun nos idées là-dessus, et il arrive bien souvent d’ailleurs que nous sommes sensiblement du même avis. Peut-être cette polémique courtoise et sincère ne fera-t-elle pas beaucoup avancer la solution des problèmes épineux qui se posent en Afrique du Nord, et particulièrement en Algérie : du moins, attirerons-nous l’attention sur un certain nombre d’entre eux, et par notre exemple, inciterons-nous nos compatriotes respectifs à les étudier de bonne foi, et avec tout leur cœur.
J’ai servi pendant un certain nombre d’années en Afrique du Nord, et parfois dans des fonctions importantes : encore qu’on n’ait pas fait très souvent appel à mes lumières, n’ai-je pas été membre du Conseil du Gouvernement de l’Algérie ? Mais beaucoup de Français, qui sont des spécialistes des questions musulmanes et connaissent toutes les finesses des langues arabe et berbère auraient eu plus de titres que moi à prendre la plume dans ce tournoi. Du moins ne pourra-t-on pas faire un reproche analogue à mon partenaire.
M. Kouriba Nabhani est un Algérien et Arabe cent pour cent, musulman et fils d’un très pieux musulman monogame, lequel, veuf, puis remarié, eut en tout onze enfants. Né en plein bled, aux environs de Biskra, il a passé ses premières années au contact même de ses petits coreligionnaires, à l’école du village, puis après un séjour de huit ans au Lycée d’Alger, il s’en vint à Paris préparer au Lycée Louis-le-Grand son baccalauréat série B et philosophie. Avec un peu d’humour, il remarque qu’il obtint en Sorbonne une note moins brillante en langue arabe qu’en langue allemande ! Il retourne en Algérie : c’est au début de la deuxième guerre mondiale. Son père voudrait qu’il s’associât à lui-même dans un commerce important de dattes : cela ne lui plaît qu’à moitié, il obtient néanmoins un sursis suffisant qui lui permettra d’enlever brillamment, à la Faculté d’Alger, une licence de philosophie. Après quoi, notre philosophe, pendant une dizaine d’années, va vendre des dattes, ce qui à priori apparaît un métier assez lucratif, et pas du tout désagréable.
Cependant, cet Algérien du bled a la nostalgie de la France et de Paris, et puis, je ne lui en ferai pas grief, il a quelque peu la démangeaison d’écrire. Contre le gré de son père qui lui coupe les subsides, il regagne Paris, où il déniche non sans peine un emploi de lecteur à l’Imprimerie Nationale. Un heureux hasard le met en rapports avec les Cahiers Charles de Foucauld qui lui ouvrent leurs colonnes, et il y publie un long article, d’un style assez nouveau, très évocateur de ces régions du Sud-Algérien si souvent parcourues par le Père de Foucauld : « Les quatre philosophes de la Palmeraie ». Il ne tarde pas à se voir ouvrir ainsi la rédaction de « Climats », puis de la revue « France-Outremer ». Il a la rime facile, et surtout l’âme poétique et très fraîche : il donne donc un petit volume de vers charmants, « Complaintes de l’Arabe », qui lui vaut les félicitations d’écrivains en vedette, dont M. François Mauriac, et aussi le Prix François Coppée de l’Académie française. À Alger, dès 1948, il a fait plusieurs conférences, sous l’égide du Centre franco-musulman, sous ce titre suggestif « Intelligence française et sensibilité arabe » ; [1] à Paris, il reprend à diverses reprises la parole, notamment à l’Office Algérien (O.F.A.L.A.C.). En bref, de ce curriculum vitae, on peut conclure que Kouriba Nabhani possède vraiment à la fois une excellente culture française et une connaissance approfondie de tous les milieux algériens.
