Extrait du livre " Des Miages aux djebels. Notre guerre d’Algérie. Alain. André, Bernard, Claude 1956-1962" 2ème partie Dans le bordj avec Claude. Chapitre 4 Claude : la S.A.S. de Bouzeguene (1960-1961)
Sous chapitre 45. Le souffle des travaux avec le ss/lt Pirel.
Fin décembre 1960, débarque un très jeune sous-lieutenant à l’allure juvénile, taillé en rugbyman. Après ses classes, ce jeune appelé est passé par l’École d’Application du Génie d’Angers. Pirel, qui vient de fêter ses 20 ans avant d’arriver à la S.A.S., a passé son enfance en Tunisie où ses parents se sont installés alors qu’il avait deux ans.
- Le sous-lieutenant Philippe Pirel
Ayant grandi dans ce melting-pot que constituait alors la jeunesse de Tunis, où se côtoient les communautés musulmanes, juives et européennes, il a été marqué par l’éducation des Pères Blancs qui accueillaient, dans leur établissement, toutes les confessions et faisaient du respect du prochain, quelle que soit la religion, le fondement de leur enseignement. Cette tolérance et cette reconnaissance de l’autre le conduiront tout naturellement à aller applaudir Bourguiba lorsque ce dernier arrivera au pouvoir en 1959.
Un jour, en rentrant d’une permission à Alger où il avait été reçu dans le milieu pied-noir, Pirel me confiera avoir perçu un véritable décalage entre les milieux européens de Tunisie et d’Algérie. Il avait été surpris par cette espèce de suffisance et de condescendance qu’il avait cru déceler chez les jeunes algérois qu’il avait rencontrés.
Mon nouvel adjoint, qui parle couramment l’arabe, malgré son jeune âge et son allure un peu gauche dans son uniforme, est déjà un routard des chantiers de génie civil menés dans des conditions difficiles. (Barrage de Roselend en Savoie et chantiers au Sahara).
Sa décontraction apparente, teintée d’un brin de non-conformisme, tout d’abord me déconcerte. Très rapidement cependant, je comprends que, derrière cette façade, se cache un pragmatisme souriant et une efficacité remarquable qui non seulement balayent rapidement toute réserve de ma part, mais me conduisent à accorder toute ma confiance à ce jeune cheval fougueux qui va mener l’attelage des travaux à un train d’enfer.
Il faudra bien sûr canaliser et encadrer cet hyperactif, un chouia insouciant, un peu brouillé avec les papiers. Un soir de janvier 1961, après avoir assuré le convoi, Pirel est de retour à Bouzeguene. Il devait passer commande de 10 tonnes de semoule. Il rentre, tout penaud et m’annonce tout de go :
— Mon lieutenant, il m’est arrivé une tuile aujourd’hui.
— Quoi donc ?
— J’ai perdu la sacoche de la semoule.
Je deviens blême.
— Où et quand ?
— Je ne sais pas. Quand je suis arrivé à Azazga, je n’avais plus la sacoche. Je l’avais en partant.
— Venez avec moi !
Malgré les interdictions du moment, nous prenons la jeep et deux moghaznis et remontons la piste jusqu’au Col du Café Maure en scrutant le sol. Nous rentrons bredouilles, à la nuit tombée.
Ni l’un ni l’autre n’avons bien dormi : lui, parce qu’il ne comprend pas ce qui s’est passé ; moi, parce que je ne sais pas comment je vais trouver une somme pareille. Les six mille francs de la sacoche représentent le remboursement de l’avance consentie par les commerçants qui nous ont fait confiance en nous vendant la semoule à crédit.
Le lendemain de cette mésaventure, trois Kabyles, présents parmi les premiers lors de l’ouverture des bureaux, demandent à me voir.
— Mon lieutenant, c’est pas à vous ça ? me dit l’un d’entre eux en extirpant de sa gandoura, la sacoche pleine de billets qu’il me tend.
En rentrant à pied depuis Azazga, nos villageois l’ont trouvée sur le bord de la route, à hauteur du poste militaire de Youssouf. Je n’ai pas besoin de compter. Je connais l’honnêteté et de la droiture naturelle des Kabyles qui, à l’époque, vivaient dans le dénuement le plus complet.
