Novembre 1954, l’Algérie entre en rébellion ; le mouvement insurrectionnel est dirigé par le F.L.N et son bras armé, l’A.L.N.
Très rapidement, un constat s’impose, les forces de l’ordre, la police et la gendarmerie s’avèrent incapables de reprendre en main la situation ; le pouvoir politique se tourne alors vers l’Armée et lui confie la mission d’éradiquer l’insurrection, de liquider les maquis en cours de constitution, c’est-à-dire la mission de conserver l’Algérie à la France.
Les responsables militaires ne tardent pas à pointer du doigt deux insuffisances à résorber absolument pour atteindre l’objectif assigné,
l’une militaire celle des effectifs,
l’autre civile celle de l’encadrement administratif du "bled", c’est-à dire des espaces ruraux de l’intérieur du pays.
On sait comment sera réglé le problème des effectifs en faisant appel au contingent ; les réservistes seront rappelés, le Service militaire sera porté à 28 mois.
Quant au problème de l’encadrement administratif, une initiative y pourvoira, la création des Sections administratives spécialisées, les S.A.S.
Le "bled", un monde délaissé
Les conditions de la vie administrative territoriale de l’Algérie ne sont, en effet, pas totalement identiques à celles de la métropole ; elles le sont pour les 3 départements d’Oran, Alger, Constantine créés en 1848, leurs arrondissements et cantons, elles ne le sont pas pour ce qui est des communes.
Dans le domaine communal, il n’y a pas une mais deux Algérie, l’Algérie des villes et l’Algérie du "bled". Les communes urbaines qui rassemblent l’essentiel de la population non musulmane, l’européenne et l’israélite, sont dites "communes de plein exercice" ; elles bénéficient d’une administration et d’une gestion comparables à ce qu’elles sont en métropole.
Telle n’est pas la situation des communes du "bled" dont la population est quasi exclusivement musulmane, arabe ou kabyle. Portant le nom de "communes mixtes", elles sont administrées selon des modalités définies en 1875 ; elles auraient dû être supprimées en 1947, mais leur existence avait été maintenue. A la veille de l’insurrection on en compte 88, elles couvrent près de 200.000 Km2 et sont peuplées de plus de 5 millions d’habitants dont moins de 50.000 européens ; leur gestion souffre de nombreuses tares et difficultés.
- Les populations sont dispersées sur de vastes surfaces et fractionnées en douars isolés toujours très marqués par la permanence des structures et des mentalités tribales. Nomadisme ou semi-nomadisme sont toujours d’actualité notamment dans les régions méridionales.
- L’appartenance et l’exercice du pouvoir de gestion y relèvent non de l’élection mais des principes de la désignation et de la tradition. Point de Maire ni de Conseil municipal mais un administrateur nommé par Paris et secondé par des caïds qui, de chefs traditionnels, sont devenus fonctionnaires locaux en charge notamment de la fiscalité et des affaires sociales.
Ce système a généré une plaie qui s’est incrustée, la corruption ; l’insurrection a eu pour conséquence d’en développer une autre, l’éloignement pour ne pas dire l’absence du pouvoir ; pour des raisons de sécurité, administrateurs et caïds se sont repliés vers les centres urbains proches abandonnant ainsi, un peu plus, les populations à leur sort. Indigence administrative mais aussi misère d’une société rurale qui souffre d’un cruel manque de terres de cultures et de parcours. La faim de terres est dramatique dans "le bled", exacerbée par la croissance démographique, l’omniprésence des reliefs de montagnes, les rigueurs d’un climat générateur tant d’érosion que d’aridité.
Depuis le début du XXème siècle, la population musulmane, rurale pour l’essentiel, a été multipliée par 3 pour atteindre 9 millions d’individus alors que la surface des terres disponibles est restée figée à moins de 9 millions d’hectares. Cette misère des campagnes a eu pour conséquence de générer une émigration croissante vers la métropole et les grands centres urbains où le phénomène de "bidonville" a fait son apparition. Une dernière touche pour compléter ce tableau : le double déficit de la scolarisation des enfants et de la présence médicale. Il ne faut donc pas s’étonner si dès 1954, cette population des "communes mixtes" a pu être facilement prise en main par "l’Organisation Politico-Administrative" du F.L.N et qu’elle ait vite servi de vivier aux maquis de l’insurrection.
