Liberté. Égalité. Fraternité
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
Discours de Nicolas Sarkozy Président de la République.
HOMMAGE NATIONAL AUX COMBATTANTS DE 1914-1918.
Paris, lundi 17 mars 2008.
Le dernier survivant vient de rejoindre le premier mort de la plus atroce des guerres.
Qui se souvient de ce premier mort ?
Il était caporal. Le 2 août 1914, en poste dans le village de Joncheray au sud-est du Territoire de Belfort, il s’oppose à une patrouille allemande qui a violé la frontière. Il fait les sommations d’usage. En réponse, l’officier qui commande la patrouille sort son revolver et tire. Il est mortellement touché. Avant de mourir il a le temps de riposter et de blesser mortellement à son tour celui qui vient de lui ôter la vie.
On pose les deux corps dans une grange côte à côte sur un lit de paille. Le Français a 21 ans à peine. Il est instituteur. Il s’appelle Jules-André Peugeot.
L’Allemand a vingt deux ans ; il est natif de Magdebourg en Saxe-Anhalt. Lieutenant au 5e régiment de chasseurs, il s’appelle Albert Mayer.
Ils aimaient la vie comme on l’aime à 20 ans. Ils n’avaient pas de vengeance ni de haine à assouvir.
Ils avaient 20 ans, les mêmes rêves d’amour, la même ardeur, le même courage.
Ils avaient 20 ans, le sentiment que le monde était à eux. Ils avaient 20 ans, ils croyaient au bonheur.
Ils sortaient à peine de l’enfance et ils ne voulaient pas mourir.
Ils sont morts tous les deux par un beau matin d’été, en plein soleil, l’un d’une balle à l’épaule, l’autre d’une balle en plein ventre, premiers acteurs inconscients d’une même tragédie dont le destin aveugle et la folie des hommes avaient depuis longtemps tissé secrètement la trame sinistre qui allait prendre dans ses fils une jeunesse héroïque pour la conduire au sacrifice.
Ces deux morts de 20 ans ne virent pas la suite effroyable de ce qu’ils avaient commencé, ces millions de morts tombés face contre terre fauchés par les mitrailleuses, noyés dans la boue des tranchées, déchiquetés par les obus, ni l’immense foule de ces millions de blessés, paralysés, défigurés, gazés, qui vécurent avec le cauchemar de la guerre gravé dans leur chair.
Ils ne virent pas les parents qui pleuraient leurs fils, les veuves qui pleuraient leurs maris, les enfants qui pleuraient leurs pères.
Ils n’éprouvèrent pas la souffrance du soldat qui fume cigarette sur cigarette « pour vaincre l’odeur des morts abandonnés par les leurs qui n’ont même pas eu le temps de jeter sur eux quelques mottes de terre, pour qu’on ne les vît pas pourrir ».
Ils ne connurent pas les nuits de pluie, l’hiver, dans les tranchées, « l’attente silencieuse et grelottante, les minutes longues comme des heures ».
Ils ne croisèrent pas les colonnes qui revenaient du feu « avec leurs plaies, leur sang, leur masque de souffrance » et leurs yeux qui semblaient dire à ceux de la relève : « N’y allez pas ! »
Ils ne se battirent pas sans relâche contre la boue, contre les rats, contre les poux, contre la nuit, contre le froid, contre la peur.
Ils n’eurent pas à vivre pendant des années avec le souvenir de tant de douleurs, avec la pensée de tant de vies foudroyées à côté d’eux et des corps qu’il fallait enjamber pour monter à l’assaut.
Lazare Ponticelli fut de ceux qui survécurent après avoir connu toutes les souffrances et toutes les horreurs de cette guerre la plus terrible peut-être que le monde ait connue. La mort l’épargna miraculeusement, comme si elle avait choisi de le sauver pour qu’il puisse témoigner, pour qu’il fût un jour le dernier témoin. Et quel témoin !
Sa vie commence comme une légende. Elle se poursuit comme un roman, le roman de tous les pauvres bougres qui n’avaient à offrir que leur cœur, leur courage et leurs mains de travailleurs et qui donnèrent tout parce qu’ils avaient chevillé au corps l’idée simple du devoir et qui furent français quel que soit l’endroit où ils étaient nés non par le sang reçu mais par le sang versé.
Lui, il naît dans le Nord de l’Italie à la fin du XIXe siècle, dans un pauvre village d’Émilie-Romagne. Sur cette terre montagneuse où la vie est dure, la misère est partout et l’exil est bien souvent le seul espoir d’échapper à la faim.
Sa mère le met au monde en plein champ un 24 décembre.
Pendant trois jours une tempête de neige empêche de déclarer sa naissance. La déclaration ne sera enregistrée que le 27 décembre. Mais la date est mal écrite. Officiellement le voilà enregistré à la date du 7 décembre !
Il a six ans quand l’aîné de ses frères meurt, bientôt suivi par son père. Sa mère doit s’éloigner de plus en plus souvent pour trouver du travail.
