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Louis XIV en Algérie Gigeri -1664

mercredi 17 octobre 2012, par Bernard BACHELOT

L’histoire pourrait être tout droit tirée d’an album de Tintin. Non seulement le nom de la mission, « l’opération Lune », n’est pas sans rappeler les aventures extra-orbitales du plus célèbre des reporters, mais la nature même de l’expédition - remonter les vestiges d’un bateau englouti à 110 mètres de profondeur - évoque sans peine le trésor de Rackham le Rouge...

Dans cette épopée, on retrouve un Narbonnais. Bernard Bachelot, auteur du livre document « Louis XIV en Algérie Gigeri -1664 », sera, jeudi, en tant qu’invité d’honneur à bord du très perfectionné navire de recherches archéologiques sous-marines André-Malraux, au large de Carqueiranne. À l’endroit même où, il y a trois siècles et demi, sombrait le Lune. Le seul survivant, aujourd’hui, de la flotte du Roi Soleil. D’où l’intérêt porté par le Département des recherches archéologiques subaquatiques et sous-marines (DRASM).


Le projet, imaginé conjointement avec la Marine nationale, Dassault systèmes, et la chaîne de télévision Arte, débouchera sur un film documentaire de 1h40 tiré de la mission archéologique qui se déroulera du 8 au 12 octobre. Et sera diffusée sur la chaîne le 9 décembre, à 20 h 45.

« Cette actualité va relancer l’histoire » se félicite Bernard Bachelot. L’ancien officier a consacré quatre années de sa vie pour réécrire une page du règne de Louis XIV.

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Bernard Bachelot,
auteur du livre : Louis XIV en Algérie. Gigeri -1664

Grâce à un abondant travail de documentation - plus d’un millier d’archives ont été consultées - l’homme a réussi à démontrer que le naufrage du Lune n’était pas la conséquence tragique d’une épidémie de peste, mais bien d’une erreur humaine (lire ci-dessous). Pour son travail, Bernard Bachelot a notamment reçu les honneurs de l’Académie de Marine. Qui sait, l’homme sera peut-être le témoin, jeudi, de la remontée de l’un des 38 canons que possédait le vaisseau ? Ça, ou tout autre objet que la mer n’aura pas "rongé", comme de la vaisselle ou une cloche du navire, repérée lors de la découverte fortuite de l’épave par un sous-marin, en mai 1993. Autant de vestiges qui « permettront d’identifier définitivement le Lune et serviront peut-être à l’élaboration d’une exposition ». Dont Bernard Bachelot pourrait sans peine écrire l’avant-propos...


L’HISTOIRE. Un naufrage annoncé.

Nous sommes le 6 novembre 1664. Défait par l’armée ottomane en Algérie, les 15 000 hommes du régiment de Picardie doivent regagner la France à bord du navire Lune. Le vaisseau, le seul disponible, est usé. Alors quand, arrivé à bon port à Toulon, il est demandé au commandant de Virdille de pousser jusqu’aux îles d’Hyères pour mettre les hommes en quarantaine, le marin refuse, évoquant le risque de naufrage. Un charpentier est appelé pour inspecter le navire. Lequel donne son feu vert. Raillé par le général de la Guillotière, le commandant de Virdille finit par accepter, moyennant un allégement de la charge. Seuls 700 soldats embarquent. Tous, à l’exception de 17, périront noyés quand, sous le poids, le navire s’éventre au large de Carqueiranne. Y compris le général. Quant au commandant, il devra la vie sauve à ses talents de nageur.

MARIE PINTADO mpintado@midilibre.com Article paru dans le Midi libre samedi 8 octobre 2012.


Louis XIV en Algérie Gigeri - 1664

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Louis XIV en Algérie Gigeri -1664
par Bernard Bachelot

Quatrième de couverture

En 1664, Louis XIV, soucieux de marquer le début de son règne par une action d’éclat, envoya la totalité de sa marine et ses meilleurs régiments sur les côtes d’Algérie afin d’y implanter une base française. Qui sait - y compris parmi les historiens - que l’opération, présentée par Alexandre Dumas dans Le Vicomte de Bragelonne comme une victoire, se solda en réalité par un désastre.

Quand, en juillet, les Français s’emparent du petit port kabyle de Gigeri, ils s’attendent à être reçus en libérateur du joug turc ; or, ils se heurtent à de redoutables guerriers berbères, qui, au nom de la guerre sainte, font appel aux Arabes puis... aux Turcs d’Alger !

Après trois mois de combats acharnés, alors qu’ils ont déjà perdu plusieurs milliers d’hommes, les Français mal préparés, mal commandés, affaiblis par les maladies, submergés par le nombre des assaillants, sont finalement contraints à une retraite peu glorieuse. Ils abandonnent sur place, blessés, artillerie, armes et vivres !

Au moment du bilan, les officiers généraux, pour se disculper, recourent aux faux-témoignages et à la calomnie. Quant à Louis, qui s’avère dans cette affaire meilleur manipulateur que stratège, il réussit à effacer jusqu’au souvenir même de ce cuisant échec.

S’appuyant sur les documents et les récits de l’époque, Bernard Bachelot exhume un épisode « oublié » de l’histoire et nous fait revivre une guerre insolite et cruelle, où se mêlent courage, barbarie et lâcheté.

Couronné par l’Académie de marine, et prix littéraire « Jean Pomier » de l’Algérianiste.

« Une étonnante histoire, en apparence exotique et décalée, mais en réalité d’une proximité fascinante avec ce que nous vivons aujourd’hui, nous occidentaux... » Michel Albert

Ancien officier de marine, Bernard Bachelot a passé une partie de sa jeunesse à Djidjelli (l’ancienne Gigeri). Dans une postface, qui donne une touche personnelle à ce récit historique, il nous raconte comment ses arrière-grands-parents, en arrivant en 1871 sur les lieux de ce conflit, ont vu surgir les souvenirs de cette singulière aventure. Auteur de « De Saigon à Alger » (L’Harmattan, 2007), voir http://miages-djebels.org/spip.php?... qui lie l’histoire personnelle de l’auteur à celle de la décolonisation - prix Dulac 2008 de l’Académie des Sciences morales et politiques - et de Raison d’État (L’Harmattan, 2009), oeuvre de fiction, qui relate sous la forme d’un procès imaginaire la gestion de l’affaire Gigeri par Louis XIV.