Et voici le plan de notre ouvrage, ou plutôt du manuscrit de Kouriba Nabhani, puisque je n’ai fait que répondre à ses questions dans l’ordre où il les a présentées. Comme entrée en matière, il nous dépeint un beau rêve qui lui permet d’évoquer les splendeurs passées de l’Islam et de la race arabe, et de méditer sur l’avenir de l’un et de l’autre. Mais nous ne nous attardons pas dans ces sphères éthérées : il nous présente son oasis natale, sa famille (et l’on arrive bien vite à saisir que Smaïl et Rachid ne sont autres que son propre père et lui-même), ses amis, et notamment quatre originaux, assez mécréants, qui se réunissent dans un moulin abandonné pour échanger leurs idées quelque peu révolutionnaires ; ce sont, quoique assez « démarqués », les quatre philosophes de la palmeraie dont Kouriba Nabhani entretint naguère les lecteurs des Cahiers Charles de Foucauld. Les philosophes discutent avec Rachid de la religion musulmane, du statut politique de l’Algérie, des relations avec les Français, des réformes qu’ils préconisent les uns et les autres pour la bonne marche des affaires et le bonheur de tous les Algériens. Deux études s’attaquent ensuite aux problèmes délicats de la situation de la femme en pays d’Islam, et des mécomptes fréquemment éprouvés par les Nord-Africains qui s’aventurent dans la métropole. Enfin, Rachid, à qui les quatre philosophes n’ont pas apporté la lumière, discute avec son père, le prototype du vieux musulman traditionaliste, et lui vante la solution qui à son avis peut seule amener la paix en Algérie et le bonheur de ses habitants, c’est-à-dire une assimilation complète, l’intégration totale de ces derniers parmi les Français.
Solution hardie certes, et je ferai ressortir qu’elle ne me paraît pas rigoureusement applicable dès demain. Mais Kouriba Nabhani n’a pas eu tort de la proposer : si elle n’est pas réalisable, ne vaut-il pas mieux que le peuple algérien ne se repaisse pas de chimères ; si ce n’est pas une chimère, ne vaut-il pas mieux que le peuple français se fasse à l’idée d’accueillir généreusement dans son sein tous ces « frères » africains, qui déjà sur tant de champs de bataille ont prouvé leur amour de la France !
Les problèmes nord-africains et particulièrement algériens ont été mis à l’ordre du jour depuis quelques mois par les événements graves qui se sont déroulés au Maroc, en Tunisie, en Aurès, en Kabylie, etc. Cependant, dans les pages qui suivent, il sera fort peu question de ceux-ci. Kouriba Nabhani et moi-même nous les considérons un peu comme apparaît aux yeux du médecin une poussée, de furonculose sur une partie déterminée du corps d’un malade : certes, le praticien s’efforcera de calmer la douleur et de restreindre l’extension de cette manifestation par l’application locale de quelque remède. Mais c’est surtout sur l’état général du sujet qu’il exercera son diagnostic, et fera porter sa médication. Nous procédons de même. Est-ce à dire que cette poussée de terrorisme qui sévit ici ou là nous laisse indifférents, et que nous restons délibérément « au-dessus de la mêlée », comme se plaçait naguère un Romain Rolland au début des hostilités de 1914-1918. Nullement. L’un et l’autre nous savons bien que ce sont des compatriotes et des coreligionnaires qui tombent victimes de ces actes de banditisme : nous avons été émus jusqu’aux larmes, par exemple, en apprenant le massacre d’un détachement près du poste de Guentis à la fin de mai 1955, et en relevant parmi les noms des morts celui d’un Administrateur père de huit enfants, d’un lieutenant père de cinq enfants, d’un goumier algérien père de onze enfants. Et pour nous deux qui avons des nôtres en Afrique du Nord, comment n’aurions-nous pas ressenti l’indignation la plus profonde, l’émotion la plus vive, à l’annonce des massacres insensés de femmes, d’enfants, de malades, tant Français que Musulmans ou Israélites, qui ont marqué la néfaste journée du 20 Août 1955.
Mais c’est justement parce qu’il faut faire cesser au plus tôt cet état de trouble aussi préjudiciable à la santé morale de la France qu’à celle de l’Afrique du Nord que de tout notre cœur nous avons recherché les remèdes appropriés.
JEAN CHARBONNEAU [2].
Ndlr Miages-djebels, , présentation de Jean Charbonneau, source http://www.academieoutremer.fr/acad...
Jean Charbonneau (né le 02/05/1883 à Segré et mort le 01/10/1973) exerce la fonction de Général de division.
Sorti de Saint-Cyr (Infanterie de marine) en 1905, il sert comme lieutenant au Tonkin (Nord Vietnam) d’où il rentre en Europe en 1909, après avoir traversé la Chine, le Japon et la Sibérie. Il retournera au Vietnam (Sud) dès 1911.
Affecté au 1er Corps colonial entre 1914 et 1918, comme chef de section, il passe successivement de l’État major du Régiment à celui de la brigade et de la division avant d’occuper la fonction de chef du bureau "opérations" du Corps d’armée en 1918, participant aux plus importantes batailles : la Marne (1914), la Champagne (1915), la Somme (1916), l’Aisne (1917) et Reims (1918).