Sa sœur aînée qui s’est installée en France vient chercher son frère et sa sœur qui vivent encore au village avec lui. Elle n’a pas assez d’argent pour payer aussi son voyage.
À sept ans, il est seul. Il est berger. Il se lève tous les matins à 5 heures et travaille toute la journée en échange de l’hébergement et de la nourriture. Il rêve de partir, en Amérique, en France, à Paris, n’importe où. Il veut s’arracher à la fatalité de la misère. Il est prêt à se donner de la peine, à travailler dur, à faire des sacrifices pourvu qu’il lui soit donné d’espérer une vie meilleure.
L’hiver il se fait chasseur de grives pour gagner de quoi se payer le voyage. Il se fabrique lui-même des chaussures. Et à dix ans il part pour Paris. Il y fait toutes sortes de petits boulots. À 15 ans, grâce à ses économies, il crée une entreprise de ramonage avec un ami un peu plus âgé que lui.
Il a 16 ans quand la guerre éclate. Il s’engage dans la légion étrangère en trichant sur son âge. « J’étais Italien, dira-t-il, mais je voulais défendre la France qui m’avait accueilli. C’était une manière de dire merci ».
Il participe aux terribles combats dans la forêt d’Argonne, entre l’Aisne et la Meuse, où les positions françaises et allemandes s’enchevêtrent les unes dans les autres, dans la boue argileuse, entre les étangs et les marécages.
Au premier engagement son régiment perd 161 hommes en dix minutes, dont 30 tués, 114 blessés et 17 disparus. Un témoin de ces combats appellera l’Argonne « la mangeuse d’hommes ».
Avant l’assaut on distribue du rhum aux soldats. Après l’assaut les survivants entendent dans les tranchées les hurlements des blessés abandonnés entre les lignes et que l’on ne peut secourir qu’une fois la nuit tombée.
Un jour Lazare rampe jusqu’à un de ces blessés dont la jambe a été arrachée par un éclat d’obus et le tire derrière les lignes françaises. Il n’a jamais su ce qu’il était devenu. Il n’a jamais cherché. Il avait juste fait ce qu’il avait dû. Il ne demandait aucune reconnaissance. Cet homme à qui il avait sauvé la vie en risquant la sienne l’avait pris dans ses bras et lui avait dit : « Merci pour mes quatre enfants ». Cela lui avait suffi.
En 1915, l’Italie réclame ses ressortissants pour défendre son sol. Lazare refuse de quitter la France et ses camarades de combat. Après ce qu’il vient de vivre, il se considère comme Français. Il faudra que deux gendarmes viennent le chercher pour l’amener de force à Turin où il est incorporé fin 1915 au 3e régiment de chasseurs alpins. Il est envoyé au Tyrol se battre contre les Autrichiens.
Il se bat bien. Il est blessé d’un éclat d’obus à la joue gauche. Rétabli, il repart au front. Son comportement au feu lui vaut une citation à l’ordre de l’armée et la plus haute distinction militaire italienne.
Après l’armistice, il ne veut pas être démobilisé comme soldat italien. Il veut être libéré de ses obligations militaires par la France où il veut retourner. Il se rend au consulat de France à Milan, montre son livret militaire et se fait reconnaître comme soldat français. Libéré, il rentre à Paris et reprend son travail de ramoneur.
En 1921 il fonde avec ses deux frères une entreprise qui compte aujourd’hui près de 4 000 employés. Sa devise est : « Union. Travail. Sagesse ». Ce sera la ligne de conduite de toute une vie.
En 1938, sentant venir la guerre, il demande à être naturalisé Français. Il devient officiellement Français en 1939. Pendant la guerre il travaille avec la Résistance, fournit des renseignements, cache des armes et fabrique des explosifs dans ses ateliers. Il n’a pas le sentiment, une fois encore, d’être un héros, juste de faire son devoir envers le pays qui l’a accueilli, qui lui a donné sa chance et qui est devenu le sien.
Lazare Ponticelli a vécu longtemps. Il est mort à 110 ans, le 12 mars 2008. Comme si dans ce dernier vivant toute la vie s’était concentrée pour montrer à quel point elle pouvait être plus forte que le malheur.
Lui qui avait connu la plus extrême violence, il s’est éteint en ayant l’air de s’endormir, dit sa fille. Il avait tout réussi, accompli tous les rêves du petit garçon de 10 ans qui avait quitté son village de misère pieds nus dans la nuit un siècle auparavant.
Ce héros anonyme, qui ne cessa jamais d’être fidèle aux valeurs d’honnêteté, de travail, de loyauté que son père lui avait enseignées, avait pour destinée de ne devenir célèbre qu’au jour de sa mort, parce que ce jour-là la Grande Guerre allait cesser d’appartenir au souvenir pour ne plus appartenir qu’à l’Histoire.
Comme le visage du caporal Peugeot au moment de sa mort préfigure les visages des millions de morts qui allaient venir, celui de Lazare Ponticelli à son dernier instant les résume tous.