Illustration de couverture : Louis Bachelot Publié chez L’Harmattan en 2011, 32,50€. Code-barre : 9V82296 563476 ; ISBN : 978-2-296-56347-6

Voir les sites

http://fr.wikipedia.org/wiki/Exp%C3...

http://www.clio-cr.clionautes.org/s...

http://www.france-catholique.fr/Lou...

http://jijel.info/content/aspect-de...


Quoi qu’on fasse, on reconstruit toujours le monument à sa manière. Mais c’est déjà beaucoup de n’employer que des pierres authentiques. Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien.


Avant-propos

Louis XIV en Algérie, cela surprendra les Français comme les Algériens, qui dans leur quasi-total !té ignorent que les armées de Louis XIV, sous les ordres de son cousin le duc de Beaufort, débarquèrent en juillet 1664 dans le petit port kabyle de Gigeri [1]. Cette expédition visait à la création d’une base navale française permanente, permettant d’abriter - été comme hiver - une escadre chargée d’assurer la liberté de navigation en Méditerranée. Le jeune souverain pensait ainsi « rabattre l’orgueil » des pirates barbaresques qui narguaient sa puissance, et marquer le début de son règne par une action d’éclat.

Cette première tentative d’implantation française en Afrique du Nord se solda par un échec cuisant. Après trois mois d’une campagne éprouvante, le corps expéditionnaire, qui avait subi de lourdes pertes, dut rembarquer sous la pression de l’artillerie et des forces turques venues au secours des Berbères. Les Français abandonnaient une grande partie de leurs équipements et la totalité de leur artillerie.

Deux siècles plus tard, en 1874, mes arrière-grands-parents s’installaient à Djidjelli. Les traces de l’expédition française de 1664 y avaient alors presque toutes disparu. Seuls le nom de Louis XIV donné à la place principale de Djidjelli, et les noms de généraux ou de régiments du Roi attribués à des rues de la ville rappelaient cet épisode pourtant significatif de l’histoire du Roi-Soleil et des relations de la France avec l’Algérie. Le récit coloré qu’Alexandre Dumas avait fait de cette expédition dans Le vicomte de Bragelonne n’attirait même plus l’attention.

Ayant passé une grande partie de ma jeunesse à Djidjelli, j’ai cherché à en savoir plus sur cette étrange aventure militaire et humaine, « oubliée » de l’histoire. Ancien marin, je me suis passionné pour cette opération combinée qui impliqua les plus célèbres régiments du Roi et la plus grande partie de la flotte française que Mazarin venait de léguer à Colbert dans un état pitoyable. Ayant retrouvé aux Archives Nationales les dossiers de l’époque, j’ai pu retracer la genèse du projet, faire le récit de l’expédition, exposer les conséquences de son échec et en analyser les multiples causes. Il m’a paru enfin particulièrement intéressant de montrer, à partir de cet exemple, comment l’histoire peut être falsifiée : comment le jeune Louis XIV, ulcéré par l’échec de la première expédition qu’il ait personnellement conçue au début de son règne, étouffa sa défaite et, se montrant meilleur manipulateur que stratège, fabriqua un alibi que, de nos jours encore, les historiens enseignent comme vérité historique !

Bernard Bachelot


Postface

Où l’auteur raconte comment plusieurs de ses aïeux, arrivés en Algérie deux siècles après l’expédition des armées de Louis XIV à Gigeri, se sont retrouvés dans l’ancienne cité berbère, qui a pris le nom de Djidjelli ; comment ils y ont fondé un domaine sur la crête qui domine la ville - l’ancien « djebel Ayouf » - là même où les Turcs en 1664 avaient installé les canons qui forcèrent les troupes du roi de France à une retraite peu glorieuse. Où l’auteur, qui a passé là-bas une grande partie de sa jeunesse, explique pourquoi et comment il s’est passionné à faire revivre et à faire connaître cet épisode, significatif mais « oublié », de l’histoire du Roi-Soleil et des relations de la France avec l’Algérie.

Mes ancêtres à Djidjelli

En 1860, mon arrière-grand-père Adrien Noël, originaire de Lorraine, vient d’obtenir son diplôme de l’École Supérieure des forêts de Nancy. Il a 25 ans ; il aime l’aventure, et, sachant combien sont belles les forêts kabyles, il demande une affectation en Algérie. Il est nommé à La Calle, petit port à l’est de Bône, à proximité de la frontière tunisienne. Trois ans plus tard, terrassé par une violente attaque de paludisme, il doit quitter cette terre à laquelle il s’est déjà attaché. En 1865, il épouse une de ses cousines, Esther Habert, une femme exceptionnelle, qui va marquer l’aventure algérienne de notre famille. Adrien Noël est affecté dans les Ardennes où la guerre de 70 surprend le jeune ménage et leurs trois jeunes enfants, dont la plus jeune Elisabeth - ma future grand-mère - a tout juste six mois. Le Nord de la France est envahi. C’est l’exode. Après la guerre, Adrien Noël, qui a gardé un excellent souvenir de son séjour à La Calle, demande une affectation en Algérie. En 1873, il est nommé à Bougie. Séduit par la beauté du site de Djidjelli et la richesse de ses forêts, il obtient du conservateur de Bougie l’autorisation d’y créer un nouvel arrondissement forestier placé sous sa responsabilité.

Aucune route ne mène à ce petit port kabyle perdu dans une région superbe. Le seul moyen pour y accéder est le modeste paquebot de la Transat, qui le relie chaque semaine au reste du monde. La rade n’est abritée ni des vents d’est, ni de ceux du nord, très violents dès l’automne ; aucune jetée ne protège le mouillage. Le débarquement des voyageurs comme des marchandises se fait dans des chaloupes ou sur des chalands ballottés par la houle du large. Les récits de cette opération souvent périlleuse pimentent les souvenirs écrits de mes grands-parents. Djidjelli est, à l’époque, connue surtout par le tremblement de terre qui l’a dévastée en 1856. La ville a été reconstruite sur l’emplacement d’un ancien marécage, au sud de la petite presqu’île où, pendant plusieurs siècles, elle avait été enfermée dans de vieux remparts croulants.

