Bien qu’appartenant au passé, certains souvenirs reprennent vie à peine évoqués. On éprouve alors, le besoin d’en parler, de les faire connaître, de les partager, mais aussi de comprendre.
Curieusement, lorsque les “ médias ” parlent de la Guerre d’Algérie, leurs propos se chargent de mensonges vis à vis de l’Armée Française et oublient, sans doute volontairement, de parler de l’action pacificatrice menée par celle-ci. On oublie également de parler de la majeure partie de la population algérienne qui ne voulait pas du tout voir le FLN remplacer la France et des dizaines de milliers de civils algériens massacrés parce qu’ils ne voulaient pas adhérer aux thèses FLN.
En 1955, Jacques SOUSTELLE, alors Gouverneur Général, décide de renforcer l’administration des Communes Mixtes, et crée dans le bled, avec l’aide du Général PARLANGE, ancien des Affaires Indigènes au Maroc, les Sections Administratives Spécialisées, les SAS.
Officier volontaire, le chef de SAS a pour mission non seulement l’administration de une ou plusieurs communes, mais également la Sécurité et le Renseignement, la mise en route du fameux Plan de Constantine et ses différents chantiers, la scolarisation, le recensement et l’Etat Civil. Dépendant du ministère de l’Intérieur, le Chef de SAS est seul sur le terrain. Sa mission est énorme mais ses décisions et initiatives lui appartiennent en propre. Il est le véritable chaînon manquant entre la population et l’autorité civile et militaire. Le FLN est conscient du danger que constitue pour lui l’engouement de la population pour cette nouvelle forme de la présence française. Il essaiera par tous les moyens de contrecarrer son action.
7OO SAS seront ainsi mises en place de 55 à 62.
Au cours de mon temps d’appelé (57-58-59), comme sous-Lieutenant au sein d’une compagnie opérationnelle, j’ai toujours été choqué et heurté par le désarroi des populations partagées entre la barbarie du FLN (égorgements en série, nez coupés, sourires kabyles) et nos exigences en tant que forces de maintien de l’ordre.
1958 : le temps des grandes opérations bat son plein et au sein de cette grosse machine qu’est l’Armée chacun se sent à la fois acteur et spectateur. De temps en temps, au cours d’une opération, la rencontre avec une SAS me persuade que c’est certainement une SOLUTION beaucoup plus acceptable et efficace.
Libéré de mes obligations militaires, je retrouve la métropole mais, très déçu par l’opinion des gens et déjà la mauvaise foi des “ médias ”, je décide de retrouver l’Armée et signe un engagement de 5 ans avec en option pressante : les SAS.
Février 60 me voici de retour en Algérie. Alger, puis Constantine, et enfin l’E.L.A de Mila où je suis affecté pour prendre le commandement de la SAS d’EL MAAD / Tamentout. J’accède au grade de Lieutenant.
Administrativement cette SAS dépend de Mila (sous-préfecture), mais géographiquement elle est située sur l’arrondissement de Djidjelli. L’emprise du FLN y est forte, les routes vers Djidjelli sont interdites ou impraticables et même venant de Mila tout doit obligatoirement se faire en convoi. Le col “ Fedoulès ” sépare EL MAAD de sa proche voisine TASSALA, mais la situation du moment nous interdit de trop fréquents contacts, hélas !
Sur place c’est l’opération “ Pierres précieuses ” avec le 14eme RCP et accompagnée d’un immense fourmillement militaire. Le S/LT Pouchot me passe les consignes, mais, quelques mois plus tard il sera victime de l’attentat à la grenade du 14 juillet, au cours du défilé à Constantine. Avant son départ il m’avait confié son amour pour ce pays et projetait de s’y établir pour une carrière civile.
La SAS occupe les quelques maisons locales du pittoresque village d’El Maad, à proximité d’une très modeste mosquée, seul bâtiment non occupé. Deux communes : Djimla et Beni-Yadjis, composées respectivement de 6 à 8 “ mechta ” (une mechta compte 200 à 400 habitants) sur un peu plus de 100 KM2 de superficie. Chaque famille survit sur un petit lopin de terre où jardinage et moutons sont les seules richesses. Toute cette population est répartie le long des oueds où elle s’accroche à flanc de montagne et à proximité d’un point d’eau. La tradition orale nous donne quelques renseignements sur son origine. “ Il y a très longtemps, des familles nomades chassées du Sahara par l’envahisseur arabe, seraient venues se réfugier à TAHER puis EL MAAD ”.
Je n’ai pas encore 25 ans, le Sous Préfet de Djidjelli me signe alors une procuration, je peux donc exercer pleinement les fonctions de Chef de SAS et Officier d’état-civil.