Avant que ne meure l’avant-dernier survivant, il ne savait pas que le destin lui réservait ce rôle de dernier témoin. Mais toute sa vie jusqu’à la fin, il n’a cessé de vouloir témoigner.
Il disait :« L’horreur de cette guerre je ne l’ai pas oubliée, ni pour moi, ni pour ceux qui sont morts. C’est pourquoi je vais le 11 novembre au monument aux morts. » Il ne manqua pas une commémoration de toute sa vie.
Aux enfants des écoles, il répétait : « Ne faites pas la guerre. » La guerre, il ne la racontait que pour en faire sentir l’horreur et pour en faire comprendre l’absurdité qu’il ressentit si fortement au Tyrol quand soldats autrichiens et italiens fraternisaient entre deux assauts en s’échangeant du pain contre du tabac.
Comme tous les combattants de 1914-1918, il aurait voulu que cette guerre fût la dernière. Mais il a fallu que l’Europe se jetât une fois encore dans l’horreur et qu’elle fût menacée d’anéantissement pour qu’elle se décide enfin à faire la paix avec elle-même pour toujours.
L’hommage solennel que la Nation tout entière rend aujourd’hui par ma voix, Lazare Ponticelli, à travers toi, à tous tes camarades de combat dont la plupart te sont inconnus mais qui sont devenus tes frères dans la douleur et la souffrance, cet hommage solennel n’est pas un hommage rendu à la guerre, c’est un hommage à ceux qui l’ont faite, marins, aviateurs, cavaliers, artilleurs, fantassins, civils, en souffrant et en risquant leur vie pour l’amour de leur patrie et pour l’idée qu’ils se faisaient de ce qu’ils lui devaient, pour l’idée qu’ils se faisaient de la liberté, de l’honneur et du courage.
Au milieu de circonstances tragiques qui les dépassaient, pris dans un engrenage fatal dont aucun n’était individuellement responsable, ils n’ont pris les armes au fond que pour une seule raison : parce qu’ils préféraient mourir en hommes libres plutôt que de vivre en esclaves. Ce qu’ils ont fait c’est plus qu’on ne pouvait demander à des hommes et ils l’ont fait. Trente ans plus tard, aux Glières où j’irai me recueillir demain, une poignée d’hommes allaient eux aussi faire le sacrifice de leurs vies en proclamant : « Vivre libre ou mourir ! »
Jeunesse de France, souviens-toi toujours de ce que tu dois aux femmes et aux hommes qui furent si grands dans l’épreuve et dans le malheur !
Nul désormais ne racontera plus à ses petits-enfants ou à ses arrière-petits-enfants la vie terrible des tranchées ni les combats de l’Argonne, ni ceux des Éparges ou du chemin des Dames. Nul n’entendra plus le vieux Poilu dire à ses petits-enfants ou à ses arrière-petits-enfants : ne faites plus jamais la guerre.
Il est de notre devoir que, par-delà l’Histoire, la mémoire demeure malgré tout vivante. C’est un devoir national et c’est un devoir humain. On ne construit pas son avenir en oubliant son passé, mais en l’assumant et en le surmontant.
Mais le souvenir est fragile quand la mort est passée.
Un autre immigré, engagé volontaire en 1914, avait écrit en partant à la guerre à celle qu’il aimait : « Si je mourais là-bas sur le front de l’armée Tu pleurerais un jour et puis mon souvenir s’éteindrait. Si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie Souviens t’en quelquefois (…) »
Il s’appelait Guillaume Apollinaire, il avait vingt-quatre ans, il aimait la vie comme on l’aime à vingt ans, il n’avait pas de haine. Il était le fils d’un père italien et d’une mère d’origine balte. Il fut blessé à la tempe le 17 mars 1913. Affaibli par sa blessure, il mourut de la grippe espagnole le 9 novembre 1918.
Il est, comme des millions d’autres, le frère de Lazare par-delà la mort et pour l’éternité. Il est le frère de cet homme dont la mort paisible referme les dernières blessures avec lesquelles tant de femmes et d’hommes ont dû apprendre à vivre. il est, comme des millions d’autres, le frère de cet homme dont le sort a voulu qu’il fût l’ultime survivant mystérieusement choisi, peut-être parce qu’il en était digne tout simplement, pour témoigner du grand rêve de fraternité qui unissait tous ceux qui avaient connu cet enfer où chacun, au milieu du massacre, s’était demandé un jour s’il était encore un homme.
En cet instant, dans toute la France la pensée de chacun se tourne vers ces femmes et ces hommes qui nous ont appris la grandeur du patriotisme qui est l’amour de son pays et la détestation du nationalisme qui est la haine des autres. Et par-delà le silence de la mort, ils nous parlent encore au nom de ce qu’ils ont enduré. Ils nous disent que la compréhension, le respect et la solidarité humaine sont les seuls remparts contre la barbarie qui, à chaque instant, si nous n’y prenons pas garde, peut menacer à nouveau de submerger le monde.
Nous ne les oublierons jamais.
ce texte a été envoyé à domicile par le Ministère de la Défense
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