En 1874, le ménage Noël et leurs enfants - maintenant au nombre de quatre - débarquent à Djidjelli. La vie dans ce « paradis perdu » n’est pas facile, faute de trouver un logement, Adrien envisage un instant de renvoyer sa famille en France, lorsqu’un caïd le tire d’embarras en lui prêtant une petite maison rue de la Guillotière ! Ma famille déménage ensuite pour la rue de Picardie, puis pour celle de Vivonne. Adrien parvient finalement à acheter un terrain qui domine la ville, sur la colline dénommée autrefois le « djebel Ayouf », mais qu’il rebaptise « la Crête ». Ce nom va devenir celui du domaine familial. Adrien obtient du commandement militaire l’autorisation d’y construire une maison, mais avec l’obligation de la fortifier, car la région n’est pas totalement pacifiée. Il part acheter, dans sa région natale, un chalet vosgien qui, quelques mois plus tard, est débarqué sur un chaland à Djidjelli. On le remonte, on le fortifie de deux tours crénelées ; tours dans lesquelles vont naître les cinq derniers enfants d’Adrien et d’Esther, puis de nombreux autres des générations suivantes. L’une de ces tours sera encore debout lorsque les derniers membres de la famille quitteront définitivement Djidjelli, dix ans après l’indépendance de l’Algérie. Peut-être existe-t-elle encore aujourd’hui ?

Une dizaine d’années après son arrivée, Adrien Noël reçoit un ordre de mutation pour l’Oranie ; trop attaché à sa « Crête » pour la quitter, il décide de démissionner de l’administration (337) des forêts et de se consacrer à l’exploitation des quelques terres qu’il a achetées dans la région. Mais la vie des colons, à cette époque, ne ressemble en rien à l’image qu’on en donne aujourd’hui. Les difficultés sont multiples : au manque d’ouvriers qualifiés s’ajoute celui des capitaux. Les terres sont mal défrichées, les rendements très faibles, et Adrien n’a aucune compétence particulière pour l’exploitation agricole. Tant et si bien qu’à sa mort, survenue en 1895, à l’âge de 59 ans, la situation de sa famille est désastreuse.

Sa femme Esther se retrouve avec la responsabilité du domaine et cinq enfants encore à charge parmi les neuf qu’elle a élevés. Elle ne veut à aucun prix abandonner l’œuvre entreprise. Elle restera. Un de ses fils, Pierre, âgé à peine de 16 ans, l’aide dans cette lourde tâche ; mais il meurt à 23 ans d’une crise d’appendicite non soignée, faute d’hôpital, Esther ne renonce toujours pas. Pour se faire aider, elle fait appel à son gendre Alphonse Bachelot, mon grand-père qui, en 1893, a épousé Élisabeth, fille d’Adrien et d’Esther. Le père d’Alphonse Bachelot, originaire de l’Anjou, était arrivé en Algérie en 1860, comme instituteur à Boufarik. Quelques années plus tard, il était mort du typhus, laissant une femme seule avec trois jeunes enfants, dont mon grand-père, qui, à la suite de ses études, était entré dans l’administration. En 1888, il avait été nommé au service des contributions de Djidjelli.

Répondant à l’appel de sa belle-mère, Alphonse Bachelot démissionne de l’administration et prend la tête du domaine de « La Crête », où il s’installe définitivement avec sa femme et ses deux enfants. Les conditions sanitaires sont précaires en Algérie ; la mortalité infantile y est très élevée. Le couple a déjà perdu trois enfants en bas âge, et, en cette année 1902, il lui en reste encore deux : André, mon père, né en 1896, et Stanislas. Ils seront vite suivis de cinq autres frères et sœurs.

Il est intéressant de signaler que mon grand-père, en plus de sa fonction d’exploitant agricole, se lance dans une autre activité toute nouvelle pour lui : il affrète un bateau pour pêcher le corail sur la côte et les récifs de Kabylie. Ce faisant, il perpétue - probablement sans le savoir - une pratique française vieille de plusieurs siècles. La pêche du corail a en effet joué un grand rôle, depuis le milieu du XVIe siècle, dans les relations et les conflits de la France avec le royaume d’Alger. Le Bastion de France, comptoir fortifié implanté à la Calle, avait pour mission première la protection des pêcheurs de corail. La volonté de protéger cette pêche fut également une des raisons invoquées par la France pour justifier son expédition à Gigeri en 1664.

Vers 1910, Fortuné Gouvion, mon grand-père maternel, est nommé contrôleur des contributions à Djidjelli. Son propre grand-père Laurent-Fortuné Gouvion, héritier d’une longue tradition militaire [2], avait débarqué en Algérie dès 1831, comme lieutenant de l’armée d’Afrique. Epuisé par dix-sept années de campagne, il avait fini ses jours dans l’oubli à Bougie, où les hasards de la vie l’avaient jeté. Au bout de son chemin, il avait laissé une femme et un jeune garçon, Romain, qui, contraints de rester sur cette terre, avaient appris à y vivre et à l’aimer. Romain était devenu enseignant à Cherchell, où mon grand-père, dans sa jeunesse, s’était passionné pour la riche archéologie de la cité antique de Iol Caesarea, la capitale du roi numide Juba II et de son épouse Cléopâtre Séléné, la fille de la grande Cléopâtre et d’Antoine. 339

En 1922, mon père André Bachelot épouse Lucienne, la fille de Fortuné Gouvion, dont il aura cinq enfants. En 1936, mon arrière-grand-mère, Esther Noël, qui avait fondé, puis sauvé à plusieurs reprises le domaine de « La Crête », meurt à 96 ans, entourée de plusieurs dizaines de ses descendants. Elle avait survécu 41 ans à son mari !

Le Djidjelli de mon enfance.

Je suis né au pied du Djurdjura, à Tizi-Ouzpu, la capitale de la Kabylie, où mon père, magistrat, était alors juge d’instruction. Notre cellule familiale, changeant de résidence en fonction des affectations de mon père, demeura au début de son existence dans des bleds perdus en petite Kabylie, puis dans de plus grandes cités, et enfin à Alger où mon père, alors avocat général, mourut à l’âge de 55 ans. Je n’ai donc jamais habité, à proprement parler, à Djidjelli, pourtant, si on m’interroge sur mes origines, je ne cite jamais l’Anjou ni la Lorraine, je réponds toujours : « Je suis pied-noir, de Djidjelli. » Là-bas sont mes racines. Djidjelli est mon « pays ». Igilgili, Gigeri, Djidjelli, et aujourd’hui Jijel, les syllabes mélodieuses de son nom à travers les âges éveillent en moi la plupart des meilleurs souvenirs de mon enfance et de mon adolescence.

