Lorsque au mois de mai 1957, je rejoignis mon mari, officier des Affaires Algériennes à Djellal, je n’imaginais pas que j’allais vivre, dans ce coin perdu des Aurès, l’expérience la plus passionnante de ma vie.
- Madame GIBIER.
Ce qui, d’abord, frappait à l’arrivée, c’était l’austérité du site. Ce n’était qu’éboulements, failles, falaises ravinées, chaos de rochers... Dans ce paysage lunaire et tourmenté, à l’aridité extrême, les petits bâtiments de pierre de la S.A.S., semblaient bien dérisoires. Du haut de la falaise qui les dominait, on pouvait par temps clair, apercevoir le Sahara.
Sur un escarpement, se serraient les gourbis du village, dont les pierres se fondaient dans la masse des rochers. Les rares touches de verdure étaient celles de maigres oliviers.
- Implantation du 18e RCC.
C’était alors le 18ème Chasseurs qui tenait le poste de Djellal. Nous prenions nos repas dans leur rudimentaire, mais sympathique « popote ».
Un bureau, une armurerie, une pièce pour la radio étaient le domaine du chef de S.A.S., s’y adjoignait une chambre exiguë chichement éclairée. L’agencement était spartiate, à l’image des conditions de vie. Pas d’eau courante, un broc et une cuvette tenaient lieu de sanitaire.
Pour mon arrivée, certaines améliorations avaient cependant été réalisées, dont la création de « lieux d’aisance » en planches n’était pas la moindre !... On y accédait par un sentier rocailleux où il m’est arrivé de rencontrer un serpent...
- Montée de Djellal.
Au plafond de la chambre résidait un hôte inattendu : un lézard de belle taille... (Margoulla peut-être…)
Grâce aux ventouses de ses pattes, il se déplaçait par bonds, en gobant les mouches au passage... J’eus quelque difficulté à m’habituer à lui...
Saïd, le fils d’un chef rebelle récemment tué, était notre « homme à tout faire ». Il était très dévoué à mon mari, grâce à qui il avait été épargné. Mis à l’épreuve pendant un an il participait sans armes à toutes les sorties du maghzen, il y fut ensuite intégré et armé.
Peu de temps après mon arrivée, en essuyant notre chambre, il avait posé sur mon livre la grenade qui se trouvait en permanence sur la table. Je m’abstins alors de toute lecture pour le reste de la journée, plutôt que de porter la main sur cet inquiétant objet...
Les fonctions d’un chef de S.A. S. étaient multiples. Il dirigeait une unité à la fois administrative et combattante. Après avoir établi le contact avec les populations de son douar il devait les regrouper pour les placer sous la protection de la S.A.S. et du poste militaire et les soustraire ainsi à l’emprise du F.L.N., particulièrement virulent dans cette zone à l’écart de tout.
- Marabout et chaouîas.
Ces villages regroupés vivaient sous de misérables tentes. Chaque matin à l’aube, les bergers conduisaient leurs troupeaux faméliques de chèvres et de moutons vers d’hypothétiques pâtures. Ils étaient alors fouillés à la sortie du poste, car on n’ignorait pas que les bandes rebelles faisaient pression sur eux pour obtenir nourriture et argent.
L’officier S.A.S. était à la fois percepteur des impôts et dispensateur de secours. La perception des impôts était très facilitée quand il pouvait montrer aux contribuables récalcitrants les reçus des sommes qu’ils avaient versées aux fells, reçus récupérés sur un tué ou un prisonnier ou trouvés dans une cache.
Dans le même temps, les demandes de secours affluaient. Une longue file d’administrés s’étirait en permanence à la porte de son bureau. La plus grande misère sévissait dans ces villages déracinés, qui avaient dû abandonner leurs terres, si pauvres soient-elles. Le chef de S.A.S. devait apporter à ces populations indigentes des moyens de survie immédiate, en assurant leur subsistance, en organisant un semblant de vie économique et sociale, en les intégrant le mieux possible au village. La scolarisation des enfants ainsi que la création d’un centre de soins furent les premières réalisations.