Quant à notre commissionnaire, il avait tout simplement oublié de fermer la poche inférieure droite de son pantalon treillis dans laquelle il avait glissé la sacoche. Comme il était monté dans la cabine d’un G.M.C., le pied droit à l’extérieur de la cabine, posé sur le garde-boue...
Connaissant son talon d’Achille, nous allons nous organiser en conséquence et utiliser au mieux nos compétences mutuelles. Il s’occupe de la conception et de l’organisation technique des chantiers et me laisse leur gestion administrative. Notre duo, au service de la population, s’avère efficace.
Car entre la population, l’armée et la S.A.S., s’instaure progressivement une relation qui semble plus confiante, en tout cas, empreinte, de façon certaine, de moins de réserve. Cette évolution se fait lentement. On ne gomme pas d’un trait ou par décret, des années de guerre et de souffrance qui ont laissé des traces dans les coeurs. Les bouclages des villages en fin d’automne, à l’occasion des contrôles des listes électorales se sont toujours passés sans incident et dans le respect des personnes. Ces interventions ont donné lieu à toute une série d’explications et ont permis d’approfondir les contacts.
En outre, le lien se fait naturellement par les enfants qui fréquentent les écoles implantées non loin des postes militaires. Dans des locaux sommaires, ces enseignants non professionnels, passionnés par leur nouvelle mission, transmettent leurs connaissances et leur savoir avec coeur, sans compter leur temps. Ils aiment sincèrement ces enfants qui le leur rendent bien. On constate que les regards changent.
Lorsque je me rends dans les villages, je me déplace assez souvent, à partir de la fin d’année 1960, avec seulement deux ou trois moghaznis. Je ne porte jamais d’arme apparente. La poche basse de mon treillis renferme cependant un P.A.. Mon arrivée dans les villages donne lieu, bien souvent, à des rencontres détendues et enjouées avec les enfants.
- Le képi contre une photo.
À Aït Ferrach, alors que je souhaite prendre un groupe de garçons en photos, je leur demande, pour cadrer la vue, de se hisser sur quelque espace rocheux. Le plus effronté, le gavroche du village, me dit :
— D’accord, mais tu me donnes ton képi !
— Je te le prête. Tu me le rends par la suite ! lui dis-je en tendant mon couvre-chef, dans l’hilarité générale.
- Heureusement que Claude possède le permis de transport en commun.
À Haricq et dans d’autres villages, le jeu est devenu classique :
— Mon lieutenant, on peut monter dans la jeep ?
— A condition que vous me chantiez une chanson.
J’en transporte, sur une courte distance, jusqu’à une dizaine, assis sur les sièges, juchés sur le capot, les ailes, la roue de secours.
Il faut avoir entendu ces jeunes Kabyles chanter, avec leur accent inimitable :
Tombe, tombe la pluie,
Tout le monde est à l’abri,
Y a que mon p’tit frère
Qu’est sous la gouttière….
pour se rendre compte que l’essentiel est là. Les enfants se moquent de voir que leur enseignant ou le chef de S.A.S. portent le treillis. Le contact passe. Ils ont l’insouciance de leurs jeunes années. Leur joie de vivre apporte un rayon de soleil aux parents préoccupés par la situation du moment.
- Prudemment Claude a retiré la clé de contact.
Ce peuple ombrageux et fier est, en fin de compte, à l’unisson de ces montagnards réservés venant des Alpes, qui cherchent à faire de leur mieux pour les aider. Il y a des silences, des attitudes qui parlent beaucoup mieux que des discours. Les femmes et les quelques hommes restant dans les villages viennent, de plus en plus naturellement, à la S.A.S. faire soigner leurs enfants, déclarer les naissances ou les décès. Les couples viennent faire enregistrer les mariages
Claude enregistrera même un jour le mariage d’un couple dont la jeune femme n’avait pas l’âge nubile. Je découvrirai cette anomalie, le soir, en signant les registres.
Une autre fois, elle m’appelle en renfort : elle est en face d’un cas inédit. L’acte de mariage est préenregistré. Le formalisme légal est cependant respecté. Le moment de l’échange des consentements est arrivé.