Pendant les vacances, nous allions là-bas rejoindre notre grande famille, dont quatre générations cohabitaient dans les trois nouvelles maisons qui s’étalaient maintenant sur la crête autour du vieux chalet vosgien, sa tour à meurtrières, et un ensemble de bâtiments de ferme et d’habitations d’ouvriers agricoles. Pour les trente-trois cousins et cousines de ma génération, Djidjelli était un paradis.

A l’époque, je ne m’intéressais guère à l’histoire de la cité. De l’ancienne Gigeri, il ne restait rien. Les bombardements français en 1664 l’avaient pratiquement détruite et le violent tremblement de terre de 1856 avait achevé l’œuvre du temps. La presqu’île, où la ville était autrefois construite, n’était plus visible. Elle était désormais englobée dans la jetée qui, reliant une rangée de récifs, fermait la rade en un charmant petit port, enfin abrité des tempêtes du Nord. Sur l’emplacement de l’ancienne Gigeri avaient été construits un hôpital militaire et un ensemble de casernes dénommé la « Citadelle ».

Sur la berge, à l’est du port, se dressait la plus remarquable construction de la ville : le « Fort Duquesne », une solide construction à la Vauban, datant des années 1840, mais que d’aucuns prétendaient avoir été édifiée par le célèbre architecte lui-même ou tout au moins par un de ses contemporains lors de l’expédition française sous Louis XIV. La place principale de Djidjelli portait justement le nom de ce roi. La nouvelle ville, construite au sud du port dans la deuxième partie du XIXe siècle, bien que ressemblant à beaucoup d’autres de ces pétries cités coloniales d’Algérie, ne manquait pas de charme.

Son artère principale, à laquelle d’énormes platanes donnaient un air provençal, portait le nom étrange de Gadaigne. Étranger, car à l’époque, en Algérie, les villes et villages, leurs rues et leurs avenues avaient conservé leurs noms indigènes, plus ou moins francisés, ou avaient été rebaptisés du nom de généraux qui s’étaient illustrés pendant la conquête, ou portaient le nom de victoires de Napoléon III. Gadaigne ne faisait partie d’aucune de ces catégories. Rares étaient les Djidjelliens qui avaient une idée précise de son identité. Nous nous doutions bien qu’il s’agissait d’un des responsables de cette expédition des armées de Louis XIV, dont tout le monde ici connaissait l’existence ; mais nous ignorions tout du rôle qu’il avait bien pu y jouer. Les autres personnages qui avaient donné leurs noms aux artères secondaires de noire petite cité n’étaient guère plus connus de ses habitants.

Qui donc, au juste, étaient Beaufort, Vivonne (que certains écorchaient en « Divonne », plus facile à identifier), la Guillotière ? Pourquoi avait-on baptisé certaines de nos rues du nom de provinces françaises : rue de Normandie, de Picardie, de Navarre ? La plupart des Djidjelliens l’ignoraient. Quant à la rue « Paul », ils la croyaient tous dédiée à Saint Vincent de Paul, car tous ils ignoraient l’existence même du chevalier qui portait ce nom.

À l’ouest du port, un promontoire de roches noires s’avance vers la mer. Connu sous les noms de « pointe Noire » ou de « rocher Picouleau », il avait autrefois porté le nom de « montagne Sèche ». C’est à cet emplacement, où Louis XIV avait projeté d’élever une forteresse, que se trouve encore aujourd’hui le cimetière européen, où reposent mon père et mes aïeux dans un caveau, aujourd’hui profané. Plus à l’est, une colline au milieu de la ville était surmontée d’une tour en ruine, connue sous le nom de « la Vigie ». Il s’agissait en fait des restes de l’ancien fort Saint Ferdinand construit, après la prise de Djidjelli en 1839, sur la colline du djebel el Korn que les troupes de Louis XIV dénommaient « la montagne de la Tour », à cause de l’ouvrage qu’ils y avaient édifié. Sur la crête où notre famille avait élu domicile, mes grands-parents racontaient, qu’à leur arrivée, ils trouvaient encore de vieux boulets rouillés, témoins des combats livrés au XVIIe siècle par les Français contre les Berbères et les Turcs.

Sur la colline, à quelques centaines de mètres en amont du domaine de notre famille, subsistaient les murs d’un ancien fortin. Nous aimions, dans son enceinte, simuler la conquête de l’ouest ou la prise du fort Apacbe. Jeu bien anachronique dans cet ancien bastion Sainte-Eugénie, construit lui aussi après 1839, alors que nous étions persuadés qu’il était l’œuvre des troupes de Louis XIV.

Tels étaient, à l’époque de mon enfance, les rares souvenirs subsistant de l’occupation par les armées du Roi-Soleil de ce havre perdu des côtes de barbarie. Je n’avais, dans ma jeunesse, aucune passion particulière pour l’histoire. Cette discipline enseignée en Algérie sous la même forme qu’en métropole, était pour nous, écoliers français, autant que pour les jeunes indigènes, complètement étrangère à nos préoccupations. À l’époque de mon adolescence, nous étions, par la guerre, complètement coupés de la métropole, et les noms de Bordeaux ou de Vichy ne m’évoquaient guère plus d’images que ceux de Valparaiso ou de Vladivostok.

Quant à Louis XIV, il n’était pour moi, dans mon enfance, qu’un des personnages de ces recueils d’images d’Épinal que mes ancêtres avaient ramenés de leur Lorraine natale ! Habitué aux mines de Tipaza, de Djamila ou de Tidis, un enseignement de ’histoire de l’Algérie romaine m’eût certainement plus attiré que celui de la guerre des Gaules. Durant ma scolarité, je n’ai jamais eu un seul cours spécifique sur l’histoire de l’Algérie, cette aventure pourtant exceptionnelle d’un pays berbère où, par vagues successives, se sont affrontées, puis enrichies, tant de civilisations. Les programmes, décidés à Paris, étaient - nom d’un égalitarisme jacobin encore de rigueur aujourd’hui - identiques dans toutes les académies de France... et des colonies.