L’officier S.A.S. avait une mission de pacification. Il entretenait certaines « relations » avec des chefs rebelles de son secteur. Il arrivait qu’ils lui fixent rendez-vous la nuit, dans quelque lieu écarté, « sans arme ni escorte », comme le précisait le message... Il aurait fallu être fou pour s’y rendre... Cependant, au terme d’interminables conciliabules, de palabres sans fin, de lettres échangées par l’entremise de gens du village, il obtenait parfois le ralliement de petits groupes locaux. En 1958, il y eut à Djellal, Babar et Tabergda, de nombreuses rencontres entre les trois chefs d’une importante katiba, le colonel des chasseurs, le sous-préfet et les trois chefs de S.A.S. concernés. Mais je ne pense pas qu’elles aient jamais abouti.
L’officier SAS était le chef du maghzen. Il sortait en opération avec ses hommes qu’il recrutait, armait et payait. Ces rudes guerriers, dont certains étaient d’anciens rebelles, connaissaient parfaitement le terrain. Ils savaient s’y fondre, y rester immobiles des heures durant et y détecter le moindre mouvement. Ils formaient une remarquable unité de combat et firent preuve d’une grande fidélité envers leur chef. Plusieurs d’entre eux furent blessés ou tués à ses côtés.
Le chef de S.A.S. était aussi un officier de renseignements. Grâce à ses contacts avec les habitants de son douar, grâce surtout à ses indicateurs qu’il rémunérait sur des fonds spéciaux, il obtenait de précieuses informations qui permettaient de monter opérations et embuscades dont certaines impliquaient d’importantes forces militaires.
- Fouille de grotte à Bou Yadane.
C’est ainsi qu’en 1956 à Bouyakadame, un berger à sa solde le prévint du rassemblement de onze chefs rebelles dans une série de grottes sur plusieurs niveaux, particulièrement difficiles d’accès.
Après 5 jours de siège et l’intervention de la Chasse et de la Légion, les fells demandèrent à parlementer avec le chef de S.A.S. Mon mari fut descendu à l’aide d’une corde dans un étroit boyau et obtint ainsi leur reddition.
L’officier S.A.S. était aussi maître d’œuvre et chef de chantier. Grâce à la coordination de moyens civils et militaires de nombreux travaux avaient été réalisés, d’autres étaient en cours ou en projet. Pour ces chantiers, il employait des gens du village leur assurant ainsi un petit revenu. Il incitait ses moghaznis à construire de nouveaux gourbis mais leur fournissait les matériaux nécessaires. Il devait donc obtenir de la Sous-préfecture les meilleures subventions possible.
Le chef de S.A.S. avait également un rôle d’officier de justice. Il devait arbitrer de sombres dissensions, régler d’obscures chicayas : partage d’une source pour laquelle le dernier jugement avait été rendu sous Napoléon III... Vols de poule, toujours les meilleures pondeuses... ou de brebis, toujours pleines... Mais il avait parfois à se transformer en véritable enquêteur, lorsqu’une affaire sérieuse survenait, comme l’assassinat d’un habitant du village, lequel n’était pas forcément le fait des gens d’en face...
Il lui arrivait même d’être écrivain public !
Un convoi blindé apportait tous les 45 jours des matériaux de toutes sortes pour les chantiers, vivres pour le poste, blé et semoule pour les secours. Les produits frais étaient parachutés : parachute rouge pour la viande, blanc pour les fruits, bleu pour les légumes...
C’était alors le grand branle-bas chez les militaires, car il importait de récupérer au plus vite les caisses qui s’égaillaient parfois en zone rebelle. Je me souviens qu’à Noël, les dindes vivantes arrivaient par la voie des airs...