Passé par l’École de guerre en 1919, et nommé chef d’état-major des Troupes de Madagascar entre 1921 et 1923, il est détaché en 1924 au Secrétariat général de la Défense nationale comme représentant du Ministre des colonies.
Affecté en Guinée en tant que commandant, il développe l’action culturelle, puis rejoint le Service historique de l’armée. Au Maroc en 1932, il participe comme chef d’état-major à la première liaison transaharienne, en 1934.
Après les Hautes études militaires, il est nommé Général de brigade en 1937 et affecté au Tonkin. Arrivé le 20 juin 1940 à Liverpool, il est chargé par le commandement anglais de prendre la tête des Forces françaises en Angleterre. Rejoignant l’Afrique du Nord où on lui confie la division d’Oran, il est ensuite rappelé en France pour commander les troupes indigènes.
Dès 1945, il collabore aux deux "Revue des Troupes de marine tropicales" et à "L’ancre d’or", tout en étant nommé secrétaire général de la Société de géographie commerciale.
Son statut de vice-président de l’Association des écrivains de langue française lui permet de présider la Commission des Prix littéraires. Commandeur de la Légion d’honneur, il est titulaire de médailles coloniales et de la Croix de guerre 1914-1918.
Enfin, Jean Charbonneau est élu membre titulaire de l’Académie des sciences d’outre-mer le 19/01/1951, avant de la présider en 1970.
CHAPITRE XIX QUI PEUT SERVIR DE CONCLUSION
De la discussion de vos amis, mon cher Kouriba Nabhani, et aussi de l’opinion exprimée par Rachid, que je considère comme votre porte-parole, il ressort que la solution que vous préconisez pour sortir l’Algérie de l’ornière où. vous estimez qu’elle s’enlise, serait une assimilation totale, et vous vous trouvez d’accord là-dessus avec un certain nombre de Français. Mais il y a assimilation et assimilation : c’est un mot sur lequel on joue facilement. C’est donc un sujet qu’il faut creuser quelque peu.
Jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle, dans les sphères coloniales françaises, le vent était plutôt à l’assimilation, à la francisation des indigènes de nos colonies, avec toutefois cette arrière-pensée des conquérants, à savoir que si nous apportions à ceux-ci notre culture, une organisation administrative calquée sur la nôtre, des besoins analogues aux nôtres, une idéologie où les grands principes de 1789 tenaient une large place, il était fait tout de même à ces derniers une petite entorse sur le chapitre de l’égalité : ces indigènes demeuraient des « sujets », sans que d’ailleurs cette expression ait jamais eu en France le sens péjoratif et quelque peu méprisant de l’expression britannique « native ».
La notion, assez différente, du Protectorat, survivance de la doctrine préconisée par Dupleix aux Indes, par Bonaparte en Égypte, avait trouvé son application tout naturellement sous la monarchie de juillet, lors de l’occupation des petites îles d’Océanie où nous avions découvert ici et là un pouvoir établi sous l’autorité de dynasties locales : par ailleurs, l’éloignement de la métropole ne permettait pas à cette époque d’y détacher un personnel trop nombreux. On se contentait donc d’une sorte de contrôle, exercé le plus souvent au cours des croisières de nos navires de guerre dans ces océans lointains. Cette formule n’avait pu être appliquée en Algérie du fait même de la dérobade des autorités turques qui avaient laissé ce pays dans une véritable anarchie : à qui aurions-nous pu confier les leviers de commande ? La plus grande partie des bachagas, pachas, caïds étaient exécrés des petites gens, parmi lesquels nous n’allions pas tarder à recruter tirailleurs, zouaves et spahis.