— Mademoiselle Areski Nadia, acceptez-vous de prendre pour mari Achir Mohand ici présent ? ( les noms ne correspondent pas à la réalité).
Réponse négative de la jeune femme. Fureur de son futur conjoint et de son père. Les explications ont lieu en dehors des bureaux.
Le lancement des ouvrages est également une occasion unique de rencontres et d’échanges. Les représentants des villages comprennent qu’à travers les travaux, leur qualité de vie va changer. Ils sont conscients qu’ils sont partie prenante aux réalisations qui vont conditionner et améliorer leur avenir.
Le programme de travaux n’obéit pas cependant à un plan prédéterminé. Il se déroule en fonction des contacts et de l’urgence des besoins. La planification des chantiers évolue au fur et à mesure de l’avancement des semaines et de l’allant des villages entre qui existe une émulation non voulue par nos soins, mais découlant des réalisations ssur le terrain.
Lors de l’empierrement des pistes de Iathoussen et Aït Saïd, la rémunération des ouvriers s’était faite en nature, avec la semoule prévue pour les indigents (voir chapitre 43). Comme cette expérience a donné satisfaction, le cadre de ce marché est étendu pour tous les villages. Les communes rémunèrent, sur leur modeste budget, les fournitures, les engins et certains professionnels, tels que maçons et tailleurs de pierre qu’il nous faut faire venir souvent d’ailleurs. La semoule des indigents indemnise, en nature, la main-d’œuvre non qualifiée, fournie par les villages concernés.
- L’empierrement de la piste de Bouzeguene.
Ma position ne varie pas :
— Vous travaillez pour vous. Nous vous aidons et organisons. À vous, de vous prendre en charge. Si vous n’êtes pas d’accord, nous passons à un autre village.
Cela marche au-delà de nos espérances : les femmes, les enfants, les rares hommes qui sont présents, travaillent avec entrain et sont fiers, en fin de journée, de montrer le travail accompli.
- Le ss-lt Pirel devant sa planche à dessin !
Pirel n’a pas son pareil pour expliquer aux maçons ou aux tailleurs de pierres ce qu’il attend d’eux : sans papier, sur le sol, il trace un croquis sommaire à l’aide d’un morceau de bois. Il agrémente, en général, ses explications d’une blague en arabe qui décontracte l’ambiance et fait sourire son auditoire du moment. Il est tout aussi capable de se fâcher et de faire recommencer ce qui n’a pas été correctement exécuté.
Commencent d’abord les travaux de pistes. Le premier ouvrage d’envergure a été celui réalisé par le sous-lieutenant Braillon. Pirel n’a qu’à poursuivre dans la foulée. Notre jeune sous-lieutenant autodidacte deviendra, de fait, ingénieur des ponts à la satisfaction générale. Il nous faut, après Iathoussen et Aït Saïd, ouvrir d’autres pistes, avec ou sans bulldozer, selon la nature du terrain. C’est Haricq, Tazerout, Iril N’Aït Zibboua, Aït Salah, puis plus tard Bouzeguene, Sahel et Taourirt.
- Convoi pour la corvée d’eau.
Un autre problème nous préoccupe. Rares sont les points d’eau au cœur des villages. Les femmes ou les gamines sont obligées, quotidiennement, de transporter, sur la tête, dans des cruches ou des seaux, l’eau nécessaire à la famille. Il leur faut parfois aller loin. De plus, aucune fontaine n’est dotée de robinet : l’eau coule en permanence, parfois en filet. Les récipients ne se remplissent souvent que lentement, pendant que les femmes attendent patiemment, en jacassant. Ces corvées sont pour les femmes l’occasion de se retrouver et d’échapper à leur quotidien cloîtré, mais au prix de quelle fatigue !
Nous évoquons souvent ce problème entre nous et avec les hommes des villages : ceux-ci, indifférents à l’amélioration des conditions de vie des femmes, commencent, par contre, à être préoccupés par la pénurie d’eau qui se fait de plus en plus sentir.