Quelques jours après ma prise de commandement, le FLN manifeste alors sa présence par le massacre des familles dont les chefs s’étaient portés volontaires pour recevoir des armes et protéger les leurs : 19 égorgés avec le décorum habituel, même les enfants ont payé. Mes 30 moghaznis en sont eux mêmes complètement retournés de dégoût. Un membre du FLN déserte, il sera plus tard incorporé dans le makhzen.
C’est le branle-bas de combat au 14eme RCP avec toutes ses conséquences…
Puis le calme revient, l’opération “ Pierres Précieuses ” terminée, nous restons seuls, la SAS peut vivre sa vie.
Le personnel SAS se compose d’un adjoint militaire : le sergent Chef Emery ( qui en a vu d’autres en Indo), un adjoint civil, un secrétaire J.Arroues (avec son accent rocailleux des Pyrénées), un radio M.Lancereau (titi parisien mais radio très rigoureux), un chauffeur et meccano M.Pifferini (pied-noir d’origine corse), et mes 30 mokhaznis en qui j’ai toujours eu une confiance méritée. Tous très dévoués et ouverts à l’esprit SAS. Plus tard cette équipe se verra enrichie d’un Médecin appelé et d’un instituteur, et même, d’un sous-lieutenant du Génie.
Basée à Tamentout, 6 Km d’El Maad, une compagnie du 51ème RI est la seule présence militaire proche. Quelques éléments d’artillerie y stationnent également ainsi qu’une antenne administrative de la SAS dans l’ancienne maison forestière.
La construction du bâtiment SAS occupe une grande partie de notre temps. Entièrement en pierres de taille, cette construction permet de faire travailler beaucoup de monde sur place. Sorte de villa à l’Italienne comme se plaisait à l’appeler le sous préfet de Djidjelli, au cours de ses très rares visites en hélicoptère. Il faut dire, à sa décharge, que par deux fois son hélicoptère s’est craché sur la DZ d’El Maad, la seconde fois de manière dramatique.
Construction d’un village complet avec ses commerces, captage et partage de sources, four à tuiles, fabrication de charbon de bois, de parpaings pour l’habitat rural, concassage de pierres à sable, remise en route d’un marché ancien au carrefour de 4 douars à Tamentout où chaque dimanche matin plusieurs milliers de personnes viennent se ravitailler. Ouverture d’une école et d’un dispensaire. Chaque jeudi avait lieu le marché local et la harangue du Chef de SAS.
L’artisanat local est mis en valeur : poterie, ciselage de l’argent, charpentes et bien sûr quelques tailleurs.
Fin 61 la SAS fonctionne bien et avec l’aide de la sous préfecture de Djidjelli les projets se font plus importants, plus définitifs. Les demandes les plus folles semblent reçues en Sous-Préfecture presque avec empressement.
Malgré la solitude et le sentiment d’être loin de tout, ces années SAS comptent parmi les plus exaltantes et motivantes de ma vie. Avec la population, nous avions partie liée et il semblait que rien ne pouvait venir contrecarrer un avenir qui s’ouvrait enfin sans le FLN, de plus en plus absent et haï par tous.
Le 19 Mars 1962 est arrivé…avec… les accords d’Evian…le “ cessez le feu ”.
Au début régnait une certaine euphorie au sein de la population. C’était nouveau et tellement inattendu.
Puis, très vite, on a tous pressenti un retournement emprunt d’une grande inquiétude. Les anciens du village venaient nous demander de ne pas partir, les moghaznis voulaient l’assurance qu’on ne les abandonnerait pas. On rassurait en jurant que la France serait assez forte pour faire respecter ces fameux accords. Les autorités civiles assuraient que les supplétifs auraient leur place au sein de la future armée algérienne et même que nos conseils seraient alors les bienvenus.
Y croire ! Quelle niaiserie de notre part !.
Un jour d’avril nous avons eu la surprise de voir se poser l’hélico du Chef de Bataillon du 51ème RI de Mila. Il était accompagné de ses gardes du corps et ordre m’est donné de désarmer le Makhzen.
Devant mon refus et ma colère, pour calmer le jeu, Taleb, mon Mokkadem, pour bien montrer que personne n’avait l’intention de déserter, se présenta alors avec l’armement et les munitions du makhzen et les laissa tomber aux pieds du colonel fou de rage… Désespoir.
Cette journée restera à jamais gravée en moi !