Cependant, Bugeaud et ses subordonnés n’en étaient pas pour cela partisans d’une assimilation absolue. Dès 1836, Bugeaud écrivait à Thiers, dans le style qu’on retrouvera plus tard dans les lettres de Gallieni et de Lyautey : « II faut faire gouverner les Arabes en notre nom par des hommes de leur race, en choisissant pour cela les plus influents d’entre eux ; ne pas donner à ces hommes assez de puissance pour qu’ils deviennent dangereux ; être fidèles à notre parole, fermes, justes, probes ; savoir châtier, mais savoir aussi récompenser. » De son côté, Lamoricière, dès 1835, et bien qu’il n’eut pas tout à fait le même tempérament et les mêmes conceptions que Bugeaud, affirmait : « Ici il y a à créer, il y a un peuple, des mœurs, des lois, un nouveau monde d’idées avec lesquelles il faut se familiariser pour agir », et quelques années plus tard il complétait ce programme par ces lignes : « II est un engagement que nous ne devons jamais perdre de vue : c’est celui de respecter les lois, les coutumes et les mœurs des Arabes. »
L’expédition de Tunisie en 1881 permit de réaliser ce qui, en somme, n’avait pu être appliqué en Algérie : il existait un souverain à Tunis, souverain à autorité assez limitée dans l’espace, mais qui, bien entendu, ne demandait qu’à voir cette autorité, grâce à l’appui de la France, s’étendre sur des zones jusqu’alors rebelles. Le traité du Bardo consacre l’établissement du Protectorat français sur la Régence. Mais ce premier essai d’une politique d’association, en ses débuts, risqua de mécontenter tout le monde, au Parlement français (où Clemenceau ne cessait de harceler Jules Ferry) et en Tunisie même. Un des plus fidèles sujets du Bey disait à un officier français : « II y aura donc deux autorités, nous devons continuer à obéir au Bey tout en vous obéissant. Comment cela pourra-t-il se faire ? Une femme ne saurait être à deux maris. »
Fort heureusement, un résident général de grande classe, M. Paul Cambon, sut faire du Protectorat une réalité, et les résultats en apparurent vite si excellents, dans l’ordre tant de la pacification que du développement économique, qu’on trouva tout naturel d’utiliser cette formule lors de l’occupation de l’Annam et du Tonkin, puis de Madagascar, encore que la substitution d’un haut fonctionnaire français en lieu et place du Vice-Roi du Tonkin ou de la Reine Ranavalo pût donner l’impression d’un retour à l’administration directe. Cependant, pendant de longues années le slogan qui prévalut fut celui dont Gallieni et Lyautey héritèrent du gouverneur général de Lanessan : « Gouverner non pas contre le mandarin, mais avec et par le mandarin », et plus tard c’est « parce qu’il y avait eu de graves conversations sur ce sujet vers 1895 du côté de Lang-son », comme l’a écrit M. Pierre Lyautey, qu’à partir de 1912 il se créa au Maroc le prototype du Protectorat français. Faut-il ajouter : prototype immuable ? Là-dessus je ne puis faire mieux que de passer la plume à mon camarade le général de Boisboissel, qui fut pendant de longues années le dépositaire de la pensée du Maréchal Lyautey [3]. « L’évolution du pays (Maroc) dans le cadre général de ses institutions traditionnelles, c’était, dans l’esprit de Lyautey, le sens et la fin de la mission de la France au Maroc. Il est bien évident qu’un génie aussi souple, aussi peu cristallisé que le sien, eut évolué à la demande des événements, mais, pour lui, la formule protectorat n’était pas une solution d’attente. Il ne la concevait nullement, en tout cas, comme une étape préalable et préparatoire au régime d’administration directe. L’idée d’une fusion possible dans un cadre commun de l’Algérie, de la Tunisie et du Maroc lui faisait simplement hausser les épaules. Mais il arrivait - et nous avons tous connu le cas - que des hommes intelligents, éminents, haut placés, vinssent lui dire, au terme d’un fructueux voyage d’information au Maroc, dont il s’était parfois fait lui-même l’incomparable cicérone : « J’ai compris, Monsieur le Maréchal, je crois avoir compris. Le protectorat est une formule heureuse, souple, opportune, dont vous vous servez avec bonheur. Mais, n’est-ce pas, c’est du transitoire ? Il faudra bien, je pense, en venir un jour à l’administration directe, à l’assimilation.
« Alors, il éclatait, ou bien, par convenance, le censeur parti, il débondait sa « rogne » : Administration directe ! Pourquoi pas des départements, pendant qu’il y est puisque le Français, depuis cent trente ans, ne conçoit pas d’autre cadre. Encore un qui n’a pas pigé ! S’il soupçonnait seulement ce que j’ai obtenu grâce à la formule protectorat... »
Cette boutade nous montre toute l’opposition, au moins théorique, qui existait entre les deux méthodes par lesquelles la France gérait son Empire : assimilation, c’est-à-dire administration directe, visant les « colonies » dont les indigènes étaient des sujets, association, c’est-à-dire administration indirecte ou par contrôle, concernant les « Protectorats » (et au lendemain des hostilités de 1914-1918, les « pays sous mandats »), dont les indigènes étaient des protégés. En réalité, en bien des cas (et tout particulièrement au Tonkin), les deux méthodes se sont interpénétrées, et quel que soit le système adopté, ce serait une entorse à l’histoire de dire qu’ici ou là la France s’est donnée pour tâche de « dépersonnaliser » ses sujets ou protégés.