Mon arrivée avait suscité une vive émotion parmi la population, tant militaire que civile puisqu’aucune Européenne n’avait jamais séjourné en ces lieux reculés. Pour l’anecdote, lorsque le convoi par lequel j’arrivais franchit le poste de garde j’entendis un appelé dire à un autre qu’il n’avait pas vu de femme depuis douze mois !
Brahim le maire, Mokrane le garde champêtre et tous les moghaznis étaient là pour m’accueillir. Les jours suivants, Abd el Kader, leur chef, ainsi que la plupart d’entre eux m’invitèrent à aller leur rendre visite. Pour ces premières fois l’ordre était donné aux femmes de revêtir leur tenue d’apparat. Mais elles restaient toutes silencieuses, figées, gardaient les yeux baissés.
J’ai alors découvert ces gourbis enfumés, tous flanqués d’une petite cour ceinte de murs de pierre où s’entassaient réserve de bois, poulets étiques, chèvres et enfants... On me donnait une chaise, lorsqu’il y en avait une, et on m’apportait un verre de thé à la menthe noir et très sucré, ou de ce café épais et épicé que je parvins presque à aimer...( le café chouïa).
J’étais partout escortée par ces superbes enfants sales qu’étaient les enfants chouïas.
Les jours où j’allais m’approvisionner en bonbons à la petite épicerie du village on savait qu’une distribution s’annonçait. C’était alors la ruée, les enfants surgissaient de partout et Mokrane intervenait pour freiner l’enthousiasme...
Il était chargé de distribuer de menues amendes aux familles dont les enfants étaient les plus sales. Mais peut-on s’étonner de cette absence d’hygiène, quand le seul point d’eau était à la source, très en contrebas du village ?... Les femmes en âge de séduire ne sortaient pas de chez elles. C’était donc aux fillettes et aux femmes âgées qu’incombait la tâche de remonter l’eau, pieds nus sur le chemin caillouteux, courbées sous le poids de tonnelets ou d’outres en peau de chèvre...
Les moghaznis veillaient pour la plupart à la propreté de leurs enfants. J’avais apporté de France des petits bijoux de pacotille pour les petites filles. Deux d’entre elles, ravissantes, Halima et Herbia, étaient mes préférées et ne me quittaient guère. Dès le matin, elles m’attendaient à la porte de ma chambre. Les plus téméraires des garçons m’invitaient à aller dans leur « maison » et, quand j’entrais dans un gourbi, les autres m’attendaient dehors pour m’entraîner chez eux.
Sans les hommes, les femmes perdaient vite leur réserve. Elles devenaient gaies, bavardes, curieuses... Certaines touchaient le tissu de ma robe, mes cheveux, m’embrassaient les mains. Ali, le jeune fils d’un moghazni, me servait souvent d’interprète. Elles m’offraient de ce petit-lait de chèvre au goût si prononcé... Je leur apportais quelque gâteau que je confectionnais à la « popote » avec les moyens du bord. Quand il m’arrivait d’aller passer la journée à Khenchela avec l’hélicoptère, je rapportais des magazines féminins que je leur montrais. Certaines photos les faisaient beaucoup rire.
Mon mari comptait sur mon influence pour favoriser leur émancipation. C’était sans doute un espoir bien utopique. Comment ces femmes, qui n’avaient jamais vu évoluer leurs conditions de vie, dont les coutumes étaient immuables depuis des siècles, auraient-elles pu comprendre quand elles voyaient leurs maris me traiter d’égal à égal et m’entourer de prévenance ? Ces hommes me respectaient parce que j’étais l’épouse du chef, mais ils n’étaient assurément pas prêts à favoriser l’émancipation de leurs femmes.
Mille choses, toutes nouvelles pour moi, occupaient mes journées.
Je visitais souvent l’école où un jeune appelé faisait office d’instituteur. Elle était alors sous une tente mais on coulait la dalle de béton qui allait recevoir un bâtiment préfabriqué. J’accompagnais mon mari quand il allait visiter les chantiers. Le chemin reliant le village au poste avait été refait et celui menant à la source, amélioré. Un gué permettait maintenant de franchir l’oued. On projetait de capter l’eau d’une source pour la faire monter au village et y installer une fontaine.