De l’histoire épique de cette terre où nous vivions, je ne connaissais que quelques légendes ou récits plus ou moins véridiques : l’histoire mythique de Sainte Salsa, cette jeune chrétienne de Tipaza qui, sous Constantin, fut précipitée du haut de la falaise d’où elle avait jeté un dragon de bronze qu’adoraient les païens ; les récits enjolivés des luttes de la Kahina, la reine berbère de l’Aurès, contre l’envahisseur arabe ; l’affaire du « coup d’éventail » qui servit de prétexte à l’expédition d’Alger en 1830 ; la prise de la smala d’Abd El-Kader... piètres bribes d’une si riche histoire. Aussi n’est-il pas surprenant que la quasi-totalité des Djidjelliens, y compris les enseignants, ignoraient tout des personnages qui avaient donné leurs noms aux rues de leur ville ; et je partageais alors leur peu d’intérêt pour ces événements qui avaient pourtant profondément marqué notre cité et, plus particulièrement, ce petit coin de terre, cette crête où mes aïeux avaient planté leurs racines.

Il faut dire qu’aucun manuel d’histoire ne parle de cette expédition française, qui fut pourtant un événement marquant du début du règne de Louis XIV, sa première initiative militaire personnelle lorsque, après la mort de Mazarin, il prit réellement le pouvoir. Que suggère aujourd’hui aux Français la date de 1664 ? Pour la majorité d’entre eux : la bière Kronenbourg ! Pour quelques-uns, peut-être, le procès et la condamnation de Fouquet. Pour un érudit ou deux, la victoire de Saint-Gothard des Autrichiens et des Français sur les Turcs en Hongrie. Mais cette date n’éveille plus, chez personne, le souvenir de ces trois mois de combats qui auraient pu profondément modifier l’équilibre géopolitique de la Méditerranée !

Ce silence est d’autant plus étonnant qu’abondent, dans les archives de l’État, les mémoires et correspondances officielles de Louis XIV, de Colbert, de Beaufort, de la Guette et autres acteurs de cette expédition d’Afrique, qui, par ailleurs, défraie la chronique de l’époque.

Ma quête

Mon intérêt pour cette histoire méconnue fut une première fois éveillé, quand, à l’oral de mon concours d’entrée à l’école navale, mon examinateur, apprenant que j’avais passé une partie de mon enfance à Djidjelli, m’interrogea sur le chevalier Paul. J’ignorais que l’illustre ennemi des Barbaresques avait participé à l’expédition de Djidjelli au XVIIe siècle. Le rapprochement étant évident, j’imaginai et fis un récit détaillé du débarquement, puis de la retraite des armées de Louis XIV, en ayant soin de l’émailler de descriptions topographiques précises de ce site qui m’était familier.

Bien que truffé de fautes historiques, mon exposé fut suffisamment vivant pour plaire à mon examinateur. Les aléas de la vie me firent cependant vite oublier mon intérêt passager pour l’histoire de Djidjelli et l’expédition de 1664. Cinquante ans plus tard, ayant entrepris d’écrire un recueil de souvenirs, j’éprouvais le besoin de mieux connaître l’histoire de ce lieu que j’avais tant aimé. Maintenant que Djidjelli, ses artères,341 ses monuments ont une nouvelle fois changé de nom, et que, surplace, les traces de l’expédition de 1664 ne sont pratiquement plus visibles, je souhaitais faire revivre cet événement qui avait marqué ce site au temps du Roi-Soleil, pour éviter que son souvenir ne disparaisse à jamais.

J’ai eu assez vite la chance d’exhumer de la bibliothèque du Musée de la Marine l’article publié en 1898 par Monchicourt, dans la Revue maritime et coloniale, article où l’auteur, faisant un excellent travail d’historien, fournissait une bibliographie complète du sujet et indiquait les sources de chacune de ses citations.

J’ai pu ainsi entreprendre une longue collecte d’informations chez les libraires, dans les bibliothèques de Paris et de province, sur Internet, et surtout à partir de documents d’époque aux Archives nationales. J’ai découvert les satisfactions et les aléas de la recherche de documentation. Aux technologies informatiques modernes se mêlent de vieux fichiers manuels, où dans de longs tiroirs sont entassés des cartons jaunissants, couverts d’écritures en belle ronde violette, tracées à la plume Sergent-major. J’ai dû accomplir bien des démarches pour obtenir les autorisations nécessaires ; j’ai connu les longues attentes d’un dossier ; j’ai apprécié l’ambiance feutrée des salles de lecture, avec une mention particulière pour celle de la bibliothèque Mazarine, vaste pièce richement meublée, où les vieux livres s’étagent jusqu’au plafond lambrissé d’or.

J’ai ressenti le plaisir de la découverte d’un texte inédit qui ouvre la voie à une explication. J’ai éprouvé la déception de constater l’inexistence ou la disparition de documents qui auraient pu faire la lumière sur certains événements. Ainsi, ai-je vite compris que je n’avais aucune chance de trouver les correspondances secrètes du Roi, et qu’il faudrait me contenter des courriers officiels et des Mémoires plus ou moins fiables, car rédigés a posteriori par les différents protagonistes de l’opération afin de justifier leur action, j’ai découvert les obstacles qui s’opposent à la vérité historique, et j’ai dû faire les choix qui la menacent.

J’ai compris comment se « fabriquait » l’histoire, suivant la volonté des dirigeants, l’aspiration des peuples et la motivation des auteurs. J’ai pu me faire une idée des principaux traits du caractère du Roi-Soleil et de celui de Colbert. J’ai constaté que le jacobinisme - ce mal si propre aux Français et toujours aussi préjudiciable à la France - était bien préexistant à ceux qui lui donnèrent son nom.

Mais ma plus grande joie fut de faire revivre ces événements qui se déroulèrent il y a plus de trois siècles dans ce site chargé des plus chers souvenirs de ma jeunesse.

Dans des lettres manuscrites, dans les comptes rendus ou mémoires de personnages aussi célèbres que Colbert, Beaufort ou Vivonne, dans de vieux livres, je retrouvais ces noms berbères de douars kabyles, de djebels, de caps et d’oueds, qui éveillaient en moi de profondes résonances. J’apprenais ainsi qu’à la fin du XVe siècle, le bois nécessaire à la fabrication des vaisseaux barbaresques et de leurs mâts provenait de la forêt de Guerrouch, celle-là même qui, trois siècles plus tard, allait devenir un lieu de prédilection de nos promenades familiales. Je réalisais que cette anse, au pied du cimetière où repose mon père, n’est autre que « l’Anse aux galères », berceau de la puissance des Barberousse. Je constatais que notre superbe « Fort Duquesne » avait été bâti sur le rocher du Marabout où les troupes de Louis XIV avaient débarqué en 1664. Mais mon émotion fut à son comble quand je découvris sur un plan établi, en 1664, par le chevalier Paul pour Colbert, que ce djebel Ayouf, où les Turcs avaient installé les canons de gros calibre qui écrasèrent le camp français, n’était autre que cette colline de « la Crête », berceau de mes ancêtres.