Certes, à plusieurs reprises, on trouve sous la plume du Père de Foucauld le souhait de voir les tribus sahariennes se « franciser » : « Tous, écrit-il dans une de ses lettres au capitaine de Fitz-James en 1912, sont capables de progrès, et il faut avoir pour but de leur en faire faire le plus possible - de manière que ces frères arriérés, ces frères cadets deviennent des frères égaux à nous, semblables à nous ». Cependant, le contexte indique suffisamment qu’il vise une ascension intellectuelle et morale, et, non pas une assimilation des mœurs et coutumes poussée au point que les Touareg puissent être administrés selon les mêmes règlements que des Bourguignons ou des Parisiens. Il sera déjà bien de les amener progressivement à la monogamie, à un certain respect de la vie et du bien d’autrui, etc... En somme, la formule du Père de Foucauld se rapproche du slogan qu’énoncera M. Albert Sarraut dix ans plus tard : « II faut élever (dans le sens de hausser l’indigène dans le plan de sa propre civilisation. »
Cela n’empêchait d’ailleurs nullement un nombre, de plus en plus grand chaque année, de nos sujets ou protégés, de chercher, sans renier tout à fait leur propre civilisation, à s’inspirer surtout de la nôtre, et de solliciter la nationalité française : du moins ne pouvait-ce être que selon leur désir formellement exprimé, et sous certaines conditions d’ordre culturel et moral ; devenir citoyen français constituait à la fois une récompense et un engagement. De nombreux Indochinois, Malgaches, Noirs ou Nord-Africains ont recherché cette récompense et accepté cet engagement. Mais ce qui était le fait d’individus isolés peut-il devenir une réalité en ce qui concerne tout un peuple. Les Constituants de 1946 l’ont pensé, puisqu’ils ont accordé en bloc, sans épreuve préalable, à tous nos sujets et protégés le titre de citoyens français. Je suis tenté d’écrire : Ah ! le bon billet qu’a La Châtre ! Avant 1945, la citoyenneté française, c’était une réalité. Un Annamite, citoyen français et agrégé de grammaire, exerçait au lycée d’Hanoi ou de Saigon rigoureusement les mêmes fonctions, possédait les mêmes droits et prérogatives, et aussi les mêmes devoirs qu’un professeur français lui-même agrégé. Depuis 1946, ce n’est plus qu’une étiquette ! Le pygmée de la forêt équatoriale est devenu électeur : a-t-il acquis de ce fait dans l’ordre physique, intellectuel, culturel, moral, et dans le domaine social, toutes les responsabilités, toutes les possibilités d’un Français de France ? En Algérie même, il n’a pas paru réalisable de mettre tous vos compatriotes sur le même plan : il existe un premier collège d’électeurs, comportant, avec les Français, tous les indigènes ayant déjà acquis par leur mérite la citoyenneté française avant 1946, puis un deuxième collège qui comprend la masse des... autres. L’égalité ne se décrète guère par les lois.
Cependant, si je vous comprends bien, mon cher Kouriba Nabhani, vous estimez qu’il faut faire tomber ces barrières artificielles, et faire de tous les Algériens sans aucune distinction des citoyens français complets, des assimilés complets.
Pourrions-nous nous offusquer de ce désir ? J’estime au contraire qu’il constitue un bien bel hommage à notre patrie, et il me fait évoquer ces appréciations de deux grands historiens : « Les Gaulois voulurent être Romains ». (Camille Jullian.) « Les Gaulois eurent l’intelligence de comprendre que la civilisation valait mieux que la barbarie. Ce fut moins Rome que la civilisation elle-même qui les gagna. Être Romain à leurs yeux, ce n’était pas obéir à un maître étranger, c’était partager les mœurs, les études, les plaisirs de ce qu’on connaissait de plus cultivé et de plus noble dans l’humanité. » (Fustel de Coulanges.) La fusion gallo-romaine fut une réussite.
Le problème est de savoir si les conditions actuelles d’une fusion algéro-française sont moins ou plus favorables qu’elles ne l’étaient à cette fusion gallo-romaine.