Vingt de mes trente moghaznis doivent quitter l’uniforme et retourner dans leur douar d’origine avec une prime de misère. Je les revois, tristes et déçus, habillés de vielles djellabas et essayant de me faire croire qu’ils s’en tireraient avec l’aide d’Allah. Je me désole encore de leurs regards désemparés…
Quelques jours plus tard je recevais l’ordre de renvoyer les 10 moghaznis restants et de nous replier sur TAHER… En y réfléchissant, maintenant encore, je crois bien qu’ayant un pied sur Mila, un autre sur Djidjelli, les autorités nous avaient tout simplement oublié et qu’il importait, alors, que tout se fasse très vite.
C’était la fin.
L’épopée des SAS aura été une merveilleuse aventure. Une aventure généreuse comme on peut le désirer à 20 ou 25 ans, une aventure réussie dans le cœur de ceux qui y étaient. Il n’aurait pas fallu que la politique s’en mêle.
Après le démantèlement de la SAS, un drame se profile… sournois… dégradant… inacceptable….le massacre des supplétifs.
Ayant quitté l’uniforme SAS, je retrouve celui de lieutenant d’infanterie de Juillet à novembre 62, au sein d’une compagnie du 27ème B.I. De constructeur je deviens démolisseur.
Sur tout le Sud du département, nous démantelons ce qui reste des positions militaires … récupération… destruction… et cela sous le regard étonné mais discret des patrouilles de l’armée algérienne qui nous surveille, mais sans aucun contact.
Au cours de cette période j’apprends que l’Armée Française cherche des volontaires pour encadrer les camps de Harkis en métropole. Ces derniers commencent en effet à y arriver en nombre important, souvent par leurs propres moyens, souvent après avoir été scandaleusement refoulés par les autorités. Je me porte alors volontaire pour être affecté à l’encadrement de l’un de ces camps, dès mon retour en Métropole, avec le secret espoir d’y retrouver une partie de mon maghzen.
RIVESALTES. Décembre 62. Le camp JOFFRE, la 40ème Cie.
Hiver exceptionnel, un froid à ne pas mettre un chien dehors.
Les baraquements qui ont servis aux réfugiés Espagnols anti-Franquistes, aux Juifs avant leur départ en camps de concentration, aux rappelés avant leur départ vers l’Algérie, sont complètement démolis. Ne subsiste que le bâtiment central transformé en Mess pour l’occasion.
Ecoutons Fatima BESNACI-LANCOU nous raconter son arrivée, petite fille de 8 ans et fille de Harki.
« L’après-midi tirait à sa fin lorsque les camions s’arrêtèrent dans le camp de Rivesaltes. Des tentes kaki s’étendaient à perte de vue sur une plaine aride. La démesure de ce lieu était en phase avec l’absurdité de notre histoire. Le paysage semblait désertique. Le ciel était gris et bas.
Je fus frappée par la rareté des arbres. Des centaines d’hommes déjà installés dans le camp se précipitèrent pour voir les nouveaux arrivants. Chacun espérait retrouver un des siens. La plupart avaient la capuche de leurs burnous sur la tête. Ils avaient le dos courbé par le froid particulièrement rude cet hiver là et aussi par le poids de leur cœur démesurément grossi.[…]
Un militaire nous indiqua la tente qui nous avait été attribuée. C’étaient de grandes tentes pour 10 personnes, mes parents et nous, les cinq petites filles. Le militaire nous informa qu’il allait faire venir une autre famille pour compléter l’effectif.[…] »
A l’intérieur on regarde les visiteurs avec fatalité mais, le regard interrogateur des hommes fait pitié. Leur fierté est bafouée vis à vis des leurs. La nôtre en prend un sacré coup !
La vie au camp s’instaure petit à petit. Malgré les apparences ce n’est pas un camp de concentration, c’est plutôt un concentré d’amertume.
Avec le printemps, certains trouvent du travail aux alentours. Bonne aubaine pour les vignerons et les récoltants fruitiers, heureux d’avoir une main d’œuvre bon marché sous la main.
La reconstruction des baraquements est entreprise, chaque famille dispose bientôt d’une cellule, mais alors vraiment sans confort.
Le camp est composé de 9 villages Harkis et 1 village civil. Chaque village se compose de 6 à 8 baraquements de 6 à 8 cellules chacun. Le camp au complet peut donc recevoir 400 ou 500 familles. Ce chiffre ma paraît aujourd’hui terrible.
Un Capitaine commande chaque village avec un Lieutenant et plusieurs Sous-Officiers.
Curieusement je n’y ai pas rencontré d’anciens Chefs de SAS. D’autres camps de harkis ont vu le jour en métropole à cette époque…L’Ardoise, Bourg-Lastic, Larzac, Bias etc….