La maison de Brahim, le maire, allait se terminer. Celles de Mokrane et d’Abd el Kader étaient commencées. Un puisard avait été creusé et des W. C. imposés dans chacune. Nous allions surveiller les moissons, dont les moghaznis assuraient la protection, dans des petites parcelles si pierreuses qu’il était surprenant d’y voir pousser des épis, si clairsemés soient-ils.
Un jardin avait été créé, l’eau d’une source, canalisée, emplissait le soir les séguias.
Tout poussait et nous fournissions la « popote » en légumes frais. Les moghaznis étaient encouragés à faire de même et certains se prenaient au jeu.
Halima et Herbia m’y accompagnaient chaque jour ainsi qu’un berger allemand dressé pour le combat mais qui disparaissait au premier coup de fusil... Abdallah, un jeune moghazni, me fit un jour la surprise d’un banc de pierre qu’il avait réalisé avec son frère. Il fut malheureusement tué quelques semaines plus tard dans un accrochage, en même temps que Bachir qui venait d’achever son nouveau gourbi.
La femme d’Abdallah, qui avait dix-sept ans, venait d’accoucher de son second enfant. Elle tomba malade et ne pouvait plus allaiter. Je préparais matin et soir des biberons avec le lait américain en poudre que recevait la S.A.S. pour les secours. Les femmes vinrent à l’infirmerie me dire qu’il n’était pas sucré. À vrai dire, j’ignorais que le lait maternel l’était... Le nouveau-né fut ensuite couvert de boutons. Sans doute ce lait était-il trop fort pour lui.
J’allégeais le dosage. Quoi qu’il en soit, le bébé survécut.
Je passais tous les jours un moment à l’infirmerie où officiait Mourad, un moghazni qui tenait lieu d’infirmier. Il y avait toujours foule : femmes accroupies, stoïques, fillettes aux cheveux déjà teintés au henné, mais jamais peignés, bébés souffreteux aux paupières ourlées de mouches, que guettait déjà le trachome...
Une délégation de femmes vint un jour me demander d’intercéder pour leurs maris emprisonnés comme suspects. Elles m’attribuaient bien des pouvoirs !
On me remit une lettre qui, une fois traduite, commençait ainsi : « veuve sans ressources, j’ai trois enfants à charge dont deux sont morts »...
Mon mari était en opération pour plusieurs jours avec le maghzen et le 18ème Chasseurs, lorsque Mourad vint une nuit frapper à ma porte avec le garde champêtre. Yamina, la femme d’Abd el Kader, qui attendait son sixième enfant venait d’accoucher de jumeaux et elle avait une hémorragie. Le poste était alors sans médecin. Mourad ne savait pas lire ; je trouvai à l’infirmerie le produit convenant et je l’accompagnai au village.
Dans ce sombre gourbi, éclairé par une lampe à huile, Yamina, entourée de femmes, était couchée sur une mince paillasse, toute habillée et parée de ses bijoux. Mourad lui fit la piqûre à travers ses vêtements. Au matin, elle était brûlante de fièvre. Mourad lui fit une injection de pénicilline que j’étais allée chercher à l’infirmerie avec lui. À son retour, Abd el Kader vint me remercier. Je voulus avoir des nouvelles de Yamina. Il ne l’avait pas vue, mais il avait demandé aux femmes : « ça va ? » Et elles avaient répondu : « ça va ». Rien de plus ne serait dit sur l’événement... Mais le lendemain, il nous offrit un mouton...
Nous recevions beaucoup de cadeaux : œufs, poulets, pots de beurre de brebis, bocaux de ce miel de montagne si parfumé, tapis décorés de palmiers et de chameaux du plus bel effet... Il arrivait même que des notables veuillent nous donner de l’argent. Sans doute espéraient-ils quelque faveur en retour... Le bakchich endémique des pays arabes...