Supposons donc le problème résolu. Voici dès lors quelle pourrait être, selon vos compatriotes, l’organisation d’une Algérie tout à fait assimilée. Les départements et arrondissements algériens [4] seraient rigoureusement calqués sur les départements et arrondissements français : donc pas de gouvernement général, et, bien entendu, pas d’Assemblée algérienne avec certaines de ses prérogatives actuelles d’ordre législatif. On se contenterait d’un Conseil général dans chaque département. Suppression des communes mixtes, et installation dans chaque ville ou douar d’un conseil municipal du type de la métropole. Application de toutes les lois de la métropole, y compris celles qui visent le statut de la famille monogame. Des écoles communes aux Européens et aux Arabes ou Berbères. Aucune intrusion du culte musulman dans la vie publique, et par conséquent suppression de tout statut personnel et de toutes dispositions d’exception concernant les biens Habous et les lieux du Culte. Accession de tous les indigènes algériens à toutes les fonctions publiques... En bref, la population de la France s’augmenterait de 8 à 10 millions de Français de « confession musulmane. Est-ce possible et est-ce désirable ?
Nous sommes bien d’accord, je crois, sur le fait que nous mettons délibérément en marge de cette organisation nouvelle toutes les populations nomades ou semi-nomades du Sud. Mais chez les sédentaires, qu’ils appartiennent au premier ou au deuxième collège, je crains que l’obstacle principal à une francisation complète soit la polygamie, et aussi l’ensemble des coutumes qui jusqu’ici ont régi la situation de la femme. Cela posé, pour un musulman monogame, et qui ne considère pas sa femme comme une esclave, il n’est aucun rite de la religion islamique qui puisse l’empêcher de s’intégrer vraiment dans la communauté française, de vivre à la « française ». Le fait que le jour de la prière chez les musulmans est le vendredi, alors qu’il est le samedi pour les juifs, le dimanche chez les chrétiens, est déjà entré dans les usages, et ne modifie nullement le rythme des occupations des uns et des autres à la ville ou à la campagne. Les appels du muezzin du haut de la mosquée, l’observation des prescriptions du Ramadan ne gênent pas plus la vie publique que peuvent le faire les sonneries de cloches ou les réunions de fidèles dans les églises. La question scolaire ne semble pas soulever des problèmes plus graves que dans nos provinces recouvrées d’Alsace et de Lorraine, et rien n’empêcherait de conserver la langue arabe comme langue secondaire à côté du français. Certes, l’accession des Algériens à toutes les fonctions publiques en amènerait un certain nombre à venir habiter la Métropole : mais nous avons vu que ni le climat ni les productions de la France ne constitueraient dans l’ordre physiologique la moindre gêne pour l’alimentation et la santé de ces transplantés.
Toutefois, en dehors de la question de la monogamie et d’une certaine émancipation féminine, qui me paraissent constituer le principal obstacle à une assimilation complète, il existe un autre facteur résultant de l’impréparation actuelle de vos compatriotes, mon cher Kouriba Nabhani, à l’exercice des fonctions publiques. J’entends bien que notre administration et les professions libérale » en absorbent déjà beaucoup, et qu’ils y font très bonne figure ? Mais je vise surtout les « petites gens » des villes et du bled, et je ne pense pas qu’on puisse dès à présent trouver dans chaque douar des gens assez qualifiés par leur valeur intellectuelle et même une culture élémentaire pour assurer les fonctions municipales telles que nous les concevons en France. Vous faites vous-même l’aveu de cette carence, puisque vous dites qu’au moment des élections, quelques meneurs suffisent à faire voter selon leur gré la masse ignare et crédule.
Et puis, tous les pays d’Afrique du Nord, pendant des siècles, ont été soumis au régime de la corruption et de la force : ce sont là des traditions dont on se débarrassera difficilement ! Les institutions démocratiques exigent au contraire un respect total des deniers de la collectivité, et une soumission absolue aux règlements en vigueur. En un mot, je crains que les Algériens, surtout ceux du bled, n’aient pas encore acquis assez de sens politique, assez aussi du sens de la fonction publique pour administrer les villages et douars avec la conscience et la suffisante compétence qu’apportent tant de nos paysans français à la tête de nos bourgades de France [5].
Vous me direz : raison de plus pour créer des écoles, et donner à tous les Algériens la culture élémentaire et le sens civique qui leur manquent. Nous sommes d’accord. Mais c’est là tout de même une œuvre de longue haleine : en France, il a fallu quelques siècles pour tirer les masses rurales de l’ignorance dans laquelle elles gisaient, et l’on trouve encore des illettrés ! Quant au suffrage universel, à voir à chaque élection le nombre des abstentionnistes ou encore les voltefaces rapides des électeurs, on ne peut dire que le peuple français en fasse toujours lui-même un usage bien sérieux.