Élément par élément, je reconstituai ainsi l’histoire de cette expédition des armées de Louis XIV à Gigeri. Les noms, qui autrefois ne désignaient pour moi que des rues, évoquaient à présent des personnages de chair et de sang. Comme dans un scénario, peu à peu, ils se mirent à revivre avec leur caractère, leurs ambitions, leurs jalousies, leur courage comme leurs alarmes, et finalement leur commun dépit face à la défaite.

En relisant, dans les souvenirs de ma grand-mère, une allusion au carrefour de l’avenue Gadaigne avec la rue de Clerville, je ne pouvais m’empêcher de songer à la naissance du conflit farouche qui opposa les deux hommes, les fit se haïr, pour finalement s’accuser mutuellement de cette déroute qui coûta tant de pertes et de souffrances humaines. Je réalisais que ceux qui, au XIXe siècle, baptisèrent les artères de Djidjelli, avaient une bonne connaissance de l’histoire de cette expédition et une juste opinion des responsables de son échec. Ce n’était pas un hasard s’ils avaient donné à un modeste quai, loin de tous regards, le nom prestigieux du duc de Beaufort, alors qu’ils avaient baptisé l’avenue principale de Djidjelli de celui de Gadagne [3], ce général dont Louis XIV avait pourtant tenté de faire le bouc émissaire de l’échec de l’expédition, ce général aujourd’hui oublié de l’histoire !

Après avoir pris connaissance des documents déjà exploités au XIXe siècle par Monchicourt, Jal et de la Roncère et par des historiens du Maghreb, j’ai eu la chance de découvrir des textes inconnus qui éclairaient l’événement d’un jour nouveau : un important Mémoire sur le poste de Gigeri, écrit par Colbert pour le Roi, quelques jours seulement après l’annonce de la prise de Gigeri, un Testament politique où Louvois, n’hésitant pas à falsifier l’histoire, présente l’expédition de Gigeri comme un succès, et enfin le Testament politique de Colbert, où, des années après l’expédition, le ministre revient sur cette désastreuse opération, et tente maladroitement d’exonérer Louis XIV et lui-même de toute responsabilité dans son échec, qu’il explique par l’effet de la seule « destinée » !

Je découvris enfin, qu’en dépit du voile jeté par l’histoire sur cet épisode de l’histoire de France, son souvenir ne s’était jamais totalement effacé de la mémoire collective des Français. Ainsi, Alexandre Dumas dans Le Vicomte de Bragelonne, publié entre 1848 et 1850, traite longuement de cette expédition et fait mourir son héros lors de la prise de Gigeri. Je ne me suis guère attardé sur le récit de Dumas, trop éloigné de la vérité historique ; mais il est aisé de comprendre l’émotion que j’ai éprouvée à la lecture du chapitre de ce roman, intitulé la « Vision d’Athos » :

Raoul, vicomte de Bragelonne, le fils d’Athos, a vu sa cousine Mademoiselle de La Vallière, qu’il aime et qui lui avait été promise en mariage, passer dans les bras de Louis XIV. Par dépit amoureux, il se joint comme volontaire au corps expéditionnaire du duc de Beaufort, avec la ferme intention d’aller trouver la mort en Afrique. Après avoir fait, à Toulon, d’émouvants adieux à son fils, Athos rentre chez lui. Malade, il se couche ; la fièvre l’envahit ; dans son sommeil, il a une vision étrange : son imagination lui montre le champ de bataille de Gigelli (sic), où les troupes royales ont débarqué. Le canon tonne ; la mousqueterie crépite ; les dernières ruines de la ville finissent de s’écrouler dans les flammes. Au milieu de ce chaos, on perçoit les cris et les plaintes des blessés. La nuit tombée, le silence s’établit.

A la lueur de la lune, Athos erre à la recherche de son fils, au milieu des cadavres qui jonchent le champ de bataille. Soudain, une forme blanche se dresse ; dans ce fantôme, revêtu d’un uniforme d’officier, Athos reconnaît Raoul qui lui fait signe de le suivre. Alors, raconte Dumas, « le tendre père [...] gravit la montagne, à la suite du jeune homme, qui l’attirait par son geste et son sourire. Enfin, il toucha la crête de cette colline [...] mais soudain, comme si le jeune homme eût été entraîné malgré lui, reculant toujours, il quitta la terre [...]. il s’éloignait vers le ciel ». Le songe d’Athos est alors interrompu par les coups frappés à la porte par son vieux serviteur venu lui annoncer officiellement la mort de Raoul. Athos ne résiste pas au choc de cette nouvelle ; il s’éteint en revoyant cette merveilleuse vision de son fils s’élevant au-dessus de la crête qui domine Gigelli.

Cette crête, décrite par Dumas, est précisément ce djebel Ayouf, où, en 1664, les Turcs mirent en batterie les canons qui écrasèrent le camp français ; elle est aussi « la Crête » de mes aïeux, « la Crête » de ma jeunesse !

Après ce bref détour par le roman, une étude approfondie des documents de l’époque, nombreux à nous être parvenus, m’a permis de reconstituer à peu près la genèse, le déroulement et les suites de cette expédition, en tentant d’approcher au mieux la vérité historique.

Puisse cette quête, antidote à ma nostalgie, faire revivre cette première tentative d’implantation française en Algérie, ces trois mois d’histoire de France qui marquèrent le pays de ma jeunesse, et éviter ainsi que son souvenir ne s’estompe à jamais.


Extraits de « De Saigon à Alger (1951-1962). Désillusions d’un officier .marin et pilote ». (page 179)

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Bernard Bachelot a écrit également
De Saigon à Alger (1951-1962). Désillusions d’un officier .marin et pilote ».

Le témoignage est situé en 1955) … Avant de rentrer à Alger, je vais en pèlerinage à Mascara. J’y ai passé 10 ans de ma vie - la fin de mon enfance et mon adolescence - et là, survivent pour moi les plus chers souvenirs de mon père. J’aurais aimé aussi revoir Sidi-Bel-Abbès, où pensionnaire, j’ai fait ma seconde et ma première, de 1942 à 1944 ; mais mon ami doit rentrer à Alger, et j’ai d’autres projets. Nous prenons le chemin du retour.