Avec les officiers du poste, nous étions souvent invités à un méchoui offert par les moghaznis ou par les notables. Dès les premières heures de l’aube, les hommes tournaient sur la braise le mouton embroché en l’enduisant d’herbes et de harissa. La S.A.S. rendait à son tour les invitations. Quand sa maison fut terminée, Brahim nous fit apporter une chorba délicieuse et un plat de gâteaux au miel.
Nous avons été conviés un jour, au village, au mariage d’un jeune moghazni. La fête dura une grande partie de la nuit. Les femmes, vêtues de satin chatoyant, les yeux lourdement fardés de khôl, étaient parées des somptueux bijoux d’argent de la femme chaouïa, ces boucles d’oreilles si pesantes, qu’elles étaient retenues sur leur tête par un entrelacs de motifs ouvragés.
Elles ne se mêlaient pas aux hommes. La mariée, une fillette qui paraissait à peine nubile, semblait peu concernée par la liesse ambiante. Les riches arômes des mets, les danses, les youyous des femmes, les étranges accords que les musiciens tiraient de leurs instruments, et qu’ils accompagnaient de rauques mélopées, tout concourait à la magie du moment...
Quand nous sortions du poste, c’était toujours avec les moghaznis en armes qui assuraient notre protection. Nous allions souvent avec eux à une dizaine de kilomètres, dans une verdoyante petite vallée, enchâssée entre deux pentes arides. Nous l’appelions « la vallée heureuse ». Il y coulait un petit oued alimenté par plusieurs sources. Le bruissement de l’eau était un enchantement et ce n’étaient qu’amandiers, figuiers, abricotiers...
Nous marchions dans l’oued. Les moghaznis, ces hommes pourtant si rudes, posaient des pierres pour me servir de gué, me tendant la main, m’offrant de l’eau de source dans leur quart, écrasant les chardons devant moi, tandis que nous remontions vers de petites mechtas où il y avait toujours un épineux litige à régler ou une information à glaner. Là, on étendait un tapis sur un rocher, on nous apportait café, miel, amandes décortiquées et nous repartions avec des abricots délicieux ou des figues mûres à point. Toujours ce sens de l’hospitalité chez ces gens si démunis...
Le climat, dans cette région, était soumis à tous les excès. L’été, c’était une chaleur accablante, un soleil impitoyable que réverbéraient les rochers, un sirocco brûlant ou un vent de sable qui obscurcissait tout. L’hiver apportait pluie glaciale, grêlons, neige même parfois.
La tôle ondulée de notre toiture nous prémunissait bien mal contre ces extrêmes.
L’Oued était le plus souvent pratiquement asséché. Mais un jour de printemps, une série de violents orages le gonflèrent si soudainement, que l’eau entraîna à plus de vingt kilomètres un véhicule blindé et les trois appelés, qui étaient en train de le laver n’y ont, bien sûr, pas survécu.
L’hélicoptère amenait parfois le Sous-préfet, le Colonel de secteur ou quelque autre officier supérieur. Ce fut une fois un journaliste américain et une journaliste suédoise qui suivaient une grosse opération. Il apportait aussi le courrier, à moins qu’un vent trop violent n’oblige un piper à le parachuter.
Un jour, ce fut un projectionniste qui faisait le tour des postes. Au programme de cette tournée : « Ali Baba et les quarante voleurs ». Tout le village était convié à la séance et mon mari fit savoir aux moghaznis et aux notables qu’il souhaitait y voir les femmes. Le soir, sous la tente, ce fut du délire. Toute la population mâle était là, mais bien entendu, aucune femme ne parut. Il est vrai que le « chitan » rôdait en la personne de nos petits appelés et de leurs supérieurs...
- PC de Taberga 13e DBLE 1956.