Les "Sections Administratives Spécialisées", une institution duale
Conscients de cette situation, le pouvoir politique et l’autorité militaire ne peuvent pas ne pas chercher à reprendre en main cette population du "bled". C’est cette volonté qui est à l’origine de la création des S.A.S, inspirées de l’expérience marocaine des "Bureaux des Affaires Indigènes" animés par un corps spécial d’officiers arabophones ou berbérophones.
L’idée est présentée, au début de 1955, au Gouverneur Général de l’Algérie, l’ethnologue Jacques SOUSTELLE, par le Colonel PARLANGE, un ancien des "Affaires Indigènes". Pendant 6 mois, la proposition est mise à l’essai dans les Aurès, un des bastions du F.L.N ; conduite par une équipe d’anciens du Maroc, elle donne des résultats probants ; en septembre, Jacques SOUSTELLE prend la décision d’étendre l’expérience à l’ensemble de l’Algérie et installe à Alger une administration centrale des Affaires Algériennes dont il confie la direction au Colonel PARLANGE promu Général.
En 1956, le nouveau Gouverneur Général Robert LACOSTE introduit une profonde réforme des structures administratives du territoire algérien ; de 3, le nombre des préfectures passe à 13 découpées en 77 sous-préfectures. Les Affaires Algériennes sont représentées auprès de ces 2 échelons, un Colonel est adjoint au Préfet, un Commandant au Sous-préfet. Chaque arrondissement peut compter jusqu’à 8 à 10 S.A.S regroupant chacune de 10 à 20.000 personnes. La création des S.A.S, inscrite dans cette structure pyramidale, s’effectue à un rythme rapide ; en mai 1955, on en compte 30, en décembre 1956 elles sont 490 ; en moyenne 23 S.A.S ont été créées par mois.
De janvier 1957 à juillet 1958, le mouvement des créations ralentit, mais ce sont encore 100 S.A.S qui voient le jour. Le nombre maximum est atteint en 1961 ; autour de 700 S.A.S sont alors en place dont certaines en milieu urbain sous le nom de "Sections Administratives Urbaines".
Une des originalités de l’institution des S.A.S est qu’elle procède tout à la fois du civil et du militaire. Cela est vrai des caractères de son organisation, de la diversité de ses missions, des modalités de l’indispensable formation de ses cadres.
• Implantée dans "le bled", une S.A.S est un monde complexe sous le commandement d’un officier subalterne, Lieutenant ou Capitaine, détaché par l’armée auprès des Affaires Algériennes, institution civile ; il a souvent pour adjoint un aspirant ou un Sous-lieutenant issu de contingent. En signe distinctif, ils arborent un képi bleu qui sera vite à l’origine de leur appellation : les "Képis bleus" ; de 1955 à 1961, ils seront plus de 4.000 à le porter. L’Armée et les Affaires Algériennes se partagent les personnels indispensables au fonctionnement des S.A.S ; les Affaires Algériennes fournissent le secrétaire, l’interprète (pied-noir ou musulman), le chauffeur, le radio qui portent le nom d’attachés civils ; l’Armée met à la disposition de l’école ses appelés, son médecin et ses infirmiers à celle de l’Assistance Médicale gratuite (l’A.M.G) introduite en 1956.
La population féminine de la S.A.S est l’objet d’une attention particulière ; ce sont des Equipes Médico-sociales Itinérantes (E.M.S.I) qui s’en occupent ; elles sont composées d’infirmières, d’assistantes sociales, d’éducatrices pour moitié musulmanes. Isolée, la S.A.S a besoin de défense, elle est assurée par des supplétifs recrutés sur place, un maghzen fort de 20 à 30 hommes, les moghaznis, commandés par un sous-officier détaché par l’Armée ; il n’est pas rare que des fellaghas ralliés en fassent partie.
• La diversité de ces personnels est le reflet de la diversité des missions confiées aux S.A.S. Dès le départ, leur rôle est de reprendre contact avec une population dont l’abandon avait facilité sa pénétration et son contrôle par le F.L.N. Cette reprise en main impliquait que soient remplies deux missions, l’une d’ordre civil sous l’autorité des Sous-préfets représentants du pouvoir central et dispensateurs de crédits, l’autre d’ordre militaire en harmonie avec l’action menée par l’unité responsable du secteur ou du quartier dont dépend chaque S.A.S. Lourde et délicate tâche !