De Mascara à Perrégaux, je refais avec émotion la route qu’autrefois nous faisions pour nous rendre à Alger, 40 km d’un parcours particulièrement sauvage dans te massif des Béni Chougran. La route serpente au milieu de collines et de profonds ravins. La terre est aride. Sa teinte varie du noir profond à des teintes éclatantes. Le rouge d’un versant et le jaune vif de l’autre versant contrastent avec le vert de la maigre végétation au fond des oueds asséchés. Pas une seule habitation, pas un seul gourbi ; parfois pourtant une tente de bédouin ou un marabout isolé.

Je suis empreint de cette terre !

Djidjelli

Je ne m’attarde pas à Hydra. Le lendemain même, je pars pour Djidjelli. Je refais en auto le même parcours que j’avais fait deux ans plus tôt en moto : la Grande Kabylie, Bougie, la corniche et Djidjelli. Je suis toujours saisi de la même émotion quand je retrouve mon pays, mes racines. Nous ne sommes plus en période de vacances, et à La Crête, l’ambiance est moins joyeuse qu’à l’ordinaire. Les attentats de ces derniers mois ont développé un sentiment d’insécurité, mais la confiance reste intacte. Mes oncles gardent d’excellents contacts avec les ouvriers de leurs fermes, et, si cette région a depuis la conquête connue bien des troubles, l’ordre y est toujours revenu. On me déconseille cependant d’aller à Texenna. La route n’est plus sûre ; on ne peut la pratiquer maintenant que sous protection militaire. On s’étonne qu’on nous ai laissés, l’autre jour, aller à Chréa, alors qu’à la Toussaint, de là sont parties les bandes rebelles qui ont tenté d’attaquer Blida et de s’emparer de la caserne de Boufarik.

Bien que ravi de faire et de refaire à Djidjelli nos promenades familiales traditionnelles dans les forêts ou les collines avoisinantes, de flâner au bord de l’eau dans les criques de la corniche, de fouiner en ville dans les étals du marché arabe, bien qu’heureux de passer des matinées entières avec Bonne-maman, j’ai hâte de rentrer à Hydra. Nous sommes déjà au début mai, dans un mois ma permission s’achève et je m’étais promis de vite revoir Annie…

……page 281

Deux jours à Djidjelli Un pilote de l’armée de l’air doit aller passer deux jours à Djidjelli. Il dispose d’une place sur son T-6 et me propose d’en profiter. Je saute bien sûr sur l’occasion. Le samedi 9 août, (1958) en fin de matinée, nous nous posons sur le petit terrain d’aviation de Djidjelli où l’on vient me chercher en auto. Mon cœur se serre en montant vers La Crête et je suis saisi d’une grande émotion en apercevant notre vieille tour. Je ne l’avais pas revue depuis plus de trois ans. Les Cretois, très nombreux en cette période de vacances, m’accueillent comme l’enfant prodigue, mais mon bonheur est teinté d’une étrange mélancolie.

Je venais pour un retour à mon enfance et, dans la cour, je découvre de nombreux jeunes que je ne connais pas ou ne reconnais plus : des bébés, qui ont à peine l’âge des miens ; une autre génération ! J’espérais retrouver des lieux précisément inscrits dans ma mémoire : le bosquet dans le jardin où, adolescents, nous nous cachions pour fumer nos premières cigarettes, le grand arbre au sommet duquel flottait le fanion du "club anti-chipies", que nous avions constitué entre cousins pour nous défendre des filles. Le jardin est maintenant en friche, les souvenirs se sont estompés. Mon imagination d’enfant avait sans doute embelli les lieux, ils ont perdu pour moi une partie de leur âme. L’absence d’Annie à mes côtés lors de ce pèlerinage explique aussi mon désarroi ; j’avais tant désiré parcourir avec elle mes souvenirs d’enfance et mes rêves d’adolescent.

Je suis happé par le tourbillon de ma grande famille. Harcelé de questions sur les opérations, je suis obligé d’avouer mon ignorance de leur objectif précis et de leur efficacité réelle. Mes oncles me font part des difficultés qu’entraîné pour eux le terrorisme. Ils risquent leur vie chaque jour en allant travailler à la ferme. Des ouvriers fidèles les préviennent heureusement, par un code préétabli, chaque fois que, les fellaghas rôdent aux abords de la propriété. La présence à La Crête de Marie-Claire Legris, que notre famille a accueillie après l’assassinat de son père et l’enlèvement de sa mère, souligne le caractère dramatique de notre époque. Les événements de mai ont cependant ravivé l’espoir jamais vraiment perdu que tout rentrerait finalement dans l’ordre.

À midi, nous sommes une trentaine autour de la grande table dressée sur la terrasse, quand une patrouille de quatre Corsaire traverse notre ciel. L’un après l’autre les avions piquent sur une colline quelques kilomètres plus loin. L’étrangeté de ma situation est à l’image de celle de l’Algérie : je suis là, attablé en famille devant un bon repas, et, comme au spectacle j’assiste à un acte de guerre violent, mené par les avions et les pilotes de ma propre flottille, sur une terre qui est mienne, contre des ennemis difficiles à distinguer des amis. Guerre et paix sont ici étroitement liées.