Bien d’autres souvenirs me reviennent, pêle-mêle... Camerone, la fête de la Légion, dans le site étonnant du poste de Tabergda... Un départ à l’aube en convoi pour une prise d’armes à Kheirane, une piste difficile saccagée par les fell, mais jalonnée de vestiges romains et un paysage extraordinaire dans le soleil levant... Une tournée d’inspection des petites tours de garde avec les moghaznis, un soir où l’effectif du poste était réduit ; nous grimpions par des « sentiers de chèvres » ; au clair de lune, le paysage semblait plus irréel encore... Le chant du muezzin appelant à la prière... Le jappement des chacals dans la nuit... Le braiment des ânes aux petites heures du jour... Les parties de volley, le soir, au poste du haut... La messe en plein air, quand l’aumônier militaire était là... La libération en grande pompe du lièvre Kerbadou, le jour où le chef fellaga du même nom fut tué...
- Route de Babar.
Car c’était aussi - et surtout - la guerre. Les activités militaires rythmaient à toutes heures la vie du poste... Vastes opérations menées dans tout le secteur... Passage de la chasse ou des avions d’observation... Tirs de harcèlement par les gens d’en face... Fusées au magnésium montant dans le ciel pour signaler un accrochage... Départ en trombe des véhicules chargés d’hommes, ou départ silencieux, tous phares éteints, pour quelque raid-surprise...
Retour des hommes épuisés par des heures de marche harassante dans ce relief si chaotique, souvent sous un soleil de plomb... Blessés ou tués évacués par hélicoptère... Prisonniers ramenés d’opération, ou ralliés isolés se présentant en armes au poste de garde...
- Kkeirane.
La guerre était si intimement liée à la vie du poste, que je ne pouvais la passer sous silence. Il n’était cependant pas dans mon propos de m’y attarder, mais bien de relater ce que j’ai vécu à Djellal en tant qu’épouse d’officier des Affaires Algériennes.
De Bou Hamama, où mon mari a été muté en juillet 1958 et où j’ai vécu plus de deux ans avec notre fils encore bébé j’ai aussi en mémoire bien des souvenirs.
Le poste était situé en altitude, dans une vaste cuvette que dominait le Chélia, le plus haut sommet d’Algérie. L’hiver, il arrivait que la route du col, enneigée, interdise le passage des convois. Cependant, le paysage s’était adouci. Ce n’était plus l’amoncellement désordonné de blocs rocheux de Djellal, mais un relief montagneux et boisé, en un mot, humanisé.
Par contraste, j’avais à Bou Hamama, l’impression de mener une vie de sybarite...
Le bâtiment de la SAS, avec sa galerie sous les arcades, était presque luxueux. Il y avait de « vrais » bureaux et nous habitions une « vraie » maison, la seule à bien des kilomètres à la ronde, à ceci près que le réfrigérateur était à pétrole et l’électricité fournie le soir par notre groupe électrogène.
Les officiers artilleurs, privés de leur famille, venaient à la S.A.S. retrouver une ambiance civilisée. Laurent, notre fils, âgé de cinq mois à notre arrivée, devint très vite leur mascotte...
Comme à Djellal, je côtoyais chaque jour les moghaznis. Ils entouraient le fils de leur chef de mille attentions. Ils lui offrirent un jour un jeune agneau. Bachir, l’un d’entre eux, était notre homme de confiance, en même temps que le baby-sitter de Laurent qui avait une véritable adoration pour lui. Il nous a accompagnés lorsque nous sommes allés passer trois jours à El Mader, le nouveau poste du 1er R.A.. Il est aussi venu quand nous sommes allés à Timgad, cette merveilleuse ville romaine.
Peut-être étais-je moins étroitement mêlée qu’à Djellal à la vie du village. Il y avait une importante concentration de communes regroupées : El Ouidja, Chélia, Mellagou... C’était une population de pasteurs, qui était, me semble-t-il, d’une moins dramatique pauvreté.
Les préoccupations de mon mari étaient les mêmes qu’à Djellal : d’abord, reprendre en main le maghzen et l’étoffer pour poursuivre efficacement la traque du fell, se charger de ces populations repliées, leur construire des abris avant l’hiver, rigoureux à 1.300 mètres d’altitude.