Bien que nous n’ayons aucun crédit pour ce genre de travaux, nous décidons de ne pas nous préoccuper de ces contingences administratives. J’aurai l’occasion un peu plus tard de faire état des difficultés générées par mon manque de rigueur pour les règles comptables en la matière.
Nous partons à la recherche de sources. Pirel fait exécuter des captages, ouvrir, à la pelle et à la pioche, des tranchées dans lesquelles sont placées des canalisations en PVC qui vont amener le précieux liquide dans les villages.
Mon adjoint, décidément jamais à court d’idées, met au point un système de coffrage standard pour bâtir des réservoirs en béton armé de 3 m3. Le coffrage initial est conçu pour être décoffré, sans difficulté, et être réutilisé pour le village suivant. Tous les villages auront le même réservoir qui va être équipé d’un robinrt à bouton-poussoir. Il suffit d’appuyer sur le bouton-poussoir pour que l’eau coule. Dès relâchement de la pression, l’écoulement s’arrête. Ce système va permettre d’avoir à disposition une réserve d’eau de 3000 litres pour chaque village, ce qui, à l’époque, est suffisant. D’autant plus que le trop-plein, une fois le réservoir rempli, peut approvisionner les bassins où vont s’abreuver les animaux.
Pour tous les villages, le réservoir va être le dénominateur commun. Pour Haoura et Ait Ikhlef, s’y ajouteront le bassin de captage et la canalisation.
- Inauguration du réservoir à Bouzeguene.
À Bouzeguene l’inauguration du réservoir se fait en grande pompe en juin 1961 et donne lieu à une fête où sont conviés la S.A.S. et les militaires, dont certains déclinent l’invitation. Les femmes transportent, sur la tête, dans des mannes, la semoule chaude pour un couscous géant servi au coeur du village. Je m’adresse à la population du village réunie :
— Je suis heureux d’être avec vous pour cette fête de l’eau qui marque une étape, celle de votre réussite. Cette réalisation est votre œuvre. Continuez dans cette voie. Ma plus grande satisfaction est de voir que vous vous prenez en charge. Je ne suis que de passage. Je reviendrai dans vingt ans voir le chemin accompli.
Il y a belle lurette que le mythe de l’Algérie française m’a quitté. Bien que ma position soit frappée du sceau du bon sens, elle n’est pas toujours comprise. Certains trouvent que j’en fais un peu trop pour un village qui n’a jamais marqué ouvertement son attachement à la France et qui compte parmi les siens le chef de la wilaya Mohand Ou El Hadj. Avec le recul, je ne regrette pas d’avoir agi de cette façon et surtout de n’avoir pas marqué de différence entre les villages selon leur sympathie plus ou moins contrainte envers notre armée ou ses représentants.
- Construction de l’écolde de Sahel.
Nous lançons en troisième lieu, dans le deuxième semestre 1961, un programme de construction de bâtiments scolaires : Aït Saïd, Sahel, Tazrout. Les écoles sont construites sur le même module. À l’école de Bouzeguene, nous construisons un mur de soutènement qui doit recevoir le déblai du terrain après nivellement. La pente naturelle sera ainsi éliminée, au profit d’une augmentation de la surface horizontale de la cour de récréation. Nous n’aurons pas le temps d’inaugurer ces derniers programmes, l’évolution politique du conflit précipite le départ des uns et des autres. Certains programmes lancés seront laissés en état d’inachèvement.
Je n’ai pu tenir la promesse faite à Bouzeguene lors de l’inauguration de la fête de l’eau, mais je surfe occasionnellement sur internet. J’ai pu voir des images des villages que je ne reconnais plus où les immeubles ont poussé comme des champignons. Grâce, notamment, à l’argent envoyé par les hommes travaillant en France, les communes sont prospères et passent pour être parmi les plus développées de Kabylie.
Il ne doit rien rester actuellement de nos modestes travaux en dehors du souvenir de notre bonne volonté. J’ai cependant la faiblesse de penser, que le travail entrepris, avec les modestes moyens dont nous disposions et dans le contexte d’alors, allait dans le bon sens. De plus, nous n’avons jamais fait l’aumône à ce peuple fier et travailleur, aux ressources multiples.