• La mission civile des S.A.S est d’abord de pallier l’absence d’organisation et d’action municipales ; tout est à faire, recenser, ouvrir des écoles, soigner, voire assurer un minimum de subsistance aux plus démunis et donner du travail. En 1956, les S.A.S participent à la réforme communale qui met un terme à l’existence des communes mixtes et ouvre le champ aux pratiques démocratiques qui impliquent l’organisation d’élections dès le début de 1959 dans les 1.400 communes prévues par la réforme ; il s’agit dès lors de susciter des vocations dans une population qui n’y est pas prête ! En 1958, nouvelle mobilisation, il s’agit de mettre en œuvre le programme dit des 1.000 villages qui prévoit la construction de logements notamment pour les populations regroupées depuis l’année précédente, qui prévoit également la redistribution de 250.000 hectares de terres agricoles, l’ouverture de chantiers de construction de routes, d’aménagements hydrauliques, de restauration des sols.
L’un des buts recherchés est de réduire la plaie du chômage, d’atténuer la misère. Le financement de ces travaux est prévu par le Plan de Constantine lancé par de Gaulle le 3 octobre 1958. Le 2 septembre 1959, soit 3 ans après leur création officielle, un décret de la Présidence de la République définit la place et le rôle des chefs de S.A.S dans la nouvelle organisation municipale de l’Algérie ; intermédiaires entre les Sous-préfets et les Maires, ils sont également les conseillers et coordinateurs de l’action de ces derniers. Sur le terrain, la réalité est bien différente ; dans le bled, en effet, il s’avère difficile, voire impossible de mettre en place des municipalités, faute de volontaires capables de braver les interdits et les représailles du F.L.N. Le chef de S.A.S est alors dans l’obligation de faire office de maire.
• La mission d’ordre militaire est inscrite dans l’acte de naissance des S.A.S ; destinées à reprendre en main les populations, elles sont un rouage de la lutte contre la rébellion et leur action s’insère dans celle des unités des quartiers ou des secteurs où elles sont implantées. La coopération militaire des S.A.S s’exerce, pour l’essentiel, de deux manières, d’abord par leurs contacts avec la population et par l’intervention de leurs maghzens. Les contacts avec la population jouent le rôle majeur ; les politiques d’ouverture de chantiers de protection médicale, de scolarisation des enfants, de distribution de denrées contribuent à faire évoluer l’état d’esprit dans le bled, d’autant que, dans le même moment en 1958, 1959, la rébellion est acculée militairement. Des douars commencent à s’éloigner du F.L.N et s’engagent dans la voie des ralliements. Pour le F.L.N, il y a là un danger dont il est conscient, ce qui explique pourquoi les S.A.S sont devenus sa bête noire.
L’emploi des maghzens est l’autre donnée du rôle militaire des S.A.S. Les hommes des maghzens ne sont pas uniquement destinés à assurer la défense des bâtiments de la S.A.S et à la protection de leur chef ; à l’occasion de ses déplacements répétés dans le bled, ils interviennent également directement dans la lutte contre les éléments armés du F.L.N, les fellaghas ; les patrouilles, la recherche des caches, les embuscades font partie de leurs missions ; ils s’en acquittent d’autant mieux que les terrains sur lesquels ils opèrent leurs sont familiers.
• Remplir une mission militaire pour des Chefs de S.A.S issus de l’Armée n’est pas un problème mais répondre aux exigences des multiples missions d’ordre civil nécessite une formation adaptée ; elle est dispensée à Alger par l’administration des Affaires Algériennes sous la direction, dans un premier temps, du Général PARLANGE puis de son successeur le Général PARTIOT. Dans son témoignage "L’autre Guerre d’Algérie", le capitaine HARY nous dresse la liste des thèmes d’étude prévus par les stages de formation. Au nombre d’une trentaine, ils mettent particulièrement l’accent sur l’Islam, son histoire, sa culture, sa société, son organisation religieuse, principalement dans le contexte algérien. Cette approche de l’Islam s’accompagne d’un apprentissage de l’arabe indispensable pour agir au sein d’une population qui, dans sa très grande majorité, ignore le français.