Bonne-maman

Une de mes principales motivations pour venir à Djidjelli était de revoir Bonne-maman. Je passe effectivement de longues heures avec ma vieille grand-mère, maintenant âgée de 88 ans. Physiquement, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même, mais en dépit de sa fatigue évidente, elle fait preuve d’une vitalité hors du commun. Ses yeux bleus, maintenant enfoncés dans ses orbites, pétillent encore d’intelligence, et son esprit est toujours aussi vif. Comme autrefois, le matin après son réveil, elle tient salon dans sa chambre autour de son lit. Les enfants, à tour de rôle, passent lui dire bonjour. Pour chacun d’eux, elle a un mot d’amour... et un bonbon d’anis, qu’elle extrait de la traditionnelle boîte ronde décorée de l’image d’un berger offrant des anis à sa bergère, dans un décor champêtre avec l’abbaye de Flavigny en toile de fond. Ce cérémonial achevé, les adultes en vacances s’attardent auprès d’elle, parfois des heures entières. C’est mon cas ce dimanche. La conversation de Bonne-maman est éclectique. En dépit de son âge, elle est curieuse de tout et a toujours soif de nouvelles connaissances. Après ses nuits d’insomnies, passées à lire tout ce qui lui tombe sous la main, elle aime le matin s’entretenir de ses récentes découvertes. Regrettant de ne pas connaître l’anglais, elle s’est munie d’un dictionnaire et tente, non sans succès, de déchiffrer des articles de revues anglo-saxonnes. Elle m’interroge évidemment sur mes activités à Télergma. Elle est au courant, mieux peut-être que je ne le suis moi-même, des opérations militaires. Elle connaît le nom des régiments qui y sont engagés, celui des généraux ; elle peut citer les différents types d’avions qui sont employés en Algérie, et je découvre à ma grande surprise qu’elle a une idée assez précise des principales caractéristiques du Corsair ! Elle se passionne pour la politique ; ses idées et ses préférences sont marquées et elle ne cache pas sa méfiance envers de Gaulle. Après un détour par la littérature dont elle est férue, elle aborde des sujets scientifiques, m’exprimant son regret de ne pas être en mesure d’appréhender les données de la science moderne et d’être contrainte, notamment dans les domaines de la physique et de l’atome, de se limiter à la lecture d’ouvrages de vulgarisation, dont son esprit critique l’incite à se méfier. Un sujet lui tient particulièrement à cœur, celui de la mort. Elle qui a connu de si nombreux deuils, notamment celui de mon père, m’avoue que depuis son plus jeune âge la mort est pour elle la source d’une angoisse permanente. Sa foi profonde et sa certitude de retrouver plus tard les siens ne lui sont, regrette-t-elle, d’aucun secours. Ce rejet de la mort est-il le moteur de son étonnante vitalité, le motif de son intarissable soif d’apprendre, ou en est-il la conséquence ?

Après deux heures de conversation, Bonne-maman manifeste des signes de fatigue. Elle s’enfonce progressivement dans ses oreillers, sa voix déjà douce s’affaiblit peu à peu, ses paupières se ferment un instant. Il est temps de prendre congé. Je m’approche de son lit et me penche sur elle. De ses bras décharnés, elle m’enlace avec tendresse. Je sens bien qu’il s’agit d’un adieu. -

L’après-midi, je me rends en bas du jardin, au caveau familial où reposent Adrien et Esther Noël, les fondateurs de La Crête et de notre dynastie, mon grand-père Bachelot, mon propre père et de nombreux membres de la famille, parmi lesquels beaucoup d’enfants morts faute de soins, quand les médecins étaient rares et les hôpitaux encore inexistants dans le bled.

Texenna

En décollant le lundi matin de Djidjelli, le pilote du T-6 fait un passage en rase-mottes sur la plage, puis sur La Crête, où plusieurs enfants répondent par de grands gestes à notre battement d’ailes.

Sur le chemin du retour, le pilote m’a promis de passer par Texenna, aujourd’hui sous le contrôle des fellaghas. Le choc est terrible pour moi : le village a beaucoup souffert, notre maison est en partie détruite. Par la blessure de son toit, j’aperçois, écrasé par les éboulis d’un mur effondré, notre vieux piano noir ! Après les souffrances humaines vécues par tant d’Algériens des deux bords, je suis surpris que cette simple perte matérielle puisse m’affecter à ce point, mais, pour moi, elle constitue la violation d’un passé, violation peut-être prémonitoire de son anéantissement….

Notes

[1] Gigeri , qui prit par la suite le- nom de Djidjelli, est devenu Jijel après l’indépendance de l’Algérie.

[2] Fils d’officier, il était le neveu de trois généraux célèbres : du maréchal Gouvion Saint-Cyr, devenu à la Restauration pair de France et ministre de la Guerre ; du général Jean-Baptiste Gouvion, héros de la guerre d’indépendance d’Amérique, compagnon de La Fayette, député de Paris à l’Assemblée législative, mort au champ d’honneur en 1792 ; et du général et sénateur Louis Jean-Baptiste Gouvion, qui avait eu Bonaparte sous ses ordres pendant la campagne d’Italie.

[3] Djidjelli a retenu l’écriture Gadaigne, que l’on rencontre parfois dans certains textes

3 Messages de forum

  • Louis XIV en Algérie Gigeri -1664 28 février 2014 21:24

    Bonjour monsieur BACHELOT moi je suis le fils d’un ancien menuisier de djidjelli qui a travaillé avec messieurs BLOC et INGRACIA dan la même fonction .je voulais juste attiré votre intention que vous n’avez pas continuer de parler des suite du Djebel Korn pourquoi les francais 1881 aprés un conseille municipal on libérés les lieux qui dévient seule et unique cimetiére musulman au nom d’un marabout vénéreu comme le disent .hors au parravant il été école coranique ,durant la guerre avec Leduc Beaufort

    • Cher Monsieur, je ne suis pas sûr d’avoir compris votre demande. Vous me parlez de l’année 1881, mais mon livre Louis XIV en Algérie ne traite que de cet épisode de l’expédition des armées de Louis XIV à Gigeri. Il n’était pas question pour moi de traiter de la suite de l’histoire de l’Algérie, ni même de celle de Djidjelli ou de Jijel.

  • Bonjour Mr Bachelot. Merci pour votre livre dont j’ai lu quelques lignes. Je me suis promis de l’acheter.Je suis natif de Djidjelli,(rue de Navare face au commissariat). J’ai pris ma retraite en tant que pilote de ligne. J’ai fait mon premier vol en 1961(c’était une prouesse pour un indigène)à Djidjelli sur l’avion NC qui s’est écrasé après l’indépendance et qui a fait deux morts. J’ai eu la chance de faire cent heures de voltige sur un T6 à Amaurry De la Grange(à Merville).J’ai eu comme instructeur(en Haute-Savoie) un ancien pilote de T6 qui était basé à Djidjelli,il sortait avec la fille d’un tailleur de la ville(?).J’ai eu comme ami Jeaques Bachelot dont je garde un grand souvenir. Le plaisir de vous avoir lu c’est que moi même je prépare un livre sur Djidjelli où je relate les drames que j’ai connu et parfois vécu et qui ont endeuillé des familles des deux communautés.Je parle aussi de l’histoire que m’a conté ma maman concernant l’arrivée des marins de Louis XIV et certains prisonniers dont une famille très connue à Jijel qui a gardé son mon d’origine qui est très célèbre,avez-vous deviné ??!!Si Dieu me prête vie, j’irai voir sur place si la fameuse tour qui vous tient à coeur est toujours debout.Je vous souhaite une bonne ’’pêche’’.Salutations Djidjelliennes.


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