Et cette allusion au suffrage universel nous amène à parler des divers partis au sujet desquels Rachid a voulu rafraîchir la mémoire de Smaïl. Ces partis ne s’entendent guère entre eux, en dépit d’un essai de « front unique » contre la France, et leur représentation dans les Assemblées est minime. Ils reflètent tout de même les tendances d’un nombre assez imposant de vos compatriotes : or, ni le Parti Populaire Algérien avec Messali Hadj, ni l’Union Démocratique du Manifeste Algérien avec Ferhat Abbas, ni l’Association des Oulamas, ni le Parti Communiste Algérien ne réclament cette assimilation complète dont vous rêvez. Tout au contraire, Messali Hadj souhaite l’indépendance totale, le départ des Français et la rupture avec la France ; Ferhat Abbas, tout comme les communistes, demande la création d’un Etat algérien autonome, pour lequel cependant les uns et les autres redoutent l’isolement, et qu’ils verraient dès lors volontiers se fédérer avec la France, - dit Ferhat Abbas, - avec les républiques soviétiques de France et d’Afrique du Nord, - disent les communistes. Enfin, les Oulamas désirent en fait un retour plus accentué à la foi islamique, aux traditions musulmanes, tendance qui ne cadre guère avec ce que vous désirez.
Je n’ignore pas d’ailleurs que les Arabes et les Berbères sont assez versatiles, et l’exemple de Ferhat Abbas est frappant à ce sujet :: on l’a vu tour à tour partisan de l’assimilation, puis de l’association, puis de l’indépendance, puis de nouveau de l’association, mais dans le sein d’une « République française rénovée, anticolonialiste et anti-impérialiste », et ses succès et déboires électoraux ont alterné sans que la teneur de ses programmes successifs ait semblé entrer en jeu. Demain, peut-être, mon cher Kouriba Nabhani, l’aurez-vous pour allié, et après-demain pour adversaire ! Il faut compter aussi sur le fait qu’il n’existe point de fusion véritable et profonde entre les éléments berbères et arabes du peuple algérien : les uns rejetteraient peut-être ce beau programme d’assimilation totale, tout simplement parce que les autres s’y rallieraient volontiers. Je crains surtout que vous ne soyez point suivi par les uns et par les autres, tout simplement parce qu’ils se complaisent dans leurs coutumes traditionnelles et redoutent de se lancer dans l’inconnu.
Enfin, puis-je ajouter que beaucoup de Français, sincèrement amis du peuple algérien, regretteraient de voir celui-ci s’intégrer en bloc dans la communauté française, pour la raison qui n’est pas uniquement sentimentale, que ce peuple aux caractéristiques si particulières y perdrait non pas seulement en pittoresque, mais surtout en originalité, en personnalité. Les Bretons, Français et bons Français depuis cinq siècles, ont dû abandonner petit à petit leurs vieilles et charmantes coutumes, leur costume, leur langue et leur folklore, un peu de leur caractère aussi, pour se fondre dans le moule du « Français moyen ». Et j’en dirai autant des Gascons, des Alsaciens, etc. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Ne vaudrait-il pas mieux s’en tenir à la formule de Lyautey et de M. Albert Sarraut : éducation, élévation des populations indigènes dans le plan même de leur propre civilisation.
Et puis, pourquoi ne pas l’avouer, si une assimilation totale était réalisée du jour au lendemain, les Français redouteraient une invasion brutale de citoyens algériens musulmans dans toutes les administrations, et surtout au Parlement, où en raison de l’importance croissante de la population d’Afrique du Nord, députés et sénateurs dépasseraient le chiffre de cent-cinquante. Et si des dispositions analogues étaient adoptées dans tous les pays de l’Union Française, la France ne tarderait pas, comme le disait naguère le Président Herriot, à devenir « la colonie de ses colonies ». Imbus de la tradition catholique et « Européens » de civilisation gréco-latine, les Français éprouveraient quelque amertume à voir la direction de leurs propres affaires entre les mains d’Africains de religion musulmane ou animiste, et de mœurs bien différentes. L’assimilation, oui, sans doute, pensent-ils généralement, mais avec des délais suffisants pour que soit évitée dans l’immédiat une aventure qui ne servirait ni le prestige ni les intérêts de la France.