Vaste programme pour lequel les Affaires Algériennes prévoyaient des stages de 3 semaines, mais en 1958 le temps et les besoins pressent, le stage du sous-lieutenant HARY fraîchement sorti de l’Ecole des officiers de Réserve de St-Maixent ne dure que 10 jours à raison de 8 heures de cours par jour. Déjà en 1956, un instructeur des Affaires Algériennes pouvait dire, parlant de la courte durée des stages : "C’est vraiment une gageure que de prétendre initier en 3 semaines seulement de jeunes officiers à un métier aussi nouveau. Après tout, la méthode a peut-être du bon qui consiste à jeter les gens à l’eau pour leur apprendre à nager". La grande majorité des volontaires pour servir dans les S.A.S a su pallier cette insuffisance de préparation par l’enthousiasme et l’énergie que donne la conviction de servir une bonne cause, celle d’une Algérie rénovée, modernisée mais qui resterait terre de France.
Quel bilan ?
Deux mots suffisent à résumer le bilan des S.A.S : Action et Amertume. Les S.A.S et leurs "képis bleus" n’ont pas démérité ; le travail effectué a été plus que remarquable. Le 24 juillet 1957, le journal "Le Monde" peut déjà écrire : "Les militaires effectuent ce travail de Samaritain avec une patience et le dévouement qui sont peut-être leur plus grand titre de gloire en Algérie". Grâce à l’ouverture de routes, des régions sont désenclavées ; les conditions de la production agricole sont améliorées avec les nombreuses initiatives d’aménagements hydrauliques ; l’enseignement peut être enfin dispensé à des dizaines de milliers d’enfants du "bled" ; la situation sanitaire bénéficie partout de substantiels progrès ; la vie quotidienne de bien des villages, notamment celle des femmes, est facilitée par la multiplication des points d’eau. Les difficultés à surmonter n’ont pourtant pas fait défaut. Les moyens matériels et financiers se sont souvent fait attendre ; il a fallu affronter l’inertie quand ce n’était pas l’hostilité des populations locales travaillées par les interdits et les mots d’ordre du F.L.N. Avec l’Armée, les rapports n’ont pas toujours été faciles ; les S.A.S ont à maintes reprises été confrontées à l’inévitable contradiction entre la nature de leur mission qui est de protéger les populations et les rigueurs d’une guerre qui les malmène. Le danger de découragement a pu se manifester qui fait écrire à un officier S.A.S du Constantinois. "Dénigrés par les militaires, considérés comme des gêneurs par l’Administration, nous n’avons que notre bonne volonté. Elle commence à s’user".
L’incompréhension doublée d’amertume se fait jour avec l’évolution de la politique du Général de Gaulle à l’égard du problème algérien. Le 16 septembre 1959, le Général annonce une nouvelle orientation de sa politique algérienne ; l’avenir n’est plus à l’Algérie française de 1958 mais à l’Algérie algérienne. Pour beaucoup, cela signifie, à terme, la perspective de l’indépendance du pays, la fin d’une espérance, la fin de la raison d’être du S.A.S.
Sur le terrain, ce changement de politique se traduit rapidement par la disparition d’un nombre croissant des S.A.S ; le département de Tlemcen en Oranie est un bon exemple qui, en 1961, voit l’effectif de ses S.A.S passer de 35 à 20. Pour beaucoup d’officiers S.A.S, il y a là un tournant politique difficile à accepter ; certains ne l’accepteront pas ! Après le 19 mars 1962, c’est-à-dire après Evian, l’état d’esprit tourne au drame ; ce n’est pas la fin des S.A.S intervenue en juin qui se révèle insupportable mais l’inéluctable abandon des 20.000 hommes des maghzens, l’abandon également des populations qui avaient fait confiance aux "képis bleus" et opéré leur ralliement. Moghaznis et douars ralliés peuvent craindre des représailles de la part du F.L.N ; des responsables de S.A.S prennent alors la décision de braver les interdits du Gouvernement, ils tentent de transférer leurs hommes en métropole. Peu y parviennent !
Triste épilogue pour une institution et des hommes qui avaient payé un lourd tribut à leur engagement, à leur participation à la politique de "pacification". 73 officiers ont été tués ; 33 sous-officiers, 42 attachés civils et 607 Moghaznis les ont accompagnés dans la mort.
Conclusion
Ainsi les chefs de S.A.S ont été les héros ou (comme on voudra) les instruments tragiques d’une impossible mission.
Ils n’ont pas été les seuls.