Plusieurs fois par semaines une distribution de “ vivres ” est organisée, avec l’aide des volontaires et en fonction de la composition de chaque famille. A chaque jour son lot de palabres concernant, par exemple, la manière dont ont été tués les poulets distribués ou le matériel détenu pour cuisiner au sein de chaque cellule.
Chaque jour voit arriver son lot de familles entières, toutes avec des nouvelles de plus en plus alarmantes de ceux qui sont restés sur place, emprisonnés ou peut-être déjà massacrés. Beaucoup de larmes, beaucoup de haine.
Un jour, et je m’en souviens comme si cela datait d’hier, un de mes anciens Moghaznis est arrivé. Nous sommes bien sûr tombés dans les bras l’un de l’autre. Puis il m’a raconté…les accords d’Evian…et comment lui, il les a vécus !!!
De retour dans son village, en avril 62, les premières semaines se sont pour ainsi dire bien passées. Puis quelques responsables politiques du FLN sont arrivés et ont commencé à pousser la population à se manifester par la haine.
Mesures vexatoires, jusqu’à en arriver aux mains, insidieusement. Un jour qu’il rentrait chez lui quelqu’un vint le prévenir de ne pas se montrer et c’est ainsi qu’il assista, caché derrière un rocher, au massacre odieux de ses anciens camarades de la SAS. Il vit son frère succomber à un coup de hache sur le crâne, d’autres brûlés vif avec des braises dans le blouson et suspendus par les mains avec du barbelé. Enumération sans fin des pires atrocités. C’est bien la population qui agit, mais poussée par le FLN présent. Il semble que chacun veuille prouver sa bonne foi à ses nouveaux maîtres, ou se racheter une conduite.
Scandalisé, il fallait pourtant me rendre à l’évidence : la plus grande partie de mes moghaznis, si fidèles et si confiants, avait été odieusement massacrée. Pourquoi l’Armée n’a-t-elle rien fait ???
Mais revenons au camp lui-même : Notre travail consiste surtout à répertorier, trier, et enfin affecter les propositions d’embauche reçues d’un peu partout en France, à tel ou tel, en fonction de ses origines, de l’importance de sa famille, de ses qualités propres.
Là encore que de palabres, chacun restant très attaché à ses origines en Algérie. La femme joue un grand rôle dans ce choix et on la comprend. Un tel déracinement à la fois culturel et matériel ne peut pas se vivre sans problème.
A ce moment là les cellules psychologiques, qui fleurissent aujourd’hui au moindre problème, n’existaient pas.
Heureusement, ces “ embauches”, organisées par les préfectures, permettent de faire de la place. Des trains entiers sont formés vers le Nord de la France (USINOR), le Centre, le SUD EST, un peu vers toutes les régions. L’accueil y est souvent bon, de très gros efforts de logements ont été consentis par certaines communes.
Le turn-over est important. Les célibataires sont faciles à recaser. Il faut parfois discuter longtemps avec certains chefs de familles qui refusent de quitter le camp pour repartir vers un inconnu qui leur fait peur. D’autant plus que, là encore, le FLN, par le biais d’une certaine idéologie politique, a pu faire passer, à l’intérieur du camp, des messages de menaces.
Un bon nombre d’entre eux a réussi son intégration au milieu de nous, tant mieux et c’est bien la moindre des choses. Mais combien de familles entières ont traîné, de camp en camp, leur misère et leur incapacité à se réintégrer au sein d’une société de culture tellement différente. La population “pied noir ” en a certainement beaucoup mieux conscience car, connaissant parfaitement leur culture, ils ont également eu à souffrir après le massacre des leurs, de l’exil forcé aggravé par la suffisance des métropolitains à leur égard et, il faut bien le dire, de l’imbécillité de certains.
Pour tous, le 19 mars 62 reste le jour où tout a basculé dans le pire de ce qui pouvait être envisagé de pire.
Ayant démissionné de l’Armée en septembre 64, je ne sais pas ce que tous ces gens sont devenus.
Dernièrement, j’ai eu l’occasion de passer par ce camp de Rivesaltes, un peu comme en pèlerinage. Il est de nouveau presque entièrement démoli. Mon épouse ayant connu ce lieu elle aussi, puisqu’elle y faisait fonction d’assistante sociale pendant ces mêmes années, m’accompagnait. Tous les deux nous sommes restés sans voix, saisis par l’émotion au souvenir de toutes ces années et de tout ce gâchis impardonnable.
Luc TRIBALLIER Pornichet. Chef de SAS de 1960 à 1962