En fait, sont-ils plus entêtés que leurs partenaires algériens musulmans ? Dans un déjeuner-débat, auquel j’ai déjà fait allusion, et qui réunissait au bois de Boulogne plusieurs « débaters » des questions d’Afrique du Nord, M. René Mayer rétorquait à son collègue constantinois M. Naroun, qui réclamait au nom des principes de 1789 la « francisation » totale de l’Algérie : « Vous invoquez la démocratie intégrale ? Elle implique la séparation de l’Église et de l’État, le vote des femmes, la suppression de la main-morte, etc., toutes choses que vous refusez ! »
Mais alors, m’objecterez-vous, nous n’en sommes pas plus avancés. Si vous n’acceptez pas l’assimilation, vers quelle solution nous rejetez-vous ? L’exemple de nombreux petits États arabes ou asiatiques qui ont obtenu récemment leur indépendance n’est guère encourageant, il leur manque le plus souvent des élites, des techniciens, des capitaux, et l’isolement risque de leur être fatal. Même avec le correctif de l’entrée d’un État algérien dans une fédération, il n’est pas dit que cet État algérien soit viable. Et cependant, le maintien du statu quo ne peut être qu’une source de malaises, de conflits, de troubles...
Je vous réponds et ce sera ma conclusion : il n’est pas exclu de penser que votre solution de l’assimilation totale soit la bonne, et la plus rationnelle ; notre conversation à bâtons rompus tout le long de ces chapitres aura du moins contribué à montrer les difficultés de ce problème, et à en suggérer des solutions acceptables. Mais dans tous les cas cette assimilation ne peut être réalisée que par étapes, et le mieux est d’y préparer l’opinion en prônant tout d’abord parmi vos compatriotes et coreligionnaires l’abrogation de certaines coutumes islamiques que beaucoup de Musulmans estiment eux-mêmes surannées et abusives, et en donnant à la masse, sur le plan intellectuel, moral et civique, une éducation de base qui puisse lui permettre un jour ou l’autre d’entrer de plain-pied dans la communauté française. Et si, entre temps, les événements font surgir d’autres solutions qui apparaissent préférables, croyez bien que tous les efforts réalisés dans ce sens n’auront pas été inutiles, - et pour le reste, Inch Allah !
TABLE DES MATIERES du livre présenté au format pdf
EN GUISE D’INTRODUCTION, HISTOIRE D’UNE COLLABORATION FRANCO-ALGERIENNE 2
CHAPITRE II UN REVE, LE CHEMIN DU SALUT 5
- -CHAPITRE III C’ETAIT UN REVE... UN JOLI REVE ! 9
CHAPITRE IV SOUS LES OMBRAGES DE LA DELICIEUSE TAMARA 12
CHAPITRE V PRISE DE CONSCIENCE DE RACHID 16
CHAPITRE VI LES QUATRE PHILOSOPHES DE LA PALMERAIE 20
CHAPITRE VII REFLEXIONS SUR TAMARA ET SES PHILOSOPHES 25
CHAPITRE VIII LA VISITE AUX QUATRE 31
CHAPITRE IX REFLEXIONS SUR LE CARACTERE RELIGIEUX DE L’ISLAM 36
CHAPITRE X DECADENCE DE L’ISLAM OU CARENCE DE LA France ? 41
CHAPITRE XI REFLEXIONS SUR L’ATTITUDE DES FRANÇAIS A L’EGARD DES MUSULMANS 46
CHAPITRE XII LE PROBLEME ALGERIEN (OU FRANCO-ALGERIEN) VU PAR LES QUATRE 51
CHAPITRE XIII REPONSE AUX QUATRE... QUI SONT CINQ 58
CHAPITRE XIV
LA SITUATION DE LA FEMME EN ISLAM NORD-AFRICAIN 63
I. - ÉVOLUTION DE LA FILLETTE ET DE LA JEUNE FILLE 63
II. - MARIAGE ET VIE DE LA FEMME MARIÉE 64
III. - ÉVOLUTION DE LA FEMME EN ISLAM 65
CHAPITRE XV AUTRES REFLÉTIONS SUR LA SITUATION DE LA FEMME MUSULMANE 68
CHAPITRE XVI LES NORD-AFRICAINS EN FRANCE 74
CHAPITRE XVII REPONSE A PROPOS DE LA PRÉSENCE DES NORD-AFRICAINS EN FRANCE 77
CHAPITRE XVIII DIALOGUE ENTRE PERE ET FILS 81
CHAPITRE XIX QUI PEUT SERVIR DE CONCLUSION 86