Je me rappelle les tirs du canon de 155, rudes pour les tympans d’un bébé, bien que les artilleurs l’aient éloigné de la maison pour l’arrivée de Laurent... La « popote » où nous étions si souvent et si chaleureusement accueillis... Les bridges du soir à la maison... Les déjeuners que je devais improviser pour les hôtes de passage, venus en hélicoptère pour une tournée d’inspection... Les perdreaux vivants apportés par les pilotes qui les plaquaient au sol par compagnies entières... La visite d’un général américain, venu en observateur avec son aide de camp, qui coucha plusieurs nuits à la S.A.S et qui, le matin, lançait à Laurent un martial « Hello, boy ! »....Un pique-nique sur le Chélia, où je rejoignis mon mari et ses moghaznis en hélicoptère avec le colonel de secteur... Les jardins qui, repérés du ciel par le Chef de cabinet du Ministre de l’agriculture valurent à mon mari le Mérite agricole qui lui coûta bien plus de bouteilles de Champagne que sa Légion d’honneur !... Brigitte, le bébé marcassin, que j’ai élevé au biberon, qui me suivait partout dans la maison et qui, l’âge et le volume venant, émigra dans l’enclos des artilleurs, contre la promesse de ne jamais le manger...
La grande distraction était en effet la chasse au sanglier qui, interdit par la religion musulmane, abondait dans ces massifs boisés et dont l’hélicoptère rabattait les hardes vers les chasseurs. Lorsque ces sorties se prolongeaient, l’ordre était donné par radio à notre fidèle Bachir de faire manger « petit soleil »... Tel était le nom de code de Laurent.
Mais, comme à Djellal, la guerre sévissait aussi. Bou Hamama a été le centre de vastes engagements, tels que l’opération « CHARENTE » qui dura plusieurs semaines. Le P.C., commandé par le général Ducourneau, y était basé, ainsi que d’importantes forces de Légion. Nous avons été invités sous sa tente avec ses officiers, pour fêter son cinquantenaire.
Je me souviens du ballet continuel des hélicoptères... Celui de ce sympathique Général se posait dans notre jardin, entre nos parterres d’œillets. Il me demanda un jour avec humour de lui donner les horaires de sommeil de mon fils, afin d’en tenir compte pour atterrir et décoller !
Pour la petite histoire, comme je m’étonnais d’apercevoir des femmes arabes aux alentours du campement des légionnaires on m’apprit que ces hommes bien organisés ne se déplaçaient jamais sans leur cheptel de péripatéticiennes...
Cependant, j’ai de Bou Hamama des souvenirs plus tragiques : le Sous-lieutenant Arnaud, charmant jeune séminariste qui avait offert à Laurent un cheval à roulettes à Noël 1960 et qui fut tué quelques semaines plus tard.... L’inconscience de ces deux officiers qui, chaque dimanche à la même heure, prenaient la route avec une escorte trop légère pour aller bridger au petit poste voisin et qu’on retrouva égorgés...
Fin juillet 1959, une opération sur le Chélia se termina en tragédie : 48 Français du 18ème Chasseurs périrent carbonisés, pris en tenaille dans la forêt en feu... les vents violents ont été la cause de ce drame qui frappa très durement les esprits.
Bou Hamama restera sans nul doute une des étapes les plus marquantes de ma vie.
C’est cependant de Djellal, ce lieu si déshérité, où le paysage était si ingrat, la nature si hostile, les conditions de vie si sévères - et peut-être justement pour ces raisons - que je conserve le souvenir d’une expérience unique.
Extrait du livre
Histoire du 18e Régiment de Chasseurs à Cheval.
Aurés-Némentchas. 1956-1962.
436 pages.
Pour se procurer le livre ( 25 € + 8 € de port) :
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Amicale du 18e R.C.C.
18 Domaine de pré Cabrian
30 330 GAUJAC
Tél 04 66 82 98 01
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